CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Le réseau thématique « Sociologie économique » (RT12) de l’Association française de sociologie (AFS) et la Revue française de socio-économie publient des entretiens avec un auteur. Celui-ci est invité à présenter, de manière plus libre que ne le permet l’écrit, son positionnement dans les champs de la sociologie économique et de la socio-économie.

1Ronan Le Velly est un des pionniers de la recherche en sciences sociales sur les systèmes alimentaires alternatifs. Son travail, initié dans la période de renouveau de la sociologie économique française du début des années 2000, s’inscrit aujourd’hui au croisement de la sociologie économique, de la sociologie rurale et de la sociologie de l’innovation. Ses travaux remarqués sur le commerce équitable ont donné lieu à plusieurs publications discutant de front les notions d’encastrement et d’ordre marchand wébérien [Le Velly, 2006 ; Le Velly 2012]. Par la suite, il a élaboré un programme de recherche fondé sur l’analyse pratique des projets d’agriculture et d’alimentation alternatifs en déployant un ensemble d’enquêtes sur des objets aussi divers que les AMAP, les organisations de producteurs en agriculture biologique ou l’approvisionnement local des cantines scolaires.

2Ronan Le Velly est actuellement professeur de sociologie à l’Institut Agro – Montpellier SupAgro et rattaché à l’UMR Innovation. Il est l’auteur de deux ouvrages, Sociologie du marché (La Découverte, coll. « Repères », 2012) et Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence (Presses des Mines, 2017).

3Cette interview a été menée à l’automne 2019. Après un entretien oral, le contenu a été retravaillé puis relu et validé par l’intéressé.

1 – De l’économie à la sociologie économique : l’analyse empirique des forces du marché

4Vous êtes agrégé du secondaire en Économie et Gestion et vos travaux s’inscrivent aujourd’hui dans le champ de la sociologie économique. Pouvez-vous revenir sur cette particularité de votre trajectoire ?

5Ronan Le Velly : J’ai commencé ma thèse en 2000 après un DEA à Nanterre qui s’appelait alors « Économie des institutions ». Un DEA d’économie donc, piloté par Olivier Favereau, avec des cours d’André Orléan, Robert Boyer, Alain Caillé, etc. Des enseignements d’économie que l’on peut qualifier d’hétérodoxes, avec un peu de sociologie. À l’époque, je me suis posé la question de faire une thèse en sciences économiques versant hétérodoxe, donc de rentrer aussi dans le combat du pluralisme des méthodes. Ce choix impliquait des perspectives de carrière compliquées et une position de dominé dans la discipline que je jugeais peu enthousiasmante. A contrario, je trouvais attirant d’entrer dans un champ de recherches en plein développement. La première édition du Repères Sociologie économique de Philippe Steiner date de 1999 et les ouvrages en français sur ce thème se comptaient alors sur les doigts d’une main. C’est pourquoi, même si c’était pour moi une forme de grand saut, je me lançai dans une thèse de sociologie.

6Pendant le DEA, j’avais beaucoup aimé les cours d’A. Caillé, qui a ensuite été pour moi un formidable directeur de thèse. C’est aussi une période où j’ai découvert Viviana Zelizer, ses papiers historiques sur la constitution du « marché aux enfants » et du marché de l’assurance décès aux États-Unis [Zelizer, 1978 ; Zelizer, 1992]. A. Orléan nous avait aussi fait beaucoup lire, notamment le fameux article de Mark Granovetter sur l’encastrement [Granovetter, 1985]. J’ai aussi suivi les cours de Laurent Thévenot. Aujourd’hui, je suis persuadé que même si j’en ressortais avec l’impression de ne pas y avoir compris grand-chose, ils ont forgé la théorie de l’action que je mobilise et le type de sociologie que je pratique. C’est un peu étonnant mais c’est comme cela…

7Ensuite, une bonne partie des deux premières années de mon doctorat a été consacrée à de la bibliographie. C’est ce travail qui m’a amené à publier sur la notion d’encastrement. À l’époque, on parlait encore d’une « nouvelle sociologie économique », comme un ensemble unifié, en insistant beaucoup moins sur les tensions ou les courants. Donc Neil Fligstein, V. Zelizer, M. Granovetter, c’était la même boutique, en quelque sorte. De ce fait, les premiers papiers que j’ai écrits traitaient d’un questionnement assez général : comment ce courant, qui n’en était en réalité pas un, analyse l’action économique.

