1Samedi 17 novembre 2018, plusieurs centaines de milliers de personnes portant un gilet jaune bloquent les routes du territoire français au niveau des ronds-points et péages. À Paris, une manifestation a lieu sur les Champs-Élysées et certains participants tentent de se rendre au palais de l’Élysée, résidence officielle du président de la République, mais en sont empêchés par les forces de l’ordre. Le soir même, le ministère de l’Intérieur dénombre plus de 2 000 points de blocage et 287 710 participants.
2Cette mobilisation inédite fait suite à la pétition en ligne « Pour une baisse des prix du carburant à la pompe ! » lancée dès le mois de mai par Priscilla Ludosky, 32 ans, ancienne employée de banque reconvertie en auto-entrepreneuse seine-et-marnaise spécialisée dans la vente de cosmétiques bio. Sa pétition dépasse les 200 000 signatures en quelques jours, et le million à l’automne. Si les ronds-points sont évacués dès mi-janvier 2019 par les forces de l’ordre [1], l’année 2019 est scandée par des journées de manifestations chaque samedi.
3Le propre d’un tel mouvement social, que n’a initié aucune organisation partisane ou syndicale, est de donner lieu à un foisonnement de revendications, de grilles de lecture et d’analyses [2]. Cependant, dans cette note critique, nous nous focalisons sur les enjeux socio-économiques qu’il revêt. Nous nous intéressons ainsi d’une part aux thématiques telles que la fiscalité, l’automobile, et différentes formes d’inégalités – de territoires, de revenus et de « pouvoir d’achat » – qui font écho à plusieurs parutions récentes [Piketty, 2019 ; Spire, 2018] et plus généralement aux vifs débats contemporains à leur sujet. D’autre part, pour mieux comprendre ce dont les gilets jaunes sont le symptôme, nous nous intéressons aux budgets de famille, suivant en cela plusieurs auteurs assez différents qui en ont pointé la l’intérêt [Le Bras, 2019 ; Latour, 2018 ; Weber, 2018 ; Aubenas, 2019]. Plutôt que de parler d’emblée d’« économie morale » [3] ou de la place des facteurs économiques dans cette révolte, nous souhaitons nous demander ce que celle-ci révèle des fragilités socio-économiques auxquelles sont confrontées les franges de la société française les plus engagées dans les gilets jaunes.
4La difficulté de cette démarche est que ces dernières recouvrent en fait des réalités potentiellement assez diverses qui rendent difficile d’en parler de manière unifiée en termes d’espaces, de types de revendications et de mobilisation (par exemple, les occupations de ronds-points ou les manifestations), et de leurs temporalités respectives. Dans ces conditions, les gilets jaunes obligent aussi à mener une réflexion sur les matériaux dont on dispose pour les analyser du point de vue des sciences sociales. Cette note revient donc sur plusieurs contributions déjà parues, mais en les discutant à partir de différents matériaux recueillis par nos soins : une enquête ethnographique réalisée sur des ronds-points du centre de la France (du 17 novembre 2018 à leur expulsion mi-janvier 2019), des entretiens auprès de certains participants (toujours en cours), des questionnaires (n = 80) versés à une enquête collective nationale (N = 1 350) [Collectif d’enquête, 2019], et enfin différentes bases de données géographiques [Blavier et Walker, 2020]. L’objectif est certes de restituer certains résultats, mais aussi et surtout d’ouvrir les débats plutôt que de les trancher définitivement.
5Pour cela, nous proposons de nous concentrer sur quatre grilles de lecture principales : premièrement, les gilets jaunes en tant que révolte fiscale, comme suggéré par les travaux d’Alexis Spire ; deuxièmement, les gilets jaunes comme résultat de l’augmentation du coût de la vie et en particulier de certains biens de consommation et de dépenses contraintes ; troisièmement, les gilets jaunes vus à travers leur attachement aux véhicules à moteur et les enjeux pesant sur ce budget ; enfin quatrièmement, les gilets jaunes comme analyseur de la répartition territoriale de la pauvreté. Sur tous ces enjeux, on dispose en effet de solides contributions, mais que les spécialisations thématiques de chaque chercheur tendent à isoler, alors que, du point de vue des intéressés, ils sont intrinsèquement liés, comme permet de le montrer l’approche par les budgets de famille.
I – Une révolte fiscale ?
