1L’écriture de ce texte a été entamée avant la crise sanitaire de COVID-19, mais cette dernière n’a fait que confirmer nos convictions. À l’heure où les crises mettent en jeu non seulement nos modèles de société mais également la possibilité du maintien de l’existence humaine sur terre, la sociologie doit transformer ses méthodes et ses objets. Notre hypothèse est que la sociologie doit à la fois revenir à son ambition initiale – à savoir dégager une matrice à même de critiquer une vision des rapports sociaux construite sur l’intérêt – et reconfigurer son rapport à la nature, longtemps exclue de cette science des « constructions sociales ». Ce n’est qu’à ce prix qu’elle pourra échapper à l’insignifiance.
1 – L’ambition sociologique
2Selon une interprétation assez convenue et à peu près consensuelle, la sociologie est née d’un effondrement, celui des sociétés d’Ancien Régime, cet ordre social traditionnel bousculé par la double révolution, industrielle et politique [Nisbet, 1984 ; Martuccelli, 1999 ; Berthelot, 2003]. De tels changements, progressifs mais profonds, ne forment pas seulement l’arrière-plan de l’éclosion de la sociologie ou le contexte dans lequel elle est apparue : ils sont en réalité la condition même de la naissance de cette discipline. Pour que la sociologie soit seulement concevable, en effet, il a fallu que la société apparaisse comme une création des hommes, le fruit de leur travail et de leurs choix. Le mouvement de sécularisation amorcé par les Lumières et amplifié par la Révolution française y a contribué, de même que les avancées réalisées dans la production économique. Pour le dire vite, au cours du xixe siècle, la société apparaît de plus en plus déliée des garants méta-sociaux, d’une part, et façonnée en profondeur par l’activité de celles et ceux qui la composent, d’autre part. Double « émancipation », donc, spirituelle et matérielle, de sorte que la société maîtrise de plus en plus sa propre histoire et se présente désormais comme l’œuvre des hommes [Domenach, 1995]. L’effondrement de l’ordre social traditionnel a ainsi produit une « société autoréférentielle », livrée à sa seule souveraineté et qui doit chercher en elle-même les moyens de se réguler ou les valeurs sur lesquelles s’appuyer.
3Tel est le terreau sur lequel la sociologie va se déployer, avec le projet de comprendre et d’améliorer le fonctionnement des sociétés. La sociologie est donc pensée d’emblée, par ceux qui la portent, comme un instrument du progrès, sa boussole en quelque sorte [Connell, 1997]. C’est le sens que Saint-Simon assigne à sa « physiologie sociale » dans son Mémoire sur la science de l’homme (1813), et c’est ce même objectif qui sous-tend la démarche de Comte lorsqu’il rédige ses Plans et travaux nécessaires pour réorganiser la société (1822). Bien sûr, nombre de sociologues constateront l’écart entre le progrès social et moral, défini comme un horizon à atteindre, et la réalité brutale des faits, qui semble en invalider le projet – exploitation ouvrière, misère de masse, immoralité, etc. Mais le creuset de la sociologie est bien là : montrer que la société « moderne » est porteuse de progrès, en rechercher les lois pour, enfin, hâter sa réalisation et bâtir une société meilleure. Le progrès social et moral est-il au diapason des progrès économiques et techniques ? Telle est la question qui taraude les sociologues, une question que les uns résolvent en organisant le développement économique dans le cadre d’un vaste « système industriel » (les saint-simoniens) ou en y renonçant pour trouver refuge dans l’utopie sociale et morale (Leroux, Fourier), que d’autres abandonnent aux lois de l’évolution, censées produire spontanément une société pacifiée (Spencer), et que d’autres encore abordent avec le projet de concilier le progrès matériel, mû par l’innovation, et le progrès moral, qui suppose au contraire la plus grande stabilité des règles (Le Play, Durkheim, Hobhouse). À de rares exceptions près, donc, le discours sociologique ne congédie pas l’analyse économique : il la complète et la tempère. Ainsi la production et l’acquisition de biens matériels ne sont-elles pas, en soi, des objectifs illégitimes ; en revanche, la concurrence doit être adoucie et faire une place plus grande à la coopération ou à la solidarité – que celle-ci soit vue comme une loi de la société (Durkheim et les solidaristes) ou comme la quintessence du développement moral des individus (Hobhouse). Bref, la sociologie rêve finalement de soumettre l’économie à un idéal moral de justice et de progrès partagé.
