1Richard Swedberg est professeur de sociologie à l’Université Cornell depuis 2002, après avoir enseigné à l’Université de Stockholm. Il est titulaire d’un diplôme en droit de l’Université de Stockholm et d’un doctorat en sociologie du Boston College. En 2018-2019, il a été Fellow au Wissenschaftskolleg de Berlin où cet entretien a été réalisé.
2Richard Swedberg s’est orienté vers la sociologie économique à travers l’étude d’auteurs classiques tels que Georges Gurvitch [1982], Joseph Schumpeter [1991], Max Weber [1998] et Alexis de Tocqueville [2009]. Ses contributions à la sociologie économique et la théorie sociale s’inspirent largement de ces penseurs.
3Comment vous êtes-vous intéressé à la sociologie économique ?
4Richard Swedberg : Il y avait des raisons personnelles, mais aussi des raisons sociales plus générales. La raison personnelle est que j’ai toujours été attiré par des domaines faiblement investis. Lorsque je me suis intéressé à la sociologie économique au début des années 1980, celle-ci n’existait pas en tant que domaine académique. Émile Durkheim s’était bien référé à la sociologie économique et Max Weber lui avait consacré un chapitre entier dans Économie et société [1971] [3]. Des auteurs comme Werner Sombart et Joseph Schumpeter ont aussi abordé le sujet ; mais il s’est ensuite éclipsé dans l’entre-deux-guerres, peut-être sous l’offensive des économistes. Cette situation s’est plus ou moins maintenue jusqu’au début des années 1980, à l’exception, brève et limitée, des travaux de Talcott Parsons et Neil Smelser dans les années 1950 [Parsons et Smelser, 1956]. Au milieu des années 1980, la sociologie économique a trouvé une seconde vie. C’est à cette époque que Mark Granovetter publie son célèbre article « Economic Action and Social Structure: The Problem of Embeddedness » [1985]. Cet article peut être considéré comme une sorte de programme, de manifeste de la sociologie économique moderne.
5C’est à cette époque que j’ai compris qu’il y avait un grand vide à combler. Cela m’a beaucoup attiré. Quand vous avez un tel terrain laissé libre, vous pouvez y aller et poser toutes sortes de questions : Qu’est-ce que l’économie ? Quelle est l’approche sociologique de l’économie ? Qu’est-ce que l’argent ? À l’époque, beaucoup de sociologues faisaient des études sur des questions économiques, non pas sous le label « sociologie économique » mais comme relevant d’autres sous-disciplines – la sociologie de la consommation, la sociologie industrielle, la sociologie du travail. Mais l’économie n’était pas appréhendée comme un tout. La sociologie du travail, par exemple, existait depuis longtemps, avec des sociologues comme Georges Friedmann en France et Everett C. Hughes aux États-Unis. Mais ils ne l’ont pas appelée sociologie économique et ne l’ont pas reliée à l’économie en tant que domaine distinct de la vie sociale. En nommant les choses, vous les rendez visibles et accessibles aux autres.
6À cette époque, il y avait aussi le projet néolibéral lancé par Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui accordait une place centrale à l’économie. Ce projet avait pour origine divers mouvements culturels, économiques et intellectuels – comme les idées de Friedrich Hayek et Ludwig von Mises, la création de think tanks, etc. –, qui faisaient du concept de marché une panacée. Une autre raison de la renaissance et du succès de la sociologie économique à cette époque était liée à une certaine désillusion des marxistes après la révolte étudiante. La sociologie économique représentait une bonne occasion de réinvention pour eux aussi. On peut, bien sûr, allonger la liste des causes de l’émergence de cette sous-discipline, comme Bernard Convert et Johan Heilbron [2007] l’ont fait. De fait, qui veut être désobligeant vis-à-vis de la sociologie économique, peut tout simplement soutenir qu’elle est l’enfant du néolibéralisme.
7Comment vous situez-vous dans l’histoire de la sociologie économique ? Si vous deviez en faire un bref historique, quels seraient les moments et les tournants les plus importants ?
8La version moderne de la sociologie économique – souvent appelée la « nouvelle sociologie économique » – est née dans les années 1980 aux États-Unis. Un certain nombre de personnes ont participé à son développement et son institutionnalisation : Mark Granovetter, Neil Fligstein, Viviana Zelizer et moi-même. Certains, comme Granovetter, ont réalisé d’excellents travaux théoriques sur l’encastrement et les réseaux ; Fligstein a produit des travaux empiriques très intéressants sur les grandes entreprises ; et Zelizer a introduit la notion de culture en sociologie économique. Pour ma part, j’ai surtout participé à l’institutionnalisation de la sociologie économique. J’ai notamment rassemblé plusieurs anthologies dont la plus importante est le Handbook of Economic Sociology, en collaboration avec Neil Smelser [1994]. Deux décennies plus tard, dans les années 2000, toutes les grandes universités des États-Unis enseignaient la sociologie économique et avaient engagé des spécialistes de sociologie économique. C’est encore le cas aujourd’hui.
