1 – Introduction
1Si Max Weber voyait déjà dans le respect du résultat de l’échange par les tiers une condition de sa réalisation [Weber, 1965], des recherches plus récentes soulignent l’importance des intermédiaires dans la construction, le fonctionnement et le développement des marchés [Bessy et Chauvin, 2013]. La littérature croissante qui leur est consacrée depuis plus de deux décennies a permis d’identifier l’étendue des fonctions qu’ils peuvent occuper dans les échanges marchands. Parmi elles, celle relative à la diminution du caractère intrinsèquement incertain des échanges est sans doute la plus communément admise [Hatchuel, 1995 ; Karpik, 2007]. L’efficacité des intermédiaires repose dans ce cas sur la confiance qu’ils permettent d’établir entre les acteurs engagés dans la transaction [Karpik, 1996 ; Karpik, 2009]. Bien que cette perspective permette de comprendre combien ils participent à combler les défaillances cognitives du marché, la confiance y apparaît comme une donnée stable et extérieure aux acteurs [Guinnane, 2010]. Suivant la définition de la confiance entendue comme « une relation de délégation qui est fondée sur une anticipation du comportement du délégataire » [Reynaud, 1998, p. 1458], il est pourtant possible d’expliciter les processus concrets qui rendent compte des modalités de participation des intermédiaires dans les échanges marchands. S’intéresser à la façon dont ils parviennent à attirer la confiance des opérateurs de l’offre et de la demande et à devenir leur mandataire implique alors de restituer les croyances collectives et les pratiques sociales qui concourent à la légitimation des positions qu’ils occupent au sein des marchés [Bourdieu, 1977].
2Tandis que les marchés agroalimentaires sont aujourd’hui dominés par la distribution, les industries agroalimentaires et les syndicats agricoles, cet article s’intéresse à la contribution des agentes [1] d’une chambre départementale d’agriculture dans leur organisation. Si leur place intermédiaire dans la production de l’action publique est aujourd’hui documentée [Brunier, 2016], on en sait en revanche assez peu sur leurs activités dans la sphère marchande. Dans un article classique, Marie-France Garcia a pourtant montré l’importance d’un conseiller économique d’une chambre d’agriculture dans la création du marché au cadran consacré aux fraises de Sologne [Garcia, 1986]. Son intervention est déterminante dans la mise en place d’un marché dont les caractéristiques correspondent à celles du marché parfait tel que défini par l’économie standard. En facilitant les contacts entre les différents protagonistes, ce technicien se fait le support des conditions optimales de la rencontre entre l’offre et la demande. Notre enquête, qui s’est déroulée dans un département de l’Ouest de la France [2], entend approfondir cette perspective en se focalisant sur les agents de développement qui se consacrent à la promotion de la relocalisation des transactions marchandes. N’étant pas labélisés comme les produits issus de l’agriculture biologique ou du commerce équitable, les produits locaux ne font pas l’objet d’un contrôle par un tiers indépendant qui participerait ainsi à la construction de la confiance [Rodet, 2012]. En outre, seule la distance relationnelle (un intermédiaire au maximum) a été l’objet d’une définition par le ministère de l’Agriculture en 2009 [Paranthoën, 2015], au détriment de la distance géographique entre les agriculteurs et les consommateurs.
3Perçues par la plupart des opérateurs économiques comme de simples diffuseurs d’information, les agentes qui sont en charge de la promotion de ces marchés au sein de la chambre d’agriculture sont l’objet d’une invisibilité sociale que l’intitulé de conseillère contribue à véhiculer. Il n’est alors pas étonnant que la plupart des travaux qui portent sur ce type de marché se concentrent surtout sur les consommateurs [Dubuisson-Quellier, 2009] et sur les agriculteurs [Richard et al., 2014]. En nous appuyant sur des recherches récentes qui rendent compte de la dimension stratégique de l’activité de tiers intermédiaires sans surestimer leur pouvoir ni héroïser leurs trajectoires [Bessy et Chauvin, 2013], il convient de s’intéresser à leurs activités concrètes et à leur légitimation. L’ethnographie économique [Dufy et Weber, 2007] menée entre 2009 et 2016 permet de restituer les pratiques de ces agentes du développement agricole à partir d’observations réalisées lors de journées de formation, de réunions, et de saisir leurs représentations ainsi que les logiques de leur production grâce à des entretiens approfondis (6). Parce qu’elle vise à rendre compte de l’interdépendance des mondes sociaux, l’analyse localisée des relations marchandes offre également l’opportunité de restituer la configuration d’acteurs à cette échelle. Des entretiens réalisés auprès de membres des organisations concurrentes de la chambre d’agriculture (2), d’agriculteurs (16) et d’élus locaux (4), ainsi que le traitement statistique du recensement agricole de 2010 ont permis de mettre au jour le contexte territorial dans lequel s’inscrit ce système d’intermédiation.
4Après être revenu sur la place des agents de développement agricole dans la division du travail au sein de l’organisation des marchés agroalimentaires, nous verrons comment la thématique de la relocalisation des échanges marchands a été portée au sein d’une chambre départementale d’agriculture. D’abord limitées à la diffusion d’une culture commerciale auprès des agriculteurs, des agentes sont parvenues à investir des activités liées à la création de marchés de producteurs locaux avant de devenir des interlocutrices indispensables des collectivités souhaitant intégrer des produits locaux au sein des cantines scolaires. Cette évolution de leur rôle au sein de la sphère marchande est rendue possible par la transformation du système d’intermédiation qui participe à la légitimation de plusieurs figures sociales. À la figure de pédagogue s’ajoutent celle de représentant commercial des agriculteurs, puis celle de représentant du territoire, soulignant ainsi l’imbrication des enjeux symboliques et marchands de l’intervention des intermédiaires sur les marchés.
