CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les innovations techniques sont un facteur important de développement économique. La machine à vapeur et l’électricité en sont des exemples illustratifs, et Internet n’y fait pas exception. Comme le soulignait l’économiste Robert L. Heilbroner, « une large part de ce qu’on appelle la “croissance”» dans les sociétés capitalistes consiste en [une] transformation de la vie par l’intérieur, davantage qu’en une augmentation de productions inchangées » [Heilbroner, 1986, p. 51]. Par la conversion de biens et d’activités en nouveaux produits et services, la technique participe à une extension du marché.

2L’originalité d’Internet, par rapport à d’autres innovations, réside dans le fait que cette extension se produit notamment dans le domaine de la sexualité, le couple et l’univers amical. Les pratiques numériques sont devenues constitutives de notre vie quotidienne et, par le même mouvement, de nombreux acteurs économiques sont entrés dans la vie privée. Dans l’écrasante majorité des cas, les sites consultés et les applications utilisées sont en effet le produit d’entreprises qui nous fournissent des outils pour communiquer avec les proches, échanger des photographies, organiser les courses alimentaires, mesurer les performances sportives, suivre les cycles menstruels, organiser les listes de mariage, regarder des vidéos pornographiques ou faire des rencontres amicales, amoureuses ou sexuelles. Le caractère pervasif des pratiques numériques a favorisé la poussée inédite d’une économie de l’intime.

3À la question de savoir ce qu’Internet fait à l’« économie du sexe » – question à l’origine de cet article – la première réponse est donc son élargissement. Si l’on entend par économie du sexe l’ensemble des activités professionnelles qui ont trait à la sexualité, le secteur s’est à la fois développé et reconfiguré. Or force est de constater que les travaux empiriques sur le sujet sont relativement rares. L’intrication croissante entre l’économie et l’intime a principalement été abordée sous l’angle d’une « marchandisation » croissante des relations humaines [Illouz, 2007]. De nature métaphorique, cette notion est mobilisée au bénéfice d’une critique contre le capitalisme vécu comme omniprésent mais conduit, paradoxalement, à se désintéresser des activités économiques concrètes, à savoir les acteurs qui font de la sexualité leur commerce.

4En esquissant quelques-uns des changements récents, ce court texte ne prétend pas épuiser le sujet mais se veut, au contraire, un appel aux enquêtes approfondies. Plusieurs tendances méritent attention, dont certaines caractérisent l’économie numérique dans son ensemble, d’autres sont relatives au « capitalisme de plateforme » et à l’essor des intermédiaires, et encore d’autres concernent la privatisation des échanges sexuels sur Internet.

1 – Un marché contesté mais banal

5Parmi les secteurs économiques bousculés par les nouvelles technologies figure en bonne place la pornographie. De la photographie érotique au cinéma pornographique, des magazines de nues aux cassettes vidéo, les contenus explicites sont désormais largement diffusés et consultés sur Internet [Trachman, 2013]. Le secteur est à ce titre illustratif d’un mouvement de migration d’activités économiques existantes vers l’espace numérique, d’un renouvellement des supports qui n’est pas sans conséquence sur les produits. Il s’est traduit, dans le cas de la pornographie, par une diversification des scénarios et des niches, et de nouveaux modes de catégorisation des pratiques par le biais de « tags », c’est-à-dire des labels numériques [Mazieres, Trachman, Cointet, Coulmont et Prieur, 2014]. De même, le caractère participatif d’Internet facilite la constitution de « communautés de pratiques » et, surtout, contribue à la diffusion de vidéos « amateurs » qui viennent – comme dans d’autres secteurs culturels – brouiller les frontières entre production et réception, professionnels et particuliers [Beuscart et Mellet, 2015].

6Si la nature du commerce est inhabituelle et en fait un marché contesté [Steiner et Trespeuch, 2014], la pornographie n’en est pas moins un exemple type des transformations contemporaines du capitalisme, comme le montre Mathieu Trachman [2013]. L’incidence du numérique sur les pratiques économiques n’est ainsi souvent pas propre au secteur, mais suit des tendances observées dans d’autres industries et documentées par les sciences sociales. En l’occurrence ici, il s’agit d’abord d’une internalisation du marché grâce aux supports numériques, mettant en concurrence les acteurs économiques de façon inédite. Les acteurs et les actrices sont alors amenés à diversifier leurs sources de revenus en travaillant dans des secteurs connexes à la pornographie, comme le strip-tease, l’escorting ou les sexcams [Berg, 2016].

7Les défis du piratage sont un autre exemple, c’est-à-dire la diffusion illégale de contenus qui circulent librement sur Internet. Cette violation des droits d’auteurs – bien connue de l’industrie musicale et cinématographique – touche également la pornographie et rend les internautes réticents à payer pour accéder aux vidéos, d’autant plus que la pratique est illégitime. Ces deux tendances ont pour effet une baisse de profits d’une partie des maisons de production. La conséquence est une précarisation des artistes qui voient leurs conditions de travail se dégrader, comme l’a souligné récemment Ovidie, réalisatrice et ancienne actrice pornographique, dans un documentaire dénonciateur [Ovidie, 2017].