6La fiscalité a sans nul doute constitué un enjeu clé de la mobilisation des gilets jaunes, comme en attestent la pétition initiale revendiquant la suppression de la « taxe carburant », ainsi que plusieurs enquêtes par sondage ou par passation de questionnaires in situ [4] ayant relevé que ce thème comptait parmi les revendications les plus fréquemment citées. En cela, les gilets jaunes ne sont au fond pas très originaux ; leur mobilisation fait écho à la très longue histoire des révoltes fiscales et populaires en France [Delalande, 2011], depuis certains aspects de la Révolution française [Labrousse, 1948] jusqu’aux bonnets rouges anciens ou contemporains [Aubert, 2019], en passant par le poujadisme.
7Ce sentiment d’injustice fiscale fait aussi opportunément écho à un courant de recherche international [Gonthier, 2017] portant sur la perception des impôts par les contribuables et plus largement sur leur « demande de redistribution » [Guillaud, 2013], et dont l’enquête [Bernard et Spire, 2019] et l’ouvrage d’Alexis Spire [2019] constituent une contribution récente.
8À partir d’une enquête statistique passée à travers le dispositif ELIPSS (N = 2 900, tirage aléatoire représentatif selon une série de critères) réalisée dans le cadre du projet ANR Profet, l’auteur défend la thèse forte selon laquelle les « rapports à l’impôt », c’est-à-dire concrètement les appréciations que leur portent les contribuables, sont principalement déterminés par l’appartenance de classes. Pour cela, l’auteur découpe la société française en trois : les « classes populaires », les « classes moyennes », et les « classes supérieures ». Ce schéma le conduit au résultat frappant et paradoxal selon lequel plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus on est défavorable aux impôts, ce qui cadre a priori bien avec le mouvement de gilets jaunes souvent décrits comme provenant des « classes populaires ». Ce travail présente ainsi l’intérêt de casser l’homogénéité sous-entendue par les notions de « contribuable » ou d’impôt prises au singulier, et attire l’attention sur la mauvaise connaissance des noms d’impôts et sur les « expériences pratiques » au contact de l’administration (description de scènes observées au guichet des impôts), ainsi que sur le traitement médiatique biaisé dont les impôts sont l’objet en insistant sur les « prélèvements » (1er chapitre, p. 32 et suiv.). Son grand mérite est donc d’avoir remis cette question au centre des débats, et ce dès avant l’irruption des gilets jaunes, dans la lignée de travaux antérieurs de l’auteur [Spire et Delalande, 2010 ; Spire et Weindefeld, 2015].
9Cette grille de lecture au prisme de la fiscalité offre donc indubitablement une interprétation possible des gilets jaunes, que l’auteur a d’ailleurs exprimée à chaud. Pourtant, elle ne nous semble pas pleinement convaincante, du moins telle que la conçoit A. Spire, pour plusieurs raisons qui tiennent aux matériaux d’enquête mobilisés et à la construction de l’objet qu’il propose.
10Un premier problème vient de la division en trois classes, qui apparaît trop schématique car elle homogénéise des groupes sociaux très hétérogènes en matière de fiscalité : au sein même des « classes populaires », quoi de commun par exemple entre un ouvrier industriel qualifié dont la fiscalité des heures supplémentaires est un gros enjeu et un cantonnier municipal qui n’en réalise aucune ? Entre une aide-soignante à domicile pour qui la fiscalité du carburant est un enjeu décisif et un ouvrier non qualifié que la fiscalité foncière a éloigné du centre-ville ? Et, au sein des « classes supérieures », entre un professeur de lycée et un avocat ? Cette conception très agrégée reflète aussi le postulat central selon lequel les différences de classes ainsi définies constitueraient le déterminant primordial des opinions en matière fiscale. Cela est possible, mais en construisant l’objet de cette manière et en adoptant d’emblée ce prisme, on peut se demander si A. Spire ne réduit pas trop la focale en fermant prématurément l’interprétation. Ne pourrait-on pas imaginer d’autres différences que celles de classes sociales, du moins telles que les définit A. Spire ? D’autres paramètres sont aussi susceptibles de jouer un rôle au moins aussi important : la détention ou non d’un patrimoine, la possibilité ou non de faire des heures supplémentaires et selon quelles modalités (horaires, fiscalité, pénibilité), ou bien encore le statut d’emploi de manière plus fine que indépendant versus non-indépendant (fonctionnaire ou salarié…). Il s’agit moins de dire que ce découpage est trop synthétique parce que par définition il ne distingue que trois classes, que simplement de relever qu’en procédant ainsi A. Spire propose une construction de l’objet assez verrouillée.