2 – Des agentes de développement intrapreneures entre consommation et production
5Mentionner le rôle d’intrapreneures des conseillères d’une chambre départementale d’agriculture vise à souligner combien leur initiative a été déterminante dans la promotion de la relocalisation des échanges marchands au sein d’une organisation qui est historiquement éloignée de ces thématiques. Définis comme des salariés ayant des qualités entrepreneuriales qui s’expriment au sein d’une organisation contre laquelle ils doivent lutter pour promouvoir de nouvelles activités [Basso, 2004], les intrapreneurs doivent être replacés dans le contexte des organisations où ils interviennent [Hatchuel et al., 2009] ainsi que dans la pluralité des scènes sociales au sein desquelles s’inscrit leur parcours [Zalio, 2007].
2.1 – Le développement agricole soumis aux logiques managériales et marchandes
6Le processus de modernisation de l’agriculture qui s’est considérablement amplifié à partir des années 1960 avec le soutien à la production agricole a nourri l’extension des marchés agroalimentaires pour assurer l’autosuffisance alimentaire de la France et améliorer ses exportations. Ce climat productiviste qui a fait de l’agriculture un secteur à part entière de l’économie française impliquait un encadrement qui puisse impulser l’amélioration de la productivité des exploitations. La reprise en main par les organisations professionnelles de ce qu’il convient d’appeler le développement agricole à partir de 1966 [3] consacre les chambres d’agriculture qui se déploient à l’échelle départementale. Celles-ci ont très vite disposé de budgets conséquents et pérennes avec l’affectation de la taxe additionnelle sur le foncier non bâti. Leur reconnaissance officielle s’accompagne d’une homogénéisation des situations des conseillers qui, salariés et placés sous l’autorité des professionnels, se voient attribuer un rôle économique, technique et social [Lémery, 1994]. Ces conseillers sont alors chargés de diffuser des savoirs et des techniques en vue d’augmenter la production et la productivité d’un secteur fortement encadré par les pouvoirs publics [Muller, 1984]. La commercialisation devait quant à elle rester du ressort des coopératives. Face à la pression générale sur les prix exercée par les opérateurs économiques d’aval, les agriculteurs se sont regroupés à partir du début du xxe siècle au sein de coopératives de commercialisation [Pesche, 2000]. Ces initiatives ont rencontré les aspirations des pouvoirs publics qui cherchaient à enrayer la fluctuation des prix agricoles par l’augmentation des capacités de stockage pour améliorer l’adaptation aux aléas du marché, et à contrôler le développement économique du secteur [Jollivet et al., 1977].
7Cette organisation économique du secteur agroalimentaire est particulièrement prégnante dans l’Ouest de la France, dont fait partie notre terrain d’enquête, qui compte l’une des coopératives européennes les plus importantes [4]. Une des chambres départementales d’agriculture y a connu un développement sans précédent, puisque de 3 salariés au début des années 1950, elle en comptait 180, un demi-siècle plus tard, alors que la moyenne nationale n’est que de 79 [Vedel, 2006]. Le niveau d’encadrement agricole est donc particulièrement important dans un département où plus de la moitié des exploitations ont disparu entre 1988 et 2010 [5], participant ainsi à la promotion d’un modèle professionnel agricole qui se définit avant tout par l’activité de production [Remy, 1987]. Il n’est donc pas étonnant que la diminution du nombre d’exploitations concerne ici plus qu’ailleurs celles qui ne sont pas considérées comme professionnelles par les organisations d’encadrement (-59 % entre 2000 et 2010 contre -36 % au niveau national [6]). Ces dynamiques dessinent le visage d’un département agricole aujourd’hui très spécialisé. Si la surface moyenne des exploitations y est plus petite que dans le reste de la région, c’est du fait d’une orientation plus marquée vers les productions végétales spécialisées (viticulture, arboriculture horticulture et maraîchage), même si l’élevage bovin occupe une place importante (un tiers des exploitations). La crise des débouchés des années 1990 a conduit certains agriculteurs à commercialiser eux-mêmes, à l’échelle de leur exploitation, une partie de leur production afin de s’extraire des relations de dépendance entretenues par les opérateurs économiques d’amont et d’aval [Paranthoën, 2016]. Mais l’ancrage historique des filières longues explique que la vente en circuits courts soit moins répandue dans cette région (15 %) que dans le reste de la métropole (18 % [7]).
8C’est à cette même période que des transformations profondes impulsées dès les années 1970 [Brunier, 2016] vont se déployer dans la gestion du développement agricole. Si elles ont pris la forme d’une privatisation du conseil agricole au sein de plusieurs pays européens, elles se sont manifestées, en France, par une reconfiguration des modalités d’allocation des ressources publiques avec l’introduction des appels à projets et des contrats pluriannuels d’une part, et par une commercialisation progressive des prestations d’autre part [Labarthe et al., 2013]. Au moment où les rentrées fiscales sont gelées ou en cours de diminution, ces ressources nouvelles constituent le principal levier pour maintenir ou développer les niveaux de dépense. Elles représentent un tiers du budget des chambres d’agriculture en moyenne même si leur proportion reste très variable selon les départements [8] : la chambre d’agriculture qui nous intéresse est particulièrement concernée, puisque les prestations représentent 40 % de son budget total, atteignant un montant de 600 000 euros en 2016, la plaçant parmi les trois chambres les plus dépendantes de ce type de ressources [9]. Elle est donc particulièrement soumise à une exigence de diversification de l’offre de prestations face à une concurrence accrue des autres organismes économiques et professionnels présents dans le département [10]. Ce contexte favorise l’éclatement de cet espace professionnel, la diversification des profils et l’hybridation des statuts d’activité, de sorte que les tâches de certaines salariées de la chambre d’agriculture se décentrent des seules questions liées à la production [Labarthe, 2009] pour s’élargir à celles liées à la vente de produits locaux.