8Un autre élément, moins souvent souligné, est la tendance monopolistique des entreprises du numérique. Dès lors qu’une société arrive à se faire une place sur le marché, elle constitue une cible d’acquisition pour de grands groupes dominants dont la stratégie consiste à neutraliser la concurrence en la rachetant. Facebook en fournit un bon exemple, ayant acquis une cinquantaine d’entreprises concurrentes depuis son lancement, dont Instagram et WhatsApp par exemple. Ces comportements prédateurs sont exacerbés dans le cas de la pornographie en ligne, comme en témoigne la société emblématique MindGeek. Suite à une série de rachats et de passations de propriétés (à quoi s’ajoutent des piratages de contenus produits par des entreprises concurrentes), cette entreprise détient aujourd’hui la plupart des grandes plateformes de diffusion pornographique, telles que Youporn, Pornhub et RedTube.

9Un même phénomène caractérise également les services de rencontres. La société Meetic, aujourd’hui à la tête de plusieurs sites de rencontres, est elle-même la propriété du groupe Match. Ce dernier est à son tour détenu par un grand conglomérat nommé InterActive Corp (IAC) qui possède désormais la plupart des « marques » du genre telles que Meetic, Match, Tinder et OkCupid pour ne citer que quelques noms. Supposés concurrents, ces services occupent en réalité les différents segments d’un même marché, contrôlé par une entreprise en quasi-monopole.

10L’économie du sexe, sous l’effet des pratiques numériques, connaît donc des évolutions caractéristiques d’autres secteurs plus légitimes. C’est d’autant plus le cas que le passage sur Internet y a fait entrer de nouveaux acteurs. Derrière les services numériques figurent souvent des informaticiens (codeurs, programmeurs, développeurs). Très loin des figures sulfureuses d’un Larry Flynt ou d’un Hugh Hefner, éditeurs des magazines Hustler et Playboy et producteurs de vidéos pornographiques, les nouveaux entrepreneurs du sexe font profil bas et se cachent volontiers derrière l’image de « geek ». Aussi les entreprises ont-elles une devanture très « technique » à l’instar de Mindgeek qui se présente comme une entreprise « chef de file en conception web » et ne fait pas mention du contenu vendu. Contrairement aux pornographes « traditionnels » interrogés par Mathieu Trachman, qui revendiquent des compétences propres à leur métier [Trachman, 2013], les nouveaux acteurs ont la particularité de renier un tel domaine d’expertise. Informaticiens avant tout, ils se présentent comme de simples « techniciens du sexe ». Des recherches futures sont nécessaires pour saisir comment concrètement, derrière cette façade technologique, ces professionnels travaillent, organisent et mettent en scène la sexualité en ligne.

2 – Du proxénète à la plateforme : l’essor des « intermédiaires »

11Outre la délocalisation d’une série d’activités, Internet a aussi donné lieu à des pratiques économiques nouvelles dont les sexcams fournissent sans doute le meilleur exemple. Proposant de visionner des performances sexuelles en ligne, ces services ont connu une diffusion importante au cours des dernières années, à l’instar de sites comme LiveJasmin, Cam4 ou Chaturbate. Inédite dans sa forme numérique, cette activité ne s’inscrit pas moins dans le sillage d’autres pratiques économiques.

12En proposant des interactions érotiques avec des animateurs et animatrices, les sexcams s’inscrivent tout d’abord dans la lignée des « messageries roses » du Minitel ayant par la suite migré sur Internet [Stoian, 2009]. Constitués de performances en direct, réalisées par de jeunes femmes ou hommes (camgirls et camboys) qui se déshabillent devant une audience principalement masculine, ils s’apprêtent aussi à des spectacles de strip-tease. Mettant en scène la masturbation et, dans certains cas, des rapports sexuels, la pratique s’inscrit dans certains cas dans la pornographie. Enfin, le caractère interactionnel, par lequel le client paie pour voir réaliser certaines pratiques sexuelles, donne à la pratique une dimension prostitutionnelle. L’originalité des sexcams réside dans ce caractère interstitiel de la pratique : il s’agit d’une extension de l’économie du sexe par le croisement d’activités existantes.

13Or les sexcams incarnent aussi un nouveau modèle économique. Apparu avec Internet, il a été qualifié de « capitalisme de plateforme » [Srnicek, 2017 ; Abdelnour et Bernard, 2018]. Le terme désigne des entreprises qui, par le biais d’applications ou de sites, mettent en contact des prestataires avec des clients. L’exemple le plus connu est l’entreprise Uber dont le nom a été étendu pour parler d’une ubérisation de l’économie, soit un changement radical des relations de travail. En effet, comme le soulignent Sarah Abdelnour et Sophie Bernard, la particularité des nouvelles entreprises réside dans le fait que « les offreurs de travail sur les plateformes numériques sont parfois, voire souvent, des particuliers, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas salariés, ni même forcément professionnels » [Abdelnour et Bernard, 2018, p. 2].