11Or notre enquête suggère qu’une telle conception arase en réalité ce qu’on pourrait appeler la multitude d’agencements socio-économiques, qui caractérisent précisément les économies domestiques des gilets jaunes, et tous leurs filtres de visibilité ou d’invisibilité en matière fiscale : accepter ou non de travailler de manière non déclarée (petits chantiers « au noir »…), voir ses primes et heures supplémentaires imposées ou pas, déclarer ou non sa piscine et un agrandissement immobilier, aller ou non à Andorre se ravitailler en cigarettes et en alcool, bénéficier d’une réduction d’impôt au moment d’acheter ou de louer un bien immobilier, etc. Enquêter auprès des gilets jaunes montre que ce sont plutôt ces types de jugements et de choix qui sont les plus déterminants pour comprendre le rapport à l’État des gilets jaunes, leur potentielle « résistance à l’impôt », et plus largement leurs points de vue sur les politiques publiques qui les touchent actuellement. C’est ce à côté de quoi passe une interprétation qui s’appuie sur des matériaux d’enquête d’opinion (panel ELLIPSS), et a fortiori sur des observations de guichet traduisant un point de vue institutionnel sur les budgets de famille en laissant de côté les arbitrages, les choix, et tout simplement les modes de vie qui sont tout aussi déterminants que les classes sociales en matière de fiscalité. On peut aussi se demander si cela ne conduit pas à certaines surinterprétations, par exemple lorsque la tenue du budget par les femmes de classes populaires est assimilée à une marque de « domination masculine », sans renvoyer à l’historiographie qui montre que cette pratique est en réalité ambiguë, s’inscrivant dans une longue tradition de tenue féminine des budgets de famille dans les classes populaires. De même, l’auteur sous-entend que les clivages de classe se seraient accrus dans la période contemporaine, mais sans présenter de données diachroniques [5] tout comme c’était également le cas dans son ouvrage [Hugrée, Pénissat et Spire, 2017] sur les classes sociales en Europe. Il en ressort le sentiment que la situation serait nécessairement en train de se dégrader, ce qui est possible mais cela gagnerait à être nuancé et étayé.
12En concevant d’emblée la résistance à l’impôt comme « le reflet d’une identification à des groupes – les classes moyennes, les indépendants, les ruraux – qui se conçoivent comme les oubliés des institutions étatiques » (p. 14), A. Spire semble tenter un passage en force dès lors que des travaux comme ceux E.P. Thompson [ibid.], S. Cerutti [ibid.], ou B. Hibou [Hibou, 2011] ont pourtant déjà attiré l’attention sur des formes d’ambiguïtés par rapport aux impôts et pointé la difficulté de raisonner en termes de groupes socioprofessionnels à ce sujet. De même, on peut regretter qu’à aucun moment l’auteur ne calcule des taux d’imposition concrets. Or les types de revenus et leurs montants, les différents impôts qui s’y appliquent (dont pour chacun l’auteur montre certes les connaissances très différenciées au sein de la population), et les structures familiales sont autant de paramètres dont notre enquête suggère qu’ils sont déterminants dans le taux d’imposition final auquel un ménage fait face, et donc dans son « rapport à l’impôt ». Il existe en effet en la matière des différences considérables. Par exemple, nous avons rencontré au sein des gilets jaunes le cas de ce ménage de deux adultes fumeurs salariés de classes moyennes taxé à hauteur de 33 % et dont le mari nous déclare « tu peux pas vivre, ce qu’on te donne d’une main on te le reprend d’une autre », avant de nous énoncer le budget d’un « SMICard célibataire » non-fumeur qui lui n’est imposé qu’à hauteur de… 8 %. Il apparaît donc assez discutable d’isoler un soi-disant « rapport à l’impôt » uniquement à partir de la position de classe, et sans s’interroger sur de possibles points de comparaison pour les personnes concernées.
13Enfin, sur le mouvement contre l’écotaxe dit des « bonnets rouges » en 2013, on peut s’étonner qu’A. Spire, comme d’autres [Rabier, 2015 ; Aubert, 2019], le cantonnent à la Bretagne. Notre enquête dans le Centre de la France suggère que des blocages avaient eu lieu à l’époque dans tout le pays et pas seulement dans cette région, ce qui constitue un précédent important des gilets jaunes en matière d’expérience, de savoir-faire de blocage, ou de réseaux militants. Ici encore, A. Spire propose une interprétation restrictive des bonnets rouges, qui ne s’appuie que sur peu de matériaux de première main. Nos observations inviteraient à une plus grande prudence et à une relecture de cette mobilisation prenant en compte le risque de « contagion » dans le recul de la présidence de François Hollande de l’époque.
14Par conséquent, si la perspective fiscale est sans doute décisive pour comprendre les gilets jaunes, A. Spire en fait un usage réducteur en se focalisant sur les différences de classes conçues de manière très agrégée et en accordant à ce prisme une primauté qui semble discutable.