8Enfin, ce qui me plaisait beaucoup là-dedans, c’était les enquêtes de terrain. C’était aussi une motivation forte à aller vers la sociologie. Notamment la possibilité d’aller vers des terrains originaux.

9Justement, comment avez-vous décidé de travailler sur le commerce équitable ? Qu’est-ce qui a guidé ce choix : le projet d’alternative économique ou plutôt sa dimension agricole et alimentaire ?

10J’avais beaucoup aimé les travaux de V. Zelizer, mais aussi ceux de Nicole Woolsey Biggart sur les réseaux de vente à domicile de type Tupperware [Biggart, 1989]. Quand j’ai choisi le terrain du commerce équitable, il y avait la motivation de travailler, comme ces chercheuses, sur un marché relativement original. D’une certaine manière, pour reprendre les termes des militants du commerce équitable, j’avais envie de travailler sur un marché « pas comme les autres », où l’on voit le poids du social. Rétrospectivement, je trouve cela un peu idiot. On peut bien entendu aller voir n’importe quel marché pour montrer le poids du social ; il n’y a pas besoin d’aller voir un marché « pas comme les autres ». Mais c’était ça l’idée. Et puis cela a donné tout autre chose. Dès que je suis entré dans une boutique « Artisans du Monde », que j’ai commencé à discuter, je me suis rendu compte qu’il y avait infiniment plus à raconter. En allant sur ce terrain, j’ai pu observer à quel point les militants et les militantes étaient contraints par des impératifs concurrentiels assez classiques. Ça, c’était la vraie découverte du terrain. Je suis arrivé en n’ayant pas grand-chose en tête de plus que l’idée qu’« Artisans du Monde » faisait un commerce différent, moyennant un petit surcoût pour le consommateur, et que derrière tout se passait bien. Ce que j’ai observé était tout autre. Les organisations du commerce équitable étaient en tension permanente. Elles avaient du mal à établir un « prix juste » qui fasse abstraction des prix de marché, à travailler avec les producteurs marginalisés qui ne trouvent pas leur place dans les filières conventionnelles, etc. [Le Velly, 2006].

11Ce choix ne découlait donc pas d’un projet militant personnel. Sur ce, le commerce équitable est tout de même un milieu dont je me sentais et me sens encore proche. Je pense aussi que l’objet agricole et alimentaire est un objet particulièrement noble parce qu’essentiel à la survie de chacun d’entre nous.

12Le concept d’encastrement est central dans ce travail. Comment l’avez-vous mobilisé et que vous a-t-il apporté ?

13J’ai distingué deux relations, deux notions d’encastrement différentes, que j’ai appelées « encastrement-étayage » et « encastrement-insertion » [Le Velly, 2012]. La première est celle de M. Granovetter et plus généralement de la « nouvelle sociologie économique ». Ces travaux ont ainsi en commun de mobiliser une théorie de l’action que l’on peut qualifier d’institutionnaliste ou de pragmatiste, qui insiste sur le fait qu’on a toujours besoin de supports sociaux pour pouvoir agir dans le marché. C’est un premier niveau. On peut observer ces supports sociaux de près, voir comment ils sont construits dans le but d’orienter, de cadrer les actions. Et il y a effectivement cette autre notion d’encastrement, celle de Karl Polanyi, l’encastrement-insertion, que je relie aussi à des travaux de Max Weber sur l’ordre marchand. Mon objectif, en mobilisant cette seconde notion, était plutôt de décrire le poids relatif, d’un marché à un autre, de ce que l’on appelle dans le langage courant les « forces du marché ». Cela faisait écho au constat qu’il existe des marchés sur lesquels se manifeste un effort de réencastrement-réinsertion, visant à s’en protéger. C’est le cas du commerce équitable, typiquement : agir selon des principes moraux, fixer des prix minimums rémunérateurs et établir des partenariats à long terme plutôt que jouer la carte d’un marché anonyme, de la libre confrontation de l’offre et de la demande et de la recherche exclusive du profit.

