1À l’heure des espaces numériques d’expressivité de genre et des formes massives et rapides de diffusion que supposent ces espaces, comment résiste ou s’effrite la notion d’échange économico-sexuel forgée dès 1987 par Paola Tabet ? Pour traiter ce fil rouge organisé en cinq parties, il convient d’abord de saisir l’idée de l’auteure et son cadre théorique, puis les hiatus et déplacements de la notion au travers de son instrumentalisation par d’autres chercheurs et chercheuses (i). Ensuite, à travers, d’une part, les caractéristiques d’une foule numérique a-localisée (ii), d’autre part, l’apparente démocratisation des débats qu’elle provoque (iii), les effets des formes contemporaines de mondialisation sur la solidité de la notion seront traités. En effet, l’échange économico-sexuel étant vu par Tabet comme structurel, l’anthropologue italienne décrit ses situations diverses de manifestation sans pour autant questionner les dynamiques d’influence réciproque et d’uniformisation des variantes, liées aux nouvelles techniques de communication et aux « relations publiques généralisées » [Miège, 1995]. Enfin, il s’agira de discuter de l’incidence des applications de rencontre et de géolocalisation sur les permanences ou impermanences de la notion, en distinguant celles qui s’adressent aux homosexuel.le.s. (iv), le plus souvent des hommes dans les recherches connues, de celles destinées aux hétérosexuel.le.s (v).
1 – Révéler, performer ou complexifier ?
2Ce qui révèle parle du passé voire de l’indépassable. Rapportée à l’objet de cet article, la question est : autour de la sexualité et des rapports de sexe, de quoi témoignent les nouvelles pratiques virtuelles qui leur préexistent ? À l’inverse, ce qui performe regarde vers l’avenir et induit une vision dynamique du monde, où des outils inédits sont susceptibles de rompre avec d’anciennes manières de faire et de représenter [Butler, 1990]. La question devient : comment les technologies contemporaines perturbent-elles les normes de sexualité et de genre ?
3Non instrumentalisée, la pensée de Paola Tabet s’inscrit dans le premier registre. Elle est qualifiée de féministe matérialiste et relève du structuralisme en ce que des transformations techniques, politiques ou sociales sont jugées impuissantes à estomper radicalement la domination des hommes sur les femmes. Pour Tabet, les échanges économico-sexuels témoignent, du mariage à la prostitution, de « l’existence d’un continuum dans les formes de relations sexuelles entre homme et femme » [Tabet, 2004, p. 9] au sein duquel la sexualité des unes est toujours réduite à un service par ceux qui le rétribuent. Parce que la sexualité des femmes avec des hommes est toujours aussi ce service et jamais exclusivement un plaisir ou un désir, les relations entre les sexes sont asymétriques : en s’attachant ce service par des dons voire des versements d’argent, les hommes mettent les femmes en dette, donc en position de leur être redevables. La sexualité n’est qu’un instrument de cette mise en dette, dont les conséquences s’étendent à l’ensemble de la vie sociale. Ainsi, la réflexion de Tabet, tout en actant une hétéronormativité, ne vise ni à questionner la sexualité ni les négociations ou jeux qui y conduisent. Sa volonté est de réfléchir les rapports entre « classes de sexe », comme sont interrogés les rapports entre « classes sociales » ; autrement dit, elle transpose la pensée marxiste aux rapports sociaux de sexe. Dans cette perspective, l’auteure emprunte, en l’adaptant [Broqua, Combessie, Deschamps et Rubio, 2019], le concept de « don et contre-don » de Marcel Mauss modelé dans les années 1920. Elle voit l’organisation de la dette et l’impossibilité de la solder comme la preuve de la mise sous tutelle des femmes. Elle semble réfuter en cela les thèses de Jacques Gotbout [2000] qui envisagent que l’obligation de donner, recevoir et rendre est constitutive du lien social. Elle n’estime pas non plus, en matière de relations intimes, que ces dernières soient jugées satisfaisantes ou non par les protagonistes, que l’absence de résolution de la dette, son caractère « incalculé et incalculable » [Deschamps, 2013], est parfois l’indice de projections vers un avenir commun.