II – Coût de la vie et dépenses contraintes : la dimension monétaire des budgets de famille
15Les enjeux de la fiscalité gagneraient à être connectés avec la question de l’évolution des prix et du « coût de la vie ». L’historiographie classique a déjà fait des fluctuations du prix du grain une composante centrale des mouvements sociaux [Labrousse, 1948]. Les travaux d’E.P. Thompson [ibid.] ont changé la donne, en contrant des lectures par trop mécaniques et en montrant qu’il faut impérativement préciser comment la dimension frumentaire renvoie en fait à des modes de régulation, à des budgets de famille, et in fine à des rapports politiques. Dans le cas des gilets jaunes, quels enjeux spécifiques peuvent être identifiés ? Ici on propose d’en aborder trois : le prix du carburant, du coût de la vie, et la question des « dépenses contraintes ».
Le prix du carburant : des augmentations au-delà de la fiscalité
16Le retrait de la taxe sur les carburants était sans doute la revendication initiale des gilets jaunes la plus clairement identifiée médiatiquement. Pourtant, d’un point de vue comptable, l’effet de la taxe sur le prix de l’essence en elle-même demeure modeste : 0,065 € en plus pour le diesel, 0,029 € pour l’essence. Pour un automobiliste moyen qui parcourt 48 kilomètres par jour (soit 1 440 par mois et 17 400 kilomètres par an) et consomme 6 litres au cent, soit 92 litres par mois, cette taxe revient à un surcoût mensuel d’environ 6 € (92 litres multipliés par 0,065 €), soit une augmentation réelle mais somme toute modeste. En revanche, considérer le coût du diesel est plus réaliste puisque celui-ci est passé de 1,16 € par litre TTC en juin 2017 à 1,58 € TTC en novembre 2018 (Figure 1). Cela revient, pour le même automobiliste moyen que précédemment, à un surcoût de 39 € mensuels (92 litres multipliés par (1,58 €-1,16 €)), soit plus de six fois l’effet de la taxe en elle-même. Ces deux effets augmentent proportionnellement avec les kilomètres parcourus mensuellement. Le fait que le prix de l’essence avoisine désormais celui du diesel, alors que ce dernier était ces dernières années recommandé pour des raisons écologiques bien qu’il coûtait tendanciellement plus cher à l’achat du véhicule, a aussi été perçu comme une « arnaque » de la part du gouvernement envers les automobilistes concernés. Les primes de reconversion, sur lesquelles la communication gouvernementale a beaucoup mis l’accent lors des deux semaines précédant le 17 novembre, furent jugées insuffisantes en dépit de la communication gouvernementale. Enfin, les prix des deux types de carburants se sont rejoints à des prix particulièrement élevés à l’automne 2018 (Figure 1). Toutefois, de tels niveaux avaient déjà été atteints par le passé, par exemple en 2008 et 2012 : c’est donc que cette dimension peut difficilement rendre compte à elle seule du soulèvement des gilets jaunes.
Évolution des prix du carburant

Évolution des prix du carburant
Lecture : En mai 2006, le prix du gazole en moyenne dans les pompes françaises était de 1,1 €/L.Notes : Les prix des carburants sont recensés par l’État sur le site https://www.prix-carburants.gouv.fr/ depuis 2006, indice qu’il s’agit d’un chiffre politiquement chargé. Mais il ne permet pas d’accéder à des données dans la durée [6], ce que fait en revanche le site carbo.com qui a répondu favorablement à notre demande. L’INSEE compile également des données de prix, mais de manière annuelle et moins détaillée (voir infra).
L’épineuse question du « pouvoir d’achat »
17Beaucoup ont interprété les gilets jaunes comme la conséquence d’une montée présumée de la pauvreté dans la société française, dix ans après la crise mondiale de 2008 et dans la lignée d’autres changements politiques à l’échelle européenne (essor de nouveaux partis-mouvements, vote pour le Brexit, montée de l’extrême droite et du « populisme », etc.). Cette interprétation semble intuitive et fait écho à de nombreux discours des représentants politiques eux-mêmes, mais elle est problématique à plusieurs égards.
18D’abord, le taux de pauvreté en France, qu’il soit mesuré de manière monétaire (60 % du revenu médian par unité de consommation) ou en conditions de vie (indicateurs européens de précarité), demeure à peu près constant autour de 14 % depuis plus d’une décennie [7].
19De même, le pouvoir d’achat n’a que peu évolué [Merle, 2019], bien qu’il n’augmente plus [Blasco et Picard, 2019]. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, des réformes telles que la hausse de la CSG ou la suppression de l’ISF ont certes modifié sa distribution aux dépens des plus modestes. Ces changements et leurs effets globalement régressifs sur la distribution des revenus ont été objectivés par l’étude de Madec et al. [2018], mais demeurent somme toute d’ampleur restreinte. En tout cas, comme pour la taxe sur le carburant, ils apparaissent bien trop faibles pour expliquer le déclenchement d’un mouvement comme celui des gilets jaunes.
