1Ces derniers mois, la RFSE recevait trois articles traitant des circuits courts agro-alimentaires, alors même qu’un entretien avec Ronan Le Velly était en préparation en collaboration avec le RT12 « Sociologie économique » de l’AFS. Face à cette conjoncture heureuse, nous avons décidé de rassembler ces textes en un dossier thématique. Celui-ci ne résulte donc pas d’un appel à article et n’embrasse pas de façon exhaustive l’ensemble des approches récentes de ce champ. Il n’en reste pas moins que les trois textes proposés soulèvent des questions communes exposées dans cette introduction [1].
2En effet, ces articles traitent de circuits alimentaires présentés par leurs promoteurs comme courts bien que ce terme renvoie à différentes réalités [Hérault-Fournier, Lanciano, Maurines et al., 2012] : la proximité peut être relationnelle, lorsque producteurs et consommateurs se rencontrent directement pour échanger, ou géographique, quand la vente des biens s’effectue dans un rayon restreint autour du lieu de production. Si la définition d’un circuit court alimentaire retenue par le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt en 2009 est centrée sur le faible nombre d’intermédiaires [2], le caractère local de la production reste un élément au centre des réflexions concernant ces démarches, dont beaucoup associent ces deux dimensions. C’est le cas en particulier des AMAP [3] diffusées en France à partir de 2001 et qui sont à l’origine d’un renouveau et d’un intérêt croissant pour les circuits courts – de façon relationnelle et/ou géographique [4]. Ces distributions s’inscrivent pourtant dans la lignée de formes plus classiques que sont la vente directe à la ferme et les marchés de plein vent.
3En analysant différentes formes de circuits courts et en interrogeant aussi bien leur définition que leur construction, les articles proposés dans ce dossier prolongent une réflexion déjà plus qu’entamée sur ces objets. Ils questionnent en particulier la place occupée par les intermédiaires et par les organisations professionnelles dans nombre d’entre eux. L’article de Ronan Le Velly, Carole Chazoule et Mathieu Désolé s’intéresse à la construction de deux systèmes alimentaires innovants pour la viande bovine. Les circuits envisagés sont géographiquement courts, ancrés dans des territoires, mais économiquement longs car intermédiés. Les éleveurs et détaillants qui les promeuvent visent à reprendre la main sur l’organisation des circuits alimentaires sans pour autant s’occuper de la vente des produits finis. L’article interroge ainsi la possibilité qu’existe un tel circuit, sans redonner tout le pouvoir aux intermédiaires. L’enquête répond par l’affirmative, en soulignant toutefois l’ampleur de la tâche nécessaire, requérant négociations et apprentissages collectifs.
4La place des intermédiaires est également au cœur de l’article de Jean-Baptiste Paranthoën, traitant du travail des salariées d’une Chambre d’Agriculture départementale de l’Ouest de la France. L’enquête interroge la façon dont ces conseillères s’impliquent dans le fonctionnement du marché agroalimentaire local pour justifier et pérenniser leur emploi. Elle met au jour leurs trois stratégies de légitimation consistant à endosser les rôles sociaux de pédagogue, de représentante commerciale des agriculteurs et de représentante des territoires.
5L’article d’Andy Smith se penche enfin sur le cas d’un circuit-court spécialisé dans les produits palmipèdes. Son objectif est d’analyser dans quelle mesure les systèmes de production sont structurés par les institutions préexistantes telles que les syndicats professionnels et par les asymétries de pouvoir entre acteurs. L’auteur met au jour une opposition fondamentale, entre les acteurs favorables à une coexistence des circuits longs et des circuits courts, et ceux souhaitant que seuls les circuits courts s’imposent. Ce clivage a des impacts sur la mise en pratique des circuits courts (régulation de la biosécurité, des labels, et de l’installation des nouveaux entrants). Ainsi, en dépit de la progression de ces systèmes du fait des récentes crises sanitaires, les institutions et les relations de pouvoir de longue durée contribuent à restaurer le positionnement dominant des circuits longs.
6Ainsi réunis, ces articles alimentent une réflexion sur le rôle des intermédiaires et la régulation du pouvoir qui les sous-tendent, renouvelant les travaux classiques de ce champ.
