1 – Introduction
1Les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) implantées dans certains lycées sont une filière particulièrement sélective et attractive de l’enseignement supérieur en France. Elles ouvrent l’accès sur concours aux grandes écoles, lesquelles sont une spécificité française qui participe à la sélection des élites.
2Nous nous centrerons ici sur les CPGE scientifiques en raison de leur poids relatif : en 2015, on dénombrait 178 établissements dotés de CPGE scientifiques sur un total de 264 [2] CPGE toutes filières confondues, soit 67,4 %. Les bacheliers scientifiques (bac S) et technologiques (bacs STI2D et STL) peuvent accéder sur dossier à ces CPGE pour un cursus de deux ans. L’attractivité des grandes écoles d’ingénieurs auxquelles ces CPGE préparent est liée à la qualité de leurs débouchés : 89,4 % des diplômés ingénieurs en 2018 ont obtenu un emploi au statut de cadre supérieur en moins de six mois avec un salaire annuel brut moyen de 33 908 € [Conférence des grandes écoles, 2019].
3Les CPGE sont depuis de longues années critiquées pour leur faible démocratisation [Baudelot et al., 2003 ; Sénat, 2007], ainsi en 2017-2018, 48,5 % des étudiants inscrits dans une CPGE étaient des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures alors que cette catégorie ne représente que 30 % des effectifs universitaires. La critique porte encore sur le coût élevé de ces formations : 15 100 €/élève/an contre 10 390 € dans les universités en 2015 [DEPP 2017, p. 329], en raison du volume de formation et du taux d’encadrement bien supérieurs à ceux de l’université. Différentes réformes ont de ce fait tenté d’élargir socialement et spatialement leur recrutement, notamment par la diversification des filières, dont celle exclusivement destinée aux bacheliers technologiques (1977) et la création de nouvelles CPGE dites de « proximité » dans des établissements de villes moyennes ou de banlieues (1985) qui, grâce à leur proximité spatiale, engendrent de moindres frais (transport, logement) pour les familles.
4L’émergence de ces nouvelles CPGE a exacerbé et diversifié la concurrence entre lycées au sein de ce secteur sélectif de l’enseignement supérieur. Face à cette concurrence, les établissements doivent répondre à un double enjeu : obtenir des résultats, soit des étudiants intégrant sur concours les grandes écoles d’ingénieur et des effectifs suffisants. Ils visent ainsi à acquérir ou conforter une réputation susceptible d’attirer de nouveaux étudiants [3]. Mais lorsque les effectifs sont faibles, c’est la survie des CPGE de l’établissement qui est en jeu car les rectorats suppriment les classes les moins attractives, d’où l’importance du recrutement, question peu explorée pour les lycées de proximité [Daverne et Dutercq, 2013]. En effet, c’est lors de la procédure sélective du choix des futurs étudiants par les commissions de recrutement (CR) que les lycées arbitrent entre la nécessité de remplir leurs classes et la qualité des dossiers des candidats. En cela, la construction du jugement des compétences s’apparente à celle réalisée, de manière plus ou moins formelle, par les directions des ressources humaines pour le recrutement des salariés [Marchal et Rieucau, 2010]. Précisons que la question de la qualité concerne aussi les lycéens, puisqu’ils sélectionnent les CPGE en fonction de leur qualité supposée, c’est-à-dire de leur réputation et de l’estimation de leur propre niveau scolaire, mais nous ne nous y attarderons pas ici.
5Pour traiter de cette concurrence, nous avons fait l’hypothèse de l’existence d’un quasi-marché des CPGE où l’offre est celle des lycées, la demande celle des lycéens. En effet, en Europe [4], depuis la fin des années 1980, la concurrence en matière d’éducation à tous les niveaux d’enseignement s’est caractérisée par l’apparition de quasi-marchés, où se combinent de façon hybride une configuration de type bureaucratique et une configuration marchande façonnées par la puissance publique [Le Grand et Bartlett, 1993 ; Vandenberghe, 1998].
6Après avoir présenté la manière dont nous avons constitué notre corpus ainsi que notre méthodologie (partie 1), nous analyserons comment a été construit ce quasi-marché, et quelles en sont les caractéristiques (partie 2). Enfin, nous examinerons le processus de réduction de l’incertitude qui caractérise le recrutement (partie 3).
2 – Une enquête sur les classes préparatoires scientifiques de proximité : corpus et méthodologie
7Notre enquête s’est centrée sur les nouvelles CPGE scientifiques implantées dans des villes moyennes (unités urbaines de moins de 200 000 habitants) et à la périphérie de Paris à partir des années 1980, afin d’offrir au plus grand nombre de bacheliers généraux et technologiques la possibilité d’accéder aux grandes écoles, et aux écoles d’ingénieurs en particulier [Baudelot et al., 2003]. Elles comprennent rarement plus de deux classes pour chacune des deux années et ont des effectifs relativement faibles (moins de 35 élèves par classe) en comparaison des CPGE historiques (en moyenne 42 élèves par classe).
8La recherche s’appuie sur trois études complémentaires [5] :
- la première est une enquête qualitative par entretiens compréhensifs [6] auprès de chefs d’établissements et d’enseignants de CPGE de filières variées dans 11 lycées de 4 académies (Amiens, Créteil, Nantes, Poitiers). Elle vise à mettre en relief le point de vue des acteurs sur la concurrence et leurs procédures de recrutement. Les entretiens, retranscrits, ont fait l’objet d’une analyse de contenu [Giglione et Matalon, 1978]. Les établissements du corpus de l’enquête qualitative comprennent un large panel de CPGE scientifiques (cf. spécialités des CPGE en annexe n° 1). Pour constituer l’échantillon des établissements de proximité à interroger, nous avons retenu, en nous appuyant sur la catégorisation en unités urbaines de l’INSEE, 11 lycées qui se répartissent entre 3 ensembles urbains diversifiés : 3 lycées d’unités urbaines de moins de 100 000 habitants, 3 lycées d’unités urbaines de moins de 200 000 habitants, 5 lycées de la périphérie parisienne. Ils disposent d’une à deux divisions à effectif restreint en 1re année (cf. annexes 2 et 3) ;
- la deuxième étude est une analyse des modalités de recrutement en CPGE via l’observation en mai 2017 de 7 commissions de recrutement dans toutes les filières enquêtées et l’analyse de leurs documents supports (caractéristiques des candidats, critères de classement, bilans des recrutements passés). Ces commissions ont pour objectif de classer les dossiers (entre 140 et 500) fournis par l’application Admission post-bac [7] (APB) ;
- enfin, une troisième étude repose sur l’examen des vœux d’orientation des élèves à partir de l’exploitation des premiers vœux de la base APBStat. à laquelle la Sous-direction des systèmes d’information et des études statistiques (SIES) du ministère de l’Éducation nationale nous a donné accès, le premier vœu servant à mesurer le taux d’attractivité des CPGE par les rectorats. Cette base est constituée des vœux de l’ensemble des candidats en 2016 pour une formation supérieure sur l’application Admission post-bac (APB) et de leurs caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, nationalité, commune de résidence, profession des responsables légaux des élèves, revenu fiscal du ménage, etc.) et scolaires (série et mention du baccalauréat, etc.). Elle comporte 1 065 691 candidats et 5 759 000 vœux.
