CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Thomas Bertrand, Quantifier et évaluer l’action publique décentralisée. Les cas du Fonds Social Européen et du Conseil régional de Picardie. Thèse de Science Politique, réalisée sous la direction de Patrick LEHINGUE (Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne) et soutenue le 17 octobre 2018 à l’Université de Picardie Jules Verne. Jury composé de Pierre-Yves BAUDOT, Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne ; Corine EYRAUD, Maître de conférences HDR à l’Université d’Aix-Marseille (rapporteure) ; Patrick Le LIDEC, Chargé de recherche au CNRS ; Jay ROWELL, Directeur de recherche au CNRS (rapporteur)

1En croisant les sociologies de la quantification et de l’action publique territoriale, cette thèse propose une sociologie des rapports profanes à l’« évaluation » chiffrée de l’action publique décentralisée.

2Combinant entretiens, archives, statistiques et observations, l’enquête porte sur le Fonds Social Européen (FSE, 2007-2013) et le Conseil régional de Picardie (CRP, 2004-2015). À ces deux cas correspondent autant de parties, reliées par quatre questions structurant la démonstration. Quels sont les rapports entre droit et statistique dans la mise en œuvre de la « nouvelle quantification publique » (« NQP ») ? Comment expliquer sa performativité ? Quels sont ses traits distinctifs ? En quoi consiste « l’évaluation des politiques publiques » (EPP) ?

3Le cas du FSE permet de démontrer que le droit est une condition de possibilité de la quantification, car elle émane de textes juridiques régissant la mise en œuvre de cette politique. Il en est aussi une condition d’inefficacité : en l’absence de couplage juridique entre la gestion financière et la quantification, celle-ci est restée une préoccupation mineure du quotidien professionnel des gestionnaires du FSE. Le cadre juridique des politiques du CRP contribue à déterminer l’existence et les caractéristiques techniques de son infrastructure statistique. Mais du fait de l’enchevêtrement des compétences entre administrations territoriales, le droit rend aussi possible le jeu avec les chiffres. Les rapports entre droit et statistique peuvent enfin revêtir une relation dialectique, la quantification étant utilisée comme outil d’exploitation de l’indétermination relative de la règle juridique.

4Qu’est-ce qui est au principe de l’action performative des appareils de quantification ? Une formule condense les analyses des cas du FSE et du CRP : implantation n’est pas performativité. Ces deux terrains ont révélé un découplage entre l’implantation des dispositifs de quantification et leur efficacité, entendue comme pouvoir de reconfiguration de la structure sociale et symbolique de leurs environnements d’introduction.

5Le rôle déterminant que des consultants privés jouent dans la mise en œuvre de la « NQP » est effectivement l’un de ses aspects novateurs. Mais elle ne se distingue guère de formes statistiques préexistantes, par exemple si l’on étudie ses registres de légitimation.

6S’agissant de comprendre en quoi consiste l’EPP, on montre sa réversibilité, qui en fait une ressource et une contrainte pour des groupes d’acteurs pris dans des rivalités intra- ou interinstitutionnelles. Puis on explique qu’elle peut être analysée comme l’enjeu même de ces conflits. Le déroulement d’une « évaluation de politique publique » retraduit des divergences concernant des enjeux sociaux extérieurs à la procédure évaluative, tels que la définition des fins des politiques régionales.

7Thomas BERTRAND, chercheur associé au Centre Universitaire de Recherche sur l’Action Publique et le Politique – Épistémologie et Sciences Sociales (CURAPP-ESS), bertrand964.thomas@laposte.net

Alexandre Violle, Constituer un territoire de gouvernement pour la finance. Enquête sur l’expertise de supervision au sein de l’Union bancaire européenne. Thèse de sciences, technologies et société (STS), réalisée sous la direction de Fabian MUNIESA, Directeur de recherche Mines ParisTech, CSI, soutenue le 30 septembre 2019 à l’école Mines ParisTech. 455 p. Jury composé de Ève CHIAPELLO, Directrice d’études EHESS, CEMS (rapporteure) ; Sabine MONTAGNE, Directrice de recherche CNRS, IRISSO (présidente) ; Yamina TADJEDDINE, Professeure de sciences économiques, Université de Lorraine ; Antoine VAUCHEZ, Directeur de recherche CNRS, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne ; Cornelia WOLL, Professeure de science politique, Institut d’études politiques de Paris (rapporteure)

8En juin 2012 un projet d’Union bancaire est formulé conjointement par les responsables européens en réponse à la crise financière de 2007-2008. L’objectif affiché d’une telle réforme était de doter les institutions européennes de moyens d’action pour éviter à l’avenir que des États s’endettent massivement afin de recapitaliser leurs banques. On peut retenir de cette réforme : l’organisation d’un transfert de responsabilité de supervision des banques de la zone euro depuis les autorités nationales compétentes vers la Banque centrale européenne (BCE) ; la création d’un fonds de résolution européen pour répondre à d’éventuelles faillites bancaires ; et la mise en place d’un fonds de garantie des dépôts des citoyens européens.