14Pour le commerce équitable, cet effort de réencastrement-réinsertion se heurte, en pratique, au fait que, très souvent, il est difficile de vendre des produits certes solidaires mais d’une qualité peu satisfaisante ou d’un prix trop élevé. C’est donc pour qualifier cette tension-là, relative à la capacité à s’autonomiser, que j’ai convoqué les forces du marché. L’idée, dans la lignée de la cage de fer de M. Weber, était d’observer comment ces forces contraignent les comportements et empêchent la poursuite d’une « rationalité matérielle ». Le programme néo-institutionnel en sociologie prônait également, pour reprendre les termes de l’article de Paul DiMaggio et Walter Powell, de « revisiter la cage de fer » [DiMaggio et Powell, 1983]. Mais leur message était plutôt de dire : « Attention, on y a trop cru à ces forces du marché, à cette cage de fer capitaliste. Regardons le poids des règles, des routines, etc., qui font qu’en général, il n’y a pas de situation de concurrence aussi frontale que ce que l’on peut penser. » V. Zelizer [1992] était un peu là-dessus aussi, finalement.

15L’intéressant dans cette histoire est aussi que cette piste que j’avais ouverte, avec mes maigres forces de doctorant, n’a guère été reprise ensuite. Je l’ai d’ailleurs moi-même abandonnée. Quand j’ai écrit le Repères Sociologie du marché sept ans après la fin de la thèse, je me suis posé la question d’écrire le chapitre qui s’appelle « Rendre compte des forces du marché », précisément, en me disant : « Ce truc-là, j’y ai cru, j’y crois encore, mais finalement, ça n’a pas pris. » Certains enseignements de mes travaux ont été retenus, mes articles sont un peu cités, mais rarement sinon jamais pour cette analyse des forces du marché. Et j’avais aussi reçu pas mal de critiques. J’ai notamment vécu un moment de gloire qui s’est transformé en scène de torture. À la suite de la publication de l’article sur le commerce équitable dans la Revue française de sociologie, j’ai été invité au prestigieux séminaire du Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) à l’École des Mines. Je suis arrivé de façon très innocente, et la discussion a été très conviviale, mais très dure quand même. Il y avait une critique très forte sur : « Les forces du marché, qu’est-ce que c’est ? Cet ordre marchand capitaliste, ça n’existe pas… Pourquoi pensez-vous les relations de façon complètement asymétriques, avec des forces du marché toutes-puissantes qui poussent les acteurs à agir ? » À l’époque, j’étais en plus assez peu armé, ne connaissant pas très bien la théorie de l’acteur réseau (ANT). J’ai donc passé un très mauvais quart d’heure !

16Quoi qu’il en soit, cela m’a fait réfléchir sur les limites d’une explication qui visait à rendre compte d’un certain type de phénomènes mais dont la relation de cause à effet était difficile à démontrer. On peut avancer, preuves à l’appui, qu’« Artisans du Monde » est confronté à des injonctions d’efficacité concurrentielle. Ce n’est déjà pas si mal, tant cela n’apparaît guère dans la communication des acteurs du commerce équitable. Mais dire ensuite qu’ils sont contraints par les forces de l’ordre marchand capitaliste, c’est effectivement autre chose. Et je n’ai plus vraiment franchi ce pas. Cela n’exclut pas de continuer à poser des questions sur les forces du marché, mais la façon dont je m’y étais pris n’était sans doute pas totalement la bonne.

2 – Une sociologie pratique des utopies alimentaires

17Dans l’ouvrage issu de votre HDR [Le Velly, 2017], vous convoquez un ensemble d’études de cas pour vous pencher sur la construction des projets agricoles et alimentaires dits « alternatifs ». Pour cela, vous effectuez un déplacement important par rapport à la sociologie polanyienne de vos premières années puisque vous construisez un cadre analytique à la croisée de la sociologie des agencements marchands de Michel Callon et de la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Pouvez-vous nous détailler ces nouvelles influences théoriques et les raisons de ces choix ?

