1 – Introduction
1Au Vanuatu, des enquêtes récentes sur le travail du sexe des femmes, en milieu urbain, estiment que cette activité est très répandue. Dans la capitale Port-Vila, le nombre de « travailleuses du sexe » (female sex workers en anglais) a ainsi été évalué en 2011 à 1 390, ce qui représente 11 % de la population féminine de cette ville océanienne [Van Gemert et al., 2014, p. 2042, 2048]. Ces études, réalisées dans le cadre de la lutte contre les Infections sexuellement transmissibles (IST), dont le Virus de l’immunodéficience humaine (VIH), ont conduit au financement d’actions de prévention destinées aux female sex workers [1] et ont participé à la diffusion de cette catégorie [2] transnationale de santé publique au Vanuatu. Il est cependant important de questionner les chiffres produits par ces enquêtes, au regard de la complexité des identités et des pratiques liées aux échanges économico-sexuels, ainsi que des manières dont le terme est employé dans l’archipel.
2L’expression female sex worker n’a pas été créée dans le contexte de la prévention des IST, mais de la revendication de la prostitution comme « métier à part entière ». Elle a été utilisée pour la première fois par Carole Leigh, activiste féministe américaine, à l’occasion de la conférence Women Against Violence in Pornography and Media qui s’est tenue à San Francisco en 1978 [Mathieu, 2015, p. 97-98]. Dans le domaine de la recherche comme du militantisme, l’usage de l’expression female sex worker fait encore débat. Le courant féministe radical considère notamment que la « prostitution avilit nécessairement la femme et ne peut être assimilée à un travail » [Comte, 2010, p. 426]. Le terme a néanmoins été largement diffusé dans le monde, y compris au Vanuatu, via les financements, les enquêtes, les conférences, les programmes d’aide internationale et les déplacements des experts en santé reproductive et sexuelle [3]. D’après le guide de terminologie du Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (ONUSIDA) 2011, la catégorie sex worker est l’expression qui doit être privilégiée pour marquer « l’absence de jugement de valeur » et souligner « l’aspect professionnel des services sexuels ». Elle désigne :
« Les femmes, les hommes, les personnes transsexuelles et les jeunes âgés de plus de 18 ans, consentants, qui reçoivent de l’argent ou des marchandises en échange de services sexuels, de manière régulière ou occasionnelle. »
4De 2009 à 2012, j’ai mené 18 mois de recherches ethnographiques à Port-Vila dans le but d’étudier la façon dont des catégories internationalement prônées dans le cadre de la prévention des IST, comme celle de female sex worker, sont mobilisées, adaptées et transformées dans le contexte du Vanuatu. Pour ce faire, je me suis non seulement intéressée aux discours affichés dans les documents transnationaux et nationaux et aux réactions qu’ils suscitent chez mes interlocuteurs d’un quartier de Port-Vila nommé Seaside Tongoa, mais j’ai également analysé le travail des acteurs de la santé sexuelle et reproductive qui interviennent au Vanuatu pour prévenir les IST [4]. Ces acteurs mettent en place des actions de prévention à destination des female sex workers et participent occasionnellement au déroulement d’enquêtes de santé publique sur le travail du sexe, en tant qu’enquêteur ou facilitateur.
5Après avoir présenté les manières dont l’expression female sex worker est utilisée à Port-Vila, je propose ici d’étudier la pertinence de son emploi et les conséquences socio-culturelles possibles de son utilisation au Vanuatu. Ma lecture critique des rapports d’enquêtes de santé publique sur le travail du sexe au Vanuatu, ainsi que les observations sur le temps long et les entretiens informels que j’ai réalisés auprès d’habitants de Seaside Tongoa (ayant ou non des rapports sexuels tarifés) et auprès d’acteurs de la santé sexuelle et reproductive de Port-Vila (éducateurs et infirmiers), me permettent non seulement de révéler l’appropriation de l’expression female sex worker faite par ces acteurs et de démontrer l’existence d’un continuum dans les formes d’échanges économico-sexuels présentes à Port-Vila, mais aussi d’avancer que la diffusion de cette catégorie de santé publique au Vanuatu risque d’être préjudiciable pour les personnes concernées. Des activités économico-sexuelles mixtes, jusqu’ici relativement tolérées, risquent en effet d’être davantage stigmatisées, associées aux IST et considérées comme exclusivement féminines.
2 – Importation et circulation de l’expression female sex worker à Port-Vila
2.1 – Une catégorie de santé publique utilisée dans le cadre de la prévention des IST
6L’archipel mélanésien du Vanuatu (anciennes Nouvelles-Hébrides) se compose de 83 îles et îlots d’origine volcanique répartis sur près de 800 km. En 2012, la République parlementaire, restée sous condominium franco-britannique de 1906 à 1980, comptait 247 000 habitants dont un quart résidait en ville, dans la capitale Port-Vila ou dans le second centre urbain Luganville [5]. La prévalence des personnes vivant avec le VIH est relativement faible. Ainsi entre 2002 et 2012, date de mon dernier terrain de recherche doctorale, le pays n’a répertorié que neuf cas d’infection par le VIH. Malgré la rareté du virus au Vanuatu, un système de prévention relativement bien développé a été mis en place pour prévenir l’apparition d’une épidémie de VIH et tenter de diminuer la prévalence des autres IST qui sont, elles, très répandues dans l’archipel. D’après une enquête réalisée en 2008, 25 % des femmes enceintes testées à l’hôpital central de Port-Vila souffraient ainsi d’une infection uro-génitale à Chlamydiae [Secretariat of the Pacific Community et Vanuatu Ministry of Health, 2008, p. 33]. Le pays, classé comme l’un des moins avancés [6], demeure dépendant de l’aide publique au développement et de l’expertise technique extérieure et a signé un certain nombre d’accords transnationaux qui expliquent en grande partie, selon moi, la présence des acteurs et des actions de prévention du VIH et des autres IST [voir Servy, 2017a, p. 26-55].