9Cette thèse prend pour objet l’Union bancaire au prisme du problème suivant : comment l’Union européenne prend-elle en charge le gouvernement des banques de la zone euro à la suite de l’Union bancaire ? La notion de gouvernement est entendue dans ce travail en un sens foucaldien. Il s’agit de comprendre comment les instruments d’action publique de supervision inventés à l’occasion de la réforme contribuent à redéfinir conjointement la manière dont les banques doivent gérer leurs affaires, ainsi que le rôle de l’Union européenne et des États dans la délimitation de la bonne conduite des établissements. Ce travail repose sur une recherche qualitative composée d’une cinquantaine d’entretiens auprès de fonctionnaires français, européens, ainsi que des responsables en charge du contrôle des risques au sein de plusieurs banques françaises ; d’une revue de la littérature en économétrie sur la question de la mesure des risques systémiques bancaires en Europe ; et d’une ethnographie du travail des agents de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) (l’administration française en charge de contrôler les banques présentes sur le territoire français dorénavant pour le compte de la BCE).

10L’enquête réalisée permet de saisir la manière dont les superviseurs européens problématisent la bonne conduite des banques, comme un travail de définition et de délimitation des bons et mauvais risques financiers pris par les établissements. Cette problématisation du gouvernement des banques s’encapsule dans des instruments économétriques et juridiques (à l’image des médiatiques stress tests), dont la thèse analyse la genèse et les controverses qu’ils ont soulevées. Elle se joue ensuite dans le travail quotidien des superviseurs sous la forme d’un épineux problème de « géographie politique » : pour ces acteurs, définir le bon risque revient à caractériser et à négocier en situation les effets de mesures administratives sur des établissements bancaires, considérés comme attachés à des territoires nationaux. L’émergence d’une autorité de régulation bancaire européenne va ainsi de pair avec la constitution progressive d’un nouveau territoire de gouvernement, issu de la négociation au cas par cas de problèmes de souveraineté nationale.

11Alexandre VIOLLE, post-doctorant au Centre d’étude des mouvements sociaux. alexandre.violle@sciencespo.fr.

Quentin Dufour, L’objectivation comptable de l’économie nationale. Enquête sur la fabrique du PIB et des comptes nationaux français. Thèse de sociologie, dirigée par Dominique MÉDA, professeure des universités, IRISSO, et Alexandre MALLARD, directeur de recherche, CSI, soutenue publiquement à l’Université Paris-Dauphine le 27 novembre 2019. Jury composé de Emmanuel DIDIER, directeur de recherche CNRS, ENS (président) ; Paul EDWARDS, professor, Stanford University ; Florence JANY-CATRICE, professeure des universités, Université de Lille (rapporteure) ; Alexandre MALLARD, directeur de recherche, CSI ; Dominique MÉDA, professeure des universités, IRISSO ; Gwenaële ROT, professeure des universités, Sciences Po Paris (rapporteure)

12Les comptes nationaux, dont l’indicateur du PIB, constituent la représentation de l’économie nationale la plus partagée. Ils se fondent sur un cadre comptable standardisé au niveau international et européen, qui exprime sous forme monétaire la production et la circulation des biens et services sur un territoire donné pour une période donnée. Ils permettent de parler de l’économie dans son ensemble – c’est le fameux indicateur du PIB – dans le détail de ses différentes composantes, et d’envisager son évolution entre deux dates – on parle de la « croissance » du PIB. En France, les comptes de la nation sont produits sur un rythme trimestriel et annuel par le département des comptes nationaux de l’Insee, une administration publique principalement dédiée à la fabrique de statistiques administratives, et partie intégrante du ministère de l’Économie et des Finances.