18Vous avez raison. Mais j’aimerais quand même souligner une continuité : un souhait inchangé de produire des descriptions fines des activités enquêtées. En 2006, mon travail sur le commerce équitable ne revendiquait pas ces ancrages théoriques, mais cela ne m’empêchait pas de faire des analyses ancrées dans le terrain, attentives aux dispositifs matériels et aux règles, à la grande diversité des marchés et à la capacité des acteurs à peser sur leur organisation. Et puis, c’est aussi une période où le cadre d’analyse du CSI s’est développé et précisé. Tout particulièrement avec le papier de M. Callon et Koray Çalişkan [Çalişkan et Callon, 2010], auquel je ne cesse depuis de me référer. Dans le même temps, il y a eu une autre source d’inspiration : la sociologie de l’action organisée de Michel Crozier, Erhard Friedberg et J.-D. Reynaud. Je fais partie des gens qui considèrent que, même si ce n’est pas tout neuf, Le pouvoir et la règle [Friedberg, 1993] est encore un très grand livre de sociologie. Il y a aussi des inspirations formidables à trouver chez J.-D. Reynaud [Reynaud, 1997], tout particulièrement pour penser l’autonomie et le contrôle. Cette entrée par les règles est donc devenue, au fil des lectures et des discussions avec mon collègue nantais Jean-Pierre Bréchet, une clé pour moi. Parler de règles, de stratégies, de jeu : c’est une petite grammaire qui peut sembler anodine, mais qui est quand même extrêmement convaincante. Après, c’est vrai qu’une fois qu’on met la main là-dedans… L’ANT et la sociologie de l’action organisée sont des cadres d’analyse qui guident beaucoup le regard. Finalement, sur certains points, j’ai peut-être fini par rigidifier ma position. Ne pas chercher d’explication en dehors des dynamiques endogènes au système d’action concret, ou au réseau sociotechnique, c’est quand même une position très forte de E. Friedberg et de M. Callon. Je ne sais pas pourquoi je suis arrivé à cette forme de rigidification théorique ; c’est quelque chose qui s’est fait chemin faisant.

19À cette théorie de l’action s’articule une conception de la relation entre l’offre et la demande inspirée des travaux du CSI. Lucien Karpik a remobilisé la notion de médiation d’Antoine Hennion [Hennion, 1993] pour analyser les dispositifs de médiation marchande comme les guides d’achat ou les normes et les labels [Karpik, 1996]. Non seulement ces dispositifs relient mais ils formatent et constituent l’offre et la demande. Sur le Guide Michelin [Karpik, 2000], il le montre merveilleusement bien, je trouve. Plus récemment, Sophie Dubuisson-Quellier a aussi apporté des contributions éclairantes sur ce thème [Dubuisson-Quellier, 2013]. Tout ceci m’a beaucoup inspiré dans mes enquêtes sur l’approvisionnement local de la restauration collective. Certains considèrent que l’ANT est une approche très abstraite. Mais de mon point de vue, elle est ultra-opérationnelle ! Elle permet d’éclairer des problèmes très pratico-pratiques. Il peut ainsi y avoir des cuisiniers motivés d’acheter en local et des producteurs à 20 kilomètres de là désireux de leur vendre leurs légumes. Mais tant qu’entre les deux il n’y a pas de contrats, de calibres, de camions, de prix, etc., tant que tous les éléments de la médiation marchande n’ont pas été fixés, ils ne peuvent pas échanger. La notion de médiation marchande permet aussi d’expliquer que relocaliser le marché implique bien souvent de revoir les modalités de la production en amont et l’organisation des cuisines en aval [Le Velly, 2017]. Je me souviens d’une discussion avec S. Dubuisson-Quellier peu après ma thèse, dans le cadre d’un projet de recherche qu’elle coordonnait. Elle me l’avait bien expliqué : « La médiation, ce n’est pas qu’un tuyau ; la médiation crée le réseau en modifiant les éléments reliés. »

20Il s’agit donc de penser le marché comme un collectif. Un agencement marchand est un collectif sociotechnique capable de produire et d’échanger. C’est comme cela que M. Callon le définit [Çalişkan et Callon, 2010]. Pourquoi inclure la production dans la définition ? Pour les raisons que je viens d’expliquer : la constitution du marché implique souvent le formatage de la production. En tous les cas, il y a l’idée d’un collectif fait d’humains (de producteurs, d’intermédiaires, de consommateurs…), mais aussi de règles formelles et informelles, de savoirs et de dispositifs matériels, et enfin d’entités naturelles (des poissons, des carottes, des bactéries, etc.). Là, vous avez tous les éléments de l’agencement marchand. Et si tous ces éléments ne sont pas correctement ajustés, le marché fonctionne mal. Avec un collègue agronome, Marc Moraine, nous l’avons récemment montré en nous appuyant sur un cas de tentative avortée de création d’un système d’échange territorial entre du fumier d’éleveurs et du fourrage de céréaliculteurs [Le Velly et Moraine, 2020]. Ce cas permettait aussi de rappeler la capacité d’action des entités naturelles, un autre apport majeur de l’ANT. En l’occurrence, il s’agissait de souligner l’action des graines de mauvaises herbes ingérées par les vaches et qui se retrouvent dans le fumier s’il n’est pas correctement composté. Je conçois qu’écrire les choses ainsi peut donner l’impression de jouer sur les mots, mais en même temps, cette action des graines était un problème central dans la tentative de création de ce réseau d’échange. L’idée d’agencement marchand est finalement très proche de ce qu’on appelait autrefois un collectif hybride [Le Velly et Dufeu, 2016]. J’aime beaucoup cette expression, qu’utilisaient pendant un temps M. Callon et John Law [Callon et Law, 1997].