4De ce récit des origines, on peut alors avancer, comme Laval l’a fait, que « l’ambition sociologique » est une prise au sérieux du discours de l’économie et, en même temps, « une objection à l’utilitarisme doctrinal et dogmatique » [2002, p. 25], ce que Tocqueville appelait le « despotisme de l’utile » [1]. D’un côté, en effet, les sociologues souscrivent au projet d’une société arrimée au progrès, une société où la production de richesses s’affranchit de cette soumission séculaire à un ordre « naturel » qui, jusqu’aux physiocrates au moins, organisait les travaux des savants [Passet, 1979]. Mais d’un autre côté, les sociologues, conscients que l’intérêt, l’argent ou le « cash nexus » s’est substitué à la religion, vont tenter de promouvoir une voie alternative dans la théorisation de ce qui fait sens entre les individus. Il s’agit alors de mettre en lumière ce qui fait tenir la société, au-delà du « doux commerce » et de l’apparente communion des intérêts. Bien sûr, les réponses seront variées et prendront des formes très différentes : la division sociale du travail, la solidarité, la conscience collective, les économies morales ou encore le fonctionnalisme, etc. Au fond, cependant, comme Caillé [2002] le souligne bien, c’est la question du sens, du système symbolique, qui est au cœur du projet sociologique. Et sa représentation prendra la forme – pas toujours explicite – d’une nouvelle religion ou d’une morale civique, reposant sur la reconnaissance de l’héritage ou de la dette intra- et intergénérationnelle dans laquelle les individus sont nécessairement enserrés. Sauf que dette et héritage ne valent alors que dans le mode social dont ils incarnent l’unité, la nature restant à bien des égards un impensé de la pensée sociologique – au mieux le cadre organisateur des sociétés humaines, au pire une simple ressource au service de leur développement.
5Plus exactement, le rapport de la sociologie à la nature – comme réalité et comme concept – peut en fait être décliné sous trois formes. La première est l’absence : pendant longtemps, l’environnement passe inaperçu dans la réflexion sociologique. Non pas, bien entendu, que les sociologues ignorent les effets de la révolution industrielle sur les hommes et les paysages. Mais la réflexion se focalise sur les faits sociaux, les rapports sociaux et leurs croyances associées : c’est là, pour ainsi dire, « l’amnésie théorique » de la sociologie, qui sépare nettement nature et société [Charles, Lange et al., 2014]. La deuxième correspond à la prise de distance par rapport à la nature, une prise de distance que la puissance du concept de culture illustre au long du xxe siècle [Cuche, 1996]. La formule idoine, maintes fois entendue en colloque ou lue dans des articles, se résume ainsi : la nature est « un construit social ». La plasticité du concept de culture – dont la nature est le symétrique ou plutôt le périphérique – en fait un concept omnivore, à tel point que la nature et le biologique se retrouvent marginalisés. Même les fonctions biologiques (déféquer, manger) sont analysées par le seul prisme de l’incorporation des contraintes sociales. Dans cette perspective, la représentation de la nature ne serait finalement que le reflet hypostasié des divisions sociales, tandis que l’environnement apparaît comme un support à partir duquel les sociétés sélectionnent les ressources en fonction de leurs cosmogonies [Charbonnier, 2015]. Troisième déclinaison, enfin : les sociologues, interprètes critiques de l’ordre « naturel » des institutions d’Ancien Régime, s’avèrent particulièrement méfiants à l’égard de tout facteur, tout signe qui apparaîtrait comme une quelconque justification d’un conservatisme social [Audier, 2016]. Pour eux, la nature, la terre, pas plus que les communautés rurales, ne doivent échapper aux transformations sociales progressistes. C’est pourquoi, d’ailleurs, les mouvements écologistes sont souvent considérés comme conservateurs, le texte de Marcel Gauchet de 1990, « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes », illustrant parfaitement cette caricature. Bref, toute référence à la nature est en quelque sorte proscrite puisque la sociologie, bonne fille de la Modernité, se situe du côté du Progrès.