1 – Les circuits courts au prisme des relations de pouvoir : médiations marchandes et politiques
7Tout en poursuivant des objectifs très différents, les trois articles questionnent la nature et le rôle des intermédiaires dans la construction et la stabilisation des circuits courts. Ils témoignent tout d’abord de la diversité de ces intermédiaires, puisqu’ils se penchent respectivement sur des conseillères en Chambre d’Agriculture en quête de débouchés commerciaux pour les agriculteurs locaux (Paranthoën), sur la participation d’intermédiaires marchands multiples (négociants, abattoirs, bouchers, grandes surfaces) à la construction de circuits locaux d’approvisionnement en viande bovine (Le Velly et al.), et sur les effets de médiations syndicales dans la valorisation de la filière courte au sein du secteur palmipède (Smith). On y distingue alors deux dynamiques opposées dans le développement d’une agriculture locale et plus respectueuse de l’environnement. Si les premiers (Paranthoën, Le Velly et al.) donnent à voir les orientations nouvelles que prennent certains acteurs traditionnellement positionnés sur le versant « conventionnel » de l’agriculture, l’article de Smith illustre davantage les difficultés des syndicats minoritaires à défendre les intérêts de productions locales et leur conception de la qualité. Une certaine hybridation des logiques conventionnelles et alternatives semble à l’œuvre, notamment dans la construction de débouchés locaux, mais le cas de la filière palmipède rappelle que l’organisation de l’agriculture en bassins de production institue une déconnexion avec les zones de consommation et donc une dépendance forte de l’économie agricole aux filières longues.
8A travers l’étude de ces médiations marchandes et politiques, la question du pouvoir prend une importance majeure, notamment dans les articles de Le Velly et al. et de Smith. Alors que ce dernier critique, dans les précédents travaux de Le Velly, l’insuffisante considération des relations de pouvoir dans l’analyse des circuits courts, celui-ci questionne ici la possibilité de construire des circuits intermédiés sans toutefois accorder un pouvoir démesuré aux intermédiaires. Cette coïncidence amusante met en fait en évidence deux conceptions distinctes du pouvoir. Le Velly et al., mais aussi Paranthoën, examinent l’émergence de projets de relocalisation de débouchés commerciaux, selon deux modalités d’organisation différentes de ces projets. Dans les cas développés par Le Velly et al., les discussions et négociations pour la production des règles de l’échange sont collectives. Les auteurs montrent alors comment cela permet une circulation et une appropriation des savoirs au sein du groupe (par exemple, au contact des bouchers, les éleveurs comprennent en quoi les pratiques d’alimentation des animaux influent sur la production de « mauvais gras ») et donc une certaine autonomie de décision des éleveurs afin de « reprendre la main » [5] sur le marché et de se protéger d’un pouvoir excessif des acteurs de l’aval de la filière. A l’inverse, l’article de Paranthoën montre la construction de filières territorialisées où les conseillères de la Chambre d’Agriculture jouent le rôle d’intermédiaire entre des acteurs qui ne se rencontrent pas (agriculteurs et collectivités locales), à l’image d’un schéma plus classique d’organisation des filières agricoles. Selon ces modalités, les conseillères se font les relais des exigences des collectivités ; en transmettant cette demande, elles « gardent la main » sur le marché et pèsent sur la production de l’offre. En se penchant sur la question du pouvoir au sein d’agencements marchands émergents, ces deux articles montrent en quoi l’organisation sociale des circuits alimentaires territorialisés joue un rôle déterminant sur la transmission des savoirs et des informations et donc sur la régulation du pouvoir des intermédiaires. A l’inverse, dans l’article de Smith, l’objectif n’est pas d’observer les relations de pouvoir au sein d’un projet, mais plutôt de considérer à une échelle plus large les luttes institutionnalisées entre syndicats agricoles pour la définition de la qualité et l’accès aux ressources. A partir de l’épisode de la grippe aviaire qui a affecté le secteur palmipède en 2015/2016, l’auteur montre comment les luttes politiques ont conduit à renforcer le modèle des circuits longs alors même que la crise sanitaire aurait pu à l’inverse entraîner une revalorisation de productions en circuit court. C’est donc en se penchant davantage sur les normes de production agricole que sur les règles de l’échange et l’organisation des filières que Smith démontre l’influence des asymétries de pouvoir historiques sur la capacité (ou plutôt ici l’incapacité) de changement.