7Tout comme les jeunes et les hommes ayant des rapports sexuels [tarifés ou non tarifés] avec d’autres hommes (Men who Have sex with Men ou MSM en anglais), les travailleuses du sexe sont labellisées à risque pour le VIH et les autres IST par les agences et les bailleurs de fonds internationaux et par les organisations de prévention locales. Pendant mes recherches au Vanuatu, la catégorie female sex worker était de ce fait principalement utilisée par les acteurs de la santé sexuelle et reproductive. Entre 2006 et 2011, trois enquêtes de santé publique ciblant spécifiquement les femmes échangeant leurs services sexuels contre des biens, de l’argent ou des faveurs ont été menées à Port-Vila : une enquête comportementale intitulée Vanuatu Female Sex Workers conduite auprès de 134 personnes, dont un homme [Bulu et al., 2007], une étude qualitative nommée Risky Business Vanuatu réalisée auprès de 2 hommes et de 18 femmes [McMillan et Worth, 2011] et une enquête de surveillance biocomportementale intitulée Vanuatu Integrated Bio-Behavioural Survey among Female Sex Workers menée auprès de 149 travailleuses du sexe [Van Gemert et al., 2014]. Mais il faut relever qu’aucun cas de VIH n’a été répertorié dans ces études. D’après l’enquête de surveillance biocomportementale 2011 – la seule de ces trois enquêtes à avoir réalisé des tests de dépistage des IST auprès de ses répondants –, 36,7 % des female sex workers interrogées étaient porteuses de la bactérie Chlamydia Trachomatis. Il s’agit d’un taux de prévalence presque 50 % plus élevé que celui rapporté lors d’une enquête similaire menée en 2013 aux îles Fidji [Van Gemert et al., 2014, p. 2047]. On a vu néanmoins que les taux de prévalence des IST estimés, en 2008, pour l’ensemble des femmes du Vanuatu à partir des patientes des services hospitaliers prénataux étaient, eux aussi, très élevés [Secretariat of the Pacific Community et Vanuatu Ministry of Health, 2008, p. 33].
8Ces trois enquêtes, mettant en relation le VIH et les autres IST avec les travailleuses du sexe de Port-Vila, ont notamment permis à l’Organisation non gouvernementale (ONG) Wan Smolbag d’obtenir des financements [7] pour mettre en place des actions de prévention à destination des female sex workers. D’après mes observations dans la capitale, des éducateurs, qualifiés de peer educators (ou « éducateurs pairs » en français) parce qu’ayant (ou ayant eu) eux-mêmes des rapports sexuels tarifés [8], travaillent ainsi exclusivement auprès de travailleuses du sexe. Des ateliers d’information en santé sexuelle et reproductive leur sont spécifiquement destinés. Et un réseau nommé Solidarity rassemblant des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes et des travailleuses du sexe fut fondé en 2007 par deux employés de Wan Smolbag ayant travaillé comme enquêteurs, pendant la première enquête comportementale sur le travail du sexe.
9Au Vanuatu, la catégorie female sex worker est donc essentiellement utilisée dans le cadre d’actions de prévention et d’enquêtes en santé publique. Cette catégorie est de ce fait souvent mise en relation avec le VIH et les autres IST, même si les preuves épidémiologiques viennent à manquer.
2.2 – Des infirmiers et des éducateurs qui s’approprient l’expression
10Dans les trois enquêtes de santé publique conduites au Vanuatu que je viens de présenter, la catégorie female sex worker est employée pour qualifier toutes les femmes « échangeant leurs services sexuels contre des biens, de l’argent ou des faveurs », soit une définition élargie, proche de celle donnée par l’ONUSIDA [Bulu et al., 2007, p. 48 ; McMillan et Worth, 2011, p. 8 ; Van Gemert et al., 2014, p. 2041]. Les infirmiers et les éducateurs de Wan Smolbag que j’ai rencontrés, qui ne sont pas issus de milieux foncièrement différents de ceux des personnes auprès desquelles ils mènent leurs activités [9] et qui ont pour certains contribué à faire passer les questionnaires lors des enquêtes de santé publique sur le travail du sexe, emploient eux aussi l’expression sex work. Mais ils n’en font pas usage pour désigner toute relation intime dans laquelle des échanges matériels ont lieu. Les personnes rencontrées par les éducateurs et par les infirmiers, dans le cadre de leurs activités professionnelles à destination (ou non) des female sex workers, ne se présentent pas comme telles et leur avouent rarement proposer des services sexuels tarifés. Lorsqu’ils discutent entre eux, les employés de Wan Smolbag qualifient, de ce fait, de female sex worker les femmes qu’ils pensent susceptibles d’être engagées dans ces pratiques, comme celles ayant plusieurs partenaires sexuels masculins qui viennent se faire soigner à la clinique de l’ONG pour une IST, ou bien celles qu’ils voient fréquemment dans les bars à kava [10] ou les boîtes de nuit de la ville. Richard [11], par exemple, un éducateur de 35 ans, m’expliqua savoir que l’une de mes interlocutrices de Seaside Tongoa était une female sex worker, parce qu’il l’avait vue, quelques semaines auparavant, offrir des verres à ses amis en boîte de nuit et qu’il n’imaginait pas par quel autre moyen elle aurait pu obtenir autant d’argent.
11Les hommes suspectés par les infirmiers et les éducateurs de se prostituer avec des partenaires masculins sont, quant à eux, non pas qualifiés de [male] sex workers, mais de MSM, pour Men who have Sex with Men. L’expression sex worker est ainsi exclusivement utilisée pour désigner des femmes, même s’il est également courant à Port-Vila que des hommes aient des rapports sexuels tarifés avec des partenaires masculins ou féminins. Une enquête « Connaissances, Attitudes, Pratiques » menée en 2008-2009 par l’Unicef [2010, p. 62-64] révèle que parmi les jeunes âgés de 15 à 24 ans sexuellement actifs interviewés au Vanuatu, 13 % des hommes contre 27 % des femmes ont déjà eu des rapports sexuels en échange d’argent, et 30 % des jeunes hommes contre 31 % des jeunes femmes en échange d’un cadeau ou de nourriture [12].
12Plus que l’échange avéré d’argent ou de biens dans le cadre de relations intimes, ce sont donc la fréquentation régulière de lieux stigmatisés et le multipartenariat sexuel qui conduisent les femmes (et non les hommes) de Port-Vila à être qualifiées de sex worker par le personnel des organisations de prévention des IST. Si, d’après la définition de l’ONUSIDA et des enquêtes de santé publique menées au Vanuatu, le travail du sexe inclut toute relation intime dans lequel a lieu un échange matériel, les infirmiers et les éducateurs de Wan Smolbag utilisent cette expression différemment.