6Or les travaux récents confirment combien le récit de la modernité doit être complété par une histoire des conditions de son déploiement matériel [Bonneuil et Fressoz, 2016]. La croissance économique et industrielle du Royaume-Uni, par exemple, n’a été rendue possible que par une exploitation débridée des ressources naturelles (et sociales) des pays colonisés ; de même, les « Trente glorieuses », la mondialisation puis le projet de « développement » porté (géo)politiquement par les États-Unis [Rist, 2001] n’ont pu se réaliser que par la mise en coupe réglée de l’environnement – en particulier celui des pays du Sud, dont les ressources alimentent la croissance du Nord. Pour le dire autrement, l’abondance matérielle des sociétés occidentales – et notamment des classes moyennes et populaires – a fait deux grandes victimes : le Sud et la nature.
2 – Un premier tournant ? Critique de la modernité instrumentale et paradigme du risque
7On peut considérer que les années 1960 et 1970 sont à bien des égards porteuses d’inflexions dans le mouvement global et non homogène de « la » Modernité, telle que les fondateurs de la sociologie ont pu la théoriser au tournant du xixe et du xxe siècles. Ces inflexions relèvent d’un dévoilement des conséquences de la Modernité comme modèle d’organisation des sociétés à visée globalisante.
8À cette période, la dénonciation des ravages causés par l’extension de la société de consommation est soutenue par la vitalité de diverses perspectives ou expériences concrètes de transformation sociale et politique. Dans le sillage de Mai 1968 et de la contre-culture, les utopies se déclinent en effet sous des formes plurielles – qui relèvent du champ politique, de celui de la religion ou des nouvelles spiritualités – et mêlent aux luttes contre toutes les manifestations de la domination des propositions existentielles structurées autour d’un rapport moins réifié aux êtres et aux choses. Il faut souligner ici le registre moral particulier dans lequel s’exprime alors la critique de la Modernité. Des nouveaux mouvements sociaux aux militantismes d’inspiration révolutionnaire, des initiatives de « retour à la terre » et aux mouvances du « Nouvel Âge », ces expériences renvoient toutes, au-delà de leur hétérogénéité, à la prégnance d’un certain optimisme [Léger et Hervieu, 1979 ; Champion, 1989]. L’idée domine en effet que l’économie « de croissance » est confrontée à des écueils tels qu’elle ne peut que laisser place, à plus ou moins long terme, à d’autres formes de société émancipées des impératifs productivistes et financiers.
9Très rapidement toutefois, l’époque qui a vu naître ces utopies va aussi être celle de l’entrée dans un contexte de crise mondialisée, et de la succession de catastrophes économiques et sanitaires constituant de nouveaux traumatismes collectifs. Dans ce contexte, l’expertise scientifique et politique se développe et contribue à diffuser les préoccupations environnementales au-delà des cercles militants. En 1972, la publication du rapport Meadows inaugure à cet égard un nouveau champ aux frontières mobiles, celui de l’« écologie politique » avec sa dimension « catastrophiste » [Semal, 2019]. Quelques années plus tard, les événements de Tchernobyl, de Bhopal, les marées noires, dévoilent au plus grand nombre la menace permanente que les « risques » industriels, nucléaires et technologiques font peser sur le monde.