2.2 – Des parcours professionnels « atypiques » en voie de spécialisation
9Au début des années 2010, cinq postes à temps plein sont occupés par des conseillères qui sont chargées d’accompagner les agriculteurs pour commercialiser leur production à l’échelle locale (cf. tableau 1).
Caractéristiques sociodémographiques des conseillères chargées de l’accompagnement à la vente

Caractéristiques sociodémographiques des conseillères chargées de l’accompagnement à la vente
10Dans un contexte de féminisation de l’encadrement et des professions intellectuelles supérieures, le métier de conseiller en agriculture ne semble pas faire exception [Rémy et al., 2006]. Au contraire, si les femmes ne représentaient que 13 % des ingénieurs et cadres techniques d’entreprises [Laufer et al., 2000] au milieu des années 1990, elles sont au même moment 40 % parmi les conseillers des chambres d’agriculture [Lémery, 1994]. Mais la féminisation du conseil agricole n’a pas bouleversé la division traditionnelle du travail, comme le montrent les trajectoires professionnelles de nos enquêtées qui n’ont pas accès aux postes de direction. Lorsque les plus âgées d’entre elles ne sont pas restées aux mêmes fonctions depuis 20 ans [11], ce plafond de verre les oriente de façon horizontale vers divers postes et services. Par homologie avec la division sexuelle du travail sur les exploitations [Giraud et Rémy, 2013], les perspectives d’évolution professionnelle de ces agentes de la chambre d’agriculture se confrontent à des possibles restreints verticalement et cantonnés à des activités considérées comme féminines.
11Loin d’adopter une stratégie d’exit envers un univers professionnel qui ne répond pas à leurs attentes, elles cherchent à transformer leur métier en y intégrant les questions liées à l’alimentation qui sont apparues particulièrement prégnantes au cours de nos entretiens, et qui ont présidé à leur entrée dans le secteur agricole :
Enquêteur : « Comment s’est passé votre recrutement ? Le poste était fléché ou c’est vous qui décidez de porter la question de l’alimentation ? »
Jeanne : « Étant là depuis un moment, je savais que le poste de conseiller en développement territorial allait se libérer. J’ai prévenu mon supérieur actuel que je voulais intégrer ses équipes, mais que je voulais me spécialiser sur les produits locaux, sur tout ce qui était alimentation et qualité de produits. »
13Tant leur profil que leurs pratiques liées à l’alimentation semblent relativement proches de ceux des consommateurs en Amap [12] : stabilité économique du salariat dans le secteur public et parapublic, haut niveau de diplôme pour des consommateurs, qui sont avant tout des consommatrices [Paranthoën, 2013], il n’est alors pas étonnant qu’elles s’approvisionnent elles-mêmes dans des systèmes de panier, des magasins de producteurs ou sur des marchés. Pour autant, les tentatives de ces agentes pour concilier leurs aspirations personnelles et les orientations historiques de la chambre d’agriculture se confrontent à de nombreuses résistances. En effet, les clivages au sein des mondes agricoles se reflètent parmi les salariés de la chambre d’agriculture, de sorte que celles qui travaillent sur les questions de vente sont assimilées aux agriculteurs « atypiques » et « marginaux » qu’elles accompagnent. Mais le développement du management par projet [Chiapello et Boltanski, 1999] constitue une opportunité leur permettant de s’extraire partiellement des liens de subordination qui les liaient jusqu’ici à leur employeur au sein d’une organisation dans laquelle elles disent devoir « se battre ». S’agissant de leur public, elles mobilisent un registre de classement semblable à ceux des avant-gardes agricoles [Bruneau, 2006] en opposant des agriculteurs fermés qui ne seraient pas faits pour l’activité commerciale à ceux ouverts qui le seraient davantage :
« Si une personne vient pour acheter du beurre et qu’on a envie aussi de lui vendre du fromage, si on la questionne pas un peu, on n’arrivera pas à placer son fromage ! Donc ça force les agriculteurs à être ouverts aux autres, s’ils l’étaient pas naturellement. En général, il y a un naturel de départ sur l’écoute et la sensibilité à l’autre. Et les gens complètement fermés qui voient ça que par la marge en disant que c’est leur femme qui va s’en occuper, ils ne tiennent pas longtemps parce que les clients aussi le ressentent. »
15Ni tout à fait consommatrices ni tout à fait agricultrices, mais dans une position intermédiaire entre ces deux mondes sociaux, elles adoptent une démarche intrapreneuriale qui consiste à modifier leur poste au sein de la chambre d’agriculture. Comme dans d’autres activités de service, elles enclenchent également un processus d’objectivation de leur public [Dubois, 2003]. Ainsi, en identifiant des agriculteurs « faits » pour l’activité commerciale, ces agentes du développement agricole sont amenées à évaluer les écarts au savoir-être considéré comme conforme aux attentes qu’elles projettent. À mesure que leur métier de conseillère se spécialise, se développe une offre visant à l’accompagnement des pratiques commerciales, et avec elle un public qui, en s’élargissant, met en lumière les écarts à la norme agricole alors construite.
3 – Les pédagogues du marché : formation entre pairs et révélation par le terrain
16En voie de spécialisation, les salariées de la chambre cherchent à intervenir sur les pratiques et les représentations marchandes des agriculteurs, durant des formations et les activités de conseil. Ces entrepreneures d’économicité [13] [Steiner, 2005] restent néanmoins contraintes par leur position ambivalente qui les conduit à se faire pédagogues d’une offre dont elles sont professionnellement dépendantes.