2.3 – Des termes locaux qui ne coïncident pas avec la catégorie de santé publique
13Pendant mes 18 mois de recherches ethnographiques à Port-Vila, je me suis rendue dans la plupart des quartiers qui composent la capitale, mais c’est à Seaside Tongoa que j’ai consacré le plus clair de mon temps. Cet ensemble d’habitations, principalement construites en tôle, compte près d’un millier d’habitants originaires de l’île de Tongoa, située au nord de Port-Vila. La majorité des personnes adultes sont plurilingues : au namakura (langue austronésienne) s’ajoute ainsi le bislama (langue véhiculaire à base lexicale anglaise), ainsi que l’anglais ou le français pour celles qui ont été scolarisées, et d’autres langues locales en fonction des parcours de vie des membres de la « communauté » [13]. Dans ce quartier connu pour être l’un des plus pauvres de la capitale, peu d’habitants occupent un emploi salarié à temps complet, et rares sont les personnes qualifiées et correctement rémunérées, en particulier chez les jeunes générations. Depuis août 2012, le salaire minimum en vigueur au Vanuatu pour 176 heures de travail mensuelles est de 30 000 vatus (229 euros). Du fait d’un temps partiel ou d’un emploi non déclaré, certains salariés ne parviennent pourtant pas à atteindre ce montant. Les hommes de Seaside Tongoa sont fréquemment recrutés comme ouvriers du bâtiment, gardiens de nuit, surveillants de prison ou travailleurs saisonniers en Nouvelle-Zélande. Les femmes sont, quant à elles, souvent employées dans le secteur tertiaire en tant que bonnes, vendeuses ou cuisinières dans un restaurant.
14S’il est probable que l’expression female sex worker soit utilisée par les habitants les plus aisés et les plus éduqués de Port-Vila, ceux de Seaside Tongoa n’en font pas usage. Les locutions bislama et namakura woman blong rod (« femme de la route »), navavin ono nalag (« femme qui suit le vent »), ono nahelemati (« qui suit la route ») ou ono naur (« qui se déplace sur l’île ») sont, elles, employées dans la communauté. Ces locutions [14] désignent non seulement une femme qui échange ses services sexuels contre des biens ou de l’argent, mais aussi une femme soupçonnée d’avoir de multiples partenaires parce qu’elle manque de modestie, porte des pantalons, se rend en boîte de nuit, travaille dans un bar ou a été victime d’un viol. Elles peuvent aussi qualifier une femme qui quitte son époux, est infidèle, convoite le mari d’une autre, ou simplement une femme qui ne veut pas écouter ou refuse de faire ce que sa famille lui ordonne [15]. L’expression bislama woman blong rod suggère le détachement de la femme de son lieu natal et du lieu d’appartenance de son mari. Selon Jean Mitchell [2002, p. 350], woman blong rod représente en effet une inversion de l’idée de rod blong woman, selon laquelle la femme construit des routes, des liens entre les lieux et entre les différents groupes via le mariage [Servy, 2020b]. À Seaside Tongoa, la woman blong rod n’est donc pas nécessairement celle qui reçoit de l’argent ou des biens en échange de ses services sexuels, mais celle qui a ou est susceptible d’avoir des conduites sexuelles considérées comme déviantes par son entourage. Aucune des femmes que j’ai rencontrées à Seaside Tongoa ne revendiquait cependant une identité individuelle de woman blong rod.
15Je n’ai jamais entendu l’expression man blong rod (« homme de la route ») en bislama, mais on me fit part du caractère mixte des locutions namakura désignant une personne qui est infidèle ou qui change régulièrement de partenaire dans le but de trouver le plus offrant. Nataman ono nalag et nataman ono nahelemati signifient ainsi « homme qui suit le vent » et « homme qui suit la route ». Même si, à Seaside Tongoa, les infidélités et le multipartenariat sont davantage tolérés chez les hommes que chez les femmes, ces comportements ne sont pas toujours bien perçus. Selon moi, c’est pourquoi des locutions faisant référence à la transgression des règles sur lesquelles se fondent la famille, la reproduction et l’alliance sont utilisées pour désigner non seulement des femmes [voir Tabet, 1987, p. 45-47], mais aussi des hommes.
16À Port-Vila, l’expression female sex worker est donc principalement employée dans le cadre d’enquêtes de santé publique et d’actions de prévention qui contribuent à associer cette expression aux IST. Les actions sont financées grâce aux chiffres élevés produits par ces enquêtes qui incluent, dans le sex work, tout rapport sexuel impliquant une compensation. Dans la communauté de Seaside Tongoa, des locutions bislama et namakura, parfois mixtes, sont utilisées, comme woman blong rod. Mais celles-ci ne constituent pas des traductions de la catégorie female sex worker telle que définie dans les enquêtes de santé publique ou le guide de l’ONUSIDA. Elles ressemblent néanmoins fortement à l’utilisation de l’expression female sex worker faite par les infirmiers et les éducateurs de Wan Smolbag. Il s’agit de termes généraux ne spécifiant pas si la femme reçoit ou non des biens ou de l’argent dans le cadre de ses conduites sexuelles considérées comme socialement déviantes.
3 – Une catégorie de santé publique réductrice au regard de la diversité des échanges économico-sexuels
17La catégorie de santé publique female sex worker, telle que définie par l’ONUSIDA, associe non seulement les échanges économico-sexuels aux IST, mais tend également à les présenter comme des activités professionnelles, stigmatisées et nécessairement motivées par des considérations économiques. Mes recherches ethnographiques à Port-Vila et la lecture critique des rapports d’enquêtes de santé publique sur le travail du sexe au Vanuatu révèlent cependant la complexité des identités individuelles et sociales (de l’amie à la professionnelle, de la victime à la séductrice) et des pratiques liées aux échanges économico-sexuels (de la stigmatisation à l’acceptation, de la subsistance à la vie sociale nocturne, de l’économie du don à l’économie de marché).
3.1 – Un continuum d’identités : de l’amie à la professionnelle
18On a vu plus haut que l’expression female sex worker est recommandée par l’ONUSIDA pour souligner « l’aspect professionnel des services sexuels ». Les personnes labellisées female sex workers dans les enquêtes de santé publique menées à Port-Vila revendiquent cependant rarement une telle identité et sont rarement étiquetées de cette manière par leur entourage [McMillan et Worth, 2011, p. 8 ; voir aussi Wardlow, 2004, p. 1032, pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée].
19Même si le Code pénal du Vanuatu prévoit des sanctions en cas de proxénétisme ou de sollicitation dans les espaces publics, les maisons closes et les activités prostitutionnelles dans la sphère privée ne sont pas interdites légalement dans l’archipel [UNDP, 2012, p. 177, 192]. Un article du Vanuatu Daily Post daté du 11 avril 2009 mentionne l’existence d’un « réseau de prostitution » dirigé par des expatriés, mais ces activités ne s’affichent pas dans les rues de Port-Vila. En juin 2011, j’ai visité, en compagnie de Jenny, une éducatrice de Wan Smolbag, une maison dans laquelle des femmes vivent avec leurs enfants et vendent du kava, tout en proposant des services sexuels tarifés. La plupart des relations sexuelles rémunérées n’ont pourtant pas lieu dans ces maisons et ne sont pas le fait de personnes se présentant comme « professionnelles » ou étant labellisées comme telles par leurs proches.