14C’est le cas des camgirls et des camboys qui exercent leur activité contre une rémunération mais dont le statut professionnel est flou. Le caractère « amateur » de l’activité est fortement érotisé et mis en scène par les plateformes. Discours de marketing et de positionnement, il constitue un argument de vente par rapport à la pornographie traditionnelle consistant à valoriser l’authenticité et le « vrai » : les camgirls et les camboys ne seraient pas des professionnels mais des femmes et des hommes ordinaires qui se déshabillent pour le plaisir.

15Les travaux consacrés à l’économie de plateforme soulignent la diversité des conditions de travail et du degré de professionnalisations de la pratique qui, selon les acteurs, prend la forme d’un loisir, d’un travail « à côté » ou d’un métier précaire [Beauvisage, Beuscart et Mellet, 2018 ; Cocq, 2018 ; Jourdain, 2018]. Dans le cas des sexcams, la valorisation de l’amateurisme cache souvent des activités à traits professionnels. C’est ce que montre l’enquête de Pierre Brasseur et Jean Finez, consacrée aux camgirls francophones. Non seulement l’activité répond le plus souvent à des motivations économiques, mais elle repose en outre sur des compétences particulières et nécessite un investissement temporel important [Brasseur et Finez, 2019].

16Ce capitalisme de plateforme participe à la diffusion d’un nouvel acteur économique : « l’intermédiaire ». Au couple traditionnel client-prestataire s’ajoute désormais un troisième personnage, dans le rôle de l’entremetteur (cf. l’article de Ph. Steiner dans ce numéro). Bien connue des sociologues de la sexualité, la figure rappelle celle du proxénète qui met en contact des prostitués avec leurs clients. La comparaison est heuristique tant elle permet de souligner que les « intermédiaires » s’en tiennent rarement à un rôle passif : s’ils réalisent une captation importante des profits, c’est en grande partie parce qu’ils exercent un contrôle sur les transactions qui place de facto les prestataires dans une situation de subordination. Les enquêtes à venir fourniront des éclairages précieux sur ces nouveaux travailleur.e.s du sexe et sur les formes contemporaines d’exploitation favorisées par le développement de l’économie numérique.

3 – La privatisation des échanges sexuels

17L’économie numérique se caractérise enfin par une forme de privatisation, notion qui traduit d’abord le déplacement d’une série de pratiques de l’espace public vers la sphère privée. L’originalité d’Internet consiste en effet à créer des espaces d’interaction à distance, accessibles depuis le foyer. Cette privatisation est visible dans le cas des camgirls qui se mettent en scène dans un cadre domestique. Elle l’est aussi pour la prostitution, activité qui s’est progressivement déplacée de la rue vers des espaces intérieurs grâce à Internet.

18Cette relocalisation géographique change les pratiques. Tout d’abord, leur caractère domestique rend les différentes formes de commerce sexuel plus accessibles, y compris pour les clients et les prestataires. C’est ainsi que les nouvelles technologies ont ouvert le travail sexuel à des groupes sociaux plus larges, et notamment pour les classes moyennes, comme le montre Elizabeth Bernstein [2009]. L’escorting fournit ici un bon exemple : pratiqué via Internet, il se distingue de la prostitution traditionnelle par les modalités d’exercice, les tarifs et les modes d’investissement dans la pratique mais aussi par les personnes qui s’y engagent [Bigot, 2009 ; Rubio, 2013]. Le changement de vocabulaire est à ce titre illustratif : le fait que l’escorting se nomme autrement que la prostitution renvoie également à un enjeu de distinction sociale [Bernstein, 2009].

19La privatisation change aussi les pratiques des clients. Parce que les usages numériques se déroulent souvent au foyer et qu’ils permettent l’anonymat, le contrôle social extérieur est moindre. L’accès à la sexualité et son exercice sont ainsi facilités. Le constat vaut pour les pratiques les plus illégitimes – comme la prostitution – mais aussi pour des activités plus ordinaires comme l’usage de sites et d’applications de rencontres. Accessibles depuis le domicile, ces services sont aussi dissociés des cercles de la sociabilité ordinaire et permettent à ce titre l’organisation de rencontres loin des regards. Ce faisant, ils autorisent une grande discrétion dans les échanges amoureux et sexuels, ce qui, d’une part, explique leur succès, d’autre part, contribue à favoriser une sexualité non conjugale [Bergström, 2019].

20Alors que les pratiques numériques sont habituellement associées à une publicisation croissante de la vie privée, les services dédiés à la sexualité et au couple participent donc d’un mouvement contraire. À l’opposé de la « transparence » des relations sociales à laquelle concourent certains réseaux sociaux [Mercklé, 2011] – avec une communication publique et un décloisonnement des cercles de connaissance –, ces services spécialisés retirent au contraire la sociabilité sexuelle de la scène publique pour lui consacrer un espace à part. Plus que jamais, la sexualité devient une affaire privée [Bergström, 2019].

Bibliographie

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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2020
https://doi.org/10.3917/rfse.025.0155
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