4En 2010, un colloque intitulé « transactions sexuelles » discutait la notion élaborée par Tabet à l’aune de recherches qui abordent d’autres situations que celles envisagées initialement : phénomènes de mondialisation, homosexualité, rapports d’âge, de « race »… L’anthropologue, invitée lors de cet événement scientifique, estimait que ces travaux ne mettaient pas en cause sa théorie : elle maintenait donc son caractère structurel et intemporel. Sans doute confirmerait-elle cette position à la lecture d’enquêtes récentes qui articulent sexualité et espaces virtuels. En effet, « dans une grande partie de la littérature, les références au concept d’échange économico-sexuel [sont] fréquentes mais le plus souvent superficielles et illustratives. Les situations empiriques que beaucoup de chercheurs [ont] rencontrées sur le terrain y renvoi[ent] presque automatiquement, mais le concept [est] davantage utilisé pour sa puissance descriptive que pour sa valeur explicative » [Broqua et Deschamps, 2014, p. 12]. Dans cette littérature du XXIe siècle naissant, l’échange argent ou cadeaux contre sexualité est observé mais, d’une part, cette sexualité n’est pas forcément abordée en termes de service, d’autre part, cet échange n’est pas incompatible avec le désir et les sentiments. En sus, celles ou ceux qui proposent leur sexualité sont souvent considérés comme ayant des capacités d’agir et de choisir, certes à des degrés variables. Soulignant l’agentivité de toutes et tous ainsi que leurs compétences à performer au moins en partie le cours de leur vie, ces recherches offrent une intuition non déterministe du monde, une vision par définition dynamique. Elles sont prises dans le contexte néolibéral que Michel Foucault a flairé avant l’heure, tandis que les écrits de Tabet ont l’inspiration marxiste qui a prévalu précédemment dans les milieux universitaires : la génération des chercheurs post-foucaldiens s’intéresse souvent aux sujets, à la subjectivité et aux signes de responsabilité et de responsabilisation impartis au néolibéralisme [Hache, 2007], alors que Tabet s’inquiétait du groupe des femmes dans son ensemble, d’une façon quasi a-contextuelle en dépit des nombreux exemples situés dont se nourrissent ses écrits. Dans la suite du propos, la possibilité du changement côtoie voire se combine avec l’approche structuraliste défendue par Paola Tabet.
2 – Une nouvelle foule a-localisée et des temporalités multiples
5Parmi les phénomènes récents, la dématérialisation des contenus est centrale : le lieu physique n’est plus forcément celui de l’échange contemporain [Delbaere, 2010]. Depuis le développement des réseaux internet, les foules peuvent emprunter d’autres canaux d’expression que les espaces urbains. Lorsque Robert Park [1904] a commencé à réfléchir à ce qu’est la foule, son projet n’était pas de s’intéresser aux rassemblements de rue, mais à la communication, donc à un domaine relevant du mouvement. Triturer son intention première, au regard des sexualités et rapports de genre numériques, est tentant.
6Trois « affaires » qui ont inondé les réseaux sont à ce titre instructives. Ces affaires concernent des accusations de harcèlement, d’agressions sexuelles ou de viols qui pèsent sur le producteur Harvey Weinstein, sur le prédicateur Tariq Ramadan et sur le directeur artistique Jean-Claude Arnault, époux influent d’une membre du jury du prix Nobel de littérature. Pourquoi ces affaires éclatent-elles en cascade à l’automne 2017 ? Déjà, elles sortent de la sphère des relations intimes et privées pour lesquelles Tabet est majoritairement citée. En deçà de leur caractère spectaculaire hollywoodien, elles témoignent si ce n’est d’un passé lointain, du moins d’une histoire récente où les femmes finissent par être presque aussi nombreuses que les hommes à développer une vie professionnelle et intellectuelle en dehors de leur domicile. Est-ce à dire que les univers de travail sont devenus le nouvel espace de contrôle social des femmes ? En tout cas, les hiérarchies y sont explicites, réactualisant et déplaçant au monde du travail la thèse de Tabet : il est bien potentiellement question de services sexuels de subordonnées contre compensation : en prestige, en promotion, en argent. À cette nuance près que les temporalités du service et de sa rétribution peuvent être spécifiques et paradoxales : il y a promesse d’un gain (et non pas antériorité du gain) par des hommes occupant des positions de pouvoir. C’est l’espoir du gain qui est susceptible de mettre en dette (avant même que celle-ci existe), au point que les intérêts puissent aller jusqu’à l’arrachement d’une sexualité non consentie.