9Un tournant important pour la sociologie économique a donc consisté dans son institutionnalisation entre 1980 et 2000. Un deuxième tournant correspond au moment où la sociologie économique devient conventionnelle et dominante – c’est ainsi que je la qualifierais aujourd’hui. On a oublié de nos jours qu’entre le milieu des années 1980 et 1990, les principaux acteurs de la sociologie économique pensaient qu’ils pouvaient défier les économistes et créer un nouveau type de science économique. Granovetter est celui qui l’exprima le plus clairement. Dans certaines entrevues de l’époque, il affirmait qu’à l’instar des mathématiques qui avaient révolutionné l’économie avec l’aide de Paul Samuelson et d’autres après la Seconde Guerre mondiale, l’économie connaîtrait une nouvelle révolution avec l’introduction d’une perspective sociologique. Ceux d’entre nous qui étaient un peu utopiques, comme moi, pensaient que la sociologie économique allait développer une nouvelle théorie sur l’argent, une nouvelle approche des affaires, et bien plus encore. Qu’elle serait à même de traiter beaucoup de problèmes que les économistes n’avaient pas été capables de résoudre. Aujourd’hui, cet espoir – ou cette ambition – fait défaut à la sociologie économique. Force est de constater que les économistes ne se soucient pas des sociologues et que les sociologues ne savent pas ce que font les économistes. En outre, les économistes contemporains ont développé leur propre version de la sociologie. Ils parlent de normes et d’institutions, mais n’ont aucune idée de ce que ces termes signifient en sociologie. Ce fut donc pour moi un tournant lorsque vers le milieu des années 1990 la sociologie économique devint une pratique académique normale et conventionnelle, une science normale comme la nomme Thomas Kuhn. On peut comparer le sort de la sociologie économique à celui de l’économie comportementale qui apparaît au même moment. La Fondation Russell Sage – dirigée par Eric Wanner – a contribué à son développement grâce à un soutien financier et moral considérable [4]. Aujourd’hui, elle est, contrairement à la sociologie économique, bien intégrée à l’économie. On ne trouve pas un département d’économie aux États-Unis qui n’ait d’économiste comportemental parmi ses effectifs. L’économie comportementale a également reçu un prix Nobel.
10La vision de Schumpeter était qu’un bon département d’économie devrait compter des historiens, des théoriciens et des sociologues – ce qui est une bonne idée. C’est ce qui s’est produit pour l’économie comportementale. Le droit est aussi un domaine qui a été intégré avec succès, à travers ce qu’on appelle l’analyse économique du droit (Laws and Economics). Mais la sociologie économique, elle, n’a pas réussi. La sociologie est restée en dehors des départements d’économie ; en ce sens, elle a échoué. On peut avancer des hypothèses sur les raisons de cet échec ; l’une d’entre elles est sans doute que les économistes sont davantage enclins à accepter les idées de la psychologie que de la sociologie. Un économiste éclairé comme John Keynes, par exemple, s’appuie volontiers sur la psychologie lorsqu’il en a besoin, mais jamais sur la sociologie.
11Vous avez beaucoup insisté sur l’importance de faire de l’« intérêt » un objet de sociologie économique, notamment dans « Towards an Economic Sociology of Capitalism » [2005]. Pourquoi mettre l’accent sur l’intérêt ?
