1 – Introduction
1Contrairement à l’économie néoclassique qui tend à faire reposer les échanges uniquement sur l’accord entre des individus, l’économie des conventions (EC) est partie de l’idée que l’échange marchand n’est pas possible sans une convention constitutive sur la qualité des produits. Après une longue série de travaux sur ces questions de qualité, sur les processus de qualification s’appuyant sur des dispositifs de jugement [Boltanski et Thévenot, 1991], l’EC a entamé depuis quelques années une réflexion sur les formes de mise en valeur ou encore le pouvoir de valorisation de certains acteurs à partir du développement d’un discours sur les choses [Eymard-Duvernay, 2012]. Il ne s’agit pas d’un simple raffinement de l’analyse du rôle de la critique dans la construction de la réalité sociale, mais cette inflexion correspond aussi à une réflexion sur les changements politiques favorisant la marchandisation de certaines choses restées jusque-là en dehors des échanges [Thévenot, 2015] ou l’accroissement des inégalités de revenu et de patrimoine. On peut penser aux rémunérations versées aux grands patrons, aux traders ou, encore, aux cotes atteintes par des œuvres d’art dans les enchères publiques, témoignant pour le moins d’une forme de disproportion, sinon de sentiment de forte injustice ou d’évaluation arbitraire [Steiner, 2011].
2Mais si l’analyse de la disproportion des prix est une façon de rendre compte des transformations du capitalisme et des déplacements des sources de profit, l’EC a cherché de façon plus générale à renouer avec les « théories de la valeur » en se détachant du courant dominant en économie qui considère la valeur des biens suivant leur utilité intrinsèque [Orléan, 2011]. Cette nouvelle perspective l’a conduite à s’intéresser à la pluralité des modes de valorisation des biens, aux mécanismes de la formation des prix sur divers marchés, ainsi que, suivant une approche plus frayée par la sociologie économique, aux différentes significations qu’ont les prix pour leurs participants [Velthuis, 2007]. Ces analyses des processus de valorisation peuvent être reliées aux travaux sociologiques de la construction sociale de la valeur impulsée par Durkheim ou, de façon plus contemporaine, au travail anthropologique d’A. Appadurai [1986] qui explore les conditions dans lesquelles les objets économiques circulent dans différents espaces de valorisation.
3Suivant cet angle interdisciplinaire faisant dialoguer économie et sociologie, différentes analyses ont été développées afin d’alimenter une perspective critique des transformations du capitalisme. Certaines mettent l’accent sur le pouvoir de déterminer ce que valent les choses, ou ce qui constitue le bien commun, pouvoir porteur d’asymétrie entre les acteurs, et donc de dysfonctionnement démocratique [Eymard-Duvernay, 2012] ; pensons à la financiarisation de l’économie et au pouvoir de valorisation des actionnaires au sein des entreprises [Favereau, 2014], ou encore au pouvoir de valorisation des intermédiaires de marché contribuant à définir et à diffuser des conventions d’évaluation [Bessy et Chauvin, 2013].
4Face à ces travaux conservant une perspective éthique et politique, on peut distinguer une approche s’intéressant plus foncièrement aux formes de mise en valeur des choses, de leurs différences et identités, en rentrant plus précisément dans les plis de la matière. On peut citer la recherche autour de la construction de « prises » pertinentes sur les objets préparant leur mise en valeur, comme le montre l’observation de séances d’estimation effectuées par des commissaires-priseurs orientant les objets dans différents espaces de circulation [Bessy et Chateauraynaud, 1995]. Mais l’étude peut être centrée plus systématiquement sur les formes de mise en valeur des choses participant à leur enrichissement pour en augmenter le prix et donc en faire des sources de profit. C’est l’analyse de cet enchaînement causal, prenant précisément en compte les espaces marchands, qui est cœur de l’ouvrage de L. Boltanski et A. Esquerre [2017] : Enrichissement, une critique de la marchandise. Il est le fruit d’une réflexion systématique sur les nouvelles sources de création de richesse, y compris dans le domaine de l’art contemporain qui a constitué un point d’observation privilégié au départ de leur enquête concernant la justification des prix. Cet ouvrage répond ainsi à une insuffisance de l’analyse sociologique du rôle joué par la formation des prix dans la construction sociale de la réalité et à l’insatisfaction par rapport au traitement proposé par la théorie économique rabattant la question de la valeur sur celle du prix.