7Ici, un espoir de bénéfice personnel a donc, peut-être, un pouvoir de contrainte supérieur à celui qui prévaut lorsqu’un bénéfice est obtenu. L’opérationnalité de la contrainte serait-elle plus forte lorsqu’il y a projection sur l’avenir ? Et si l’on transforme le triptyque de Marcel Mauss (« donner, recevoir, rendre »), le rendu peut-il précéder le don ? Ce que les « affaires » ont fait débattre au-delà d’elles-mêmes à échelle simultanée sur tous les continents via les réseaux de communication contemporains, c’est implicitement cette tension entre le déjà-là ou le toujours-là d’une part, et les effets des acquis sociaux et des volontés de poursuivre l’émancipation d’autre part. Entre passé, présent et avenir, entre structure et agentivité, de quelles temporalités, statiques ou rythmiques, les possibilités de faire pression pour obtenir tantôt un gain économique tantôt l’arrachement d’un service se nourrissent-elles le mieux ? Et en quoi, en étant parfois perçues comme une démocratisation de l’expression de la pensée, les nouvelles techniques de communication confortent-elles ou déplacent-elles les rapports de force ?
3 – Internet, instrument du passage de la controverse à la crise ?
8En France, en octobre 2017, suite aux accusations de harcèlements et d’agressions sexuelles portées à l’encontre de Harvey Weinstein, les hashtags « MeToo » et « Balance ton porc » sont lancés par deux femmes journalistes. Leurs initiatives prouvent-elles l’adaptabilité de l’échange économico-sexuel à la sphère professionnelle et, plus précisément, aux mondes intellectuels (transposables aux mondes de la création) espérés, à tort, libres d’une économie morale et matérielle de la domination et que des femmes ont fini par investir ? Cette hypothèse et les réactions qu’elle a suscitées en retour ont été virales, amplifiées et transformées par supports numériques interposés. Ces réactions étaient d’autant plus vives qu’elles ont d’abord eu pour point commun d’impliquer des personnages de papiers glacés, tant du côté des victimes que des accusés. Or si les « personnages d’exception » sont depuis longtemps des influenceurs, les moyens dont ils disposent se sont multipliés avec les nouvelles techniques de communication. Les possibilités offertes par ces dernières, en ce qu’elles rompent l’isolement, seraient-elles alors le vecteur d’un grand soir pour certaines femmes ? Les réseaux numériques constituent autant des foules hors-sol, susceptibles de modifier les législations nationales, que des personnes singulières que ce médium autorise à penser à partir d’opinions ou d’expériences individuelles, hors expertise. Autour du genre et des rapports de pouvoir qui le traversent, ces réseaux sont en cela l’instrument du passage de la controverse, qui agite les milieux autorisés à penser un sujet donné, à la crise, où toutes et tous deviennent légitimes à penser ce sujet, voire sont obligés de se situer [Deschamps, 2019]. Ils sont autant un moteur de changement et de convergence mondiale et simultanée des luttes pour ce changement qu’un leurre ou une démagogie. Ils accroissent la globalisation via un chassé-croisé entre univers qui cessent d’être hermétiques les uns aux autres, s’influencent, se copient, continuent parfois de s’envier ou de se détester. Mais cette globalisation renseigne-t-elle les termes de la tension entre approches déterministe et relationnelle ? Pour l’échange économico-sexuel, balle au centre : « L’erreur serait en effet d’oublier que la clôture d’une controverse, loin d’être la conséquence mécanique de l’apport par une partie d’une preuve “irréfutable” ou d’un argument “définitif”, est toujours un travail social ou, si l’on préfère, une performance collective » [Lemieux, 2007, p. 209].