20D’après mes observations et les discours de mes interlocuteurs, les relations sexuelles rémunérées à Port-Vila ont souvent lieu soit à la fin d’une soirée passée dans une boîte de nuit, un bar à kava ou à alcool, soit lors d’un rendez-vous obtenu après l’échange de numéros de téléphones mobiles ou par l’intermédiaire d’un tiers (chauffeurs, réceptionniste d’hôtel). Un chauffeur de bus de Seaside Tongoa me confia par exemple avoir joué à plusieurs reprises le rôle d’entremetteur :
« Un jour, un ancien ministre m’a donné 4 000 vatus (31 euros) pour que je lui trouve une fille et que je les conduise jusqu’au village d’Eton [situé à 30 km à l’est de Port-Vila]. Arrivés sur la plage, ils se sont baignés. Puis, j’ai fermé tous les rideaux du [mini] bus, placé les banquettes en couchette, retourné le rétroviseur intérieur, mis la musique à fond et j’ai roulé jusqu’à Port-Vila. Mon bus faisait des bonds ! Le ministre m’a demandé de retourner à Eton pour qu’ils se baignent à nouveau. Puis il a donné 10 000 ou 15 000 vatus (76 ou 115 euros) à la fille pour le temps qu’il avait passé avec elle. »
22Les activités de « sexualité transactionnelle » (contre un cadeau ou de la nourriture) ou « commerciale » (en échange d’argent) plus ou moins occasionnelles, opportunistes et temporaires sont tenues secrètes ou exercées avec discrétion. La plupart des clients se présentent comme des amis (fren). Un instituteur de Seaside Tongoa me raconta avoir offert 10 000 vatus (76 euros) à une femme originaire de l’île de Tanna avec laquelle il venait de passer la nuit. Même s’il lui avait donné de l’argent, payé la chambre d’hôtel, ainsi que les verres d’alcool pendant leur soirée en boîte de nuit, il me précisa qu’il ne la considérait nullement comme une prostituée, mais plutôt comme une amie.
23La création du réseau Solidarity en 2007, destiné aux Men who have Sex with Men (MSM) et aux female sex workers de Port-Vila, aurait pu favoriser leur regroupement, ainsi que l’émergence de sentiments d’appartenance à cette dernière catégorie. Mais comme ce réseau était presque exclusivement animé en 2012 par des MSM, il ne permit pas le développement d’une identité individuelle ou sociale de travailleuse du sexe au Vanuatu. Bien qu’il soit possible de tracer un continuum dans les identités revendiquées par les personnes ayant des relations sexuelles tarifées à Port-Vila (de l’amie à la travailleuse), nombre d’entre elles ne revendiquent pas une identité de female sex worker.
3.2 – Un continuum de situations : de la victime à la séductrice
24Ces 40 dernières années, des associations de female sex workers ont été créées dans différents pays, principalement occidentaux [Comte, 2010, p. 425], afin d’affirmer qu’« elles ne sont ni des femmes dépravées dangereuses pour la société ni des victimes exemplaires de l’ordre patriarcal, mais bien des travailleuses de l’industrie du sexe » [Parent, 2001, p. 168-169]. Si j’ai montré qu’aucune association de ce type n’est actuellement active à Port-Vila, la plupart des personnes échangeant leurs services sexuels contre des biens ou de l’argent ne se présentent pas pour autant comme des victimes. Lors de l’enquête comportementale Vanuatu Female Sex Workers 2006, presque la moitié (47,0 %) des personnes interrogées ont ainsi déclaré « aimer le travail du sexe » (I enjoy sex work) [Bulu et al., 2007, p. 22]. Il ne s’agit pas de nier les rapports de pouvoir liés aux différences économiques, de sexe, de classe, de génération ou de nationalité qui peuvent exister entre les partenaires intimes. En Mélanésie, la capacité d’agir (agency) des individus est fortement marquée par leur place dans le monde socio-politique et par les rôles sexués [voir Wardlow, 2006 ; Taylor, 2015 ; Burry et Stupples, 2017]. Mais les hommes et les femmes qualifiés de sex workers par les enquêtes de santé publique ne sont pas sans ressources, sans désir ni sans volonté [voir Roux, 2011, p. 107, 252-254 pour la Thaïlande ; Augustin, 2007, p. 8 pour les travailleurs migrants en Europe].
25Les personnes vendant leurs services sexuels, que j’ai rencontrées en 2009-2012 à Port-Vila, m’ont expliqué refuser, préférer ou bien même sélectionner leurs partenaires en fonction de certains critères, tels le sexe, l’attrait physique ou affectif, les pratiques sexuelles demandées (anales, orales, en groupe), la connaissance du partenaire et de ses comportements (violence ou recherche de plaisir mutuel), la fréquence de leurs rencontres (client régulier ou occasionnel), leur origine (mélanésienne ou étrangère) et leur capacité financière [voir aussi McMillan et Worth, 2011, p. 8-15]. Certaines de ces personnes m’ont par exemple indiqué être à la recherche de partenaires blancs, parce qu’elles les considèrent comme plus attentionnés, alors que d’autres m’ont dit être effrayées à l’idée d’avoir des relations sexuelles avec des Occidentaux (non pas à cause du VIH, mais de la peur de l’inconnu). Notons néanmoins que leurs décisions et leurs préférences n’étaient pas toujours respectées quand elles étaient sous l’emprise de drogues (alcool, kava) ou quand leurs partenaires étaient violents [McMillan et Worth, 2011, p. 8-15].
26Loin de se présenter unanimement comme des victimes, certains de mes interlocuteurs mettaient en avant leur capacité à exploiter leur désirabilité et à obtenir activement de l’argent de leurs partenaires intimes [16]. L’un de mes interlocuteurs gay ayant pour habitude d’avoir des rapports sexuels tarifés avec des hommes se vanta de son pouvoir de séduction : « En boîte de nuit, c’est moi la reine, ils veulent tous coucher avec moi. » En 2009-2012, à l’occasion de sorties dans les boîtes de nuit de Port-Vila, j’ai pu observer l’énergie avec laquelle des femmes et des hommes vendant leurs services sexuels dans la capitale tentent de trouver des partenaires enclins à payer leurs consommations et à leur offrir quelques billets contre une pénétration vaginale, anale ou une fellation.
27À Port-Vila, les personnes engagées dans des pratiques de sexualité transactionnelle ou commerciale ne se présentent donc pas forcément comme des victimes : nombre d’entre elles déclarent « aimer le travail du sexe », sélectionnent leurs clients et se positionnent comme des séductrices qui réussissent à obtenir activement de l’argent et des biens de leurs partenaires. Entre la personne qui se dit victime et celle qui pense maîtriser l’échange, il existe ainsi un éventail de situations.