9Méfions-nous cependant d’une interprétation trop rapide de ces trois articles qui voudrait que les systèmes alimentaires alternatifs et les innovations territoriales soient le lieu du changement, alors que les secteurs historiques seraient stabilisés autour d’un équilibre entre local et global que le poids politique des filières longues ne permet pas de remettre en question. Dans son interview, Ronan Le Velly donne des clés pour penser les hybridations possibles entre agriculture conventionnelle et agriculture alternative.
2 – Du circuit court à la filière : objets et échelles d’analyse
10Si les articles de ce dossier tirent des conclusions si différentes quant aux conditions de développement de systèmes alimentaires locaux, c’est parce qu’équipés de cadres analytiques différents, ils ne se penchent pas sur les mêmes objets. Nous avons voulu restituer ici leurs unités et échelles d’analyse, afin de saisir ce que ces approches traduisent des transformations contemporaines du secteur agricole.
11L’unité d’analyse de Smith est le secteur économique. Il étudie l’industrie palmipède prise comme un ensemble au sein duquel se distinguent circuits courts et circuits longs. Les éléments historiques qu’il développe indiquent que les deux filières coexistent depuis les années 1990, décennie pendant laquelle la filière longue a émergé, aux côtés de ce que l’on pourrait nommer une filière courte « traditionnelle » positionnée sur de la vente directe et des marchés de plein vent. C’est donc l’histoire d’une industrie traversée par un puissant mouvement d’intensification de la production et stabilisée autour de labels et de réglementations nationales depuis plusieurs décennies que Smith appréhende à travers le cadre institutionnaliste qu’il défend. Le Velly et al. ainsi que Paranthoën observent, quant à eux, des projets émergents impliquant un nombre limité d’acteurs, qu’ils prennent pour unité d’analyse afin d’en comprendre les spécificités endogènes. A la différence de ce qu’observe Smith, les projets étudiés présentent des formes innovantes. Il s’agit bien de construire et stabiliser de nouvelles manières de produire et d’échanger, en prenant appui sur les cadres réglementaires existants, sans chercher à les transformer.
12Ainsi, si le champ politique semble encore et toujours trop favorable à une agriculture conventionnelle intensive, une économie de projets s’en détache partiellement ; l’article de Paranthoën est important pour appréhender cela car il témoigne du fait que ce mouvement traverse aussi les organismes de la cogestion agricole. En nous offrant des analyses sur des objets historiquement situés, les trois articles de ce dossier invitent aussi à repenser la littérature sur les circuits courts.
3 – Un élargissement progressif du regard porté sur les circuits courts
13Un rapide tour d’horizon non exhaustif permet de souligner combien notre regard sur ces objets s’est progressivement élargi [6]. Les premiers travaux sur ces objets relèvent de la sociologie de la consommation et de la sociologie rurale, aussi bien dans le monde anglophone [Deverre et Lamine, 2010] que francophone. Il s’agit en particulier de discuter du caractère véritablement « alternatif » ou non de ces systèmes agro-alimentaires par rapport à ceux dits conventionnels [Dubuisson-Quellier et Le Velly, 2008]. Ces recherches font la part belle aux AMAP ou à leurs précurseurs à l’étranger (Teikei au Japon, Community Supported Agriculture aux Etats-Unis). Elles visent à comprendre le fonctionnement de ces modes de distribution, les ajustements nécessaires à leur mise en pratique, la place et la forme de la confiance qui s’y déploie. Ces travaux s’attachent également à déterminer quels en sont les consommateurs/trices tout en pointant la difficulté que constitue le manque de mixité sociale [Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004 ; Lamine, 2005 ; Mundler 2007 ; Lamine et Perrot, 2008 ; Amemiya, 2011]. Si un intérêt existe déjà pour la façon dont les circuits courts transforment les relations de pouvoir au sein des systèmes agro-alimentaires, c’est principalement pour se pencher sur le rôle que pourraient y gagner les consommateurs/trices. L’inscription de ces démarches dans une sociologie de la consommation engagée occupe ainsi une place particulièrement importante dans ces réflexions [Dubuisson-Quellier, 2009 ; Pleyers, 2011].