3.1 – Former les agriculteurs au marché
17Former les agriculteurs à la vente revient à retranscrire les stratégies commerciales des agriculteurs en fonction des possibles économiques et institutionnels. On retrouve ici le rôle du vendeur de maisons individuelles étudié par Pierre Bourdieu qui consiste à réaliser une « leçon de réalisme économique au cours de laquelle le client (l’agriculteur), assisté et encouragé par le vendeur (le formateur), travaille à rapprocher le niveau de ses aspirations du niveau de ses possibilités afin de se disposer à accepter le verdict du tribunal de l’économie, c’est-à-dire la maison réelle (le projet réalisable), souvent très éloignée de la demeure (du projet) rêvée, à laquelle il a droit en stricte logique économique » [Bourdieu, 2000, p. 182]. Mais, à la différence du vendeur de maisons individuelles, la formatrice n’est pas uniquement une prestataire de services dont l’agriculteur est le client. Salariée d’une chambre consulaire qui a pour fonction de représenter les agriculteurs, elle est avant tout leur mandataire. La confrontation des aspirations des agriculteurs aux réalités économiques ne prend donc pas tant la forme d’un verdict explicite et définitif sur les conditions de réalisation des projets : il s’agit plutôt de « faire prendre conscience » à ceux qui les portent de leur faisabilité en les confrontant à « la réalité du marché ». Les formations constituent ainsi les lieux où sont suggérés les possibles commerciaux à des agriculteurs, comme le mentionne l’une d’entre elles : « On essaie d’amener l’agriculteur à prendre des décisions qu’il souhaite, on ne le guide pas on l’accompagne, parce que ce n’est pas nous qui trouvons les solutions c’est lui, on l’amène à les trouver. » Détentrices du savoir économique tout en étant dépendantes de ceux qu’elles sont chargées d’instruire, les conseillères se font pédagogues du marché [Lemoine et Gayon, 2013]. Au cours des formations collectives, leur travail s’inscrit alors dans un va-et-vient permanent entre les projets des agriculteurs et les réalités institutionnelles et économiques telles qu’elles sont objectivées et incorporées.
18En 2013, sur les 87 formations proposées par la chambre départementale d’agriculture, cinq sont consacrées au thème « commercialiser ses produits ». Parmi elles, la formation « créer ou développer une activité de vente directe », qui est organisée pendant deux jours dans les bureaux de la chambre, se donne pour objectif de construire « un projet techniquement, économiquement viable et humainement valorisant ». La formation réunit onze participants, dont six femmes, aux profils et aux projets variés. Y sont représentés plusieurs tailles et types de production : maraîchage, élevage caprin, ovin, bovin lait et/ou viande, céréales. Certains projets sont portés par des candidats à l’installation et d’autres par des agriculteurs qui, comme le mentionne l’un d’entre eux, souhaitent « sortir un peu de leur exploitation ». Le dispositif mis en place est organisé pour que les agriculteurs ou ceux qui souhaitent le devenir présentent leur projet et fassent la preuve qu’ils en sont maîtres, qu’ils en connaissent autant les atouts que les inconvénients. L’intervention de la formatrice vise à encadrer ces présentations et se concentre sur les stratégies de commercialisation tandis que les dimensions technico-économiques des exploitations restent de la compétence des autres participants (cf. encadré 1).
Encadré 1. Soumettre son projet à l’appréciation de ses pairs
Marine : C’est un projet d’installation en maraîchage plantes médicinales. J’étais intermittente du spectacle pendant sept ans, j’ai fait un changement d’orientation en étant couturière et maintenant je vais devenir paysanne.
Francine (formatrice) : Le projet que vous voulez mettre en place ?
Marine : Vendre des légumes en vente directe, de la tisane, des bouquets aromatiques. En termes d’atouts, géographiquement on est entre deux grandes villes même si on aimerait faire du vrai local de proximité. C’est pour ça que je fais cette formation, pour bien savoir quel est mon territoire.
Francine : Des difficultés ?
Marine : Il y a tout à faire et on s’installe sur un territoire très rural.
Francine : Donc il va falloir aller vers le client, là.
Autre agriculteur en formation (AAF) : Faire les marchés ?
Marine : Oui, mais il y a déjà pas mal de maraîchers bios. Ça serait vraiment dans les 20 kilomètres.
Francine : Ce sont des gens qui sont surtout structurés en filières longues, en coopérative. Mais y en a déjà quelques-uns.
Marine : Oui, mais vu qu’on est des petites structures avec peu de charges, on n’a pas besoin de vendre des grosses quantités de légumes. Ce n’est pas inaccessible de se dire qu’on va nourrir 40 foyers.
Francine : Vous avez dit que vous n’étiez pas du milieu agricole, c’est pas un milieu dans lequel vous avez travaillé, votre compagnon non plus, vous avez fait des formations ?
Marine : On a un brevet professionnel et des stages. On essaie d’être autonomes alimentairement depuis cinq ans.
AAF : Et en traction animale, t’as déjà manié des chevaux ?
Marine : Oui, on a fait des formations et on va acheter un cheval.
AAF : Ça veut dire que sur les 3 hectares faudra lui consacrer…
Marine : (elle le coupe un peu agacée) 1 hectare. Ce qui fait 7 000 ares de maraîchage et 2 000 de cultures expérimentales.
AAF : Et sur les 3 hectares, y’a aussi la nourriture du cheval ?
Marine : Oui, mais avec l’agriculteur qui nous cède les terres, on se troque de la paille, du foin. (rire dans la salle)
AAF : Faut se méfier des arrangements comme ça. Au début ça va, mais après on est dépendant…
19Le dispositif tend à favoriser l’expression d’une véritable rationalité économique et commerciale des intervenants que le groupe est chargé d’évaluer. L’exemple de Marine montre que le jugement porté sur son projet est loin d’être du seul ressort de la formatrice. Si cette dernière peut faire valoir ses connaissances concrètes sur la configuration territoriale pour indiquer la démarche commerciale à suivre, l’appréciation des modalités d’organisation technique et économique de l’exploitation relève quant à elle des pairs. Elle passe ici par la dévaluation des modes d’échanges marchands non monétaires – le troc – afin de garantir l’indépendance des exploitations dont on sait qu’elle est particulièrement valorisée chez les agriculteurs [Bessière, 2011]. Alors que la spécialisation des activités de prescription peut conduire à dépasser une position a priori illégitime [Naulin, 2010], cela ne semble pas suffisant pour nos conseillères tant celles-ci se confrontent à un univers agricole régi par un jugement sur la professionnalité dominé par les pairs.