20Enfin, autant que les enquêtes dont on dispose permettent de le documenter, la composition sociologique des gilets jaunes et de leurs soutiens ne se limite pas aux franges les plus pauvres de la société française, en particulier en manifestation et dans une moindre mesure sur les ronds-points. Certes, les professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) supérieures y sont demeurées sous-représentées, les revenus par foyer sont plutôt inférieurs à ceux de l’ensemble de la population, et le taux de chômage plus élevé (autour de 17 %). Mais, du côté des femmes, des professions telles que les infirmières y étaient très présentes, tout comme les ouvriers qualifiés de l’industrie et les chauffeurs pour les hommes. Cette composition hétérogène, mais non représentative de l’ensemble des classes populaires, invite donc à une certaine prudence et à une description plus approfondie qui ferait une part à des logiques de milieux sociaux, de secteurs d’activité et de rapport à l’automobile (cf. infra).
21En revanche, ce qui est apparu lors de nos enquêtes auprès de ces gilets jaunes de classes moyennes et populaires, puis en essayant d’établir leurs budgets familiaux, ce sont les évolutions des prix de certains biens au cours de ces dernières années et les préoccupations qu’elles suscitent : bien entendu le carburant, comme nous l’avons vu plus haut, mais aussi l’énergie en général (électricité, gaz) et le tabac (Figure 2).
Évolution des prix du carburant, de l’électricité, du gaz, du tabac, et de l’indice des prix à la consommation (IPC)

Évolution des prix du carburant, de l’électricité, du gaz, du tabac, et de l’indice des prix à la consommation (IPC)
22Depuis 2015, il faut ainsi noter que les carburants (dont le fioul domestique) ont augmenté de 19 %, le gaz et l’électricité de 10 %, et le tabac de près de 30 % en raison principalement des hausses de taxes et ce alors que les classes populaires en sont devenues les principales consommatrices [Goffette, 2012]. Dans le même temps, l’indice des prix à la consommation relève une hausse des prix qui ne serait que de l’ordre de 4 % [8]. D’un autre côté, ces tendances sont à mettre en regard avec la restriction des marges de négociations et d’augmentations salariales, pour différentes raisons : fort taux de chômage, baisse de la syndicalisation, financiarisation et internationalisation du financement des entreprises, évolution du Code du travail [9]. Cette sorte d’« effet ciseau » entre ces coûts et les revenus du travail compriment les conditions de vie de ménages comme ceux des gilets jaunes, y compris si les biens des produits manufacturés baissent du fait de l’économie internationale.
La question des « dépenses contraintes »
23Ces augmentations de prix restreignent donc les marges de manœuvre budgétaires des ménages, comme le corrobore aussi la prise en compte des « dépenses contraintes ». Bien que plusieurs définitions soient possibles et fassent l’objet de discussions techniques sur lesquelles nous passons ici [Martinache, 2019], l’idée est de mieux prendre en compte les dépenses des ménages devenues incontournables pour ceux-ci, et notamment celles qui sont préengagées contractuellement. Ainsi Lelièvre et Rémila [2018] considèrent la part des dépenses « d’assurances, de cantine scolaire, de redevance télévisuelle et d’abonnements à des chaînes payantes, d’abonnements téléphone et internet, de remboursements de prêts immobiliers, et de loyers et de charges » à partir des enquêtes Budget de famille, et concluent à leur augmentation entre 2001 et 2011, en particulier pour les ménages les plus pauvres (de 31 % à 38 % des dépenses totales de consommation) et modestes (de 30 à 34 %). Ceci entre en écho avec des travaux américains [Morduch et Schneider, 2017 ; Hacker, 2019 [2006]] qui font eux aussi état de « tensions budgétaires » accrues, indépendamment de l’évolution globale du niveau de vie. Par conséquent, les gilets jaunes nous amènent de nouveau à réfléchir à la pertinence des indicateurs socio-économiques pour rendre compte des conditions de vie. Cette perspective n’est pas nouvelle, mais force est de constater qu’elle est plus souvent appliquée à des indicateurs historiques qu’à des enjeux de mesure plus actuels. Surtout, cette mobilisation pointe l’insécurité non pas « culturelle » mais bien budgétaire qui frappe certaines franges de la société française, alors même que leur niveau de vie, tel qu’il a pu être mesuré jusqu’à présent, n’a jamais été aussi élevé. C’est ce qui plaide pour un retour à une réflexion et à des enquêtes sur les budgets de famille, pour penser la situation de ménages qui ne sont pas nécessairement pauvres, mais qui ont pourtant du mal à se payer des loisirs, une couverture mutuelle correcte, un logement qui leur convienne, et dont la mobilité sociale et celle de leur progéniture semblent en partie remise en cause par le contexte économique. Dans cette organisation domestique, les véhicules motorisés occupent bien entendu une place centrale.