10Plusieurs disciplines avaient certes diagnostiqué ces transformations bien plus tôt, en particulier dans le domaine de la philosophie politique [Anders, 1956 ; Marcuse, 1968] ou des techniques (avec les figures de Mumford, Illich ou Ellul). Dans leur sillage, une partie de la sociologie va aussi renouveler partiellement sa lecture des rapports sociaux en commençant par discuter la pertinence de certaines catégories d’analyse classiques des inégalités ou de la conflictualité sociale, mais également en soulignant l’éclatement des formes et des supports traditionnels de la reproduction des identités. C’est le cas, notamment, des réflexions de Touraine dans La société post-industrielle (1969), puis de la sociologie des nouveaux mouvements sociaux qu’il inaugure. Ce remodelage est encore plus apparent dans La société du risque (1986), quand Beck entreprend de montrer comment, dans les sociétés post-industrielles, l’imprévisibilité des nouvelles catastrophes et la disparition simultanée des collectifs protecteurs exposent désormais l’individu et mobilisent ses propres capacités à faire face aux épreuves. Mais il est justement remarquable, à cet égard, que le paradigme du risque, par lequel l’« environnement » surgit comme un acteur décisif des évolutions de la société, renforce autant la centralité de l’individu-sujet. Une première grande raison tient à la manière dont l’environnement lui-même est (re)pensé, puisqu’il apparaît essentiellement sous l’angle de la menace ou du danger pour l’humanité, laissant à la nature un caractère impersonnel et sans affects. Une autre raison, solidaire de la première, renvoie à l’affinité que la notion de risque entretient, ici, avec celle de « réflexivité ». Cette dernière désigne en effet la capacité que les hommes et les sociétés développeraient pour répondre à l’incertitude, en réexaminant constamment leurs choix et les valeurs qui les guident. Et la « réflexivité » joue dans ce cadre un rôle d’autant plus important que la sociologie du risque entérine cette érosion du « social », laquelle propulse sur le devant de la scène un individu supposément proactif, mobilisé et appelé à devenir sa propre source de sécurité [Rose, 1999].
11Sous cet éclairage, on peut suggérer que le paradigme du risque conduit à faire de l’effondrement l’occasion d’une sorte de « revitalisation » des rapports sociaux dans des démocraties incitées à devenir plus transparentes et, surtout, plus participatives. Chez Beck, par exemple, la modernité aurait produit des effets non désirés et contrôlables, obligeant les acteurs de la société civile à se ressaisir de leurs responsabilités face aux dérives et aux catastrophes que les institutions ne parviennent plus à contenir. De sorte que la « seconde modernité » constitue ici une version éclairée et éthique de la précédente, qui rompt avec la logique de réification portée et systématisée par cette dernière. Dans le même ordre d’idées, Giddens a aussi cherché à dégager de la « radicalisation » de la modernité un horizon salutaire, en voyant dans l’augmentation des menaces qui pèsent sur la condition des acteurs la raison de nouvelles formes d’implication et d’engagement face à des enjeux mondialisés susceptibles d’être « relocalisés » [Giddens, 1994].
12Reste que si le paradigme du risque constitue assurément un « tournant » qui répond à la révélation d’une modernité devenue indéfendable, il ne rompt pas complètement avec la croyance dans les vertus de la rationalisation – celle-là même qui devrait conduire les hommes à adapter leurs modalités d’exploitation des ressources naturelles. Chez Beck et Giddens, en particulier, cette continuité s’incarne dans le passage à la modernité « réflexive », qui rappelle l’optimisme caractéristique de la théorie sociologique classique. Mais en délaissant volontairement la question des « dangers en tant que tels » [Beck, 2001, p. 376], cette sociologie de la modernité « réflexive » reconduit également une posture libérale, posture à partir de laquelle se recomposeraient des formes plus éclairées de pouvoir sur l’environnement. D’une part, en effet, ces analyses placent l’individu « individué », autonome et progressiste au centre du processus de remplacement des « sociétés » par un agencement « cosmopolitique » fluide, dégagé des logiques d’appartenance identitaire [Beck, 2014]. Et d’autre part, elles valorisent la capacité des sociétés à démocratiser les choix technoscientifiques en construisant de nouvelles garanties ou en produisant des consensus raisonnés qui répondraient à la nécessité de préserver la vie des individus exposés au risque, ne reconnaissant ipso facto qu’une existence et une positivité limitées aux êtres dits naturels et à leurs intérêts propres. De sorte que le paradigme du risque renforce finalement la définition « méthodologiste » de la sociologie. Or, dans cette perspective réductrice, la sociologie est placée – au mieux – en position d’arbitre éclairé, en surplomb des controverses, et elle s’interdit alors de se prononcer sur la valeur intrinsèque de faits longtemps tenus à l’extérieur de son champ d’expertise. Des faits, pourtant, qui ont fini par s’imposer à elle sans nécessairement parvenir à se faire « entendre ».