3.2 – L’identification de la concurrence par le relevé de l’offre
20Une fois les projets des participants identifiés, le travail pédagogique lors des formations consiste dans un deuxième temps à faire prendre conscience de l’état du marché à l’échelle régionale et nationale. La présentation des données du recensement agricole de 2009 offre l’occasion à la formatrice de dessiner les contours de la configuration agricole locale. La demande est quant à elle caractérisée d’après les données de l’Insee et du Credoc [14] afin de replacer l’alimentation dans un contexte général et national. C’est à partir de l’objectivation des attentes des préférences des Français et de la particularité de leur produit que doit s’élaborer la stratégie commerciale la plus efficace. Le but est de s’adapter, dans un contexte concurrentiel, à la demande qui est définie à partir d’éléments statistiques permettant de décrire en comparaison du profil du consommateur français lambda celui des acheteurs de produits locaux. La diminution de la part des dépenses alimentaires dans le budget des ménages et la place importante acquise par la grande distribution justifient que la stratégie commerciale des agriculteurs vise à améliorer leur visibilité et à se rapprocher de leur client. Dès lors, le rôle de la formatrice consiste à fournir le plus d’informations possible au porteur de projet pour qu’il puisse se repérer sur le marché et adopter le mode de commercialisation le plus adapté.
21Le travail de révélation prend toutefois une forme un peu plus pressante au moment du suivi individuel des projets. Cette prestation payante propose aux futurs agriculteurs de les accompagner dans l’élaboration concrète de leur projet de développement économique avant d’être soumis à l’approbation de commissions chargées d’attribuer les aides de l’État en vue d’une installation. Dans la mesure où la conseillère met en jeu sa capacité professionnelle à présenter des projets considérés ensuite comme viables, c’est-à-dire sa propre réputation, on pourrait imaginer que le verdict se fasse de manière un peu plus explicite. Pourtant, il s’agit seulement de faire prendre conscience de la concurrence au porteur de projet en le confrontant à la réalité du terrain. Dans ce cadre, la conseillère prestataire amène l’agriculteur à identifier la demande potentielle à partir de techniques de marketing comme le relevé de l’offre afin d’apporter des éléments empiriques à ce qui constituera son business plan [Giraudeau, 2014] :
« Le relevé de l’offre vise à savoir qui sont les concurrents. L’année dernière, une jeune fille voulait faire du fromage de chèvre et me dit qu’elle n’a pas de concurrent. Je lui ai demandé de se rendre au supermarché pour compter le nombre de fromages de chèvre présents dans le magasin. Elle me répond qu’il y en a 25 ! (rires). Le client a 25 références différentes de fromage de chèvre devant lui. Ces petites choses doivent leur montrer que la concurrence se cache à tout moment là où on ne l’imagine pas ! (rire) »
23Le rôle des conseillères consiste à démontrer par l’usage pratique des techniques de marketing les contraintes commerciales auxquelles sont soumis les agriculteurs. Et c’est selon toute raison économique qu’ils devraient être amenés à choisir par eux-mêmes la stratégie commerciale la plus adaptée. Lorsque les décalages entre les ambitions et les possibles commerciaux ne sont pas résorbés par le jeu des interactions avec le futur agriculteur, les conseillères donnent encore peu leur avis, même lorsque le projet est très différent de leurs valeurs. En effet, à la différence des consultants œnologues analysés par Pierre-Marie Chauvin [Chauvin, 2011], les conseillères ne peuvent influencer qu’à la marge les décisions stratégiques des agriculteurs et de ceux qui souhaitent le devenir. Alors que leur statut de salariés peut sembler protecteur, il ampute paradoxalement leur autorité vis-à-vis de ceux qui se présentent de plus en plus comme leurs clients. En effet, plus que leurs compétences personnelles, c’est surtout leur appartenance à une institution qui rend légitime leur intervention. Dès lors, s’en tenir à une prescription d’ordre technique [Brunier, 2015] limite le risque de dévaluer la réputation de l’organisation à laquelle elles sont subordonnées tout en cherchant à satisfaire les agriculteurs avec lesquels elles s’inscrivent dans une relation marchande.
4 – Accéder à une position centrale sur les marchés : travail de représentation et entretien de l’incertitude
24À travers leur activité liée à la création des marchés, les conseillères tentent d’assurer des débouchés aux exploitations. Si elles connaissent des difficultés à apparier une offre et une demande dans le cadre des marchés de producteurs locaux, il en va tout autrement en ce qui concerne l’approvisionnement des cantines scolaires. L’incertitude inhérente à l’éloignement social des agriculteurs et des élus locaux ainsi que l’absence de définition stabilisée de « produits locaux » constituent des opportunités qui leur permettent de se placer au cœur des transactions marchandes.