13Cette thèse s’intéresse à l’activité de mesure des comptes nationaux français, telle qu’elle a lieu dans le travail ordinaire du département des comptes. Elle fait l’hypothèse selon laquelle le travail de production du chiffre a des conséquences sur la manière de représenter l’économie ; il dit quelque chose sur les qualités propres de cet objet. Dans la lignée d’une sociologie de la quantification, et en complément des travaux attentifs à la genèse sociopolitique de l’indicateur du PIB, la thèse pose la question suivante : comment le département des comptes parvient-il à produire et à stabiliser une connaissance de référence sur l’économie ? Cette question interroge autant les conditions concrètes de fabrication d’une connaissance économique que la forme que prend cette connaissance. J’ai appelé ce processus de production « objectivation », pour qualifier la manière dont cette quantification devenait une chose, une connaissance de référence, et ce malgré de nombreuses critiques. En termes de méthode, ce travail se fonde sur une enquête ethnographique de neuf mois au sein du département des comptes nationaux de l’Insee, mêlant entretiens, observations et étude de documents.

14L’objectivation comptable de l’économie nationale peut être décrite comme un ensemble d’activités réalisées par les membres du département autour de grands tableaux comptables. Tout d’abord, une activité de totalisation, où les différentes équipes fabriquent une représentation globale de l’économie grâce à des procédures complexes de collecte et d’appariement de données aux catégories comptables. Ensuite, une activité d’inscription de l’économie dans la durée, par le biais d’un travail de mise en récit des nombres, et au prix d’un maintien de la stabilité des méthodes de mesure dans le temps. Enfin, une activité d’arbitrage, qui vient rectifier les problèmes de cohérence occasionnés par la totalisation et l’inscription dans la durée, en intervenant localement sur les chiffres. La représentation de l’économie comme un objet global qui varie dans le temps est le résultat de ces activités. L’économie nationale, telle que nous la connaissons à travers les comptes nationaux, constitue ainsi un mode d’objectivation possible, et relativement singulier, de l’économie. Rendre visible par l’enquête le travail de mise en forme de l’économie nationale est une condition nécessaire à la mise en débat de la représentation de l’économie.

15Quentin DUFOUR, post-doctorant au Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines Paristech. quentin.dufour@mines-paristech.fr

Anaïs Daniau, L’animation politique des marchés. Le management commercial au service de la gestion des centres urbains. Thèse de sociologie, dirigée par Franck Cochoy, Professeur des Universités, Université Toulouse Jean-Jaurès et IUF, soutenue publiquement à l’Université Toulouse Jean-Jaurès, le 19 novembre 2019. Jury composé de Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Directrice de recherche, CSO, Sciences Po/CNRS (rapportrice), Sylvie TISSOT, Professeure des Universités, Cresppa-CSU, Université Paris 8 (rapportrice), Alexandre MALLARD, Directeur de recherche, CSI, Mines ParisTech/CNRS (président), Vincent SIMOULIN, Professeur des Universités, CERTOP, Université Toulouse Jean Jaurès

16Depuis les années 1970, l’organisation du commerce urbain s’est imposée comme un enjeu central pour les collectivités locales. L’apparition de situations problématiques comme la désertification des centres-villes a encouragé l’émergence de nouveaux métiers et de politiques publiques visant à agencer l’offre commerciale des villes. Cette thèse se donne pour objectif d’étudier la place donnée aux dynamiques marchandes dans les pratiques de gouvernement urbain, ainsi que les processus par lesquels de telles interventions sont légitimées.

17La première partie de la thèse retrace l’histoire des interventions publiques destinées à maîtriser le développement commercial et révèle les controverses que de telles opérations suscitent. Elle relie l’apparition du management commercial à la mise à l’agenda de nouvelles préoccupations liées à la protection de la diversité commerciale et à la sauvegarde des centres urbains.

18La deuxième partie s’intéresse au processus de professionnalisation du métier de manager de centre-ville pour montrer comment ce métier, promu par le secteur privé, fut petit à petit récupéré par les collectivités locales comme levier de gouvernement de l’économie locale. Cette endogénéisation des compétences commerciales et gestionnaires apparaît alors comme caractéristique du nouveau mode de gestion publique du commerce urbain, que la suite de la thèse se propose d’explorer plus finement.

19À partir d’une étude de cas menée sur la politique d’aménagement commercial de Toulouse, la troisième partie de la thèse expose les conditions dans lesquelles une telle politique a pu se déployer et se maintenir dans un contexte d’alternance politique. Le shadowing (Czarniawska, 2007) réalisé auprès du manager de centre-ville montre les différences facettes de son pouvoir et les objectifs de gestion de l’espace urbain qu’il poursuit. Cette observation a permis de mettre en évidence les techniques douces utilisées par le manager pour peser sur le comportement des acteurs économiques, et surtout, pour gouverner des pratiques urbaines jugées indésirables par la collectivité locale.