3 – La sociologie face à l’effondrement contemporain
13De multiples données sur le réchauffement climatique ou le franchissement de plusieurs « barrières planétaires » [Steffen et al., 2015] indiquent une accélération sans précédent des transformations et dommages écologiques. Dans un article récent, Bar-On et al. [2018] estiment que la biomasse des mammifères sauvages ne représente plus que 4 % de celle des humains et de leur bétail. Alors que d’autres disciplines comme la philosophie analysent la catastrophe [Dupuy, 2002 ; Stengers, 2011] ou l’effondrement [Diamond, 2006] en cours, la sociologie peine à renouveler sa matrice à quelques exceptions près dans le cadre d’une sociologie de l’environnement (Catton et Dunlap, 1978). Dans le contexte contemporain, le rapport à l’environnement entretenu par les sciences sociales est en effet marqué par deux tendances, qui méritent d’être dépassées.
14D’un côté, le concept de nature a fait l’objet d’un travail de déconstruction. De nombreux travaux récents [Descola, 2005 ; Latour, 1991, 1999, 2001] ont entrepris de dynamiter le « grand partage » entre nature et culture. Latour, en particulier, a bien montré comment l’Occident, qui prétend découpler la représentation des choses (dans les laboratoires) et des humains (par la démocratie), n’avait en fait cessé de produire des hybrides – du réchauffement climatique aux OGM – qui constituent aujourd’hui notre monde commun. L’influence de Descola est aujourd’hui indéniable puisque sa démonstration du fait que l’opposition nature vs culture n’existe qu’au sein du monde occidental, dont elle traduit une cosmogonie particulière, apparaît comme une puissante remise en cause du projet cartésien de domination de la nature. Pour autant, cette remise en cause ne débouche pas nécessairement sur un rapprochement de la sociologie avec les enjeux écologiques. En effet, si le dualisme nature/culture tend à être remis en cause, le risque est alors de valider une certaine lecture de l’anthropocène contemporain dont Crutzen, qui a théorisé le concept [Crutzen et Stoermer, 2000], s’est fait l’avocat. Beck, par exemple, pourtant critique féroce des dégâts de l’industrialisation, considère que « la nature n’a plus la moindre parcelle de naturalité » (1986, p. 140) et, partant, que les problèmes environnementaux sont avant tout « des problèmes sociaux, des problèmes de l’homme » (148). Dans cette perspective, puisque les humains apparaissent comme une force motrice de premier ordre, l’urgence anthropocénique résiderait dans leur capacité à réguler les grands équilibres du système-terre. Or, pour de nombreux auteurs souvent venus de la philosophie [Maris, 2018 ; Flipo, 2006], le remède serait alors pire que le mal, puisqu’il sonnerait le glas de toute conception du monde naturel comme altérité – au sens d’une extériorité que nous ne contrôlons pas. La position de Latour, qui tend à évacuer toute forme de réflexion normative – sur le bien, la justice, etc. – au profit d’un enjeu de représentation de notre « monde commun » semble aussi aller à rebours d’une écologie politique. Et de même, d’autres auteurs [Martuccelli, 2014] considèrent que l’écologie constitue, certes, le pilier d’un nouveau régime de réalité succédant aux régimes religieux, politique et scientifique, mais dont les contraintes ou les limites ne sont pas moins imaginaires – i.e. socialement déterminées – que celles prévalant jadis. En ce sens, l’âge contemporain ne se singulariserait finalement en rien des précédents.