5Plus fondamentalement, l’économie dominante n’aurait pas pris le tournant linguistique, restant dans une posture positiviste vis-à-vis des choses. Or l’intérêt de l’ouvrage est de privilégier l’analyse des discours de mise en valeur des choses et d’enrichir l’EC sur l’étude des dispositifs langagiers, même si ce n’est pas le but recherché explicitement par les auteurs. Par ailleurs, en poursuivant une forme de structuralisme systémique dans la mise en évidence de transformations macro-historiques, cette posture permet également d’interroger l’EC sur les liens « micro-macro » et sur ce qu’elle peut dire concernant les évolutions du capitalisme, terme qui n’est pas dans son lexique usuel. Il est vrai que le noyau dur de l’EC s’est positionné à l’encontre des grands récits explicatifs s’appuyant sur la transformation des régimes d’accumulation du capital, à l’instar de la théorie de la régulation. L’analyse de la pluralité des formes de coordination a été privilégiée, ainsi que celle des tensions critiques qu’elles génèrent.
6Avant de présenter cet ouvrage, nous allons revenir sur les travaux séminaux de l’EC sur la pluralité des conventions de qualité [Eymard-Duvernay, 1989] ou des mondes de production [Salais et Storper, 1993] pour montrer en quoi ils rendent compte des changements des modes d’organisation des activités productives en lien avec la transformation de l’intervention de l’État. Nous prolongerons ensuite sur l’analyse du pouvoir de valorisation de certains acteurs économiques et en particulier des intermédiaires de marché. Dans une quatrième partie, nous présenterons l’ouvrage de Boltanski et Esquerre [2017], afin de voir comment il peut enrichir l’EC dans sa compréhension des transformations du capitalisme, en s’intéressant plus particulièrement aux métamorphoses des espaces marchands qu’aux changements des mondes de production. L’idée est de rendre compte des interactions entre certains travaux d’économistes des conventions et ceux de L. Boltanski au cours de ces 30 dernières années, afin de témoigner de la fécondité des échanges entre économie et sociologie. La sélection des travaux présentés dans les deux premières parties obéit à ce fil conducteur et ne prétend donc pas rendre compte de l’ensemble des recherches de l’EC.
2 – Économie politique de la qualité
7Dès son origine, l’EC a impulsé une importante série de recherches sur la qualité des produits à partir de deux entrées principales. L’une a privilégié l’analyse des conventions de travail et de qualité abordée du point de vue du traitement de l’incertitude concernant principalement les actions des autres. La seconde met l’accent sur la connexion étroite entre efficacité et justice des formes de coordination des activités. L’EC s’est également intéressée à des conventions de coordination plus situées. Dans tous les cas, on peut s’interroger sur les dynamiques institutionnelles à l’œuvre et sur les transformations du capitalisme.
2.1 – La variété des qualités de produit
8La première approche a été inaugurée en particulier par les travaux de R. Salais et M. Storper [1993] sur les Mondes de production qui contrastent différentes formes de coordination des activités, sous des conditions d’incertitude, de règles incomplètes et de définition contingente de la qualité. Les conventions, définies comme des schèmes interprétatifs pour l’action, permettent d’articuler les trois moments de la relation de travail (l’embauche, l’effectuation du travail et la vente du produit résultant) comme dynamiquement liés au sein de la coordination productive. Quatre mondes de production sont distingués suivant le croisement de deux axes. L’un renvoie au producteur selon qu’il choisit une méthode de production fondée sur la spécialisation des personnes dans un savoir, au sens d’expertise, ou sur la standardisation. L’autre axe concerne le demandeur selon le choix qu’il fait d’exprimer une demande d’un produit qui lui soit dédié ou qu’il se laisse réduire en référence à un produit générique. Ainsi, le « monde de production industriel » renvoie à la production standardisée de produits génériques alors que le « monde interpersonnel » s’appuie sur un processus d’ajustement mutuel entre le producteur et le client qui peuvent chacun imprimer leur signature sur la qualité du produit. Le « monde marchand » garde le bénéfice des économies d’échelle, mais sur des petites séries afin de s’adapter à la demande fluctuante des clients. Enfin, dans le « monde immatériel », les produits et les services sont très différenciés, le producteur donnant sa personnalité au bien produit pour tous, comme c’est le cas des produits high-tech et des biens de luxe.