III – La centralité de l’automobile dans l’économie domestique des gilets jaunes
24Cet enjeu gagne à être compris en regard de l’ensemble de ses frais d’utilisation plutôt que de la seule taxe sur le carburant (cf. supra). Cet aspect et les enjeux socio-économiques sont malheureusement restés le parent pauvre de l’enquête collective nationale par questionnaires, peu approfondie à ce sujet, au profit des opinions politiques. Néanmoins, ces données attestent qu’une très large majorité des gilets jaunes des ronds-points (90 %) possède au moins une voiture, ce qui est légèrement au-dessus de la moyenne nationale (87 %) [10], alors même que les protestataires en question appartiennent à des catégories socio-professionnelles caractérisées par un taux de possession d’un véhicule inférieur à cette moyenne [Coulangeon et Petev, 2012].
25Mais ce constat doit être complété par la prise en compte de l’ensemble du budget automobile des ménages et des réformes contemporaines qui l’ont affecté. Or, si l’automobile et ses régulations ont fait l’objet de travaux en termes de sécurité routière ou de pollution [Demoli et Lannoy, 2019] [11], de marché et d’inégalités sociales d’équipement [Froud et al., 2005], leurs enjeux en termes d’usages [Pernot et Aguiléra, 2005], d’organisation socio-spatiale, voire de politiques publiques, ont été moins étudiés par les sciences sociales françaises ces dernières décennies. Par exemple, certains travaux ont mis à l’épreuve la perspective classique de l’automobile comme liée à un « ethos viriliste » [Darras, 2012 ; Demoli, 2013], mais celui-ci ne correspond pas vraiment aux gilets jaunes parmi lesquels toutes les enquêtes relèvent que les femmes étaient très représentées. De même, on dispose de peu de descriptions fines articulant les marques, les modèles, la puissance et l’ancienneté des véhicules avec les propriétés sociologiques de leur propriétaire ainsi que leurs usages au sein des ménages. Sur les ronds-points, il était par exemple frappant de constater la présence de véhicules de grandes marques, mais de modèles très anciens achetés d’occasion. C’est à cette aune qu’il faut comprendre l’inquiétude quant à la réforme du contrôle technique annoncée pour le 1er janvier 2019, reportée par le gouvernement en réaction au mouvement (5 décembre 2018) mais finalement entrée en vigueur à l’été 2019, et qui affecte en premier lieu les véhicules d’occasion âgés. À cela s’ajoute la question de l’électronisation croissante des véhicules, dont les réparations impliquent des équipements toujours plus coûteux de plus en plus monopolisés par les concessionnaires, qui remettent ce faisant en cause l’économie de l’occasion et les « garages à ciel ouvert » observés par des enquêtes récentes [Rosa Bonheur, 2019 ; Ndiaye et al., 2019].
26Ces réformes s’inscrivent dans un processus de durcissement croissant de la régulation routière à travers les contrôles d’alcoolémie, de vitesse (radars automatiques) et des sanctions financières voire pénales toujours plus lourdes depuis le milieu des années 2000 [12]. Le passage de la limitation de vitesse de 90 à 80 km/h sur les routes départementales en janvier 2018 a également préparé le mouvement des gilets jaunes, à travers notamment la création de groupes « colère [numéro du département] » qui jouèrent un rôle primordial de relais d’informations locales en novembre 2018 [13]. Cette mobilisation nuance ainsi la spontanéité présumée des gilets jaunes, mais en révèle aussi d’autres aspects très fréquemment entendus sur les ronds-points et qui vont au-delà du prix du diesel.
27Ces réformes politiques, quoiqu’on en pense, ont eu pour effet principal d’accroître les pénalités encourues pour infractions routières autant que les coûts de déplacement a fortiori lorsqu’il faut aller chercher un emploi ou des services publics (maternité, train, office des impôts…) de plus en plus loin de son domicile. Les articles de Genestier [2019] ou de Le Bras [2019] ont le mérite de tenter de tenir ensemble toutes ces dimensions qui sous-tendent la question de l’automobile pour des ménages comme ceux des gilets jaunes, et notamment les enjeux d’immobilier, de marchés du travail, de territoires.