15D’un autre côté, les sciences sociales apparaissent comme les adjuvants des grands projets de recherche « intégrés » sur les transformations climatiques ou sur de nombreux autres objets souvent définis en dehors d’elles [Gibbons et al., 1994]. Et comme l’ont bien souligné Dahan et Guillemot [2015], la conception d’une science directement utile et opérationnelle face à l’urgence tend à faire des chercheurs en sciences sociales des spécialistes de l’acceptabilité sociale du changement. En matière d’eau et d’assainissement, par exemple, les sociologues vont ainsi analyser les ressorts du facteur « beurk » pour proposer des solutions techniques en matière de recyclage de l’eau en phase avec les normes sociales et culturelles [Barbier, 2013]. Les sociologues vont également être appelés à la rescousse pour constituer des typologies d’utilisateurs de « ressources naturelles » comme des forêts afin de proposer une coexistence des usages alliant développement économique et gestion écologique. Dans ces dispositifs, la nature apparaît principalement comme une ressource dont il faut assurer la bonne gestion… ce qui suppose de ne pas s’aliéner les populations.
16Ces différents constats incitent, aujourd’hui, à repenser le rôle et le projet même de la sociologie. Plus exactement, l’empreinte laissée par l’homme à l’âge de l’anthropocène et la perspective d’un effondrement de la civilisation thermo-industrielle [Diamond, 2006 ; Servigne et Stevens, 2015] contribuent, pour ainsi dire, à « réinitialiser » la sociologie, en plaçant les chercheurs dans une position homologue à celle qui fut la leur à l’origine, tandis que s’effritaient les cadres sociaux et économiques des sociétés d’Ancien Régime. Sauf qu’il ne s’agit plus, désormais, d’accompagner le progrès tout en dénonçant sa brutalité, ses méfaits ou l’inégale répartition de ses dividendes : la sociologie a ici l’occasion de repenser son utilité sociopolitique en redéfinissant la vision du monde qui la baigne. Ce nouvel agenda procède en réalité d’un double aggiornamento.
17D’une part se pose la question du rôle du sociologue dans la cité et de l’engagement des chercheurs. La sociologie, en effet, n’est-elle qu’une discipline académique tournée vers la seule communauté des chercheurs, ou bien cette discipline d’expertise à laquelle une politique scientifique pusillanime tend à la réduire ? Dans le contexte de la science war qui éclate à la fin des années 1990, d’autres pistes sont – à nouveau – défrichées. Bent Flyvbjerg signale ainsi que les sciences sociales sont, certes, incapables de rivaliser avec les sciences de la nature sur la base du même programme épistémologique, mais qu’elles sont pertinentes, en revanche, là où ces dernières ne le sont pas, car elles permettent de discuter des buts que poursuit la société et des valeurs qui les sous-tendent. L’auteur leur assigne alors un projet alternatif, non pas épistémique, mais dérivé de ce qu’Aristote appelait la « phronésis », c’est-à-dire la prudence, la sagesse pratique qui doit guider les choix politiques. Dans cette perspective, la science sociale « phronétique » est un projet analytique qui subordonne la recherche à un objectif indissociablement pédagogique et politique : aiguiller les citoyens vers le Bien, mais aussi intensifier la réflexivité de la société par un questionnement permanent sur les valeurs engagées dans l’action collective [Flyvbjerg, 2001 ; Flyvbjerg, Landman et Schram, 2012]. Une telle orientation, qui régénère la « fibre morale de la sociologie » [Burawoy, 2004], suppose sans doute d’assouplir les contraintes posées par une interprétation souvent restrictive du principe de la neutralité axiologique [Friedrichs, 1972, p. 77-91]. Mais ce faisant, les sciences sociales feraient alors œuvre (vraiment) utile en discutant cette entreprise débridée de rationalisation du monde à laquelle elles furent elles-mêmes longtemps associées, et en équilibrant la rationalité instrumentale par un questionnement salutaire sur le sens et les valeurs – « Où allons-nous ? », « Est-ce souhaitable ? », « Que devrait-on faire ? ». Car il s’agit là, assurément, d’un enjeu fort à un moment de l’histoire où la pérennité de notre monde commun est potentiellement menacée, à un moment, aussi, où les savoirs profanes disputent aux émotions le droit de peser sur les choix collectifs.