21C’est aussi une approche intéressante à utiliser pour avoir un autre angle d’attaque sur les filières, une notion que l’on connaît bien dans les milieux de l’économie agricole. D’un point de vue heuristique, c’est intéressant de poser ainsi les questions, au moins pour les filières qu’on étudie dans le projet PSDR SYAM (Systèmes Alimentaires du Milieu). En l’occurrence, ce sont des filières où il y a beaucoup d’intermédiaires, des filières telles qu’on a l’habitude de l’entendre, mais où les différents maillons essaient de définir ensemble les règles de leur fonctionnement. Ce sont aussi des filières où se déroulent des apprentissages collectifs. Nous racontons cela avec Mathieu Désolé et Carole Chazoule dans un article de ce numéro de la RFSE [Le Velly et al., 2020]. Donc là, je trouve qu’il y a des filières qui gagnent à être appréhendées comme des collectifs.

22À quels questionnements avez-vous appliqué ce cadre ? À quelles limites des travaux sur les systèmes alimentaires alternatifs avez-vous souhaité vous confronter ?

23La notion de « systèmes alimentaires alternatifs » a été forgée par des chercheurs et des chercheuses anglo-saxons en sociologie rurale intéressés par les circuits courts, l’agriculture biologique ou le commerce équitable [voir Deverre et Lamine, 2010]. Assez rapidement, dès le tournant des années 2000, ces chercheurs ont mis en garde contre une mauvaise compréhension du terme « alternatif ». Ils ont montré que dans le commerce équitable, les circuits courts ou l’agriculture biologique, il y a des tendances à la conventionnalisation. Cela a été avancé avec force par Julie Guthman pour l’agriculture biologique californienne [Guthman, 2004]. Certes, les agriculteurs essaient d’y construire une agriculture différente, mais cela n’empêche que se développe une bio en monoculture sur de très grandes surfaces. Certes, ils n’utilisent que des intrants autorisés en bio, mais ce sont des intrants qui peuvent être potentiellement dangereux pour la santé ou l’environnement. Il y a donc un débat politique et académique pour expliciter jusqu’à quel point ces initiatives transforment les systèmes agricoles et alimentaires. Pareil pour le commerce équitable : en quoi et comment arrive-t-on à générer des alternatives ? La conclusion logique de ces questionnements a été pour certains chercheurs de s’interroger sur l’usage même du terme « alternatif ». Doit-on continuer à parler de systèmes « alternatifs », alors même que l’on passe notre temps à dire qu’ils ne sont pas si alternatifs que cela ?

24À partir de quels concepts avez-vous appréhendé analytiquement l’articulation entre le conventionnel et l’alternatif ?

25Le concept clé qui m’a aidé à comprendre cette articulation, c’est le projet [Le Velly, 2017]. Je dirais bien volontiers que toute action collective suppose l’existence d’un projet. Mon collègue J.-P. Bréchet a une vision encore plus forte des choses [Bréchet, 2019]. « Toute action collective est projet », me dit-il, pour rappeler que le projet auquel il s’intéresse est un projet en actes, avec des règles, pas un projet virtuel, uniquement dans les têtes. Quoi qu’il en soit, il y a du projet dans toute action collective. C’est ce qui lui donne son sens et son impulsion. Après, ce qui est spécifique aux systèmes alimentaires alternatifs est que les acteurs s’efforcent de construire quelque chose de différent du commerce conventionnel, de l’agriculture conventionnelle, du fast-food, etc. J’ai nommé « promesse de différence » ce trait spécifique. Mais pour moi, la promesse de différence est plus un slogan qu’un concept ; le vrai concept est celui de projet. Pour le préciser, je me suis mis dans les pas de J.-P. Bréchet qui lui-même se revendique de J.-D. Reynaud et de Jean-Pierre Boutinet. Sur cette base, je définis le projet comme « les raisons et finalités que se donne un collectif pour orienter son action vers un avenir désiré ».