9Si l’analyse porte sur les conventions de coordination entre acteurs, l’accent est également mis sur les savoir-faire en œuvre dans chaque monde de production et les processus d’apprentissage. L’optique retenue permet de faire dialoguer économistes et historiens sur la genèse des conventions de production et les nomenclatures des produits qui les activent. Mais, contrairement à une approche macro-historique s’attachant à identifier un monde de production dominant qui permet de raisonner en termes de causalité, comme le fait la théorie de la régulation, les auteurs s’appuient sur la mise en évidence d’une pluralité de mondes de production reposant sur des investissements différenciés des entreprises et de leurs travailleurs. Ils mettent en évidence le développement d’un monde marchand dans les années 1980 et le retrait relatif du monde industriel de production basé sur des économies d’échelle et de coûts dans lequel l’économie française ne réussit pas particulièrement. Ils anticipent le développement d’un monde de production immatériel reposant sur une économie de la variété propre aux technologies de pointe et aux biens de luxe.
2.2 – La pluralité des formes de coordination
10Ces travaux ont été menés parallèlement à ceux de F. Eymard-Duvernay [1987, 1989] sur les « conventions de qualité » et les « modèles d’entreprise » basés sur différents modes de qualification des produits et des personnes, et conduisant à croiser l’analyse des marchés du travail et des marchés des produits. L’auteur considère le lien d’entreprise comme imbriqué dans un lien social plus vaste qui donne un horizon de justice et un horizon politique aux engagements pris par les membres de l’entreprise et aux décisions prises en son sein. La particularité de son approche est d’introduire plus explicitement une dimension éthique en prenant appui sur le modèle de justification de l’action élaboré par L. Boltanski et L. Thévenot [1991]. Ce modèle des « économies de la grandeur » (EG) met l’accent sur ce qui se joue dans les « épreuves de justice » en référence à une pluralité de façons de construire le « bien commun » dans la cité.
11Ces principes de justice sont concurrents au sens où, dans chaque cité, les autres « biens communs » sont réduits à des biens particuliers. L’engagement dans un bien commun a pour conséquence, suivant une forme de sacrifice, de limiter l’investissement dans d’autres biens communs. Ainsi, l’investissement dans le « bien marchand » suppose d’être toujours en affaire sans jamais se reposer sur la tradition ou des attachements personnels (propres à la cité domestique). La cité marchande permet de confondre les deux notions de « bien » (chose appropriée et visée éthique). L’opportunisme des riches reflété par les affaires qu’ils réalisent participe grandement à la concurrence. Le luxe profite donc à tous, et les riches ne trouvent pas seulement un bonheur égoïste dans la jouissance de leurs « biens », mais aussi dans la démultiplication des possibilités de commercer, démultiplication considérée comme un « bien » au sens éthique.
12D’un point de vue politique, et face en particulier à l’extension des dispositifs marchands ou des processus de standardisation industrielle, l’accent est mis sur l’équilibrage entre différents ordres de grandeur afin de réduire les inégalités (de rémunération et d’accès à l’emploi ou au marché des produits), dans une configuration où l’État (français) n’est plus le principal acteur à prendre en charge la construction et la réalisation du bien commun. Par ailleurs, l’analyse des outils conventionnels de catégorisation statistique et de comptabilité, ainsi que des formes de certification des qualités des produits et des capacités des personnes permettent d’éclairer, à partir des années 1980, les transformations des régulations convergeant vers un « gouvernement par les normes » [Thévenot, 1997].
