CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La transformation des modes de rencontre entre les détenteurs d’une ressource et ceux qui souhaitent en faire usage est profonde suite à la mise en place des marchés multifaces sur Internet [Evans et Schmalensee, 2016 ; Parker, Van Alstyne et Choudary, 2016]. Ces marchés qui sont également des plateformes démultiplient les échanges en leur permettant de se déployer sur des segments de plus en plus nombreux de la vie sociale, souvent liés à l’intime, au sens où Viviana Zelizer définit ce terme [1]. Voyages, logements, emplois, services, outillages, déplacements automobiles, rencontres, etc., peuvent désormais être offerts et demandés, cédés et utilisés d’une manière inouïe jusqu’ici, dans la mesure où il n’y a pas besoin d’avoir une relation directe, ou médiée par un proche, avec la personne qui offre la ressource pour y accéder. La mise en contact par la plateforme, cadrée par quelques protocoles déclaratifs, suffit à cela. C’est donc l’heure de l’économie d’appariement [Steiner, 2019] avec son ingénierie économique dédiée à la création des marchés d’appariement [Roth, 2015].

1 – L’ère de la liquidité

2Outre l’architecture physique sur laquelle repose Internet, cette transformation impose de réunir, conserver et traiter les masses de données digitales constitutives de l’économie 2.0. Celle-ci transforme des biens et services difficilement accessibles et cessibles en biens et services aisément accessibles et cessibles, c’est-à-dire liquides [2].

3Devenir marchand de ses propres ressources, en se connectant comme offreur sur un site web, exige une mise en forme textuelle de l’offre, puisque celle-ci transite par l’intermédiaire de textes et d’informations transmises à la plateforme ; la même activité est également nécessaire de l’autre côté de la plateforme. L’individu est amené à faire un travail sur lui-même et sur le monde d’actifs qu’il liquéfie afin de les présenter de façon à séduire les individus qui cherchent à profiter de cette liquéfaction. Enfin, en symétrique de ce travail digital, les plateformes imposent de procéder à des recherches [Callon, 2017, chap. 3], car il existe de nombreux sites pour le même actif liquéfié. À titre d’illustration, Marie Bergström [2014] fait état de 1 045 sites web de rencontres – 883 hétéro-orientés (645 dits « sérieux » et 348 dits « libertins ») et 162 non hétéro-orientés.

4En ce sens, l’économie de plateformes réalise pratiquement l’idée de commercial society, société dans laquelle tout le monde est un marchand selon la formule d’Adam Smith ; ce qui n’empêche pas que certains acteurs occupent une position dominante en concentrant les échanges de ces biens et services liquéfiés. Il existe des entreprises de plateforme dont la capitalisation boursière atteint des sommes considérables : c’est par exemple le cas d’Amazon (700 milliards de dollars en juin 2018). D’autres sont plus modestes sous ce registre, avec 30 milliards de dollars de capitalisation pour Airbnb, et 440 millions d’euros pour Meetic. Le capital est dans ce cas d’une nature particulière puisque, dans l’économie 2.0, l’actif clé est la création de bases de données, support de la liquéfaction des actifs et des mises en relation des individus offreurs et demandeurs.