3 – Caractéristiques de la relation entre lycées à CPGE scientifiques et élèves candidats
9Analysons successivement les caractéristiques de l’espace structuré autour des relations entre établissements et candidats.
3.1 – La construction sociale d’un quasi-marché
10Dans la majorité des pays européens, la massification scolaire a conduit l’administration publique à affecter les élèves dans les établissements publics sur la base du critère de proximité spatiale (carte scolaire). Les établissements n’étaient donc pas en concurrence. À partir des années 1980, l’assouplissement ou la suppression de cette carte scolaire, au prétexte que la concurrence participerait à un mécanisme d’allocation plus efficient, a ouvert la possibilité du choix de l’établissement par les parents et les élèves [Le Grand, 1991 ; Vandenberghe, 1998 ; Felouzis et al., 2013]. Désormais, la rencontre entre offreurs (établissements) et demandeurs (parents et élèves) a été structurée sur un nouvel espace.
11En France, cet espace est régi par des règles hybrides, tantôt bureaucratiques, tantôt empruntées à la sphère marchande. L’État y demeure le financeur principal, y compris pour les CPGE, et définit offre, filières, programmes, modalités d’inscription par l’application APB, espèce de « progiciel de gestion de recrutement permettant le traitement de candidatures à distance » [Larquier et Montchatre, 2014, p. 46]. Néanmoins, les usagers restent libres de leur choix, puisqu’ils émettent des vœux de filières et d’établissements, certes sous contrainte de sélection, mais in fine maîtres de la demande.
12Par ailleurs, la rencontre entre offreurs et demandeurs des services d’enseignement fournis par les établissements publics ne se fait pas sur la base d’un prix, le service étant gratuit, abstraction faite des frais d’inscription dans une université et des frais secondaires liés à toute scolarité. On ne peut alors assimiler cet espace à un marché tel que défini par la théorie standard, ni même par les approches sociologiques récentes comme celle de Callon [2017, p. 38] : « Transferts dont vendeurs et acheteurs ont la faculté de décider la réalisation et qui sont conclus par un paiement monétaire. » Cependant, l’échange dégage un bénéfice : la réputation des lycées offreurs et la promesse d’une formation de qualité et d’une insertion favorable sur le marché du travail pour les demandeurs. La puissance publique a donc construit socialement un quasi-marché, concept initialement forgé par Le Grand [1991] : les multiples règles émanant de l’État et l’absence de prix légitimant le préfixe « quasi ». Selon les pays, le mode de régulation dominant peut être marqué soit par une place importante de l’État ou d’une autorité publique, soit au libre choix des usagers, de même que la répartition du financement peut varier [Oplatka et Hemsley-Brown, 2004]. Le quasi-marché français constitue un cas intermédiaire où les modes sont combinés.
13La régulation n’étant pas marchande, c’est l’État, dans le cadre de l’accountability – i. e. la reddition des comptes – qui régule en posant des règles et en évaluant l’attractivité et les effectifs des CPGE. Cette évaluation, dans l’esprit du New Public Management qui vise les trois E : efficacité, efficience, économie [Rémy et Lavitry, 2017], peut conduire à la suppression des classes ou à la limitation de leurs effectifs.
3.2 – Un quasi-marché régulé par le jugement
14Le quasi-marché s’intègre dans une « économie de la qualité » [Karpik, 1989 ; Felouzis et Perroton, 2007] qui concerne des situations dans lesquelles l’ajustement entre l’offre et la demande ne passe pas par le prix, mais par le jugement sur la qualité du produit.
15Ce quasi-marché n’est pas transparent. Les lycéens, qui n’ont pas accès au taux d’attractivité des établissements, ne peuvent qu’en partie lever le voile en consultant et accordant leur confiance à l’affichage par les lycées et les publications par les médias des résultats aux concours des CPGE. Pour les lycées, l’opacité est forte puisqu’ils doivent parier sur le devenir de leurs élèves, leur réussite aux concours à échéance de deux ans. Centrons-nous sur l’offre : l’incertitude concerne donc le capital humain des futurs étudiants, pour reprendre un concept de l’économie standard [Becker, 1964]. Cette absence de transparence du marché est dommageable, car elle peut mener à l’antisélection. Akerlof [1970], en prenant l’exemple des voitures d’occasion, montre que le consommateur ne sait pas quelle est la qualité du produit et n’est prêt à acheter qu’à un prix qui sera jugé insuffisant par le vendeur de bonnes occasions. Il se retire de ce fait du marché pour n’y laisser que les vendeurs de « tacots » dont les acheteurs se méfient. Dès lors, l’échange ne peut pas se faire et à terme le marché peut disparaître. Les lycées sont confrontés à un enjeu similaire : recruter des « tacots », en l’occurrence des élèves de moins bon niveau scolaire et nuire à leur réputation, ce qui peut d’une part dissuader les futurs candidats et, d’autre part, déboucher sur la suppression de classes.