18Cette inflexion est indissociable, d’autre part, d’une révision générale du cadre dans lequel la sociologie définit et traite ses objets. Si l’on se situe en effet dans la perspective de l’effondrement ou, du moins, des bouleversements majeurs qui menacent notre environnement biophysique (réchauffement climatique, surpopulation urbaine, pollutions, déforestation, etc.), la sociologie ne saurait demeurer une « science contre nature » indexée à un dualisme réducteur (nature/culture, nature/société, non humain/humain), ni une discipline qui se saisit des questions environnementales par le seul prisme du risque ou des mouvements sociaux [Grisoni et Nemoz, 2017]. Il lui revient sans doute de reconnaître et d’interroger les limites que la nature impose à notre intelligence collective – technologique, scientifique ou économique. Et de ce point de vue, deux pistes semblent a priori praticables et complémentaires. La première conduit à la construction d’un paradigme fédérateur autour des grands schémas d’analyse sociologiques, un paradigme permettant de penser les interrelations à rebours du monisme utilitariste. Les travaux menés autour du paradigme du don [Caillé, 2007], de la « résonance » [Rosa, 2019] et du care [Tronto, 2012] sont à cet égard tout à fait déterminants. Pas de don, en effet, sans la reconnaissance préalable d’une commune humanité et l’acceptation des réciprocités ; de même, pas de « résonance » dans un monde où l’environnement n’est pas considéré « comme un autre vibrant, dans une relation réciproque, durable et sensible » [Rosa, 2019, p. 371], et pas davantage de care sans un souci constant du maintien et de la réparation de notre monde. Quant à la seconde piste, elle radicalise la première. Car si la seule tâche qui nous incombe est désormais la conservation du monde, nous avons besoin pour ce faire de redéfinir notre rapport à la nature. Et dans cette perspective, la proposition de la philosophe Virginie Maris [2018] consiste – paradoxalement – à prendre à contre-pied les conceptions qui, considérant notre emprise démiurgique sur la planète, ont aboli la distinction nature/culture, la démarcation entre le naturel et le social. Maris incite ainsi à protéger la « part sauvage du monde » et à reconnaître à la nature trois qualités essentielles : extériorité, altérité, autonomie. Une telle voie pourrait alors faciliter l’attribution à la nature de la personnalité juridique et de droits propres, garants d’une meilleure préservation de son intégrité.
19Quid de la socio-économie dans un tel projet ? Elle dispose incontestablement d’atouts à faire valoir ; nous en évoquerons deux, assortis d’une limite. D’abord, les socio-économistes ont bien mis en évidence et bien détaillé les dynamiques d’encastrement/désencastrement de l’économie et des autres sphères sociales, contribuant ainsi à critiquer toute approche faisant apparaître la société comme le pur produit d’actions économiques autorégulées. Ensuite, de nombreux travaux ont insisté à juste titre sur les limites physiques de la croissance, sa soutenabilité ou encore l’irréductibilité de la richesse à la production marchande [Méda, 1999 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2014]. Cependant, la prudence est de mise car la socio-économie n’échappe pas, bien souvent, à une conception de la nature comme simple ressource, et ce même dans le sillage des approches d’Elinor Ostrom [2011], porte-étendard – s’il en est – de l’économie hétérodoxe. Les nombreux travaux soulignant les promesses que recèlent certaines initiatives, comme les paiements pour services environnementaux, reflètent d’ailleurs une tendance à « monétariser » les ressources environnementales pour mieux les protéger. Or, plus qu’une fausse bonne idée, de telles initiatives tendent en réalité à valider l’idée d’une emprise anthropique totale.
Notes
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[1]
Notons cependant que tous les économistes de l’époque, de Charles Gide à Alfred Marshall ne s’inscrivent pas dans le credo utilitariste.