26Tant que je n’avais pas mobilisé cette notion de projet, j’étais un peu bloqué dans ma réponse aux interrogations des recherches sur les systèmes alimentaires alternatifs. Doit-on continuer à appeler le commerce équitable, l’agriculture biologique ou les circuits courts des systèmes « alternatifs » ? Ma réponse est finalement oui : ils gagnent à être nommés et analysés comme tels en raison de la promesse de différence de leur projet. Ensuite, si l’on veut juger de la conventionnalisation, il faut partir du projet des acteurs qui les portent. De nouveau, c’est une forme d’explication endogène, qui part de la normativité que construisent les acteurs.

27Ce concept de projet me permet aussi de distinguer ce que je nomme des « règles conventionnelles » et des « règles alternatives » et d’analyser les relations entre ces deux ensembles dans une situation donnée. Le constat de départ est que dans les processus d’innovation, de création d’alternatives, les personnes établissent des règles qui peuvent être, par exemple, « maintenant, on va acheter en direct au producteur plutôt que de passer par un intermédiaire » ou « on va fixer un prix minimum qui couvre les coûts de production ». J’appelle ces règles qui visent à mettre en action la promesse de différence du projet des « règles alternatives ». Ces règles alternatives s’opposent aux règles conventionnelles, préexistantes à l’innovation. Mais dans le même temps, les acteurs construisent rarement quelque chose dont les pièces sont toutes nouvelles. Par exemple, l’AMAP pour le poisson que nous avons étudiée avec Ivan Dufeu a conservé le passage des poissons à la criée de l’Île d’Yeu puis chez un mareyeur qui constitue les paniers pour les amapiens. Donc il y a une bonne partie du circuit de cette AMAP qui est fondée sur des règles conventionnelles. L’AMAP s’appuie sur des professionnels du marché qui travaillent bien, qui savent constituer des paniers qualitatifs, gérer la chaîne du froid, acheter au bon moment à la criée les espèces nobles mais pas trop chères, etc. Donc là, on est dans une modalité de ce que l’on peut nommer une cohabitation, avec des règles alternatives accolées à des règles conventionnelles [Le Velly et Dufeu, 2016].

3 – De la sociologie pour les ingénieurs

28En quoi votre intégration à Montpellier SupAgro et à l’UMR Innovation influence-t-elle votre démarche ?

29J’ai été recruté à Montpellier SupAgro en 2008 et j’ai intégré l’UMR Innovation qui est aussi rattachée à INRAE et au CIRAD. Là, d’un seul coup, s’intéresser aux systèmes alimentaires alternatifs est devenu quelque chose de complètement normal. C’est un champ de recherches légitime, sur lequel on est attendu dans le laboratoire. Pour aborder les systèmes alimentaires alternatifs, il y a effectivement un autre mot qui marche très bien : le mot « innovation ». C’est une UMR qui est centrée sur les processus concrets d’innovation. Mes recherches contribuent à travailler sur cet aspect processuel. La sociologie de l’action organisée comme la théorie de l’acteur-réseau sont des sociologies du processus. C’est aussi une UMR qui se veut beaucoup dans l’accompagnement des acteurs. Je ne suis certainement pas celui qui le fais le plus au quotidien, sinon à travers l’encadrement de stages de mes étudiants ingénieurs agronomes. Mais je m’y retrouve, notamment parce que cela offre des opportunités uniques de suivre des innovations « en train de se faire ».

30Quel est votre rapport aux groupes que vous enquêtez ? Plus largement, quelle posture défendez-vous par rapport à vos objets de recherche ?