16La vive concurrence qui règne sur le quasi-marché impose donc un recrutement qui allie qualité et quantité, et traduit le fait que nous sommes en présence d’un marché de biens singuliers [Karpik, 2013]. Pour les offreurs (les lycées dotés de CPGE), la qualité se réfère au dossier de candidature qui est examiné lors de la commission. Laissé à lui-même sur le marché des produits singuliers, l’établissement est réduit à un choix hypothétique : « En effet la multidimensionnalité relève d’une pluralité de représentations, la commensuration varie selon les critères de jugement, et l’incertitude radicale exclut la prévisibilité » [Karpik, 2013, p. 124]. Les offreurs font face à une incertitude majeure en raison de la multidimensionnalité des dossiers à évaluer, comprenant notes, appréciations, avis du conseil de classe pour le baccalauréat, lettres de motivation parfois. Or la fiabilité de cette évaluation est essentielle à l’obtention de bons résultats, suffisamment constants d’une année sur l’autre pour gagner une réputation de qualité, au caractère particulièrement aléatoire dans le cas des CPGE de proximité : « C’est très fluctuant parce que c’est un recrutement local, c’est un recrutement très dépendant de l’affinité des élèves, de leur motivation, parfois aussi des groupes d’élèves » (Jean, Sciences de l’ingénieur [SI], Curie). Conscients qu’ils ne pourront retenir les meilleurs éléments de leur classement – « ceux-là on ne les verra jamais » (CR Langevin) – les enseignants écartent avant tout les profils jugés inadaptés, ceux dont ils soupçonnent qu’ils n’iront pas au bout de la formation, ou, pour reprendre une expression récurrente en CR, « ceux qui sont entrés parce que la lumière était allumée ». Par exemple, dans l’un des établissements observés (Archimède), la situation est révélatrice de ces grandes difficultés de recrutement : la classe réservée aux bacheliers technologiques reçoit environ 140 dossiers, dont elle classe 120 qu’elle juge acceptables et « généralement on récupère moins de 10 étudiants sur les 40 premiers classés… Par contre on est sûr que dans les 20 derniers on va en recruter 10 ! Un tiers de nos classes va arriver du très très bas » (Patrick, SI). Il s’agit donc non de classer les meilleurs, mais de ne pas classer les plus faibles pour préserver tant le niveau – et donc la qualité – que le nombre, et si possible élever le taux d’attractivité, indicateur de la réputation. En choisissant des élèves de niveau scolaire et de capital culturel et social moyens, en retenant aussi plus de dossiers tangents, au risque d’une qualité moindre pour répondre au double enjeu de la qualité et du volume, Curie obtient un taux d’attractivité de 0,8 et fait mieux qu’Archimède dans la même filière (0,4) qui, par peur de sa suppression, doit parfois viser très bas.
17Ces caractéristiques confirment la validité de notre hypothèse : le quasi-marché des CPGE scientifiques appartient à ces marchés des biens singuliers régulés uniquement par le « jugement ».
3.3 – Un quasi-marché segmenté
18Le quasi-marché des CPGE est également segmenté, la segmentation pouvant être considérée comme manière de le qualifier – cf. par exemple le marché du travail [Doeringer et Piore, 1970] –, mais aussi comme méthode de marketing le découpant en sous-ensembles distincts et homogènes appelés segments.
19Nous avons adopté comme critères de construction des segments d’une part les seuls premiers vœux, d’autre part la moyenne sur cinq ans [8] des reçus aux concours des très grandes écoles (TGE) au cours des cinq dernières années [L’Étudiant, 2018]. Si l’on adopte le cadre de l’économie des conventions, ces critères reposent sur des constructions conventionnelles de qualité, « cadre interprétatif mis au point et utilisés par des acteurs afin de procéder à l’évaluation des situations d’action » [Diaz-Bone et Thévenot, 2010, p. 5]. Ici, en ce qui concerne les premiers vœux, la convention est élaborée par les agents de l’État (ministère, rectorats, lycées) qui jugent de l’attractivité. Pour la liste des très grandes écoles (TGE), la convention est partagée par une revue spécialisée, les enseignants et les élèves.
20Nous pouvons distinguer deux segments : le quasi-marché primaire et le quasi-marché secondaire. Le premier est constitué des lycées ayant un taux de reçus supérieur à la moyenne à l’un des concours des très grandes écoles, Écoles normales supérieures (ENS), Polytechnique, Centrale, École des Mines, Supélec… Les lycées qui composent ce segment primaire sont essentiellement des lycées parisiens (Henri IV, Louis le Grand, Stanislas, etc.), des lycées des communes riches situées à l’ouest de Paris (Hoche à Versailles, Pasteur à Neuilly, etc.) et des lycées des grandes métropoles (Le Parc à Lyon, Clemenceau à Nantes, Kléber à Strasbourg, Fermat à Toulouse, etc.). Le second rassemble les autres lycées. Pour affiner l’analyse, nous avons distingué au sein de ce segment les établissements qui avaient eu un ou des étudiants reçus dans les TGE au cours des cinq ans (secondaire A) de ceux qui n’en avaient eu aucun (secondaire B).
21Ce seul critère présente un double avantage, puisqu’il permet non seulement de mettre en évidence la segmentation, mais aussi de repérer dans un second temps des caractéristiques socio-économiques des élèves (cf. tableau 1).
Caractéristiques du quasi-marché des CPGE scientifiques
Segments du quasi-marché | Nombre moyen de candidatures vœu 1 [9] /établissement | Revenu brut moyen des familles | % Mention B et TB | % Même commune établissement d’origine et vœu |
---|---|---|---|---|
Primaire (N=38) | 521 | 66 692 | 72 % | 20,0% |
Secondaire A (N=134) | 69 | 49 823 | 51 % | 33,1% |
Secondaire B (N=52) | 27 | 41 363 | 42 % | 36,8% |
Ensemble (N=224) | 136 | 60 520 | 64 % | 24,8% |
Caractéristiques du quasi-marché des CPGE scientifiques
Champ : France métropolitaine – Sous-population des établissements à CPGE scientifiques (hors CPGE technologiques et lycées militaires)22Le quasi-marché primaire, celui des CPGE visant l’entrée dans les TGE, est très attractif puisqu’il rassemble 64 % des candidatures en premier vœu alors qu’il ne représente que 17 % des établissements dotés de CPGE. L’« offre de places inférieure à la demande constitue une condition sine qua non à la sélection » [Sarfati, 2014, p. 5], elle est ici drastique. Le recrutement d’élèves du même lycée que la CPGE ou de la même ville y est relativement faible (20 %), il s’opère au niveau national, majoritairement chez les enfants des membres des catégories sociales supérieures (revenu annuel familial brut moyen de 66 692 €) et il repose sur une logique de performance par élimination des étudiants qui n’ont pas d’excellents résultats (72 % des étudiants ont eu une mention Bien ou Très bien au baccalauréat). Ces CPGE permettent chaque année l’intégration aux très grandes écoles de nombre de leurs étudiants. Nous ne nous y attarderons pas, l’essentiel de la concurrence y étant interne au segment.