4 – Géolocalisation pour hommes : statu quo dans les échanges économico-sexuels ?
9Les plateformes comme Twitter ou Facebook et les hashtags comme « MeToo » contribuent à agréger des individus et, ce faisant, à produire des foules qui, par l’étendue et la rapidité de transmission des messages qu’ils portent, renforcent la globalisation des discours sans permettre toujours d’éclairer des prévalences théoriques. Ces foules sont le télescopage et parfois la cacophonie de plusieurs types d’entre-soi, poreux les uns vis-à-vis des autres, paradoxaux, entre repli et influence généralisée, parfois transnationaux par une maîtrise de plus en plus fréquente de la langue véhiculaire qu’est devenue le broken English, aussi dite « langue d’aéroport ». Qu’en est-il des applications de géolocalisation à fins de rencontre sexuelles ou amoureuses ? Elles semblent s’éloigner, précisément par l’usage de la géolocalisation, des influences globales. Ou, précédemment, qu’en est-il des héritières des agences matrimoniales, c’est-à-dire les sites web de rencontre et leur ancêtre français, le minitel ? Des jeux au dating on line, la proportion des couples à s’être formés via internet est de plus en plus importante, pouvant atteindre le tiers d’entre eux aux États-Unis dès 2011 [Dutton et al., 2011].
10Née dans ce même pays en 2009, Grindr, la première des applications de géolocalisation à fin de rencontres sexuelles [Race, 2014], s’adresse aux hommes cherchant d’autres hommes, ce qui n’est nullement le fruit du hasard pour trois raisons au moins. D’abord, les lieux extérieurs de drague entre hommes, à la différence de ceux réservés aux hétérosexuel.le.s lambda, étaient historiquement présents dans la plupart des villes, sur des aires d’autoroute, dans des bois [Gaissad, 2009]. Ensuite, les statistiques montrent ces hommes partout davantage multipartenaires que les hétérosexuel.le.s [Bajos et Beltzer, 2008]. Enfin, on peut y voir un indice que la visibilisation des minorités continue de révéler la norme, de la même manière qu’au XIXe siècle les discours sur l’homosexualité (et l’invention du mot) précèdent ceux sur l’hétérosexualité, bien plus tardifs [Katz, 1995].
11Depuis l’ouverture des applications de rencontres gay comme Grindr, Scruff ou Hornet, le nombre des bars gay a radicalement chuté à Londres [Campkin et Marshall, 2017]. Si le lien de causalité est contesté et que les fermetures sont aussi le fruit de la gentrification [Sanders-Mcdonagh, Peyrefitte et Ryalls, 2016], de la meilleure acceptabilité de l’homosexualité dans les pays dits occidentaux (les homosexuels auraient moins besoin de lieux spécifiques), de la concurrence des soirées privées (argument, en France, du Syndicat national des entreprises gay), voire de la lutte contre la dépendance à l’alcool dans les milieux homosexuels, la concomitance n’en est pas moins établie. L’application Grindr, en partie gratuite et essentiellement financée par la publicité, permet de sauter la plupart du temps la case des verres à payer pour avoir une sexualité « rapide » avec des inconnus, quand les one shots sexuels furtifs, qu’ils soient hétéro ou homosexuels, ont de toute façon toujours occasionné moins de dépenses que les histoires longues : Paola Tabet elle-même, qui établit pourtant un continuum allant de la prostitution au mariage dans l’échange entre services sexuels des femmes et rétribution des hommes, envisage que la prostitution constitue une relative rupture dans le rapport de domination. Rien ne permet cependant d’affirmer que la motivation principale à l’utilisation de Grindr soit de faire des économies ou de s’émanciper plus qu’avant de la contrainte sociale qui oblige à donner, recevoir et rendre : les applications de géolocalisations s’inscrivent en effet aussi dans la lignée de « l’individuation assistée par ordinateur » [Vandenabeele, 2015, p. 23] qui précède et renforce la recherche d’un entre-soi, à tout le moins la possibilité de faire un tri parmi les partenaires potentiels.