4.1 – Limites à la prescription et activité de représentation
25Les salariées de la chambre d’agriculture sont également amenées à trouver des débouchés pour les agriculteurs en organisant des marchés de producteurs locaux. Cette activité se confronte cependant à une capacité d’intervention très réduite compte tenu de la difficulté à identifier et à prescrire la demande pour et au nom des agriculteurs. Si les études de l’Insee et du Credoc révèlent les grandes tendances de consommation, ces enquêtes quantitatives nationales sont peu pertinentes au niveau local. Malgré cette représentation objectivante des consommateurs [Barrey et al., 2000] et alors qu’elles ne disposent pas des savoirs et des capacités matérielles pour réaliser des enquêtes de marketing (par sondages par exemple), les conseillères construisent la figure du consommateur à partir de leurs propres pratiques de consommation :
Jeanne : « Le consommateur, je le construis dans ma tête en me demandant “Qu’est-ce que j’aimerais trouver moi sur un marché ?” »
Enquêteur : « Comment vous le construisez ce consommateur ? »
Jeanne : « Je me dis qu’il faut avoir la plus grande amplitude possible. Parce que je ne conçois pas un marché sans un maraîcher, sans un petit coup à boire, alors que ce soit du cidre, ou du vin, et du fromage pour avoir la palette totale des productions. […] Selon la périodicité des produits, les agriculteurs viennent ou ne viennent pas. On est vraiment très liés à la saisonnalité, notamment pour les fruits et légumes. Parfois on n’a rien à proposer. »
27C’est donc en mobilisant régulièrement un grand nombre d’agriculteurs afin d’offrir une gamme conséquente de produits de façon pérenne à une clientèle qu’il s’agit de capter [Cochoy, 2004] que cette conseillère entreprend de créer de nouveaux marchés locaux. Si elle peut s’appuyer sur des manifestations déjà existantes autour de la promotion des métiers de la terre pour attirer la clientèle, son action reste néanmoins limitée lorsqu’il s’agit de la fidéliser. En effet, contraints par la saisonnalité des produits proposés, ces dispositifs brouillent le travail de fidélisation commerciale des agriculteurs qui repose, comme pour les artisans d’art, sur la personnalisation de la production [Jourdain, 2010]. Ne pouvant bénéficier d’un temps et d’un espace qui pourraient permettre de s’inscrire durablement dans la sphère marchande, les agriculteurs désinvestissent peu à peu ce qui s’apparente davantage à des opérations de communication destinées au grand public, réduisant ainsi l’étendue de la gamme offerte à la clientèle et l’intérêt économique d’y participer.
28La difficulté de participer à la captation de la clientèle s’allège dans le cadre des marchés d’approvisionnement des cantines scolaires. Soumises à une contrainte légale imposant l’introduction de produits locaux et/ou bio dans les cantines scolaires [15], les collectivités locales offrent de nouvelles sources de financement pour les chambres d’agriculture qui peuvent intégrer un marché des cantines scolaires associant jusqu’ici « le prestataire, le client et le consommateur » [Dubuisson-Quellier, 1999]. Dans un contexte où le nombre d’agriculteurs est en constante diminution parmi les élus locaux [Vignon, 2016] et où les phénomènes de périurbanisation tendent à les repousser géographiquement vers les communes les plus rurales, les salariées de la chambre d’agriculture parviennent à s’immiscer dans ce trou structural [Burt, 1992] qui se constitue entre ces deux mondes qui s’éloignent. En effet, les agriculteurs ne sont pas familiarisés avec les contraintes administratives induites par la gestion des comptes publics, tandis que les élus locaux se confrontent à une méconnaissance de l’offre de producteurs locaux, de leur nombre, de leur capacité de production tant en nature qu’en volume et en qualité. Élue d’une commune d’un canton rural, Caroline a d’abord eu beaucoup de difficultés à s’adresser aux agriculteurs en vue d’approvisionner les deux cantines scolaires dont elle a la charge :
« On était maladroits, on ne s’adressait pas aux bons agriculteurs, alors qu’à la chambre d’agriculture, ils connaissent la façon de faire. C’est très intéressant cette démarche et cet accompagnement de la chambre d’agriculture. Je suis élue et n’ai pas forcément de compétence pour ça, c’est donc presque indispensable. »
30En se faisant les représentantes légitimes du monde agricole, les conseillères disent « apporter » les agriculteurs locaux aux collectivités qui, par le maintien d’une activité agricole et plus largement économique sur leur circonscription, y trouvent l’occasion de réenchanter les politiques locales [Desage et Godard, 2015]. Il en ressort une configuration tripartite au sein de laquelle les collectivités locales sont liées à la chambre d’agriculture par une convention d’une part, et aux agriculteurs via une relation commerciale d’autre part :
« C’est une convention de travail entre la chambre et la mairie. La mairie nous charge de faire un état des lieux sur ce qui se fait dans la cantine et de les aider à introduire des produits locaux. Après, il y a une autre relation commerciale qui s’établit, moi je mets les gens en relation, mais je ne m’insère pas dans la relation commerciale. En aucun cas je ne vais aller négocier pour la commune, ce n’est pas ça mon travail. Je suis là pour proposer aux agriculteurs de travailler avec la mairie. Je fais juste de la mise en relation, parce qu’il ne faut pas oublier que je travaille pour les agriculteurs, je ne suis pas là pour faire baisser leurs prix. »
32On retrouve dans cet extrait d’entretien la rationalisation de la position d’entre-deux des entrepreneurs analysés par Granovetter, induite par leur activité de couplage et de découplage [Granovetter, 2003] qui se manifeste ici par le fait de travailler pour et au nom des agriculteurs tout en étant amené à répondre aux appels à projets des collectivités locales, dont dépend en partie leur devenir professionnel. En effet, malgré la place stratégique acquise au sein des marchés d’approvisionnement des cantines scolaires, des enjeux symboliques continuent de peser sur leur intervention, plus particulièrement au moment où le prix des produits se négocie. N’ayant pas de latitude pour intervenir sur le budget des collectivités locales qui est soumis aux logiques propres de la gestion financière des pouvoirs publics, la négociation à la baisse du prix des produits des agriculteurs serait trop inacceptable, car contraire à leur rôle historique consistant à assurer la rentabilité des exploitations agricoles. Pour résoudre la contradiction qu’engendre cette figure de double conseillère, il ne s’agit plus de se faire les pédagogues de la morale marchande auprès des agriculteurs. Ne pas participer directement à la négociation des termes du contrat vise ainsi à écarter les critiques qui porteraient sur les manquements à la défense des agriculteurs tout en continuant à conseiller les élus locaux vis-à-vis desquels il s’agit de se construire une bonne réputation.