23Le segment secondaire, celui des CPGE de proximité, assure pour la majorité des étudiants l’intégration à des écoles d’ingénieur de second rang, mais rarement aux TGE. D’ailleurs les enseignants ne le revendiquent pas : « On ne peut pas mentir aux élèves et leur faire croire qu’ils vont intégrer les ENS en sortant de chez nous » (Daniel, mathématiques, D’Alembert). En revanche ces CPGE s’enorgueillissent de permettre à une grande majorité de leurs étudiants d’intégrer des écoles qui leur donneront le titre d’ingénieur, et à la sortie un travail bien rémunéré et bien considéré. Le recrutement visé est plus local (le tiers des étudiants) et associé à une plus grande ouverture sociale, les familles des élèves ayant en moyenne un revenu annuel brut inférieur d’un tiers à celui des familles du segment primaire. Ce segment est lui-même divisé :
- un sous-segment « attractif » (quasi-marché secondaire A) et sélectif, qui rassemble les établissements permettant occasionnellement d’entrer dans une TGE et qui recrutent de très bons élèves, même s’ils n’ont pas atteint l’excellence de ceux qui sont sur le segment primaire (51 % ont obtenu une mention au baccalauréat Bien ou Très bien). Ces établissements recrutent principalement dans les classes moyennes, si ce n’est dans les catégories supérieures, des élèves appartenant pour un tiers à leur territoire ;
- un segment « par défaut » (quasi-marché secondaire B) qui regroupe des établissements moins demandés (27 candidatures vœu 1 en moyenne par établissement, contre 69 pour le segment attractif du quasi-marché secondaire) et qui peinent à atteindre leur capacité d’accueil. Ces établissements effectuent un recrutement moins sélectif, plus local et socialement moins favorisé.
24Il ressort de cette catégorisation que les établissements du segment secondaire sont moins, voire rarement demandés en premier vœu par les candidats aux CPGE (sous-segment B) et se signalent par des effectifs moindres. En effet, soit leur capacité d’accueil a été limitée par l’administration publique, soit, les lycées ayant du mal à recruter, a été entériné un faible nombre d’étudiants. Ils sont en outre menacés de fermeture. Sur ce quasi-marché secondaire, les positions sont donc bien plus fluctuantes et la course au public attisée. La concurrence qui s’y exerce est vive. En effet, les établissements du sous-segment A cherchent à maintenir leur position en recrutant des élèves qui seront susceptibles d’intégrer les TGE au moins occasionnellement, ce qui leur permettra d’afficher sur leur site internet leurs résultats, et que ceux-ci soient publiés. Quant aux établissements du sous-segment B, ils cherchent à mieux se positionner sur le quasi-marché secondaire. Cette concurrence est particulièrement décelable lors de l’observation des CR.
25Cette segmentation, qui permet aux établissements de s’adresser chacun à un public spécifique, à une « niche » [Daverne-Bailly et Dutercq, 2017], relève en amont de stratégies publiques. En effet, dans la période d’élargissement territorial des implantations de CPGE et de multiplication de filières, le ministère a adopté une stratégie managériale s’efforçant de reclasser ses « clients » [10] en catégories homogènes en proposant des produits qui « se distinguent du point de vue de leurs caractéristiques, du style, de l’image et du niveau de qualité » [Viot, 2016, p. 99]. En implantant des CPGE de proximité dans des unités urbaines de moins de 200 000 habitants, l’État cible une clientèle, un public, et permet aux familles une scolarité à moindres frais grâce à la proximité, à l’environnement plus serein, voire plus familier. La création de nouvelles filières entraîne aussi des segments de produit, comme celui réservé aux élèves titulaires d’un baccalauréat technologique. Elle permet davantage de démocratisation, puisque ces élèves sont majoritairement issus de catégories populaires : 26 % des bacheliers issus de la PCS employés et 23 % de celle des ouvriers ont obtenu un bac technologique contre 14 % chez les cadres supérieurs [Observatoire des inégalités, 2017].
26La segmentation est aussi censée répondre aux besoins, comme celui d’un accroissement du nombre d’ingénieurs estimé en 2017 à 50 % par la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs [11]. Elle fait enfin écho aux caractéristiques socio-économiques des familles (PCS, région, revenu), aux caractéristiques psychologiques (besoin ou non de proximité rassurante), aux caractéristiques situationnelles (connaissance et familiarité à l’égard du produit, freins, bénéfices recherchés) [Viot, 2016, p. 104-105]. Ainsi les étudiants de catégories sociales populaires élisent davantage les CPGE de proximité pour le moindre coût du logement et des transports, la confiance dans un établissement connu, où certains ont d’ailleurs été scolarisés, et la valeur du segment, estimée ici par les résultats [Pras et Bergadaà, 1989] et bien entendu aux contraintes comme le niveau scolaire.
27La concurrence vitale de ce segment secondaire du quasi-marché de biens singuliers, les CPGE, induit des stratégies de recrutement visant à réduire l’incertitude.
4 – Des stratégies de recrutement visant à réduire l’incertitude
4.1 – Une incertitude aux multiples facettes
28Dans le quasi-marché des lycées dotés de CPGE, les mécanismes de sélection des commissions reposent, comme pour d’autres recrutements, sur « deux évaluations distinctes : une évaluation de la qualité du candidat fondée sur son passé ; une évaluation par anticipation de ce que fera le candidat retenu » [Musselin 1996, p. 202].
29L’évaluation du passé d’un élève est délicate à appréhender. Les membres de la commission ne connaissent que le dossier du candidat renseigné sur APB, constitué essentiellement de jugements de second degré, « un jugement scolaire à partir d’autres jugements scolaires » [Darmon, 2012]. Comme ses travaux (devoirs, interrogations orales) ne sont pas accessibles, il faut juger de son niveau scolaire à partir de l’évaluation de ses enseignants du secondaire. Or qui dit intermédiation dit accroissement de l’incertitude. En effet, la note est une des conventions scolaires qui permet certes de se coordonner, mais dont les enseignants peuvent donner plusieurs lectures [Diaz-Bone et Thévenot, 2010 ; Eymard-Duvernay et Marchal, 2014].