12Ce qui change cependant avec Grindr est la possibilité pour les hommes qui cherchent d’autres hommes d’opérer un tri au sein du tri déjà effectué, du fait de l’existence préalable d’un vivier gay. C’est également – et paradoxalement puisqu’il s’agit de tirer parti de la géolocalisation – la possibilité de ne plus être tributaires d’endroits ancrés dans un sol : le smartphone est une extension de soi, mobile avec soi, qui transforme les espaces et les temporalités en territoires et moments de drague potentielle : il n’y a plus besoin de la médiation de lieux plus ou moins connotés pour permettre la rencontre et s’assurer qu’elle ne sera pas (ou qu’elle sera peu) risquée. Sauf à se focaliser sur des formes spécifiques de outing et de sextorsion [1], il est in fine assez probable que, pour les hommes qui avaient déjà l’habitude d’avoir des rencontres sans lendemain avec d’autres hommes, Grindr et ses avatars soient le passage de la déambulation de bars en lieux de drague à une navigation, via les smartphones comme autant de prolongements de la vue, qui ne modifient pas radicalement les dépenses et dominations occasionnées par la sexualité.
5 – Un nouveau tiers payant par géolocalisation pour les hétérosexuel.le.s ?
13Pour les femmes et les hommes hétérosexuels, le local des applications de géolocalisation œuvre dans le sens d’une sexualisation spatiale et temporelle généralisée. Mais en matière de renforcement, déplacement ou affaiblissement de la notion d’échange économico-sexuel, les choses diffèrent assez radicalement selon l’orientation sexuelle et le genre : les plateformes ont pu à la fois révéler et performer les normes de l’hétérosexualité telles qu’elles concernent en particulier les femmes.
14Tinder, née en 2012 et qui s’adresse initialement aux hétérosexuel.le.s, n’est pas exactement la copie conforme de Grindr. Cette dernière, dans sa version gratuite et configurée « par défaut », n’a pas de filtre. Il est toutefois possible d’en ajouter, notamment pour sélectionner des partenaires selon des détails physiques. Tinder, quant à elle, a permis pendant longtemps d’accéder aux pages Facebook parfois très détaillées des membres et obligeait en outre à avoir un compte Facebook. Mais ce sont les goûts des personnes qui étaient alors souvent partagés, non leurs préférences sexuelles ou apparences morphologiques. Surtout, les membres de Tinder ont à se matcher (choisir) réciproquement avant de pouvoir entrer en contact. Cette spécificité marque une différence de taille : si la conjugalité voire la sexualité hétérosexuelles ont été organisées jusqu’au XXe siècle par les familles [Bergström, 2019], cela n’a jamais été le cas pour l’homosexualité. Que des applications, avec leurs scripts établis par des concepteurs comme autant de « boîtes noires » [Akrich, 2010], se substituent aux parents – tout en accentuant l’illusion d’une plus grande autonomie de choix par les individus – a des conséquences qui restent à penser. En prolongeant la réflexion de Tabet, ce ne serait plus un dispositif structurel qui créerait la domination des hommes sur les femmes, mais des femmes qui, en étant responsables de leurs matchs, en deviendraient conniventes, le réitéreraient et l’actualiseraient, là encore selon un modèle néolibéral [Foucault, 1983 ; Deschamps, 2013b].