12Mon idée avec la notion d’intérêt était de faire se rejoindre des préoccupations fondamentales de l’économie et de la sociologie, et de créer ainsi une sociologie économique vraiment percutante. Le fondement de l’économie est que les gens suivent leurs intérêts ; c’est une perspective valable et importante. Mais la notion de relations sociales, qui constitue le cœur de la sociologie, a échappé aux économistes. Ainsi, dans Principles of Economic Sociology [2003] et dans d’autres écrits, je soutiens qu’il faudrait réunir ces deux termes, les relations sociales et l’intérêt, pour créer une sociologie économique de qualité. Les intérêts sont essentiels, mais ils sont pris dans des structures sociales. Beaucoup de spécialistes de sociologie économique n’ont que faire de l’intérêt. Ils ne se préoccupent que des relations sociales, de la façon dont les acteurs économiques sont encastrés dans des réseaux sociaux. Aujourd’hui encore, de nombreux chercheurs en sociologie économique étudient le milieu entrepreneurial sans s’attarder sur le fait que l’objectif d’une entreprise, c’est de faire des bénéfices. Ils ne semblent pas se rendre compte que les entreprises font faillite et disparaissent si elles ne réalisent pas de profits. Souligner l’importance de l’intérêt représentait donc un moyen d’intégrer certaines notions de l’économie dans la sociologie économique. Depuis longtemps, l’économie sait très bien se servir de la notion d’intérêt : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner », c’est de leur intérêt. Les boulangers ont intérêt à vendre, c’est pour cela qu’ils produisent du bon pain. Ainsi s’exprimait Adam Smith sur l’intérêt. La théorie de l’agency s’inspire elle aussi de la notion d’intérêt, mais d’une autre façon ; elle dit très ingénieusement que si vous avez un intérêt en tant qu’employeur, le travailleur que vous embauchez, lui, n’a pas le même intérêt. Qu’il vous faut prendre garde, parce que les intérêts de l’ouvrier sont différents. Vous devez donc trouver un moyen pour que chacun puisse satisfaire son intérêt ; faillir à aligner les intérêts vous mettra vite en difficulté. Les économistes utilisent le concept d’intérêt très habilement, tandis que les sociologues l’ignorent.
13Voyez-vous d’autres angles morts dans la sociologie économique contemporaine ? Y a-t-il des concepts ou des sujets qui, selon vous, devraient davantage retenir l’attention ?
14Il existe quelques sujets que les spécialistes de sociologie économique abordent peu. L’argent en est peut-être le meilleur exemple. L’argent est aussi mystérieux que l’alphabet. Parsons a développé une théorie de l’argent comme échange symbolique d’images ; ses propos sur l’argent restent bien plus intéressants que ceux des sociologues contemporains. Mon dernier article sur la sociologie économique [2018] introduit le concept d’économie populaire (folk economics). Il s’agit d’un vaste domaine de recherche négligé par la sociologie contemporaine. Lorsque les chercheurs parlent d’économie, ils pensent généralement économie académique. Mais la façon dont les gens ordinaires gèrent l’argent et considèrent les phénomènes économiques est très différente de celle des économistes. Ils mobilisent d’autres structures de sens, qui sont tout aussi importantes. Zelizer est sensible à ces questions, mais je pense qu’il y aurait encore plus à dire sur le sujet. Il n’est pas facile d’obtenir des données empiriques sur ces structures de sens et sur les actions dont elles relèvent. Pendant un moment, j’ai tenté d’utiliser les données empiriques de la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis. On trouve de nombreuses histoires orales dans lesquelles les gens analysent de façon très pertinente pourquoi l’économie tout entière s’est arrêtée. On peut parler d’une véritable économie populaire. Mais comme il était difficile de rassembler suffisamment de matériau sur la Grande Dépression, j’ai décidé de développer la notion d’économie populaire dans une étude sur Donald Trump [2018]. Il est évident que Trump a sa propre version de l’économie populaire, il est attentif à la façon dont les gens pensent l’économie. Il a très vite compris, par exemple, que les gens n’aiment pas du tout le libre-échange. Ils veulent des emplois ; ils ne veulent pas de libre-échange. De la fin des années 1800 jusqu’à nos jours, 30 à 50 % de la population a toujours rejeté le libre-échange. Or ce fait n’est aucunement pris en considération par l’économie académique qui érige au contraire le libre-échange en axiome.
15J’ai donc écrit un article sur Trump, sa version de l’économie populaire et la façon dont il en use à des fins politiques et rhétoriques. Mais mon intérêt pour la notion d’économie populaire va plus loin. Je trouverais très intéressant d’examiner plus en profondeur la manière dont les gens considèrent les phénomènes économiques dans leur vie quotidienne : les personnes âgées, les femmes au foyer, les adolescents… Ajoutez à cela un sujet comme la socialisation économique des enfants : la façon dont ils apprennent ce qu’est l’argent, comment ils gèrent l’argent de poche, perçoivent l’économie officielle, le travail de leurs parents. L’économie populaire nous aiderait à mieux comprendre non seulement le fonctionnement réel de l’économie, mais aussi comment la société fonctionne.
16En 2003, dans Principles of Economic Sociology, vous écriviez qu’« il semblerait que la France soit actuellement le centre le plus innovant en matière de sociologie économique en Europe ». Diriez-vous que c’est encore le cas aujourd’hui ?