20Dans la même optique, l’analyse de l’opération municipale d’acquisition de boutiques, menée sur deux quartiers populaires du centre-ville, dévoile que l’objectif de diversification commerciale affiché par les élus locaux masque des ambitions de contrôle social des espaces publics et privés. Cette quatrième partie détaille également le rôle des « néo-commerçants » (les nouveaux locataires des boutiques acquises par la municipalité) dans le processus de revalorisation des quartiers, et souligne leur proximité avec les édiles locaux malgré des dissensions quant aux moyens d’y arriver.

21Cette thèse contribue à documenter les liens qui se nouent entre agencement des marchés, politique publique et production urbaine au travers du cas des politiques et métiers de l’aménagement commercial. Tandis que les mutations commerciales sont souvent perçues comme des conséquences des processus de gentrification, la thèse souligne le rôle actif du commerce et des commerçants dans les processus de valorisation de l’espace urbain, et la manière dont l’action publique gouverne ces marchés à des fins de transformation de la ville.

22Anaïs DANIAU, enseignante contractuelle à l’Institut National Universitaire Champollion, laboratoire CERTOP : anais.daniau@univ-jfc.fr

  1. Thomas Bertrand, Quantifier et évaluer l’action publique décentralisée. Les cas du Fonds Social Européen et du Conseil régional de Picardie. Thèse de Science Politique, réalisée sous la direction de Patrick LEHINGUE (Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne) et soutenue le 17 octobre 2018 à l’Université de Picardie Jules Verne. Jury composé de Pierre-Yves BAUDOT, Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne ; Corine EYRAUD, Maître de conférences HDR à l’Université d’Aix-Marseille (rapporteure) ; Patrick Le LIDEC, Chargé de recherche au CNRS ; Jay ROWELL, Directeur de recherche au CNRS (rapporteur)
  2. Alexandre Violle, Constituer un territoire de gouvernement pour la finance. Enquête sur l’expertise de supervision au sein de l’Union bancaire européenne. Thèse de sciences, technologies et société (STS), réalisée sous la direction de Fabian MUNIESA, Directeur de recherche Mines ParisTech, CSI, soutenue le 30 septembre 2019 à l’école Mines ParisTech. 455 p. Jury composé de Ève CHIAPELLO, Directrice d’études EHESS, CEMS (rapporteure) ; Sabine MONTAGNE, Directrice de recherche CNRS, IRISSO (présidente) ; Yamina TADJEDDINE, Professeure de sciences économiques, Université de Lorraine ; Antoine VAUCHEZ, Directeur de recherche CNRS, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne ; Cornelia WOLL, Professeure de science politique, Institut d’études politiques de Paris (rapporteure)
  3. Quentin Dufour, L’objectivation comptable de l’économie nationale. Enquête sur la fabrique du PIB et des comptes nationaux français. Thèse de sociologie, dirigée par Dominique MÉDA, professeure des universités, IRISSO, et Alexandre MALLARD, directeur de recherche, CSI, soutenue publiquement à l’Université Paris-Dauphine le 27 novembre 2019. Jury composé de Emmanuel DIDIER, directeur de recherche CNRS, ENS (président) ; Paul EDWARDS, professor, Stanford University ; Florence JANY-CATRICE, professeure des universités, Université de Lille (rapporteure) ; Alexandre MALLARD, directeur de recherche, CSI ; Dominique MÉDA, professeure des universités, IRISSO ; Gwenaële ROT, professeure des universités, Sciences Po Paris (rapporteure)
  4. Anaïs Daniau, L’animation politique des marchés. Le management commercial au service de la gestion des centres urbains. Thèse de sociologie, dirigée par Franck Cochoy, Professeur des Universités, Université Toulouse Jean-Jaurès et IUF, soutenue publiquement à l’Université Toulouse Jean-Jaurès, le 19 novembre 2019. Jury composé de Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Directrice de recherche, CSO, Sciences Po/CNRS (rapportrice), Sylvie TISSOT, Professeure des Universités, Cresppa-CSU, Université Paris 8 (rapportrice), Alexandre MALLARD, Directeur de recherche, CSI, Mines ParisTech/CNRS (président), Vincent SIMOULIN, Professeur des Universités, CERTOP, Université Toulouse Jean Jaurès
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/06/2020
https://doi.org/10.3917/rfse.024.0255
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