5Mais cela signifie-t-il que la liquéfaction des actifs transforme les individus en capitalistes ? C’est là une question de grande ampleur qu’il n’est pas envisageable de régler ici. Deux grandes options se présentent. La première, classique depuis Karl Marx et Max Weber, associe le capitalisme moderne au salariat. Dans ce cadre, le fait d’être marchand de biens liquéfiés, soi-même inclus, ne fait pas d’un individu un capitaliste quand bien même il y aurait un calcul coût-avantage effectué au moment de la mise en forme textuelle et photographique, puis pratique, de l’actif liquéfié. Est-ce la généralisation de la catégorie, devenue générique, d’entrepreneur ? À tout prendre, il me semble préférable de créer un terme nouveau pour cette forme nouvelle, qui pourrait être celui d’entremetteur, l’acteur qui se charge de mettre en forme les informations sur les biens liquéfiés offerts sur les plateformes afin d’en tirer un revenu. Le marché et le capitalisme ne sont pas une seule et même chose [Marx, 1873, chap. 4-5-6]. Le capitalisme reste indexé à l’idée d’un capital qui se valorise selon le taux de profit courant dans l’économie (A – M – A : le schéma marxien classique du capital argent qui se met en valeur) ; ce qui ne doit pas être confondu avec le fait de tirer un revenu de son activité marchande sur telle ou telle plateforme (M – A – M : le schéma marxien classique de la circulation marchande), même si les deux sont pratiquement enchevêtrés. Comme ces marchands d’actifs liquéfiés ne sont pas concernés par la relation salariale, et par le lien de subordination qui caractérise le contrat de travail, ils échappent au statut de prolétaire au sens classique du terme [Aquier, 2017]. Les études sur le travail digital soulignent plutôt la dimension de travailleur indépendant ou de brouillage de la frontière entre le travail et le loisir qui s’opère grâce à l’économie de plateformes [Flichy, 2017, chap. 10-11]. Les individus sont des marchands, libres de continuer à liquéfier leur actif ou de lui faire reprendre son illiquidité initiale en sortant la ressource du marché de plateformes. On peut cependant observer des cas de dépendance, à l’exemple des chauffeurs Uber, marchands liquéfiant leur propre emploi du temps, qui louent ou achètent à crédit le véhicule, devenant ainsi doublement dépendants du capital relationnel maîtrisé par la plateforme et du capital financier du vendeur/loueur de véhicules.

6La deuxième option définit le capital comme toute source de revenus. Ainsi, Thomas Piketty [2013] fait entrer l’immobilier dans le capital pour étudier la montée des inégalités de revenus et de patrimoines. C’est également ce que proposent Fabian Muniesa et ses collègues dans leur étude du processus de capitalisation [Muniesa et al., 2017] comme forme culturelle, dans laquelle tout le monde se trouve impliqué. Chacune de ces deux démarches aboutit à une modification importante des catégories économiques (ce qu’est le capital) et des catégories sociales pertinentes pour comprendre le monde contemporain. Piketty adopte ainsi la tripartition : riches (les fameux 1 %) / classe moyenne / pauvres, similaire à celle utilisée par Alexis de Tocqueville, tandis que pour Muniesa tout détenteur d’un compte en banque, tout citoyen payant des impôts, ou tout individu ayant des choses auxquelles il tient, devient un investisseur [Muniesa et al., 2017, p. 132].

2 – Les arènes d’appariement

7Qu’en est-il des conditions sociales de réalisation des transactions dans une économie de plateformes ? Le travail d’Alvin Roth sur les marchés d’appariement met sur la voie. L’appariement suppose l’existence d’une Agence (la plateforme) munie d’un algorithme capable de traiter rapidement une masse de données et de fournir les réponses aux demandes de mise en relation. L’ Agence et son logiciel doivent attirer pour engendrer du volume de transactions, régler les problèmes de congestion posés par ce volume et, finalement, éviter l’opportunisme qui ferait que les transactions se déroulent hors site une fois la mise en relation effectuée [Roth, 2015, chap. 5-6-7]. Au-delà de ces aspects étudiés par l’économiste, le fonctionnement d’une plateforme repose sur la création de bases de données qui regroupent les personnes ayant liquéfié leurs ressources d’un côté et, de l’autre, celles qui souhaitent y accéder. La création de telles bases de données constitue le capital spécifique des plateformes : c’est ce processus qui explique que des sites subventionnent le côté « court » de leur plateforme, comme c’est le cas de certains sites de rencontres qui font payer les hommes tandis que l’inscription reste gratuite pour les femmes, ou encore qui conditionnent le passage de la version gratuite mais limitée (freemium) au plein accès à certaines options par un paiement (premium).

8La formation de ces bases de données n’est pas un simple élément technique (récolter, stocker et traiter les informations) doublé d’un problème de modèle d’affaire (quel côté de la plateforme subventionner et jusqu’à quand). Les bases de données définissent des collectifs. Les individus ainsi regroupés ont trois caractéristiques communes indépendamment de leurs attributs personnels : premièrement, ils partagent un même intérêt à faire vivre une structure d’échange novatrice ; deuxièmement, ils n’ont généralement pas connaissance des autres membres du collectif et, troisièmement, ils sont rattachés à une même plateforme. Examinés d’un point de vue relationnel, ces collectifs peuvent être qualifiés de « blocks », terme qui marque leur similitude avec certains collectifs formés par blockmodelling dans l’analyse de réseau [3]. Les acteurs y ont le même profil relationnel ou la même signature relationnelle. Toutefois, cette similitude relationnelle n’implique pas qu’ils soient eux-mêmes en relation directe : à titre d’illustration, les hommes inscrits sur Meetic n’ont aucune raison d’être en relation directe, bien qu’ils appartiennent à la même base de données.