4.2 – Prescription de l’offre et de la demande de produits locaux et représentation du territoire
33Ne pouvant intervenir au moment de la négociation de la transaction, les conseillères doivent sélectionner les « bons agriculteurs », à savoir ceux qui correspondent le mieux aux exigences des élus locaux. On comprend ici la mine d’informations que comportent les dispositifs au cours desquels peuvent être évalués autant les projets que les savoir-être des agriculteurs et à partir desquels peut s’exercer a priori une sélection des agriculteurs considérés comme étant faits pour la vente. Mais, face au faible nombre d’exploitations agricoles capables de fournir les cantines scolaires en produits locaux [16], il ne s’agit pas de créer artificiellement une rareté pour stimuler la transaction [Gautié et al., 2005]. Au contraire, les conseillères cherchent à intervenir en amont sur les orientations technico-économiques des exploitations afin de construire une offre susceptible d’être ajustée à la demande. Au cours d’un entretien, Jeanne mentionne l’activité d’un agriculteur qui fournit des cantines scolaires. Elle m’invite à le rencontrer et me communique ses coordonnées. Après avoir été commercial, Henri s’est installé depuis le début des années 2000 sur l’exploitation familiale de 180 hectares dont la moitié est consacrée à la production de veaux de boucherie. Initialement inscrite dans une filière intégrée, son activité s’est surtout cantonnée à l’engraissement d’animaux fournis par une coopérative qui se chargeait ensuite de leur commercialisation, même s’il pouvait vendre quelques pièces de viande à des proches. Afin de « travailler moins et gagner plus », Henri commande un audit auprès de la chambre d’agriculture, qui lui préconise de commercialiser lui-même sa production de veaux. Suivant cette recommandation et après avoir participé à quelques formations, il parvient à investir le marché de la restauration collective avec l’aide de Jeanne :
« C’est Jeanne qui me dit “il faut aller voir cette collectivité”. C’est elle qui fait le boulot. C’est ma représentante. »
35Malgré son expérience professionnelle passée dans le domaine du commerce, Henri doit s’appuyer sur le travail de démarchage de Jeanne. En effet, la spécialisation d’Henri sur ce marché se confronte à la tension entre la dimension commerciale et productive du travail agricole que les contrats renouvelables tous les ans avec les collectivités ne font que renforcer. Ainsi, les agentes de la chambre d’agriculture participent à la spécialisation d’une agriculture destinée à approvisionner les marchés locaux et auprès de laquelle il s’agit de se rendre indispensable en devenant ses représentants commerciaux. Mais, lorsque l’offre des agriculteurs ne peut satisfaire les exigences des collectivités, l’incertitude qui caractérise la définition du « local » constitue une nouvelle opportunité pour rester au cœur des transactions. En effet, contrairement à l’agriculture biologique, définie par un cahier des charges strict qui laisse peu de place à l’incertitude, les produits locaux peuvent être l’objet d’une définition relativement lâche parce que non définie a priori de façon réglementaire :
Enquêteur : « Vous parlez de produits locaux, et jusqu’où va la limite du local ? »
Jeanne : « On fonctionne par cercles concentriques. Ça va dépendre un peu du type de produit recherché, mais aussi du niveau de transformation. On peut facilement fournir des volailles entières pour la cantine, mais si on ne veut que des blancs de poulet, je ne peux pas trouver ça au niveau de la commune. Je vais plutôt les amener à regarder au niveau du département, voire de la région. On est sur des produits locaux qui sont des outils pour que la valeur ajoutée reste sur le territoire. Après on est tout à fait conscients qu’on ne peut pas demander à un agriculteur de fournir 270 blancs de poulet, parce que qu’est-ce qu’il fait du reste ? C’est pour ça que les entreprises agroalimentaires rentrent dans le jeu selon la famille, selon le volume et selon la qualité demandée. »
37Leur travail de médiation ne consiste plus à appareiller une offre dont elles devaient assurer la rentabilité avec une demande qu’elles sont également chargées de conseiller. En effet, les conseillères de la chambre d’agriculture qui mettent alors en jeu leur propre réputation profitent de la relative indétermination qui caractérise la définition du local pour élargir l’offre de produits locaux aux industries agroalimentaires. Initialement représentantes commerciales des agriculteurs auprès des élus locaux, les conseillères voient leur devenir professionnel dépendre de plus en plus directement de leur capacité à vendre des prestations payantes aux collectivités locales qui sont leurs principales clientes. En ce qui concerne la restauration collective, les conventions passées entre la chambre d’agriculture et les collectivités sont signées pour trois ans, tandis qu’aucune prestation n’est facturée aux agriculteurs. Cette nouvelle configuration marchande implique là encore un processus de délégation qui, étant au fondement de la légitimité de leur position, repose sur la valorisation du territoire comme ressource symbolique. En ce sens, il s’agit de remplacer les entreprises agroalimentaires nationales par des entreprises « locales » dont les limites ne sont pas figées. La légitimité des salariées de la chambre d’agriculture dans l’espace marchand repose alors sur la recherche d’une plus grande valeur ajoutée non plus à destination des agriculteurs, mais du territoire.
5 – Conclusion
38Dans l’article que Marie-France Garcia consacre à la construction sociale d’un marché parfait, le conseiller économique de la chambre régionale d’agriculture revient sur son rôle dans la création du marché au cadran. Selon la description qu’il livre, l’activité de conseil consistait à prendre contact avec les structures administratives, à rédiger les statuts, autrement dit à venir en appui technique des véritables décisionnaires qu’étaient les agriculteurs. Cette position se justifie selon lui par la « différence entre un client qui met en jeu son exploitation et un technicien qui met dans la balance la qualité de son travail, quoique, les choses pourraient me contredire à l’avenir, on verra… » [Garcia, 1986]. On retrouve ici l’explicitation de la hiérarchie symbolique entre le mandant et son mandataire qui est euphémisée par la convergence de leurs intérêts, tandis que l’intuition d’un changement probable semble aujourd’hui confirmée. En effet, les transformations qu’a connues le développement agricole depuis les années 1990 ont modifié l’activité des agents des chambres d’agriculture qui sont confrontés à une concurrence croissante avec les autres organismes de développement, et qui doivent faire financer leur emploi par des prestations passées auprès des agriculteurs et des collectivités locales.
