1Au cours des deux dernières décennies, prenant acte du mouvement de numérisation des sociétés contemporaines, de nombreux travaux de sciences sociales se sont intéressés à la manière dont le développement des outils et dispositifs informatiques reconfigure nos pratiques sociales. Des chercheurs.ses ont ainsi questionné la manière dont les sites web de rencontres, les nouvelles plateformes d’échanges et les réseaux socio-numériques façonnent ou transforment les sociabilités amoureuses, la formation des couples et les pratiques sexuelles (tarifées ou non).
2Au-delà de la diversité des approches, deux perspectives se dégagent. La première perspective, qui est celle de la sociologie et de la philosophie critiques, adopte une lecture en termes de « mondes hostiles » [Zelizer, 2005] et considère que l’essor du capitalisme numérique favorise un avilissement des relations intimes. Eva Illouz y voit ainsi la fin d’un amour jusqu’alors protégé de la sphère du calcul intéressé, du consumérisme et du règne de l’efficacité [Illouz, 2020]. La deuxième approche, qui regroupe notamment des chercheurs relevant de l’individualisme méthodologique [Kaufmann, 2010], envisage les technologies comme des outils à même d’abolir les frontières. Ignorant les inégalités de sexe, de classe sociale, de race ou d’âge, ces travaux font du web un levier d’horizontalisation des relations sociales élargissant le champ des possibles amoureux et sexuels. Grâce aux sites de rencontre, les interactions et les choix amoureux des internautes seraient donc plus libres, et avant tout une affaire de goûts.
3À rebours de ces lectures moralisantes ou utopiques du web, qui peinent parfois à dépasser le sens commun, ce mini-dossier propose de réfléchir aux effets concrets d’internet et des technologies numériques sur les économies de la sexualité. Dans ce cadre, trois auteur.e.s ont été sollicité.e.s, chacun.e proposant un court article à partir de ses propres travaux.
4Catherine Deschamps, sociologue de la prostitution et de la sexualité [1], revient sur la façon dont les transformations récentes des marchés du sexe permettent de repenser la notion d’échange économico-sexuel développée par Paola Tabet [2004] dans un contexte renouvelé : celui de la dématérialisation des échanges, de l’accélération de la circulation des contenus et de la constitution de foules numériques. L’auteure montre que si l’apparition de sites web et applications de rencontre (Meetic, Tinder, Grindr…) induit un renouvellement des pratiques et les comportements de rencontre, ces transformations sont davantage des métamorphoses que des changements radicaux. Les outils numériques ne gomment pas les normes, inégalités et rapport de domination qui prévalent « dans la vraie vie » (in real life) : ils les reconfigurent. Le web n’est cependant pas une chape de plomb, comme en témoigne le mouvement « MeToo ». Les outils numériques contribuent ainsi à la fois à contester des formes d’échanges économico-sexuels d’un autre temps (imposer des relations sexuelles contre une promesse d’embauche, par exemple) et à médiatiser de nouvelles pratiques et de nouvelles normes sexuelles et relationnelles.
5Marie Bergström, sociologue du couple et de la sexualité [2], décrit quant à elle trois dynamiques propres aux économies numériques de la sexualité. La première est la banalisation des sites de rencontre et les plateformes pornographiques, de plus en plus considérés comme des activités économiques ordinaires. Depuis les années 2000, de nouveaux professionnels, issus de l’internet dit « mainstream » et attachés à désingulariser l’activité, concurrencent les acteurs économiques dits « traditionnels » de l’industrie pour adultes. Leur objectif est de copier le modèle économique des géants du web (Google, Amazon, Facebook…) [3]. La deuxième dynamique décrit un élément central de cette stratégie : la valorisation monétaire de l’intermédiation. Les nouveaux acteurs de l’industrie pour adultes sont ainsi avant tout des intermédiaires du web, qui sous-traitent la production de contenus à des travailleurs indépendants et aux usagers des plateformes. Une telle approche se donne à voir avec beaucoup de clarté dans l’industrie des sexcams, en plein essor depuis dix ans. La troisième dynamique renvoie au processus de privatisation des pratiques sexuelles et amoureuses, c’est-à-dire au déplacement vers la sphère privée d’échanges et de relations de plus en plus autonomisées du contrôle social des groupes d’appartenance. La supposée transparence d’internet laisse alors place à des échanges sexuels plus individualisés et à de nouvelles formes de sociabilités.
6Philippe Steiner, sociologue de l’économie, propose enfin d’interroger les sexualités et rencontres numériques par le biais d’une sociologie économique des plateformes et de l’appariement [4]. Au même titre que les autres activités numériques, le commerce des plateformes de rencontre constitue l’une des facettes d’une nouvelle économie reposant sur la valorisation de ressources intimes, produites par les usagers des sites eux-mêmes. Les professionnels de ces sites web sont à ce titre des « entremetteurs » qui accompagnent la mise en forme des données sur les biens et services échangés. Si le développement des nouveaux sites web atteste de l’émergence d’un capitalisme de plateforme, et marque un processus de désencastrement des rencontres, il serait cependant erroné d’y voir le signe d’une marchandisation de l’amour et de la sexualité. D’une part, l’existence d’intermédiaires de la rencontre n’est pas nouvelle [5], d’autre part, l’existence d’une concurrence entre usagers ne signifie pas que le processus d’allocation repose sur un principe marchand. Ainsi, dans le cas d’une rencontre amoureuse, celui ou celle qui obtient un rendez-vous avec un.e partenaire n’est pas l’offreur ayant la plus grande capacité à payer. Et s’il existe parfois une transaction monétaire, celle-ci s’opère entre la plateforme et l’usager (et non entre usagers de la plateforme) et vise à rémunérer un service qui ne garantit nullement l’effectivité d’une rencontre. Les rencontres sexuelles ou amoureuses, de même que les relations durables qui peuvent en résulter, sont en effet le fruit de négociations entre partenaires dont l’aboutissement dépend, notamment, des systèmes de classement partagés par les deux parties.
7Il ressort ainsi des trois mini-articles que les sites web et les applications de rencontre, en se positionnant en intermédiaires et en renouvelant les conditions d’appariement, reconfigurent les économies de la sexualité, mais ne signent évidemment ni la fin de l’amour ni la disparition des pesanteurs du social.
Notes
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[1]
Voir notamment Broqua et Deschamps [2014].
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[2]
Une note de lecture du livre de Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour, figure dans ce numéro [Bergström, 2019].
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[3]
À ce sujet, voir dans ce même numéro l’interview menée par Florian Vörös avec Susanna Paasonen, Ben Light et Kylie Jarrett à propos du livre NSFW: Sex, Humor, and Risk in Social Media, 2019, Cambridge, MIT Press.
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[4]
Sur l’économie de l’appariement, voir notamment Steiner [2017].
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[5]
Voir à ce titre l’article de Claire-Lise Gaillard dans ce même numéro.