9La dimension sociale des technologies de liquéfaction des actifs, que l’on utilise des algorithmes d’appariement ou non afin d’optimiser les chances d’appariement entre partenaires potentiels, modifie le processus de rencontre. Synthétisant les travaux réalisés par Michel Bozon et François Héran sur les lieux (associations, lieux de travail ou d’études) qui permettent la rencontre des conjoints, Marie Bergström explique que les plateformes transforment profondément le processus :

10

« Les sites de rencontre opèrent une rupture importante avec cette organisation des rencontres. Spécifiquement consacrés à l’appariement des partenaires, ils participent à désencastrer les rencontres amoureuses et sexuelles d’autres sphères de la vie sociale. Autrement dit, le recrutement des partenaires devient ici une pratique distincte et formalisée : spatialement et temporairement circonscrite et dotée d’une finalité explicite. Plus que de simplement étendre la géographie amoureuse et sexuelle, les sites de rencontre la redessinent. »
[Bergström, 2014, p. 16]

11Retombe-t-on pour autant dans un balancement classique opposant l’encastrement social et le marché dans l’organisation des rencontres amoureuses et sexuelles ? Ce serait aller bien vite en besogne, comme l’ont montré l’étude de Sébastien Roux [2001] sur les échanges économico-sexuels entre touristes et femmes thaïlandaises et les travaux de Viviana Zelizer [2005] sur l’imbrication de l’intime et du marchand. Les sites de rencontre ne sont pas la première intrusion des relations marchandes au sein du domaine de la rencontre amoureuse puisque les annonces matrimoniales dans la presse et les agences matrimoniales étudiées par Claire-Lise Gaillard [2018] montrent leur présence depuis le milieu du XIXe siècle.

3 – Conclusion

12Deux éléments peuvent servir à clore cette brève réflexion sur la rencontre de la sociologie économique et de la sociologie de la sexualité.

13L’apparition d’un intermédiaire marchand modifie les conditions sociales de la rencontre amoureuse. Celle-ci est-elle pour autant de nature marchande ? L’usage du terme de marché matrimonial, dans lequel il est question de « faire un choix, maximiser ses options et utiliser des techniques de calculs en termes de coûts et de profits, et d’efficacité » [Illouz, 2006, p. 252], pourrait le faire croire. Cette interprétation est douteuse : si le marché implique l’idée de choix, la réciproque n’est pas vraie. La relation marchande est caractérisée par la puissance monétaire, c’est-à-dire la capacité d’obtenir le bien désiré en payant plus cher – ce n’est pas pour rien que la technologie de l’enchère est souvent prise comme l’exemple même du marché. Aussi, une fois que la relation marchande rattachant les individus à la plateforme a fait se rencontrer deux partenaires potentiels, ce n’est pas la capacité à payer qui fera l’appariement entre eux. Les personnes passant par les sites de rencontre et faisant face à la pluralité des offres de biens liquéfiés utilisent volontiers des analogies marchandes et de compétition. Dans son article, Eva Illouz insère cet échange entre elle et une utilisatrice d’un site :

14

« Q : Qu’est-ce que vous voulez dire par “petit numéro de vendeuse” ? R : Sur le fond, il faut se vendre. Ça ne me pose pas de problème, mais il faut voir les choses en face. Parce que le seul but du rendez-vous est de répondre à la question “Est-ce que nous avons envie de nous revoir ?” Comme couple. Q : Comment vous vendez-vous ? R : Je suis quelqu’un de très sincère. Mais, dans ces rendez-vous, je souris beaucoup, je suis très très très gentille. Je n’exprime aucune opinion extrême ou tranchée, alors que j’ai des opinions très tranchées et que je suis extrémiste. »
[Illouz, 2006, p. 154]

15L’usage émique du vocabulaire marchand est un fait, mais son importation étique fait problème, car il y a de nombreuses manières de se trouver en compétition avec autrui (sexuelle, scolaire, sportive, etc.) ; et il n’y a nulle raison de les rabattre sur la compétition marchande. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de la rencontre elle-même et de la déception ressentie par cette utilisatrice, le vocabulaire reste dans le registre relationnel.