39Rendre compte de la dimension entrepreneuriale de l’activité de ces intermédiaires ne vise pas à les présenter comme des opérateurs tout-puissants des marchés, ou à l’inverse, comme des acteurs complètement désintéressés. Il s’agit plutôt de souligner leurs actions stratégiques pour s’immiscer au cœur des transactions marchandes à rebours d’une vision fonctionnaliste qui explique leur activité par leurs seuls effets [François, 2008]. Mais en revenant sur le processus de délégation qu’implique l’activité d’intermédiation, le pouvoir et l’autorité qu’exercent les intermédiaires sur les opérateurs économiques sont mis au jour tout comme les contraintes qui pèsent sur eux. En effet, loin d’être univoque, la délégation qui fonde la relation de confiance contraint dans le même temps celle ou celui qui en bénéficie. Ainsi, du fait de la distance éprouvée par rapport à un public qui s’élargit, mais qu’elles doivent défendre, les conseillères adoptent la figure du pédagogue économique. S’il s’agit de former les agriculteurs à l’esprit marchand, leur territoire professionnel est construit sur la base d’un rapport de délégation qui ne leur octroie que peu de latitudes. Mais l’élargissement de la demande aux collectivités locales qui cherchent à s’approvisionner en produits locaux et/ou bios permet aux conseillères d’accéder à une place centrale au sein des transactions marchandes. Ainsi, l’incertitude créée par l’éloignement tant social que géographique des agriculteurs et des élus locaux d’une part et par l’absence de définition institutionnelle du local d’autre part constitue une ressource pour se rendre incontournable et maîtriser l’articulation entre l’amont et l’aval, entre les agriculteurs et les élus des collectivités. Au sein de la triade que forme cette configuration marchande, les agentes de la chambre d’agriculture parviennent à s’imposer comme représentantes commerciales des agriculteurs, puis comme représentantes du territoire.
Notes
-
[1]
Les titres d’agent et de conseiller sont féminisés dans la mesure où les femmes sont surreprésentées parmi les personnes chargées de la promotion des produits locaux au sein de la chambre d’agriculture. Ils sont en revanche utilisés au masculin lorsqu’il est plus largement question de la profession qui reste majoritairement masculine.
-
[2]
L’ensemble des noms des individus interrogés et des lieux ont été anonymisés.
-
[3]
L’article 1 du décret du 4 octobre 1966 donne au développement agricole un double objectif : la diffusion des techniques et l’amélioration des conditions de vie des agriculteurs.
-
[4]
Le groupe Terrena représentait au moment de l’enquête 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 14 000 salariés, 21 549 adhérents, 2 millions d’hectares de surface agricole utilisée, et rassemble de nombreuses marques comme Paysans bretons et Douce France. Cette coopérative agroalimentaire était la neuvième en Europe et la troisième en France en termes de chiffre d’affaires en 2010 selon une étude menée par le cabinet d’audit PWC. Cf. PWC, « Étude sur les coopératives agricoles », septembre 2011.
-
[5]
Entre 1988 et 2010, le nombre d’exploitation agricole a diminué de 57 % (recensement agricole 2010).
-
[6]
Source : CASD, Recensement agricole 2010.
-
[7]
Source : CASD, Recensement agricole 2010.
-
[8]
Cour des comptes. « Les chambres d’agriculture. Façonner un réseau efficace », rapport public annuel, 2017.
-
[9]
CGAAER, « Le recours aux prestations rémunérées dans le réseau des chambres d’agriculture », rapport de mission de conseil n° 17119, juin 2018.
-
[10]
Outre la coopérative agricole déjà mentionnée, il existe deux organisations concurrentes de développement : le Centre départemental d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam) et le Groupe départemental des agriculteurs biologistes et biodynamistes (Gabb).
-
[11]
Carole est au même poste depuis 20 ans. En comparaison, celui qui deviendra son supérieur hiérarchique possède un diplôme de degré inférieur d’ingénieur en agriculture obtenu en 1994 à l’École supérieure d’agriculture d’Angers. C’est en 2000 qu’il rejoint la même chambre d’agriculture avant de devenir sept années plus tard le responsable de l’équipe Installation, transmission, stratégie d’entreprise qui regroupe 24 conseillers, dont Carole.
-
[12]
Dispositifs de vente directe qui engagent des consommateurs et des producteurs par contrats, les Amap permettent aux premiers de préacheter par abonnement aux seconds qui garantissent des produits considérés comme sains, « naturels » et abordables. Les producteurs assurent la distribution de légumes de saison ainsi qu’un certain mode de production, et les consommateurs s’abonnent à des « paniers » chaque semaine pendant une période de six mois, supportant les incertitudes que peut connaître l’activité agricole.
-
[13]
Philippe Steiner utilise ce terme en référence à celui d’entrepreneurs d’Howard Becker et au conseiller économique de la chambre d’agriculture analysé par Marie-France Garcia. Les entrepreneurs d’économicité cherchent à intervenir sur les pratiques et les représentations marchandes des individus pour imposer leur propre morale marchande.
-
[14]
Respectivement Institut national de la statistique et des études économiques et Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.
-
[15]
Loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche.
-
[16]
En 2009, seulement 16 exploitations agricoles du département avaient la restauration collective comme débouché. Source : CASD, Recensement agricole 2010.