17Je trouve le travail de Pierre Bourdieu très intéressant. Il est vrai qu’il est mort en 2002 mais le potentiel de son travail, paru un peu plus tard aux États-Unis, n’a pas encore été pleinement exploité. Prenez, par exemple, sa belle étude sur le logement [2000] et sa fameuse annexe sur l’homo economicus d’un point de vue anthropologique – c’est excellent ! Bourdieu est intéressant parce qu’il développe une théorie de l’économie à travers sa sociologie générale. C’est vrai aussi pour Luc Boltanski dans De la justification. Les économies de la grandeur [avec Laurent Thévenot, 1991] et Le nouvel esprit du capitalisme [avec Ève Chiapello, 1999]. La sociologie française intègre peut-être davantage l’économie de façon organique que la sociologie américaine. En France, il y a également l’héritage d’Émile Durkheim, Marcel Mauss, Maurice Halbwachs, François Simiand, Georges Friedmann, Michel Crozier… et aujourd’hui les études en sciences et technologies comme celles de Fabian Muniesa et Michel Callon. En sondant un peu le vaste travail de Bruno Latour, on découvre aussi une sociologie économique inventive. C’est en France que l’idée de la performativité de l’économie a été développée pour la première fois. L’anthropologue française Marie-France Garcia a écrit un article sur le sujet dans les Actes de la recherche en sciences sociales [1986] qui a ensuite été repris par d’autres. Aujourd’hui, je porte un regard très positif sur la sociologie française, et j’en attends beaucoup. L’une des raisons à cela est que les sociologues français sont encore quelque peu hostiles à la langue anglaise, si bien qu’ils préfèrent développer leurs propres idées plutôt que de reprendre celles venant des États-Unis. Il est cependant regrettable que les penseurs français soient si peu traduits en anglais, car il est dès lors difficile pour les non-francophones de savoir ce qu’ils font.
18Nous aimerions maintenant en venir à la façon dont la sociologie économique intègre la question du futur. Comment se positionnent vos travaux sur le concept d’« espoir » par rapport à cette question ?
19Avec l’anthropologue Hirokazu Miyazaki [Miyazaki et Swedberg, 2016], j’ai en effet travaillé sur le rôle de l’espoir dans l’économie. Nous étions tous les deux arrivés à la même conclusion que l’espoir est important pour les gens mais que les chercheurs, pour une raison ou pour une autre, n’abordent pas cette question. L’espoir anime une grande partie de ce que nous faisons, par exemple le choix d’une filière pour nos études universitaires ou d’autres décisions que nous prenons. L’espoir est une émotion humaine ; certains experts la définissent même comme une émotion élémentaire. On ne sait pourtant pas vraiment ce qu’est l’espoir. Sa relation à l’économie n’a pas été explorée. Mais il est clair que l’espoir motive l’entrepreneuriat par exemple. Lorsque Keynes évoque l’esprit animal ou Albert Hirschman la main secourable, c’est bien d’espoir dont ils parlent. Comme l’indique Keynes, l’espoir comporte une dimension irrationnelle ; et cela m’intéresse. J’ai toujours pensé que la vie économique est beaucoup plus irrationnelle que les économistes, les journalistes, mais aussi peut-être les gens ordinaires ne le pensent. L’économie moderne est irrationnelle à bien des égards. Les gens finiront par s’en rendre compte ; son impact sur le climat et la nature par exemple devient de plus en plus visible.
20Quels défis la question du futur pose-t-elle dès lors à la sociologie économique, et comment peut-elle les relever ?
21Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce sujet. Mais je me concentrerai sur ce que je considère essentiel, à savoir que le monde évolue vers une économie numérique. Nous pouvons déjà voir des signes ténus de ce qui va bientôt se produire à une échelle bien plus vaste. Des professions entières disparaîtront tandis que de nouvelles verront le jour. C’est déjà le cas des secrétaires et bibliothécaires d’un côté, des informaticiens et analystes de données de l’autre. L’économie numérique peut également déboucher sur l’émergence de ce que Karl Marx a appelé le lumpenprolétariat (Lumpenproletariat), c’est-à-dire des travailleurs en si mauvaise condition physique qu’on peut discerner leur misère à l’œil nu. Mais il y a bien davantage ; la transformation provoquée par la révolution numérique pourrait être aussi profonde que celle de la révolution industrielle. L’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique, etc., auront d’énormes conséquences. Tout cela affectera la sociologie économique, ce qu’elle étudie et comment elle l’étudie. Prenez les big data : les entreprises produisent de plus en plus de données à grande échelle et ces données sont utilisées à de nouvelles fins commerciales. Pour pouvoir étudier ces développements, les sociologues économiques devront apprendre à programmer et coder, en somme à devenir des sociologues économiques computationnels.