15Par ailleurs, à l’instar de Grindr, Tinder facilite les rencontres sans lendemain plutôt que les relations durables [Bergström, 2016]. En première lecture, l’application contribue donc à amoindrir l’association entre affects et sexualité qui pèse davantage sur les femmes que sur les hommes [Bozon et Le Van, 2008]. Elle paraît ainsi performer une norme pour augmenter les possibilités d’agir. Cet élargissement de la gamme des pratiques socialement admises, qui peut certes accroître l’agentivité des femmes, ne relève toutefois pas d’un engagement politique. Alors même que les plateformes font de la quête amoureuse le « jackpot » [Vandenabeele, 2015, p. 49] des services qu’elles peuvent offrir (maintenant insidieusement la hiérarchie entre sexualité et amour), elles n’ont aucun intérêt à ce que trop de leurs membres gagnent ce gros lot, deviennent inactives ou inactifs et cessent d’être soumis aux publicités qui leur font engranger des bénéfices. Il y a donc un jeu subtil entre représentations passées, encouragement à leur dépassement et maximisation du nombre des membres non dormants.
16Observer les règles qui font passer du Tinder gratuit à sa version payante est également instructif. Depuis 2015, des abonnements payants à la plateforme se sont quasi généralisés (entre autres pour augmenter le nombre de likes journalier). Or il semblerait que si le sexe joue un rôle – « 45 % des hommes déclarent avoir déjà souscrit un abonnement, contre 18 % des femmes », note ainsi Marie Bergström [2016, p. 3] – l’âge fait varier encore davantage le recours à ces prestations payantes. Ce critère discriminant paraît en première instance atypique : il contrevient à un schéma classique dans lequel, pour entrer dans les sex clubs comme pour s’inscrire dans les vieilles agences matrimoniales ou sur les sites de rencontres, le prix est déterminé par le sexe et ce sont les hommes qui paient le plus cher. La plus grande rareté des femmes dans ces espaces physiques ou virtuels justifie cette discrimination qui, en retour, provoque une pression des hommes sur ces femmes pour « avoir du sexe ». Nous sommes là typiquement dans l’exercice des échanges économico-sexuels tels que définis par Paola Tabet : les premiers déboursent, les secondes doivent rendre un service en compensation, y compris si, dans ce cas de figure, c’est un tiers (une entreprise) qui s’approprie l’argent versé. Comment interpréter le fait que des algorithmes aient conduit Tinder à contrevenir à ce modèle ? Est-ce à dire que la bataille se joue moins en termes de genre qu’en termes de génération ? Dans cette hypothèse, de plus âgé.e.s auraient à rétribuer le service sexuel de plus jeunes, hommes ou femmes, et, pour reprendre une terminologie chère à Tabet, une tension entre « classes d’âge » se substituerait à une tension entre « classes de sexe ».
6 – Conclusion
17Le dating géolocalisé constitue un nouvel espace public où les uns et les unes sont incités, par des algorithmes à fins économiques, à performer des changements en même temps qu’hommes et femmes continuent d’être pris dans une construction sociale différente des risques, des critères de disponibilité et des manières de consentement. Par ailleurs, les espaces virtuels de séduction ne font pas disparaître les moments de rencontre physique : lorsque les matchs donnent lieu à une mise en présence, des logiques plus anciennes peuvent refaire surface, entre rapports de pouvoir multiples et intersectionnels, négociations, recherche d’un mieux ou d’un bien, permanences et performances.
Notes
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[1]
Le terme « sextorsion » est un néologisme conjuguant sexe et extorsions, apparu avec les applications de géolocalisation à fins sexuelles. Des rançons pourront être demandées ou une dénonciation (outing), pour homosexualité ou « infidélité », s’y substituer. Parmi les cas connus, Roberto Arango, sénateur portoricain opposant au mariage entre hommes, a démissionné après que des photos de lui sur Grindr ont été divulguées. Plus récemment, l’association AIDES a demandé le boycott de Grindr après que l’application a divulgué à des entreprises tierces le statut sérologique de certains de ses membres.