30De plus, les docimologues Leclercq et al. [2004, p. 275] soulignent que la note peut être un critère de jugement des compétences insuffisant pour trois raisons. La première est la nature de la classe de l’élève et de l’établissement, à laquelle nos interlocuteurs font référence : « Un élève a 12 de moyenne alors que la moyenne de classe est de 13… Il y a des collègues qui surnotent, mais il y a des classes tip-top […] Avant on avait le nom des profs, on pouvait savoir s’il était sévère ou pas, maintenant c’est anonyme » (CR, Monod). La deuxième raison est que, pour les élèves de l’établissement dont on connaît les enseignants, le débat entre les membres de la commission n’est pas clos : « 8,4 [en maths] c’est juste pas possible » dit Anne (physique, Archimède), ce à quoi Sylvie (mathématiques, Archimède) répond : « Oui, mais c’est avec Annie. » Elles témoignent ainsi de la variabilité de la notation en fonction des enseignants au jugement professoral marqué par leurs représentations, leur idéal du métier, etc. Anne juge qu’une évaluation favorable du dossier s’apparenterait à du laxisme et mettrait en jeu la réputation de la CPGE, alors que Sylvie est confiante dans sa collègue. La troisième raison concerne l’élève, les dossiers ne reflétant qu’un jugement à un temps t, celui du second trimestre. Or les notes de terminale s’effondrent parfois au 3e trimestre : « Les élèves ont fini la procédure APB, du coup ils s’en foutent ! » (CR D’Alembert). À cela peuvent s’ajouter des opinions défavorables sur un lycéen (origine sociale, nom ou nationalité, genre), conduisant à transformer un classement qui se veut scolaire en un classement social (Bourdieu et Saint-Martin, 1975). L’origine sociale transparaît parfois dans les lettres de motivation : quand un postulant à Archimède écrit : « Je veux faire de la chimie pour analyser les substances », des moqueries s’ensuivent autour de la drogue.
31L’évaluation la plus complexe concerne le devenir des étudiants. Les acteurs s’appuient alors sur des méthodes plus ou moins outillées, locales ou générales, pour réduire l’incertitude afin d’anticiper un événement, la réussite au concours, qui aura lieu dans deux ans. Le pari sur l’avenir concerne, entre autres, la mise au travail des étudiants : « 40 % s’y mettent, 30 % s’y mettent pas, c’est comme ça » (CR Monod). Une situation qu’un enseignant résume ainsi : « Est-ce qu’on va réussir à motiver les élèves ? Certes, mais il faut aussi des élèves avec un bon niveau au départ pour avoir de bons résultats et des élèves qui sont capables de se mettre au travail » (CR Curie). Un étudiant qui ne « s’y met » pas abandonnera précocement, voire sera réorienté vers l’université à la fin du 1er trimestre ou en fin d’année, ce qui signifie une perte d’effectif dommageable pour l’établissement. Le jugement sur le comportement de l’élève va être ici déterminant : s’il a été studieux pendant sa scolarité, il est probable qu’il continuera à l’être et s’y mettra.
32Il existe encore bien d’autres éléments d’incertitude, dont le fait que les offreurs ne connaissent pas l’ordre des vœux des lycéens. Notons que la segmentation influe sur le jugement de compétences car, à l’instar de ce qui se pratique sur le marché du travail, « ce ne sont pas les mêmes repères de compétence qui vont importer sur ces différents segments » [Eymard-Duvernay et Marchal, 2014, p. 165]. En effet, sur le quasi-marché secondaire auquel nous nous référons ici, un dossier retenu pour sa grande qualité fera craindre que le candidat ne vienne pas parce qu’il aura obtenu satisfaction sur un vœu mieux classé du segment primaire, le rang 1 d’un vœu étant un moteur essentiel de leur venue [12]. Il convient donc pour une CPGE d’attirer un maximum de dossiers, de la meilleure qualité anticipée possible, mais élargie. Enfin, l’incertitude porte sur des dossiers dont les incohérences nuisent à la qualité des anticipations : avis favorable du conseil pour la CPGE, mais avis défavorable d’un enseignant de sciences, ou l’inverse ; avis ne concordant pas avec les notes ou le classement de l’élève au sein de sa promotion, etc.
33Ces différentes facettes de l’incertitude imposent de recourir à un processus visant à la réduire.
4.2 – Un processus fondé sur la confiance
34Les commissions cherchent des signaux [Spence, 1973] informant sur le capital humain de l’élève. Mais dans le cas de marchés de produits singuliers, comme ici, la complexité est telle qu’on « ne peut aboutir au choix raisonnable sans réduire ou dissiper l’opacité du marché » [Karpik, 2013, p. 124-125]. Pour parvenir à réduire l’incertitude, Karpik présente cinq dispositifs de jugement servant d’adjuvants : palmarès, labels, réseaux, cicérones [13], confluences.
35Ces dispositifs convergent, « confluent », parce qu’ils sont tous au croisement des différents éléments qui fondent la confiance. La confiance repose pour Karpik sur deux points fondamentaux : une relation de délégation et la croyance. Tout d’abord, les enseignants renoncent « à l’exercice direct de leur liberté pour suivre les conseils et les recommandations des dispositifs de jugement » [Karpik, 2013, p. 126], formulés par ceux qui ont rempli les dossiers, c’est-à-dire le plus souvent des inconnus, d’où l’importance des réseaux (cf. infra). Et « la confiance ne repose pas seulement sur la délégation et le savoir : il faut aussi croire » [Karpik, 2013, p. 127]. La croyance dans les vertus de la proximité, en particulier, permet seule d’obtenir des effectifs suffisants, sous peine de disparaître. Ainsi, chaque année, les équipes de CPGE essaient d’augmenter le nombre de postulants issus de leur lycée. À Archimède par exemple l’endorecrutement est de 17 étudiants sur 102. À défaut, la commission vise les postulants du département (74 [14] à Archimède). À D’Alembert, la valorisation de la proximité intervient fortement dans le classement. Les dossiers dont la moyenne est supérieure à 10 sont classés par zone [15], ce qui aboutit au classement suivant : le dernier candidat de la zone 1 est 32e avec une moyenne de 12,11, immédiatement suivi par le 1er de la zone 2 qui a 17,94 de moyenne, pénalisé par une moindre proximité. Ensuite la commission rétrograde certains, en promeut d’autres, en les changeant de zone. David (chimie) le justifie : « On tient compte de la proximité parce que 1) : c’est la vocation de nos CPGE [16] ; 2) il faut faire attention aux conditions économiques actuelles qui sont dures en ce moment. Pour les familles, les études sont un coût énorme, il faut y faire attention. » Il faut dire aussi que dans cet établissement le faible nombre de places à l’internat freine le recrutement lointain. La confiance dans la vertu quantitative de la proximité se conjugue donc à un réel souci d’ouverture sociale. Mais cette vision sociale a ses limites et ses détracteurs au sein même des CR, puisqu’elle entre en tension avec les exigences de résultats et d’excellence attachées aux CPGE. La confiance dans la venue de ces élèves de proximité n’est pas une confiance dans la qualité des dossiers − « il ne serait pas d’ici, on dirait non » (CR Langevin) − mais préserve les relations avec les collègues du secondaire − « c’est pas bon signe d’éjecter [les dossiers du lycée] » (CR Archimède). La mise en place d’une régulation complémentaire évite de se voir accoler l’image d’une « sous-prépa » et de n’attirer que des mauvais dossiers : « Attention si on les prend trop bas ; les collègues vont finir par le savoir, c’est pas un bon signal » (CR Archimède). La question du « signal » [Spence, 1973] que renvoient les commissions au travers de leur travail de sélection revient dans plusieurs commissions. Il s’agit bien de contrôler l’image que les collègues de lycée, les élèves, les parents se font de la CPGE concernée afin que la question du recrutement reste un enjeu de niveau.