IV – Au bon souvenir des territoires ruraux et périurbains
28Jusqu’à récemment les sciences sociales françaises avaient tendance à mettre l’accent sur la pauvreté urbaine, sans doute en partie du fait des « émeutes de banlieues » de 2005 et de leur lien avec la question des migrations. Des travaux comme ceux du géographe Christophe Guilluy [2014] ont pris cette tendance à contre-pied, en attirant l’attention sur les « zones périphériques », pavillonnaires, périurbaines et favorables au FN au fur et à mesure que décroîtrait le « gradient d’urbanité » [Bussi, Fourquet et Colange, 2012]. Cette perspective a fait l’objet de plusieurs critiques [Charmes, 2014] qui lui ont reproché à juste titre une vision trop binaire et unifiée des territoires [Cusin, Lefebvre et Sigaud, 2016], des approximations, certaines lacunes empiriques et un positionnement pour le moins ambigu à l’égard de l’immigration et de la gauche. Les travaux de Guilluy, et la visibilité médiatique et politique dont ils ont bénéficié, ont néanmoins ramené l’attention sur les territoires périurbains et ruraux qui avaient eu tendance à être plutôt sous-étudiés depuis quelques décennies et qui ont été pointés comme les principaux viviers de recrutement des gilets jaunes – affirmation vraisemblable mais peu étayée empiriquement [14]. Mais à force de rappeler que « la pauvreté du rural est surestimée » [Maurin, 2019], on peut se demander si cette lecture rend pleinement compte de la réalité. Les données empiriques, même à un niveau agrégé (Figure 3), suggèrent un constat un peu plus nuancé.
Répartition territoriale de la pauvreté

Répartition territoriale de la pauvreté
Lecture : Les ménages résidant dans une commune rurale (moins de 2 000 habitants) comptent pour 23 % de l’ensemble des ménages français. Parmi eux, 12 % sont pauvres (revenu total par unité de consommation inférieur à 60 % de la médiane), alors que le taux moyen de pauvreté pour l’ensemble de la France métropolitaine est de l’ordre de 13 %. Par conséquent, les ménages pauvres résidant dans une commune rurale représentent 21 % de l’ensemble des ménages pauvres.29Bien entendu, cette répartition doit être précisée territoire par territoire, voire quartier par quartier, mais elle montre un cas typique d’« effet de structure » : les ménages pauvres sont certes concentrés dans les grandes métropoles (à hauteur de 40 %, Figure 3), mais cela est dû avant tout au poids démographique majoritaire de celles-ci (également 40 % des ménages), bien plus qu’à leur taux de pauvreté, similaire à la moyenne nationale… et à celui des communes rurales, avec 12 % de ménages pauvres, pour une moyenne nationale à 13 %. Ces statistiques rappellent que la pauvreté n’est pas seulement présente dans les villes, même si elle y est plus visible qu’en milieu rural, mais qu’elle est surtout plus concentrée dans certains quartiers [15] de « banlieues » plus proches géographiquement des bassins d’emploi mais plus discriminés. Elles invitent aussi à continuer de s’intéresser aux modes de vie dans les territoires ruraux et périurbains, beaucoup plus habités par des employés et ouvriers que par des agriculteurs [Bruneau et al., 2018] et à nuancer le lien trop mécanique entre « périphérique » et « vote à l’extrême droite » [Rivière, 2008 ; Girard, 2017]. Celui-ci structure en effet les thèses de Guilluy, et plus récemment de David Goodhart [2019] qui oppose les « somewheres » – populaires, modestes, ancrés dans un territoire rural ou anciennement industriel, perdants de la mondialisation et favorables au Brexit – aux « anywheres » – cultivés, plus aisés, urbains et partisans du « Remain ». Les gilets jaunes peuvent évoquer cette opposition et ont donné lieu à des discussions un peu vaines concernant leur orientation électorale, mais ils invitent surtout à mieux connaître les modes de vie dans ces territoires et milieux sociaux, comme le proposent de récentes publications sociologiques [Coquard, 2019] ou littéraires [Mathieu, 2018], ayant toutefois laissé un peu de côté les budgets de famille [Coutard, Dupuy et Fol, 2002]. Il se pourrait que se joue là une partie du destin politique et social français, ce qui invite les sciences sociales à investir de nouveau ces thématiques.
