1Ce second tome du dossier « Valeur et capitalisme » prolonge les résultats présentés au sein du premier (cf. le numéro RFSE 23 du second semestre 2019). Ce dossier vise à remobiliser une approche matérialiste de la valeur qui aborde les processus de valorisation comme indissociables des rapports de production capitalistes au sein desquels ils s’inscrivent. Il pose les questions de savoir comment se décide dans un monde capitaliste la valeur des choses. Dans quelle mesure ces processus d’évaluation participent-ils à produire des pôles de concentration et à l’inverse de dépossession de capital ? D’un point de vue disciplinaire, ce dossier se situe au croisement de la sociologie économique et des approches institutionnalistes en économie et plaide pour l’unification d’un champ des sciences sociales qui traite de la valeur marchande comme encastrée dans des rapports sociaux, des normes morales et culturelles.
2Le premier tome a abordé ces questions principalement sous l’angle des liens entre les valeurs et les prix. Contre une approche substantielle de la valeur comme caractéristique intrinsèque aux biens évalués, il a mis au jour les médiations culturelles, institutionnelles, sociotechniques et normatives qui lient les évaluations des biens et la détermination de leur prix. À partir d’études portant sur l’immobilier financiarisé, l’évaluation des firmes par le private equity, la tarification de l’activité des aides à domicile et d’éclairages théoriques sur l’approche conventionnaliste de la valeur et ses liens avec la tradition matérialiste, il a montré comment des modalités locales et situées de fixation de la valeur produisent des prix et des hiérarchies sociales pensées comme légitimes.
3Ce faisant, il a laissé dans l’ombre trois enjeux majeurs des liens entre valeur et capitalisme qui sont au centre de ce second tome.
4D’une part, les analyses des processus de valorisation ne peuvent être déconnectées d’une théorie de la monnaie. L’article de Charlotte Bellon qui traite des liens entre valeur, monnaie et rapport salarial dans l’Allemagne des années 1974 à 1999, éclaire ce premier point. L’auteure distingue deux manières de lier valeur et monnaie. La première consiste en l’introduction de la monnaie dans les modèles d’équilibre général. La seconde renvoie à l’intégration, dans les rapports sociaux de production, des approches qui font de la monnaie la forme de la valeur dans les sociétés marchandes. L’auteure défend l’idée selon laquelle la monnaie, comme forme de coordination des décisions individuelles dans une économie marchande, n’est compréhensible qu’à partir du moment où les rapports de production sont réintroduits. Elle montre comment, dans le cas allemand, la politique monétaire de la Buba est apparue comme neutre alors même que ses interventions étaient en partie déterminées par un arbitrage entre inflation et chômage. En pensant conjointement processus de fixation de la valeur, monnaie et rapport salarial, le texte ouvre de nouvelles perspectives pour articuler l’analyse de la valeur et du capitalisme en donnant une place centrale à la question de la monnaie.
5D’autre part, en amont des processus de fixation d’un prix, se pose la question des conditions mêmes de l’attribution d’une valeur à quelque chose, c’est-à-dire de sa marchandisation. Ce point, quasi absent du premier tome de ce dossier, engage l’analyse des rapports de force qui se nouent autour de la définition de ce qui peut ou non accéder au statut de marchandise, mais aussi des raisons éthiques, morales et politiques qui nous conduisent à accorder différents types de valeurs aux choses. Trois articles éclairent cette dimension des liens entre valeur et capitalisme.
6Premièrement, l’article de Sylvain Thine et Yamina Tadjeddine traite ainsi des conditions de la marchandisation des PME à partir de l’étude des fusions-acquisitions en France. En abordant l’espace financier à l’échelle des organisations, le texte montre par quels processus le capital productif d’une PME ou la filiale d’un groupe, qui n’existait pas en tant qu’objet librement échangeable sur un marché financier, se trouve pourvu d’une valeur monétaire propre permettant sa circulation ultérieure. À partir de l’exploitation d’une base de données qui recense les 363 opérations de FUSAC réalisées en France en 2010, le texte montre qu’il existe trois régimes de capitalisme financier : l’un adossé aux groupes bancaires français et européens, le deuxième aux groupes financiers anglo-saxons, et enfin le dernier aux sociétés indépendantes de conseil. Ces différents régimes modifient les processus de valorisation des PME.
7Deuxièmement, à partir de l’analyse du système d’enseignement supérieur français, l’article de Hugo Harari-Kermadec et Raphael Porcherot interroge quant à lui les conditions de marchandisation des services publics et de la connaissance elle-même. Il décrit les dispositifs qui ont soutenu la création d’un marché des études supérieures via notamment des modes de quantification du travail universitaire, analysés comme vecteurs d’extension du domaine de la valeur sur la production et la transmission des connaissances.
8Troisièmement, l’article de Bernard Gazier aborde de manière plus indirecte mais néanmoins cruciale la question des conditions de la valorisation des choses. Il embrasse une perspective strictement théorique et réévalue la polarisation traditionnelle entre valeur-travail et valeur-utilité pour en interroger les bases épistémologiques. Dans le prolongement d’une perspective foucaldienne, son objectif consiste à reconstituer la généalogie des formulations et le destin des conceptions de la valeur en économie. Il montre finalement que les théories de la valeur-utilité et de la valeur-travail ont vu leurs soubassements épistémologiques se déplacer au fil du temps.
9Ce dossier aborde enfin un dernier aspect à travers la note de recherche de Jean-Marie Harribey portant sur la valeur de la nature. De fait, cette question bouscule les théories économiques et sociologiques de la valeur et ne peut plus être laissée en dehors des tentatives de refondation matérialiste de l’évaluation. La traditionnelle absence de valeur marchande de la nature alors même que son utilité est absolue puisqu’elle conditionne l’existence humaine, est devenue un enjeu décisif des sciences humaines et sociales.
10L’ampleur et l’accélération des désastres environnementaux tandis que l’accumulation de capital ne faiblit pas – au point que l’effondrement environnemental soit devenu pour certains groupes d’acteurs une excellente affaire financière – contraignent à repenser les conditions de la marchandisation du vivant, comme la définition même de la valeur des choses. La valeur marchande protège-t-elle les biens communs indispensables à l’existence ? Est-ce qu’à l’inverse le refus de l’extension de la sphère de la marchandisation est le moyen de limiter la dépossession à laquelle elle donne lieu ? Le texte de J.-M. Harribey traite précisément de ces questions laissées en dehors du premier tome de ce dossier. Il y dresse un panorama raisonné des théories de la valeur confrontées à la crise écologique. Si une « économie de l’environnement » est apparue dans le prolongement de la théorie néoclassique afin de prendre en compte la « valeur de la nature », une autre approche critique soucieuse de développer de nouveaux indicateurs de richesse s’est aussi développée aux côtés d’un renouvellement des problématiques marxiennes de l’écologie, inscrite dans les rapports sociaux. L’auteur propose finalement d’articuler la « valeur » des choses aux « valeurs » démocratiques auxquelles nous tenons, de manière à réévaluer la place de la nature et du vivant dans nos sociétés.
11Ce second tome traite ainsi les angles morts de la réflexion sur les liens entre la valeur et le capitalisme, amorcée au sein du premier tome de ce dossier. Il fait une place à la monnaie, aux conditions de la marchandisation et à la nature dans la compréhension des manières de valoriser en régime capitaliste.