36La confiance naît aussi de l’équilibre des dossiers : « À l’aise en sciences, pas mauvais en lettres et anglais. » L’homogénéité est signe de sérieux et de réussite au concours aux épreuves disciplinaires variées. En revanche, les problèmes de comportement paraissent rédhibitoires dans tous les discours des enseignants, l’élève ne semblant pas alors mériter la confiance, d’autant qu’un mauvais élément peut fragiliser la cohésion de la classe : un des enseignants (Xavier, SI, Arago), tout en insistant sur le juste choix effectué chaque année, rappelle l’échec rencontré une année, qu’il impute à quelques élèves qui n’ont pas joué le jeu et qui ont contribué à détériorer le climat général. Il s’agit donc autant que possible de former un groupe classe homogène afin qu’il « fonctionne » : solidaire, soudé, poursuivant un même objectif, l’intégration à une école. Cette « alchimie » suppose non de sélectionner une collection d’individualités, mais bien de composer un groupe classe cohérent (CR Arago et Jamin et Carnot, lycées associés pour une PCSI). On évite alors les écarts d’âge (CR Langevin), les parcours atypiques (CR Curie) des étudiants ayant déjà un dossier post-bac. Seules les réorientations après une CPGE 1re année sont acceptées aisément, tout spécialement s’il s’agit de transfuges d’établissements du segment primaire mal à l’aise dans des classes élitistes.
4.3 – En l’absence de label, le rôle majeur des réseaux
37Dans le cas étudié, on ne dispose ni de palmarès ni de label [Karpik, 2013]. Les élèves n’ont pas tous passé les concours généraux, ce qui hiérarchiserait leurs dossiers. De plus, si on peut assimiler aux labels, « marque distinctive » qui certifie la qualité d’un produit, les mentions Bien et Très bien au baccalauréat, celles-ci ne peuvent être utilisées puisque les lycéens remplissent leur dossier de candidature sur APB avant de le passer. C’est pourquoi les commissions de recrutement recourent au rangement hiérarchisé des postulants. Souvent réalisé en amont par un professeur (référent ou volontaire), un premier classement des dossiers a été opéré. La méthode la plus fréquente consiste à apposer des coefficients sur les notes de 1re et terminale (deux trimestres) en utilisant ceux du concours visé (concours commun Polytechnique par exemple). Toutes les CR y ont recours, même si une autre méthode vient la compléter, comme l’attribution à l’élève d’une notation spécifique. Soit cette notation « maison » par la CR des dossiers est collective : chaque membre a attribué en amont une note à chacun des dossiers, puis ils sont classés selon la moyenne des notes obtenues (CR Monod). Soit une note-recruteur a été attribuée en amont. C’est le cas à Archimède où Anne (physique) a fait un paramétrage selon un barème complexe qui prend en compte un ensemble de variables pondérées (niveau de la classe, dossier APB, note au baccalauréat de français, note de terminale dans différentes disciplines, etc.), assorti de bonus-malus (avis de l’établissement, redoublement). Cette méthode anticipe avec une certaine efficacité l’obtention par les candidats d’une mention. Néanmoins, la complexité du barème interroge, d’autant qu’un classement s’appuyant sur le barème du concours commun Polytechnique est tout aussi efficace. À Arago, les dossiers de candidature sont répartis entre les enseignants qui participent à la commission et doivent réaliser une fiche synthétique critériée et émettre un préavis motivé pour chaque candidat. La surobjectivation techniciste à Archimède n’apporte rien de plus à la réduction objective de l’incertitude, mais elle témoigne d’une forte volonté de la diminuer. Cependant, la présence d’étudiants recrutés avec une mention passable confirme la nécessité pour ces CPGE de proximité d’atteindre les effectifs requis pour survivre, au prix d’un accroissement de l’incertitude quant aux chances de réussite d’élèves moins pourvus scolairement.
38Il faut donc explorer les autres dispositifs de jugement, comme la mobilisation des réseaux [Granovetter, 1974 ; White, 2011 ; Barnes, 1972]. Les commissions sont en premier lieu l’expression d’un réseau professionnel à la frontière définie (l’équipe enseignante et parfois un membre de l’équipe administrative), où le but est la coordination aux fins d’atteindre un objectif commun : un recrutement optimal en qualité et quantité. Les relations y sont parfois multiplexes [Mitchell, 1969], c’est-à-dire comportent plusieurs dimensions comme lorsque certains collègues sont par ailleurs amis, ce qui facilite leur coordination, mais génère aussi des rapports de compétition et de pouvoir, conséquence du manque de compatibilité entre les objectifs personnels des acteurs [Cook et al., 1983]. À Archimède, Sylvie (mathématiques), soucieuse d’égalité des chances et de l’avenir de « sa prépa », se mobilise en CR pour des dossiers un peu tangents et constate in fine : « Je trouve qu’on peut être fiers parce qu’on fait réussir des élèves pas terribles. » Elle dit en CR : « On s’en fout de la moyenne. Ce qui compte c’est ce qu’on prend […] N’oubliez pas, il nous faut du monde ! N’oubliez pas qu’ils ont fermé M. » Elle s’oppose en cela à sa collègue Anne, plus élitiste, qui dénonce le fonctionnement de la CR : « On cherche des élèves qui ont 9-10. Je pense que c’est une erreur. Faut pas chercher à les prendre », et qui « calcule » déjà ceux qu’elle pourra envoyer dans une classe étoilée [17]. Dans ce réseau peut en outre s’exercer une relation asymétrique de pouvoir, les proviseurs-adjoints (Archimède, D’Alembert, Monod) usant de leurs prérogatives pour réviser le classement de la commission et prendre en compte les places disponibles à l’internat.