3.3 – Un continuum de réactions : de la stigmatisation à l’acceptation
28L’expression female sex worker a été créée par Carole Leigh, pour tenter de diminuer les stigmates touchant les personnes ayant des relations sexuelles tarifées. Cette ancienne masseuse et performeuse de spectacles érotiques et les activistes, qui reprirent à leur compte cette expression, souhaitaient revendiquer une « identité de professionnelles » moins négativement connotée que l’« identité sexuelle » socialement imposée et « chargée de honte » de prostituée [Parent, 2001, p. 169 ; Comte, 2010, p. 441].
29Les commérages sociaux, particulièrement ceux entretenus par des femmes à propos de comportements d’autres femmes, étaient incessants pendant mes recherches à Port-Vila. Une habitante de Seaside Tongoa soupçonnée d’avoir eu des relations sexuelles avec des hommes mariés en échange d’argent et de trajets motorisés gratuits fut par exemple maintes fois critiquée, en particulier par ses proches dont la réputation était, selon eux, altérée par ses actes. La jeune femme âgée de 24 ans fut également plusieurs fois battue par des épouses trompées.
30Les chiffres avancés par l’enquête comportementale Vanuatu Female Sex Workers 2006 confirment l’importance des commérages envers les femmes ayant des rapports sexuels tarifés : 72,2 % des personnes interrogées à Port-Vila déclarèrent que leur famille parlait d’elles (talk about me) et 84,8 % (56 sur 68) que les autres membres de leur communauté faisaient de même. Les violences physiques subies par les répondantes du fait de leurs activités économico-sexuelles étaient, elles, relativement rares. Seules 8,3 % (6 sur 72) des personnes interrogées déclarèrent avoir été battues par un membre de leur famille, et 0,1 % (5 sur 68) par un membre de leur communauté à cause de leurs activités de sexualité transactionnelle ou commerciale [Bulu et al., 2007, p. 23]. Au Vanuatu, l’usage de la force physique à l’encontre des femmes est pourtant très répandu. D’après une enquête conduite par le Centre des femmes du Vanuatu en 2009, 51 % des femmes interrogées dans l’archipel avaient déjà subi des violences physiques de la part de leur partenaire et 28 % d’entre elles avaient déjà été battues par une personne autre que celui-ci [Vanuatu Women’s Centre, 2011, p. 56, 96]. Si les femmes ayant des rapports sexuels tarifés peuvent être victimes de violences physiques de la part de leur entourage, il semblerait que cela soit rarement lié à leurs activités économico-sexuelles [Servy, 2017 a ; 2017 b] [17].
31Bien que les enquêtes de santé publique montrent que les personnes qui, à Port-Vila, échangent leurs services sexuels contre des biens ou de l’argent sont sujettes à des commérages et, dans une moindre mesure, à des actes de violence, mon enquête ethnographique à Seaside Tongoa permet de révéler que leurs pratiques sont également parfois considérées comme acceptables à partir du moment où elles sont célibataires et que leurs capacités productives et reproductives n’ont pas été transmises à un autre groupe par le versement des compensations matrimoniales. Un chauffeur de bus de Seaside Tongoa âgé d’une trentaine d’années m’avoua qu’il ne pourrait rien dire à sa sœur si elle avait ces pratiques, « car elle rapporte de l’argent à la maison, si un jour je lui fais des reproches et qu’après je veux 1 000 vatus (7 euros) pour boire du kava, elle ne va pas me les donner ».
32Au Vanuatu, et en particulier en ville, l’argent et les façons de s’en procurer constituent l’une des principales préoccupations des habitants et l’entraide financière inter- et intrafamiliale est courante [Servy, 2010]. Certaines familles consentent ainsi à ce que leurs proches non mariées entretiennent des relations sexuelles rémunérées, afin de pouvoir profiter de leurs gains [voir Leclerc-Madla, 2003, p. 220 pour l’Afrique du Sud ; Groes-Green, 2013, p. 105-109 pour le Mozambique ; Roux, 2011, p. 85 pour la Thaïlande].
33Si les commérages sociaux sur les pratiques de sexualité transactionnelle ou commerciale sont fréquents à Port-Vila, les actes violents liés à ces activités ne sont, eux, pas très répandus et les proches des personnes qui ont des relations sexuelles tarifées ne réagissent pas toujours négativement, en particulier lorsqu’ils en tirent des bénéfices et que la femme n’est pas mariée. Les réactions de l’entourage peuvent ainsi aller de la stigmatisation à l’acceptation.
3.4 – Un continuum de motivations : de la subsistance à la vie sociale nocturne
34La catégorie female sex worker, telle que définie par l’ONUSIDA et dans les enquêtes de santé publique menées à Port-Vila, présente la sexualité transactionnelle ou commerciale comme une source de revenus, de biens ou de faveurs. Ceci tend à laisser penser que ces activités sont nécessairement induites par des considérations économiques [Wardlow, 2004, p. 1018]. Or des chercheurs en sciences sociales ont prouvé que les personnes ayant des rapports sexuels tarifés ne sont pas toujours dans des conditions économiquement défavorisées [voir par exemple, Masvawure, 2010, pour le Zimbabwe].
35Au Vanuatu, les relations sexuelles tarifées ne sont pas uniquement liées à la recherche de gains économiques, mais aussi à la démonstration de la « valeur » de la femme échangeant ses services sexuels [McMillan et Worth, 2011, p. 21-22]. D’après l’enquête comportementale Vanuatu Female Sex Workers, les principales raisons avancées par les personnes interrogées à Port-Vila en 2006 pour pratiquer le travail du sexe sont de « subvenir à ses propres besoins » (to support myself ; 65,7 %), « d’aimer le travail du sexe » (I enjoy sex work ; 47,0 %), « d’acheter de l’alcool ou des drogues » (to buy alcohol or drugs ; 38,1 %) et « d’aider ses proches » (to support relatives ; 15,7 %) [Bulu et al., 2007, p. 22]. Notons qu’à Seaside Tongoa, mon enquête ethnographique révèle que faire profiter sa famille nucléaire et étendue de sa nourriture et de son argent est l’un des principaux comportements permettant de qualifier une personne de « bonne » (gudfala en bislama). « Prendre soin » (tekem kea) de ses proches, en particulier les plus jeunes et les plus âgés, est considéré comme un devoir social et moral supérieur [Servy, 2017, p. 161 ; voir Roux, 2011, p. 86-90 pour une analyse de « l’éthique du care » et le tourisme sexuel en Thaïlande].