22Ces dernières années, vous avez dédié une partie de votre travail à la « théorisation » que vous différenciez de la théorie. Dans votre livre The Art of Social Theory [2014], vous associez la théorisation à la découverte et la théorie à la justification [voir aussi Swedberg, 2012]. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette différence ?
23J’ai toujours aimé la théorie et je l’ai toujours enseignée. Je l’ai enseignée de manière conventionnelle, c’est-à-dire en donnant des cours sur les auteurs classiques et contemporains, en animant des discussions et faisant écrire des dissertations aux étudiants. Mais le résultat n’est pas très stimulant ; une fois le cours terminé, les étudiants n’ont aucune idée de la façon d’utiliser la théorie dans leur propre travail. Ils se sentent incompétents et ont ce que les Allemands appellent la peur de la théorie (Theorieangst) ; ils pensent alors que la solution est de lire davantage de grands théoriciens comme Durkheim, Weber, Bourdieu, etc., mais c’est la façon dont la théorie est enseignée qui ne fonctionne pas. Mes réflexions sur la théorisation visent à changer cet état de fait. À la base, l’idée est de former les étudiants à faire de la théorie par eux-mêmes, afin qu’ils découvrent leur propre capacité à théoriser. Un tel objectif nécessite de changer la façon dont la théorie est enseignée ; il faut proposer des exercices de théorisation, de développement et d’utilisation des théories, de la même manière qu’on enseigne les méthodes des sciences sociales. De nos jours, tous les étudiants des cycles supérieurs savent faire une analyse de régression ; s’ils suivaient un cours de théorisation, ils seraient dans un futur proche tous en mesure d’appréhender la théorie. Pour cela, il suffit de déplacer l’accent de la théorie vers le processus de théorisation.
24Alors, comment enseigne-t-on la théorisation et comment apprend-on à théoriser ? Vous devez acquérir une certaine connaissance de ce qu’est un concept, de ce qu’est la causalité, comment observer les choses d’un point de vue sociologique, etc. Mon livre The Art of Social Theory explicite ces aspects. Aujourd’hui, j’enseigne la théorisation par les livres, bien sûr, mais aussi par des exercices. Dans ces exercices, je demande aux élèves de se pencher sur une question empirique. Ni en profondeur ni de manière systématique, car à ce stade il s’agit d’abord de développer une idée à partir de quelque chose d’empirique puis d’essayer d’en faire une théorie – une théorie qui devra toujours être testée avant d’être validée. Mais la première étape est de trouver une idée en travaillant sur du matériel empirique.
25Pensez-vous que certaines sociologies peuvent faire l’impasse sur la théorisation ? Ou est-elle constitutive de toute sociologie ?
26Spontanément, la réponse est que la sociologie ne peut se passer de théorisation. Comme toute science, la sociologie a un objet de recherche particulier, et le propre de cet objet est d’être en partie défini à travers la théorisation. Pour Durkheim ce sont les faits sociaux, pour Weber c’est l’action sociale. La réponse attendue serait par conséquent de dire qu’il est impossible de ne pas théoriser, parce que la théorisation contribue à la construction même de l’objet sociologique. Cela dit, on voit aujourd’hui se développer un nouveau type de sciences sociales où il n’est pas nécessaire de définir l’objet de recherche de manière spécifique. Beaucoup de big data ne sont que des données descriptives qui ne sont pas rassemblées à l’aide d’une théorie. Il n’y a pas de théorie parce que c’est une machine qui localise un modèle grâce à l’apprentissage automatique ou à une technique similaire. Mais notez que sans théorisation vous vous retrouvez sans théorie, ou sans théorie sociologique. Ce qui revient à l’antithèse absolue de ce qu’est la science depuis Galilée.
27À la fin des années 1990, vous avez apporté avec Peter Hedström une importante contribution au développement de la sociologie analytique [Hedström et Swedberg, 1998]. Quelle est la place de la sociologie analytique dans votre travail aujourd’hui ?
28Un bon penseur est un penseur analytique. Mais aujourd’hui l’école de sociologie analytique associe ce qui est analytique exclusivement aux mécanismes sociaux ; c’est insuffisant. Être analytique, c’est bien davantage. Je trouve aussi que l’hostilité de certains sociologues analytiques à l’égard de la sociologie qualitative, de la sociologie phénoménologique, etc., est tout à fait contre-productive. La sociologie doit au contraire être pluraliste. Elle doit être analytique mais aussi descriptive, ouverte aux approches quantitatives comme aux approches qualitatives. Nous avons besoin de tout cela : de la capacité d’observation, de la fougue imaginative et de la finesse d’analyse. Une seule approche ne suffit pas ; nous avons besoin de chacune d’entre elles.