39Les CR utilisent aussi les réseaux de leurs membres pour obtenir plus d’informations sur l’étudiant que n’en contient le dossier. À Langevin, Victor et Archimède, les enseignants disposent, par l’entremise de collègues, d’informations complémentaires sur des élèves de lycées voisins (avis informels, impossibles à écrire sur un dossier, rang du vœu). Une longue collaboration entre les établissements leur permet ainsi de contourner APB et sa logique « égalitaire », « grâce aux professeurs qui vont pouvoir détecter des bons élèves et des bons profils » (Karine, SI et informatique, Victor). « On essaye d’avoir des rapports de courtoisie – même plus que ça, des rapports de confiance – avec des professeurs puisqu’ils nous envoient les bons élèves […] On s’est partagé plus ou moins des lycées de l’académie pour avoir des rapports avec des collègues de terminale » dit Denis (mathématiques, Victor) qui a de plus enseigné dans une académie limitrophe et qui entretient d’excellentes relations avec des collègues, rencontrés dans les lycées où il a été nommé successivement. Connaître les établissements d’origine (donc leur réputation) et faire appel au réseau professionnel se révèle précieux. À Curie, en cas de doute, les noms des élèves et de leurs enseignants de lycée sont relevés et un contact direct est établi, lequel jouera le rôle de cicérone externe, de guide critique. À Monod, le parcours inattendu d’un élève (changement d’établissement en cours d’année, absence de notes un trimestre) donne lieu à un appel téléphonique du proviseur adjoint pour glaner un complément d’information. Mais les réseaux sont aussi l’occasion de népotisme, le fils d’un cardiologue « très motivé » mais au dossier fort moyen est recruté à Archimède. Quant aux élèves qui ont fait l’effort de nouer un lien, même très faible, lors de la journée portes ouvertes, ils sont repérés s’ils témoignent d’un intérêt pour la formation et de leur capacité, c’est une des expressions de la force des liens faibles [Granovetter, 1974]. De plus, les enseignants chaque année prennent « leur bâton de pèlerin » (Stéphane, SI, Monod) pour démarcher des élèves dans des lycées parfois en dehors de l’académie. Ainsi, Karine (SI, Victor, académie de Poitiers) est allée à Bordeaux, Lormont, Talence avec succès : « On a beaucoup de Bordelais… On va loin… Pour l’instant Bordeaux n’a pas de classe réservée aux bacheliers technologiques, c’est à Pau… Donc, tant qu’il n’y en a pas à Bordeaux, on peut recruter là. »
40Un manque de réseau est parfois rédhibitoire. Si la plupart des commissions observées rejettent la majorité des dossiers étrangers, à Archimède on se penche sur des dossiers marocains issus des « lycées du roi », d’excellente réputation et bien connus par Sylvie (mathématiques) qui a enseigné au Maroc et y a noué des relations. C’est elle qui trie personnellement ces dossiers, et les autres s’en remettent à son jugement, elle joue donc le rôle de cicérone interne. Il existe tout de même des réticences à l’inscription des étrangers, car on sait que ces étudiants arrivent souvent tard (du fait de la longueur de la procédure de visa), sont peu étayés par les familles correspondantes et parfois isolés, on craint encore que l’inscription ne soit qu’un prétexte à l’immigration. Quand d’autres commissions retiennent un dossier, le choix est fondé sur des représentations quant aux capacités de réussite des étudiants africains liées, par exemple, à leur bilinguisme supposé ou affirmé en français, ou à « un pari à l’aveugle » reposant sur une expérience passée réussie avec des étudiants de même nationalité.
41En définitive se dessine à travers la multiréférencialité du processus de recrutement un idéal-type du « bon étudiant » des CPGE de proximité qui offrirait un gage de réussite : un étudiant d’âge « normal » ou « en avance », au niveau honorable [18] et équilibré, avec du potentiel et ne posant pas de problème, ni dans le suivi scolaire ni dans le comportement.
5 – Conclusion
42Dans le marché fortement concurrentiel de l’enseignement supérieur sélectif, les lycées dotés de CPGE scientifiques font face de différentes manières à divers enjeux, selon le public qu’ils visent et le niveau d’exigence auquel ils se situent. Ce constat nous a conduits à considérer que le marché des CPGE est un quasi-marché où se combinent de façon hybride une configuration de type bureaucratique – assez ancrée en France – et une configuration marchande. Au-delà, ce quasi-marché est segmenté tant par constat que par stratégie : d’un côté, un segment primaire sur lequel se positionnent les établissements dont les CPGE visent les plus réputées des grandes écoles et qui pour cela cherchent à attirer les élèves au plus fort potentiel ; de l’autre côté, un segment secondaire, celui de lycées de moindre renom ne pouvant prétendre, sinon exceptionnellement, aux admissions dans les très grandes écoles, mais permettant néanmoins à leurs étudiants d’intégrer des écoles qui leur donneront le titre d’ingénieur et à la sortie un travail bien rémunéré et bien considéré. Ces établissements que nous qualifions de proximité sont nés lors de réformes visant la démocratisation, lancées depuis la fin des années 1970. Enfin, ce quasi-marché segmenté appartient à l’économie de la qualité [Karpik, 1989, 2013] et constitue de ce fait un espace où domine l’incertitude, avec le danger d’une antisélection qui peut occasionner a minima la disparition de certains offreurs.
43Il ressort de cette analyse que les établissements du segment secondaire sont moins demandés en premier vœu par les candidats aux CPGE et se signalent par des effectifs moindres, à la fois parce que leur capacité d’accueil a été volontairement limitée et parce que bien souvent ils ont du mal à l’atteindre. Leurs candidats se définissent d’abord par défaut : ils ne sont pas dotés du profil scolaire propre à l’admission dans une CPGE du segment primaire. Mais ils doivent cependant être aptes à se mobiliser et à progresser pour satisfaire aux exigences des concours visés et ainsi permettre la survie de leur CPGE. Un tel profil ne correspond pas au vivier traditionnel des classes préparatoires : les élèves des CPGE du segment secondaire sont scolairement plus faibles, issus de familles aux ressources financières plus limitées (sans pour autant appartenir aux catégories populaires, pour lesquelles ces établissements ont été pourtant créés) et résidant à proximité de l’établissement (avec une part importante d’endorecrutement).
44L’étroitesse du vivier et l’incertitude concernant les lycéens sur le segment secondaire complexifient l’évaluation des dossiers des candidats. Il faut alors déployer des stratégies de recrutement visant à réduire l’incertitude, sans pouvoir totalement l’éliminer. D’une part, la recherche de la qualité des candidats par un classement complexe vise à mieux connaître le passé mais aussi à évaluer le devenir du candidat. D’autre part, le repérage des signaux inspirant confiance – la recherche d’élèves dotés d’un bon comportement, d’un profil scolaire équilibré, d’un lieu de résidence proche – sont autant de gages de leur capacité à s’adapter à l’ambiance de travail des classes préparatoires, à y progresser et à y réussir. Enfin, le recours aux réseaux externes et internes des membres des établissements est précieux.