36Les personnes ayant des rapports sexuels tarifés que j’ai rencontrées à Port-Vila décrivaient rarement leurs activités économico-sexuelles comme leur principal moyen de subsistance. Ces personnes avaient souvent d’autres sources de revenus (en tant que chargée d’accueil par exemple) et n’utilisaient guère l’argent obtenu lors de rapports sexuels pour subvenir à leurs besoins ordinaires (logement, nourriture). Elles s’en servaient plutôt pour satisfaire leurs envies de biens modernes onéreux (vêtements, téléphone portable) et pour financer leur vie sociale nocturne en payant par exemple de l’alcool et du kava à leurs amis [voir aussi McMillan et Worth, 2011, p. 8-11] [18]. Lors de l’enquête de surveillance biocomportementale 2011, 75,8 % des female sex workers interrogées à Port-Vila rapportèrent avoir d’autres sources de revenus que la sexualité transactionnelle ou commerciale. La plupart d’entre elles (62,2 %) étaient employées dans des boutiques ou vendaient des aliments ou de l’artisanat sur les stands de marchés [Van Gemert et al., 2014, p. 2043-2044].
37Si la catégorie travailleur du sexe sous-entend que les personnes s’engagent dans des activités prostitutionnelles par nécessité économique, la majorité des personnes catégorisées comme des female sex workers, dans les enquêtes de santé publique conduites à Port-Vila, ne présentent pas le travail du sexe comme leur principale source de revenus. Et elles ne dépensent pas nécessairement l’argent perçu de cette manière pour satisfaire leurs besoins ordinaires.
3.5 – De l’économie du don à l’économie de marché
38On a vu plus haut que les enquêtes de santé publique, menées au Vanuatu, présentent le travail du sexe comme une pratique très répandue dans la capitale [Van Gemert et al., 2014, p. 2042, 2048 ; Unicef, 2010, p. 62-64]. Les entretiens et les observations que j’ai réalisés à Port-Vila, pendant 18 mois, m’amènent cependant à penser que la définition élargie du sex work, utilisée dans ces enquêtes, implique de comptabiliser des personnes qui ne sont pas labélisées woman blong rod, ainsi que des pratiques qui ne sont pas jugées déviantes localement. L’échange de biens, de services ou d’argent est, en effet, présent à Seaside Tongoa dans le cadre de relations intimes qui y sont considérées comme ordinaires. Ce qui me conduit ici à m’interroger sur l’opposition entre l’économie du don et l’économie de marché, et à utiliser la notion de continuum telle que développée par Tabet [1987 ; 2004].
39Dans son article « Du don au tarif », Tabet examine :
« L’éventail de variations qui, au sein de différentes sociétés, montrent l’existence d’un continuum dans les rapports sexuels impliquant une compensation, et ce, sur divers plans (les personnes, les modalités de la relation, l’échange économique). [Elle établit] que des traits comme la multiplicité des partenaires et la rémunération, pris isolément ou ensemble, n’appartiennent pas aux seuls rapports dits de prostitution et donc ne sont pas suffisants pour les distinguer des autres rapports non définis comme tels. »
41Aux îles Trobriand (Papouasie-Nouvelle-Guinée), Katherine Lepani note, par exemple, l’existence du buwala, c’est-à-dire de « la nécessité pour les hommes de faire des dons de noix de bétel, de tabac, de vêtements ou d’argent à leurs partenaires sexuels après avoir fait l’amour » [2008, p. 254]. Les femmes trobriandaises conçoivent cette pratique comme un geste respectueux protocolaire, un symbole de plaisir et d’échange mutuels [voir aussi Masvawure, 2010, p. 858 pour le Zimbabwe ; Groes-Green, 2013, p. 111 pour le Mozambique ; Roux, 2011, p. 72-75 pour la Thaïlande]. De la même façon, en 2011 à Seaside Tongoa, un homme d’une trentaine d’années m’expliqua qu’« il est normal de faire des cadeaux à une femme puisqu’elle a satisfait mes besoins [sous-entendu, sexuels] ».
42Mon enquête ethnographique à Seaside Tongoa révèle que les présents et les dons d’argent sont réalisés non seulement en direction de partenaires sexuels occasionnels, mais aussi envers des partenaires plus réguliers. Ben, un homme de la communauté âgé d’une quarantaine d’années m’affirma que :
« Si tu veux une femme, tu dois lui donner de l’argent, de la nourriture, des cadeaux, car tu l’utilises. C’est difficile d’en avoir une sinon. Tu dois l’aimer avec quelque chose. Ce n’est pas le début des compensations matrimoniales [versées aux proches de l’épouse par la famille du mari]. Mais si tu la veux comme femme, tu dois la nourrir parce qu’elle cuisine, lave pour toi, etc. Ce n’est pas bien de coucher avec elle et de ne rien lui donner en retour. »
44Leisande, une femme d’une cinquantaine d’années qui écoutait notre conversation ajouta : « Autrefois, un homme donnait juste à sa petite amie de la nourriture de son jardin. Mais maintenant, il doit donner de l’argent, des habits, etc. » Dans cet extrait d’entretien, Ben et Leisande distinguent les présents réalisés dans le cadre du mariage coutumier (destinés aux proches de la mariée) de ceux liés à la mise en couple et au concubinage (versés à la femme). Ils soulignent également la modification diachronique de leur montant et de leur nature.
45Dans les différentes situations que je viens de présenter, les pratiques de sexualité transactionnelle ou commerciale peuvent être interprétées par les protagonistes de Port-Vila comme des pratiques relevant de l’économie de marché – dans le cas de la maison dans laquelle des femmes proposent des services sexuels tarifés, par exemple – ou bien comme des pratiques d’économie du don – lorsqu’un homme offre des présents à sa fiancée. Néanmoins, les frontières entre échanges marchands et dons, entre rapport prostitutionnel occasionnel et relation intime ordinaire ou entre client et petit ami, ne sont pas toujours claires [Tabet, 2004, p. 10-16 ; voir aussi Zelizer, 2000, p. 818].
46Les représentations d’une même somme d’argent ou d’un même bien reçu peuvent différer en fonction des contextes et des personnes. En 2011, à Port-Vila, une jeune fille d’une vingtaine d’années m’expliqua par exemple avoir refusé l’ordinateur portable que son petit ami d’origine asiatique lui offrait parce qu’elle considérait qu’accepter ce présent onéreux équivalait à consentir à être payée pour avoir des relations sexuelles. À l’inverse, une femme âgée d’une quarantaine d’années me raconta attendre avec impatience l’ordinateur portable que son petit ami français venait de lui envoyer.