14La décennie 2010 avançant, les recherches sur les circuits-courts semblent moins se concentrer sur les consommateurs/trices que sur d’autres acteurs : des recherches proches de la sociologie rurale contribuent à interroger les impacts de ces circuits sur l’émergence d’une alimentation durable locale [Traversac, 2011] et analysent leur gouvernance par de multiples acteurs publics et privés en lien avec les territoires [Maurines, 2012 ; Lamine et Chiffoleau, 2016]. Les regards incluent également les producteurs/trices pour analyser les relations marchandes ou leur position en tant que telle. Il s’agit de questionner davantage la formation des prix et de la valeur [Chiffoleau et Prevost 2012], de s’interroger sur la qualité et ses conventions [Mundler, 2013 ; Rodet, 2013]. Plusieurs enquêtes prennent pour point de départ les agriculteurs/trices pour en montrer le profil [Lanciano, Poisson, Saleilles, 2012], le travail [Dufour et Lanciano, 2012] et la place occupée par rapport à celle d’autres professionnels du monde agricole [Barral et Pinaud, 2017]. Elles soulignent également l’engagement politique de ces acteurs aux côtés de salariés associatifs dans la construction d’un mouvement social, notamment à l’aide de dispositifs de qualité tels que les chartes et systèmes participatifs [Lanciano et Saleilles, 2011 ; Rodet, 2012, 2015 ; Lamine et Rouchier, 2016].
15Les trois articles de ce dossier s’inscrivent dans une période plus récente au cours de laquelle l’élargissement du regard porté sur les circuits courts se poursuit. Les travaux de ces toutes dernières années paraissent porter moins sur les AMAP que sur des systèmes alimentaires alternatifs autres et/ou ne s’appuient plus sur une partition binaire circuit long/circuit court [Le Velly, Dufeu, Le Grel, 2016 ; Lanciano, Poisson, Saleilles, 2016 ; Chiffoleau, Ackerman et Canard, 2017 ; Le Velly, 2017 ; Rodet 2020]. La place d’autres acteurs que les consommateurs/trices et producteur/trices (conseillers des chambres d’agriculture, distributeurs…) est croissante, de même que celle des institutions locales, des acteurs publics ou des organisations professionnelles agricoles [Naves, 2016 ; Gomez et Naves, 2018 ; Chiffoleau 2017, 2019]. Les démarches visées commercialisent en outre d’autres produits que ceux issus du maraîchage, tels que la viande ou le poisson, renvoyant à des enjeux distincts [Lazuech et Debucquet, 2017 ; Laughrea, Mundler et Royer, 2018]. Smith et Le Velly et al. se penchent en effet tous les deux sur des productions animales, dont on saisit la complexité de la production et de la transformation par rapport à des productions maraîchères sur lesquelles les premiers travaux sur les circuits courts se sont plus volontiers penchés. Ce nouvel objet permet alors d’appréhender sous un jour nouveau les circuits locaux, en insistant sur la régulation sanitaire de ces productions, sur la construction de la qualité et sur le lien entre pratiques agricoles et valorisation économique du produit.
16Les travaux récents mobilisent enfin, comme le fait ici ce dossier, une diversité de cadres théoriques, allant des sociologies visant à saisir la façon dont les acteurs inventent la réalité sociale en établissant des règles et des normes non stabilisées, aux sociologies « relationnalistes », mettant l’accent sur les relations sociales comme entités premières par rapport aux individus et aux institutions collectives, jusqu’aux sociologies prenant pour point de départ la façon dont des institutions, des valeurs et des asymétries de pouvoir structurent les actions marchandes. Ces articles attestent ainsi de la vitalité des recherches sur les systèmes agro-alimentaires cherchant une alternative, dans la perspective d’une sociologie économique prise dans son sens le plus large et pluridisciplinaire, cher à la RFSE.
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier Émilie Lanciano pour sa relecture de l’introduction ; toutes les erreurs éventuelles restent de notre responsabilité.
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[2]
Les circuits courts alimentaires sont définis par le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt 2009 comme des « modes de commercialisation des produits agricoles qui s’exercent soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire. ».
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[3]
Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.
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[4]
Comme chaque fois qu’il sera fait mention de circuits « courts » sans plus de précision dans la suite de ce texte.
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[5]
Le Velly et al., p. 129.
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[6]
Les autrices s’excusent par avance de ne pouvoir citer ici bien entendu la totalité des productions concernées et n’en proposent donc qu’un rapide aperçu.