31Ma posture repose d’abord sur le fait d’adopter une définition endogène de l’alternativité. On m’invite parfois à parler dans des espaces professionnels et je refuse à chaque fois que je n’ai aucune idée du projet des acteurs qui m’invitent. Par exemple, face à une association de producteurs de foie gras, je me dis : « Je ne sais pas qui ils sont, donc qu’est-ce que je vais aller leur dire ? Je ne veux pas leur faire la leçon. » A contrario, je suis à l’aise pour prendre la parole dans le mouvement FNAB de l’agriculture biologique, parce que je connais leur projet et que je sais que mes propos feront sens par rapport à leurs aspirations. Je cherche alors à aider les acteurs à mettre un peu d’ordre dans ce qu’ils font. De fait, mon cadre d’analyse convient bien pour restituer leur dynamique, leurs processus. Et mine de rien, ils ont l’air de trouver cela utile d’avoir un sociologue qui offre cette fameuse « prise de recul ». La prise de recul telle que je l’apporte est souvent de la reformulation : reformuler ce que les acteurs vivent, ce qu’ils font, etc. Ce n’est jamais de leur dire ce qu’ils devraient faire, même si parfois il y a un petit conseil qui peut m’échapper.

32Mon ambition est aussi d’offrir un cadre d’analyse qui puisse être utile pour un chercheur désireux de travailler de cette façon. C’est en cela que je me reconnais aussi, très immodestement, dans une figure comme E. Friedberg, qui offre des règles de méthode claires pour aborder le terrain. Si vous voulez étudier un système alimentaire alternatif, connaissez le projet de ses acteurs, voyez les règles spécifiques qu’ils établissent pour le mettre en œuvre – ce que j’appelle les règles alternatives. Puis voyez comment elles s’articulent avec les règles conventionnelles qui préexistent, ou sur lesquelles elles peuvent se greffer. Voyez enfin l’action collective, ou le collectif, que cela constitue. Tout ceci se résume en 3-4 consignes d’analyse, comme d’autres ont dit : repérez les règles, les zones d’incertitude et les stratégies des acteurs.

33À mes yeux, cette sociologie, de Crozier, Friedberg ou Callon, est idéale pour les élèves ingénieurs. Il y en a certainement plein d’autres qui méritent d’être enseignées, mais celle-ci est tout de même extrêmement pertinente pour les aider à saisir les situations professionnelles dans lesquelles ils vont travailler, l’activité d’ingénierie qu’ils vont développer, ses réussites et ses échecs.

34Je croise aussi des étudiants qui sont un peu désenchantés, qui pensent que toute initiative alternative va inévitablement être récupérée par le système capitaliste. Évidemment, si l’on part sur le terrain avec ces lunettes-là, on risque de trouver la confirmation de cette prédiction. Mais en même temps, je suis certain que tout ne se résume pas à cela. Ce que je ne veux absolument pas faire, c’est une sociologie qui conclut avant d’aller voir sur le terrain. Cela peut même être une stratégie de recherche que de dire : « OK, face à une conclusion toute faite, allons chercher des cas qui nous donnent à voir le contraire et comprenons pourquoi. »

35Parfois, je me réfère à J.K. Gibson-Graham, deux géographes marxistes et féministes qui un jour se sont dit « on va arrêter de regarder le capitalisme comme un monstre qui détruit tout, et on va regarder de près toutes les initiatives non capitalistes qui se développent en son sein ». De fait, elles se sont mises à travailler sur les monnaies locales, les circuits courts, les coopératives, sur ce que l’on appelle l’économie sociale et solidaire en France. Leur premier livre s’appelle The end of capitalism (as we knew it) [Gibson-Graham, 2006]. Pour elles, ce changement de regard sur le capitalisme est nécessaire si l’on veut changer les choses. Je trouve que leur trajectoire intellectuelle et leurs arguments sont intéressants. J’aime beaucoup une formule qu’elles utilisent dans l’introduction de la seconde édition. Elles disent quelque chose comme : « On nous a souvent accusées d’être des chercheuses trop optimistes, en fait nous ne sommes pas optimistes, mais nous sommes hopeful. » Garder l’espoir, développer une sociologie qui ne soit pas naïve mais qui permette d’ouvrir l’espace des possibles. Je me retrouve bien dans cette idée.

Bibliographie

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Réalisé par
Guilhem Anzalone
ESA Angers, UR LARESS
Stéphanie Barral
INRAE, UMR LISIS
Samuel Pinaud
Université Paris Dauphine, UMR IRISSO
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/06/2020
https://doi.org/10.3917/rfse.024.0189
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