47Une même relation peut également être différemment perçue et comprise par les deux partenaires. Ainsi, en 2011, un agent de sécurité d’une quarantaine d’années de Seaside Tongoa me parla de la magie qu’il utilise afin de rendre les femmes amoureuses. Il m’expliqua qu’il n’était pas marié, car les femmes de sa communauté dénoncent les maris infidèles et parce que, lorsqu’il trouve une femme avec plus d’argent que sa petite amie, il quitte celle-ci pour la nouvelle. Alors qu’il considère avant tout ces relations comme un moyen supplémentaire de se procurer de l’argent, ses petites amies sont amoureuses de lui.
48À l’inverse, il arrive à Port-Vila qu’une relation de clientèle occasionnelle évolue en une relation plus permanente et non lucrative. Plusieurs femmes interrogées par McMillan et Worth font ainsi référence à des petits amis qui sont à l’origine, ou en certaines occasions seulement, des clients [2011, p. 12]. Une femme âgée de 28 ans déclara par exemple « c’était mon petit ami. Parfois, je voulais son argent et parfois je voulais juste avoir du sexe avec lui » [McMillan et Worth, 2011, p. 12 ; voir aussi Wardlow, 2006, p. 193, 226 pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée ; Walkowitz, 1980 pour l’Angleterre victorienne].
49D’après l’enquête de surveillance biocomportementale 2011, les female sex workers de Port-Vila entretiennent aussi fréquemment des relations non transactionnelles avec des partenaires réguliers ou occasionnels [Van Gemert et al., 2014, p. 2044]. En certaines occasions, les personnes vendant leurs services sexuels peuvent elles-mêmes devenir des clients. En 2011, un homme se définissant comme gay, et qui avait l’habitude d’avoir des relations sexuelles avec des hommes en échange d’argent, de kava ou d’alcool, me dit qu’une nuit, à la fin d’une soirée en boîte de nuit, il donna 500 vatus (4 euros) à une jeune femme pour qu’elle lui fasse une fellation [voir aussi Roux, 2011, p. 99-101 ; Bernstein, 2009, p. 4 pour San Francisco].
50Alors que la définition de l’ONUSIDA du sex worker conduit tout échange matériel, dans le contexte d’une relation intime, à être considéré comme une activité de commerce [Masvawure, 2010, p. 865], les transferts d’argent et les relations intimes coexistent au Vanuatu dans une variété de contextes et de relations sociales. Il existe un continuum dans les formes d’échanges économico-sexuels, qui concerne non seulement les biens échangés (« du don au tarif », du verre au revenu principal), les personnes impliquées (de l’époux au client) et les modalités des relations (durée de la relation plus ou moins longue, diversité des prestations) [Tabet, 2004, p. 10-16], mais aussi les identités revendiquées (de l’amie à la travailleuse, de la victime à la séductrice) et les réactions de l’entourage (de l’acceptation à la stigmatisation), comme je l’ai montré.
4 – Conclusion
51Afin de réaliser des enquêtes comparatives sur les facteurs de risque pour le VIH et les autres IST, mais aussi de constituer des réseaux internationaux de revendications [Wardlow, 2004, p. 1038], de faciliter la collaboration transnationale et d’obtenir des financements étrangers, les organisations de développement utilisent à travers le monde certains termes globalisants et stéréotypants [Leclerc-Madlala, 2003, p. 215-216 ; Seidel et Vidal, 1997, p. 64 ; Wardlow, 2004, p. 1024-1025]. Dans cet article, j’ai montré que les female sex workers sont présentées au Vanuatu comme une catégorie à risque pour le VIH et les autres IST, sans que de véritables preuves épidémiologiques soient avancées et sans que l’expression et les significations locales soient réellement considérées.
52Si, pour permettre les comparaisons transnationales, l’ONUSIDA définit le sex work comme un comportement particulier (en l’occurrence l’échange de biens, de services ou d’argent dans le cadre d’une pénétration vaginale, anale ou d’une fellation), les chercheurs en sciences sociales s’étant intéressés aux échanges économico-sexuels, à la suite de Howard Becker [1985], tendent eux à en présenter une définition plus relationnelle (les activités prostitutionnelles sont celles socialement étiquetées comme telles). Mais encore faudrait-il qu’il existe un terme équivalent dans le groupe social considéré. Or mes recherches ethnographiques à Seaside Tongoa ont montré que la signification de la locution bislama woman blong rod (ou navavin ono nalag en namakura) ne correspond pas à celle de female sex worker reconnue par l’ONUSIDA : cette dernière renvoie à toutes les conduites sexuelles considérées comme socialement déviantes dans la communauté. Et lorsque les employés de Wan Smolbag font usage de l’expression prônée par cette agence des Nations unies, ils en modifient le sens pour qu’elle coïncide au mieux avec celui des termes locaux. En outre, la stigmatisation des personnes engagées dans des pratiques de sexualité transactionnelle ou commerciale à Port-Vila est limitée, ce qui pourrait, au Vanuatu, remettre en question l’existence même de la prostitution en tant que conduite sociale déviante différant du multipartenariat sexuel et de l’infidélité.
53Les enquêtes de santé publique conduites lors de mes recherches à Port-Vila commencent néanmoins à différencier le travail du sexe des autres comportements sexuels jugés socialement déviants. Au travers des questions posées, elles contribuent à associer le travail du sexe au VIH et aux autres IST, voire à le présenter comme une activité féminine. Nous avons vu en effet que les trois études sur le sex work menées à Port-Vila entre 2006 et 2011 ont presque exclusivement été conduites auprès de femmes [Bulu et al., 2007 ; McMillan et Worth, 2011 ; Van Gemert et al., 2014], alors que l’enquête de l’Unicef [2010, p. 62-64] sur les risques et les vulnérabilités des jeunes du Vanuatu face au VIH a montré que 30 % des jeunes hommes sexuellement actifs interrogés (contre 31 % des jeunes femmes) ont déjà eu des rapports sexuels contre un cadeau ou de la nourriture.
54Bien que les transactions économico-sexuelles soient fréquentes au Vanuatu, la catégorie transnationale de female sex worker, prônée par l’ONUSIDA, doit être utilisée avec précaution. Du point de vue des organisations qui souhaitent capter les financements associés à la lutte contre le VIH, l’usage de la catégorie female sex worker dans les rapports d’activités et les enquêtes de santé publique est pertinent. La définition lâche du travail du sexe donnée par l’ONUSIDA tend en effet à induire un grossissement des chiffres qui participe à la construction de la prostitution comme problème social et permet à ces organisations d’obtenir des moyens financiers et humains pour y répondre [Roux, 2011, p. 190].