45C’est donc d’un véritable pari qu’il s’agit et qui explique le travail de fourmi auquel se livrent les commissions de recrutement, confrontées au risque de voir mise en cause leur CPGE par des instances préoccupées par un double souci d’équité et de rationalisation de la dépense publique. Par conséquent, il faut remplir les classes, mais avec des élèves au potentiel suffisant pour répondre à l’autre objectif, la réussite des jeunes recrutés, après deux ou trois ans d’études, et l’admission dans une école d’ingénieurs. Ces objectifs sont articulés puisque la survie des CPGE du quasi-marché secondaire dépend de leurs résultats aux concours : trop d’abandons ou d’échecs constitueraient un mauvais signal aux yeux non seulement du ministère mais aussi des futurs candidats. Et c’est là que réside la principale contradiction à laquelle tentent d’échapper les commissions de recrutement : remplir à tout prix, se dévaloriser et disparaître ou bien être exigeant, perdre en effectifs et disparaître.
Spécialités des CPGE scientifiques
BCPST : biologie, chimie, physique et sciences de la terre |
MP : mathématiques et physique |
MPSI : mathématiques, physique et sciences de l’ingénieur |
PC : physique et chimie |
PCSI : physique, chimie et sciences de l’ingénieur |
PSI : physique et sciences de l’ingénieur |
PT : physique et technologie |
PTSI : physique, technologie et sciences de l’ingénieur |
TB : technologie et biologie |
TPC : technologie, physique et chimie |
TSI : technologie et sciences industrielles |
Spécialités des CPGE scientifiques
Établissements enquêtés et leurs filières CPGE*
Classes | Taux d’attractivité (Nombre de candidats vœux 1 par rapport à la capacité d’accueil*) | Endorecrutement (étudiants du département /total des étudiants des CPGE du lycée) | |
---|---|---|---|
D’Alembert | MPSI PCSI | 0,7 0,5 | 59,1 |
Ampère | MPSI PCSI | Nr Nr | 67,8 |
Arago | PTSI TSI | 1,5 1 | 23,3 |
Archimède | TSI PCSI | 0,4 0,4 | 72 ,5 |
Curie | PTSI TSI | 0,7 0,8 | 75,6 |
Jamin et Carnot | PCSI | 0,8 | 64,4 |
Langevin | MPSI PCSI | 1,3 0,8 | 69,8 |
Monod | PTSI | 0,4 | 76 |
Thénard | PTSI TSI | 0,5 0,7 | 55,2 |
Victor | TSI | 1,3 | 76 |
Établissements enquêtés et leurs filières CPGE*
* Par exemple, un taux d’attractivité égal à 2 signifie que, pour la formation en question, on compte deux fois plus de candidats ayant formulé cette demande en 1er vœu que de places.Caractéristiques sociales des étudiants des établissements à CPGE scientifiques du corpus de l’enquête qualitative
Part des étudiants issus de la PCS cadres et prof. int. sup. (moyenne 2013-2015 en %) | Part des étudiants issus des PCS ouvriers-employés (moyenne 2013-2015 en %) | |
---|---|---|
D’Alembert | 38,12 | 22,14 |
Ampère | 50,87 | 19,83 |
Arago | 52,46 | 14,78 |
Archimède | 41,17 | 21,67 |
Curie | 18,14 | 34,31 |
Jamin et Carnot | 35,04 | 29,91 |
Langevin | 7,83 | 43,37 |
Monod | 25,00 | 18,75 |
Thénard | 35,46 | 27,42 |
Victor | 26,99 | 29,44 |
Caractéristiques sociales des étudiants des établissements à CPGE scientifiques du corpus de l’enquête qualitative
Notes
-
[1]
Yves Dutercq, auquel nous rendons ici hommage, est décédé avant la publication de cet article.
-
[2]
Nombre qui comprend les CPGE littéraires et économiques.
-
[3]
Cette réputation peut être appréhendée par le taux d’attractivité rapportant, à sa capacité d’accueil, le nombre de candidats qui choisissent en premier vœu l’établissement visé. Par exemple, un taux d’attractivité égal à 2 signifie que pour la formation en question, on compte deux candidats ayant formulé cette demande en 1er vœu pour une place (cf. annexe n° 2).
-
[4]
Au Royaume-Uni et en Belgique notamment.
-
[5]
Nous nous limitons ici à la présentation des enquêtes sur lesquelles s’appuie cet article, qui s’inscrivent dans le cadre d’un programme de recherche plus large, soutenu par le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, et Sous-direction des systèmes d’information et des études statistiques).
-
[6]
Les noms des personnes comme ceux des établissements ont été anonymisés. Leurs caractéristiques figurent en annexes n° 2 et 3.
-
[7]
Désormais remplacée par l’application ParcourSup.
-
[8]
La moyenne permet d’obtenir des taux assez stables, stabilité attestée par les différentes éditions annuelles de L’Étudiant.
-
[9]
L’application APB demandait aux élèves de classer leurs vœux, ce n’est plus le cas en 2018 avec ParcourSup.
-
[10]
Les élèves.
- [11]
-
[12]
Ce qui justifie aussi le choix de cet indicateur, quand bien même certains élèves hardis ou peu conscients de leur niveau ne choisissent qu’en second vœu la CPGE de proximité.
-
[13]
Le palmarès serait ici une liste de lauréats de mentions ou de prix, un label : une certification spécifique. Les réseaux étant professionnels, le cicérone y sert de guide à l’occasion.
-
[14]
Y compris les endorecrutés.
-
[15]
Zone 1 : 2 communes, B et C, celle de la classe et une commune voisine ; zone 2 : le reste du département ; zone 3 : les départements limitrophes ; zone 4 : autres.
-
[16]
Avec sous-jacente l’idée que des élèves proches sont susceptibles d’avoir bien classé la CPGE sur APB et vont probablement s’y inscrire s’ils sont retenus, participant ainsi au maintien d’effectifs garantissant la pérennité de la formation.
-
[17]
Les classes préparatoires scientifiques « étoilées » sont proposées dans certains lycées en 2e année. Elles accueillent les meilleurs élèves de 1re année pour les entraîner aux concours d’entrée des écoles les plus prestigieuses.
-
[18]
L’excellence intellectuelle n’est bien entendu pas un défaut pour les commissions, mais elles adoptent un principe de réalité qui les oblige à réviser les standards.