Conclusion
30On dispose donc de nombreux travaux qui aident à éclairer et comprendre la mobilisation des gilets jaunes. Néanmoins, force est de noter que l’on manque encore de contributions ad hoc, à partir de matériaux d’enquête de première main, et qui restitueraient les tensions et choix auxquels sont confrontés des citoyens comme les gilets jaunes, que ce soit en matière d’immobilier, d’emploi, de transport ou de choix électoraux. Il est ainsi frappant de constater que la majorité des analyses ont tendance soit à isoler chacun de ces aspects, soit à plaquer leur perspective de recherche sur les gilets jaunes sans s’assurer qu’elle leur correspondait, soit encore à pointer les méfaits du « néolibéralisme » contemporain mais en s’éloignant du point de vue des premiers concernés [Amable, 2017 ; Dorronsoro, 2019 ; Godin, 2019 ; Margairaz et Tartakowsky, 2018]. A contrario et de manière plus pragmatique, qui s’est intéressé par exemple à la mobilisation contre les 80 km/h ? Qui s’intéresse encore aux structures familiales pour comprendre le vote ? Et aux budgets de famille ? Ces objets d’étude et surtout leur articulation apparaissent sous-investis par les sciences sociales, sans doute parce que souvent vus comme rébarbatifs [Beaud, 2012], socialement éloignés des expériences, préoccupations et cadres de vie des enseignants-chercheurs, et requérant des travaux de fond notamment sur des grandes enquêtes de la statistique publique. C’est bien dommage, d’autant que ces enjeux rencontreraient probablement d’intéressants points de comparaison internationaux au travers de phénomènes tels que le Brexit, l’élection de Trump, ou plus généralement la montée des extrêmes droites en Europe.
Notes
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[1]
Ce mouvement invite à questionner une tradition de recherches en termes de sentiment d’incompétence politique ou d’absence d’engagement présumé ou réel des « classes populaires », mais ce n’est pas le point qui nous intéresse ici.
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[2]
Il faut compter avec au moins deux journées d’études (« Approches ethnographiques des gilets jaunes », EHESS Paris, 28-29 octobre 2019 ; « Quels outils pour appréhender et analyser les mobilisations de gilets jaunes et les données issues du débat national ? », MetSem/MATE-SHS, 16-17 janvier 2020), 176 ouvrages dont le titre ou au moins une partie se rapporte aux gilets jaunes et dont certains ont très rapidement fait l’objet de premières recensions [Cautrès, 2019 ; Mauger, 2019 ; Sainsaulieu, 2020], ainsi que plus d’une dizaine de bases de données quantitatives.
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[3]
En réalité, cette expression dorénavant rebattue est tronquée (« économie morale de la foule »), et plus souvent entendue en termes d’« économie politique », soit dans un sens un peu différent des descriptions et conceptualisations d’E.P. Thompson [Thompson, 1971 ; Cerutti, 2015]. Dans le cas particulier des gilets jaunes, voir Xavier Vigna, « Ils inventent leurs propres codes », Le Parisien, 26 novembre 2018.
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[4]
Collectif d’enquête, ibid.
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[5]
Le lien entre conjoncture économique et opinions sur la redistribution n’est en réalité pas vraiment tranché dans la littérature.
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[6]
Il existe un enjeu fort à la diffusion publique de données permettant des mises en séries historiques qui ne sont pas toujours facilitées par le diffuseur public. Thomas Piketty évoque périodiquement cette question d’open data, plus investies par les économistes que par les sociologues.
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[7]
Source : enquête SRCV, INSEE, 2004-2017.
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[8]
Cet indice doit être considéré avec circonspection pour plusieurs raisons (agrégation de prix moyens, calcul d’un panier de biens pondéré…), mais il donne un ordre d’idée de l’évolution des prix (inflation).
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[9]
Pour un état des lieux plus étendu des négociations salariales en entreprise en France, voir Blavier P., Pélisse J., « Négocier les salaires en entreprise : la mobilisation paie-t-elle ? » (Document de travail, 2020).
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[10]
Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie (SRCV) des ménages (INSEE), 2017, exploitation par l’auteur.
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[11]
Voir aussi les travaux de l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (IFSTTAR).
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[12]
Voir à ce sujet la circulaire 36943 du 11 mars 2004 qui prolonge la loi de 2003 et entérine par exemple le « cumul des retraits de points du permis de conduire », http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2013/05/cir_36943.pdf (consulté le 13 novembre 2019). Ce durcissement législatif accompagna une hausse des peines d’emprisonnement liées à la circulation routière, en particulier pour les récidivistes (Löwenbrück, 2017).
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[13]
Adrien Sénécat, « Derrière la percée des “gilets jaunes”, des réseaux pas si “spontanés” et “apolitiques” », Le Monde, 17 avril 2019.
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[14]
Pour une tentative à partir de différentes sources de données géographiques, voir Blavier et Walker [2020].
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[15]
Pour une représentation de la pauvreté à un niveau géographique fin, voir par exemple https://www.comeetie.fr/galerie/francepixels/#splash.