55Il me semble cependant primordial de prendre également en compte les jugements des personnes concernées. Or la plupart des personnes qui reçoivent de l’argent ou un bien en échange de relations intimes à Port-Vila ne se considèrent pas comme des sex workers. Et les pratiques de sexualité transactionnelle décrites et observées dans le pays sont diverses et multiples : elles peuvent être régulières ou occasionnelles, planifiées ou opportunistes, constituer un signe de respect mutuel ou une source de revenus, et l’un ou les deux partenaires peuvent éprouver des sentiments amoureux.
56Les pratiques de sexualité transactionnelle et commerciale au Vanuatu peuvent être interprétées comme des pratiques relevant d’une économie de don ou d’une économie de marché, mais une vision binaire ne reflète pas la variété des relations intimes qui impliquent l’échange de biens, de services ou d’argent. C’est pourquoi, tout comme Lawrence Hammar en Papouasie-Nouvelle-Guinée [2010, p. 281, 332] ou Martha Nussbaum aux États-Unis [1998, p. 700], je reprends ici le terme continuum pour inclure les pratiques qui existent entre ces deux économies.
57La catégorie transnationale de santé publique female sex worker masque la diversité et la complexité des identités et des pratiques. Tom Boellstorff souligne toutefois l’impossibilité de trouver une terminologie reflétant parfaitement la complexité de la réalité sociale, puisqu’une langue ne peut catégoriser la réalité de façon transparente. Il note qu’il est malgré cela important de s’intéresser aux conséquences sociales et culturelles de l’emploi de ces catégories [2011, p. 288]. Dans cet article, j’ai établi que l’expression female sex worker est rarement présentée comme une identité individuelle à Port-Vila, mais il est probable que la diffusion de cette catégorie au Vanuatu, notamment via les enquêtes de santé publique, conduise des activités économico-sexuelles mixtes, jusqu’ici relativement tolérées, à être davantage stigmatisées, associées aux IST et considérées comme exclusivement féminines.
Notes
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[1]
Même si le français constitue l’une des trois langues nationales et d’enseignement du Vanuatu, aux côtés de l’anglais et du bislama (langue véhiculaire à base lexicale anglaise), celui-ci est rarement employé dans l’archipel pour diffuser des messages de prévention sur les IST [voir Servy, 2020a]. C’est pourquoi j’utilise dans ce texte l’expression anglaise female sex worker, plutôt que sa traduction en langue française.
-
[2]
Je présente l’expression female sex worker comme une « catégorie » lorsque je souhaite insister sur le fait qu’il s’agit d’une classification réalisée par les organisations de développement.
-
[3]
http://www.bayswan.org/sexwork-oed.html, consulté le 4 juillet 2019.
-
[4]
Parmi ces acteurs, on compte des agences des Nations unies, des bailleurs de fonds, des organisations de la société civile, des organisations confessionnelles, des institutions gouvernementales et des établissements à but lucratif [voir Servy, 2017a, p. 47].
-
[5]
https://data.un.org/CountryProfile.aspx?crName=Vanuatu, consulté le 29 avril 2015.
-
[6]
Classement des pays les moins avancés réalisé par l’ONU. https://unctad.org/fr/Pages/PressRelease.aspx?OriginalVersionID=486, consulté le 19 juin 2019.
-
[7]
Diverses organisations caritatives étrangères et plusieurs agences des Nations unies apportent leur soutien financier à l’ONG dans la réalisation de ses actions. Les gouvernements australien et néo-zélandais – via l’Australian Agency for International Development (AusAID) et la New Zealand Agency for International Development (NZAID) – sont cependant les deux principaux bailleurs de fonds.
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[8]
Un éducateur pair est une personne bénévole, formée pour aider un groupe de pairs (ici les female sex workers) à changer ses comportements concernant la santé reproductive et sexuelle, par exemple.
-
[9]
Les infirmiers et les éducateurs de Wan Smolbag sont presque tous mélanésiens. Certains d’entre eux habitent dans des quartiers dits « défavorisés » de Port-Vila. Les éducateurs ne possèdent pas un niveau d’études supérieur à la moyenne nationale. Chaque année, ils suivent cependant pendant quelques jours des cours en santé sexuelle et reproductive délivrés par leurs aînés.
-
[10]
Les bars à kava (ou kava bar, en bislama) sont des lieux de vente et de consommation du kava, une boisson narcotique confectionnée à partir des racines du poivrier sauvage Piper methysticum.
-
[11]
Les prénoms dont je fais usage dans cet article ont été modifiés, pour garantir l’anonymat de mes interlocuteurs.
-
[12]
Cette enquête a été réalisée auprès de 510 jeunes du Vanuatu (dont 326 sexuellement actifs) afin de comprendre les risques et les vulnérabilités face au VIH.
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[13]
Le terme « communauté » est employé ici comme une traduction du vocable bislama komuniti. Il est utilisé par les habitants de Seaside Tongoa pour se désigner et désigner le lieu où ils habitent sans que cela ne signifie qu’ils constituent un ensemble social clos ou homogène [voir Servy, 2010].
-
[14]
Ces locutions rappellent celles de « femme des routes » en Nouvelle-Calédonie [Salomon, 2000, p. 326-327] ou pasinja meri en Papouasie-Nouvelle-Guinée [Wardlow, 2006].
-
[15]
Paola Tabet note également qu’en français « sont définies “putains” des femmes dont le comportement n’implique ni promiscuité ni rétribution des actes sexuels », mais « qui font un choix autonome, hors du contrôle paternel ou marital » [1987, p. 22 ; 2004, p. 30].
-
[16]
Plusieurs anthropologues se sont intéressés à l’agency des personnes échangeant leurs services sexuels contre des biens ou de l’argent, notamment en Afrique [Masvawure, 2010, p. 858 pour le Zimbabwe ; Groes-Green, 2013, p. 102 pour le Mozambique ; Leclerc-Madlala, 2003, p. 214 pour l’Afrique du Sud].
-
[17]
Pendant mes recherches ethnographiques à Seaside Tongoa, j’ai recueilli de nombreux discours d’hommes et de femmes justifiant l’usage de la force physique par un homme à l’encontre de sa compagne par le fait que cette dernière utilise un moyen de contraception sans son accord, qu’elle le trompe, qu’elle occupe un emploi contre son gré ou qu’elle ne prend pas suffisamment ou correctement soin de leurs enfants [Servy, 2017a, p. 431-434 ; 2017b].
-
[18]
Dans un article sur la sexualité transactionnelle en Afrique du Sud, Suzanne Leclerc-Madlala [2003, p. 224] a néanmoins mis en relief que ce qui est rangé par les chercheurs occidentaux dans la catégorie des « désirs » (téléphone portable, voyages, habits à la mode) peut être classé, par les femmes interrogées, dans la catégorie des « besoins ».