16Enfin, les technologies d’appariement qui sont à l’œuvre dans les plateformes ne sont pas nécessairement associées au monde marchand [Steiner, 2016, chap. 7]. Les plateformes d’appariement utilisant les technologies de l’acceptation différée ou du cycle d’échanges optimaux peuvent servir aussi bien à reproduire le fonctionnement marchand qu’à permettre des appariements non marchands. L’ingénierie économique d’Alvin Roth s’applique aussi bien au marché du travail (appariement des internes en médecine et des hôpitaux) qu’à la transplantation d’organes, dans laquelle la relation marchande est bannie par les lois nationales comme par les déclarations internationales des professionnels.

Notes

  • [1]
    « [Nous] caractérisons comme intimes les relations dans la mesure où les interactions dépendent d’un savoir particulier [particularized knowledge] reçu et des attentions accordées par au moins une personne – savoirs et attentions qui ne sont pas largement disponibles à d’autres personnes. Ce type de savoir concerne des éléments comme des secrets partagés, des rites interpersonnels, des informations sur le corps, la vulnérabilité, et le partage de souvenirs de situations embarrassantes » [Zelizer, 2005, p. 14 ; je traduis].
  • [2]
    La liquidité est ici entendue au sens financier du terme, c’est-à-dire comme possibilité de se défaire aisément d’un actif sur le marché. La liquéfaction des actifs (une chambre dans un appartement, par exemple) fait que son accès ne dépend plus de l’existence préalable d’une relation forte avec son détenteur (appartenir à la fratrie, être ami de, etc.), mais passe par le biais d’une relation marchande médiée par le cadrage d’une plateforme (comme Airbnb). Cette liquéfaction constitue l’une des étapes du processus de capitalisation étudiée par Fabian Muniesa [2017].
  • [3]
    La technique du blockmodelling regroupe, sur le principe de l’équivalence structurale, des acteurs qui envoient et reçoivent les mêmes liens aux autres membres du réseau [Wasserman et Faust, 1994, chap. 10].

Bibliographie

  • Acquier, Aurélien (2017), « Retour vers le futur ? Le capitalisme de plateforme ou le retour du “domestic system” », Le Libellio d’aegis, 13(1), 87-100.
  • Bergström, Marie (2014), Au bonheur des rencontres. Sexualité, classe et rapport de genre dans la production et l’usage des sites de rencontres en France, Thèse de doctorat de sociologie, Paris, Institut d’études politiques.
  • En ligneCallon, Michel (2017), L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Paris, La Découverte.
  • Evans, David S., Schmalensee, Richard (2016), Matchmakers. The New economics of Multisided Platforms, Boston, Harvard Business Review Press.
  • Flichy, Patrice (2017), Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Seuil.
  • Gaillard, Claire-Lise (2018), « Oscillations et réaffirmations du genre dans les petites annonces de L’Intermédiaire discret, 1921-1939 », Genre & Histoire, 21, https://journals.openedition.org/genrehistoire/3064.
  • En ligneIllouz, Eva (2006), « Réseaux amoureux sur Internet », Réseaux, n° 138, p. 245-268.
  • Marx, Karl (1873), Le capital. Critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales (1976).
  • Muniesa, Fabian et al. (2017), Capitalization. A Cultural Guide, Paris, Presses des Mines.
  • Parker, Geoffrey G., Van Alstyne, Marshall W., Choudary, Sangeet Paul (2016), Platform Revolution. How Networked Markets Are Transforming the Economy and How to Make Them Work for You, New York, Norton.
  • Piketty, Thomas (2013), Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil.
  • Roth, Alvin (2015), Who Gets What and Why, Londres, William Collins.
  • En ligneRoux, Sébastien (2012), No Money, no Honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, Paris, La Découverte.
  • En ligneSteiner, Philippe (2016), Donner… Une histoire de l’altruisme, Paris, Presses universitaires de France.
  • Steiner, Philippe (2019), « Economy as Matching », Politica e sociedade, 38 (sept-Dec), p. 14-45.
  • Wasserman, Stanley, Faust, Katherine (1994), Social Network Analysis. Methods and Application, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Zelizer, Viviana (2005), The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press.
Philippe Steiner
Sorbonne Université / Gemass
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2020
https://doi.org/10.3917/rfse.025.0161
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...