13D’un point de vue méthodologique, à partir d’une architecture de distribution des qualités produites par une population d’entreprises, des liens peuvent être tissés entre les conventions de qualité et les sources de déséquilibre macroéconomique (taux de chômage), notamment à partir d’une représentation stock-flux du marché du travail [Favereau, 1999]. En sens inverse, l’accent est mis sur les processus d’ajustement de formes générales de coordination basées sur des principes de justice à des situations locales par la voie de médiateurs. L. Thévenot [1997] a ainsi été amené à distinguer des biens d’inégale envergure et différentes manières de gouverner l’engagement des personnes dans l’action, dont il a d’ailleurs montré les variations suivant les traditions culturelles.
14Les recherches centrées autour des intermédiaires du marché du travail ont ainsi opéré un déplacement du cadre d’analyse sur des formes de coordination plus locales. Il ne s’agit pas seulement d’étudier les processus d’ajustement de dispositifs généraux de coordination aux situations, mais aussi de prospecter des formes de coordination entre « experts », c’est-à-dire qui échappent à des compétences de sens commun comme dans le modèle des EG. Une bonne illustration en est donnée par la recherche visant l’analyse des « langages du marché du travail » à partir de l’étude empirique des textes des annonces d’offres d’emploi et de l’analyse comparative que l’on peut en tirer de différents marchés [Bessy et al., 2001]. L’analyse de ces dispositifs d’information conçus et mobilisés par les acteurs, notamment les intermédiaires de marché, met en évidence différents registres de qualification des emplois et des candidats, ainsi qu’une pluralité de conventions d’évaluation des compétences, sans que ces conventions soient articulées au sein d’une structure à partir d’un jeu d’oppositions systématiques.
2.3 – Les critiques et les déplacements du capitalisme
15D’un point de vue dynamique, les changements institutionnels sont principalement expliqués par la critique sociale s’appuyant sur l’émergence de nouvelles conventions d’évaluation de la qualité des produits et des personnes. Certains travaux de l’EC vont chercher à mettre en évidence la construction de nouvelles cités. Lafaye et Thévenot [1993] vont s’intéresser à la fondation d’une « cité verte » pour rendre compte de la façon dont la cause écologique a progressivement investi le débat public et a été intégrée dans les politiques d’entreprise de préservation de leur environnement et de redéfinition de la qualité des produits et des emplois Diaz-Bone [2013]. D’une façon plus générale, l’EC a produit toute une série de travaux sur les sources subtiles de profit des entreprises basées sur des formes d’endogénéisation de la critique en référence à des biens communs ou des biens de moins grande envergure. De ce point de vue, les travaux sur la RSE sont très instructifs [Nadel, 2013].
16Mais ce sont les transformations du monde du travail qui préoccupent en grande partie les économistes de l’EC, avec la mise en évidence des conventions d’évaluation conduisant vers plus de flexibilité et d’individualisation, et remettant en cause la négociation collective de branche et les systèmes de qualification des emplois, permettant l’organisation de carrières longues et la régulation de la répartition des revenus [Bessy, 2007]. Des liens ont été faits avec la montée en puissance de la « cité par projets » mise en évidence par L. Boltanski et È. Chiapello dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme [1999]. En effet, le mouvement qui est y décrit est la remise en cause, au cours de la période contemporaine, des catégorisations instituées lors de la phase précédente du capitalisme. Cette évolution macro-historique est expliquée par l’individualisation de la relation de travail, individualisation qui a eu pour source les critiques des années 1970 au nom de l’autonomie et de la responsabilité dans le travail, sinon de la rigidité des règles des grandes organisations basées sur une intense division du travail. Ces critiques des processus standardisés de production vont jeter les prémices de l’élaboration d’une nouvelle cité (par projets) que les exigences de flexibilité fragilisent néanmoins du fait de la difficulté de mettre en place des épreuves de justification instituées, prenant appui sur des mises en forme préalables du monde social.
17Mais un changement de posture méthodologique important opéré par les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme est que la « critique » n’est pas le seul moteur de l’évolution des institutions. Il faut compter sur tout un ensemble de micro-déplacements motivés par la recherche de nouvelles sources de profit, en dehors des épreuves de justification, qui affectent les formes d’organisation et les modes d’évaluation à l’œuvre dans les entreprises, et qui en retour peuvent façonner de manière diffuse les règles institutionnelles, sans détour par des formes de délibération collective. Les auteurs mettent en évidence un régime de déplacement par lequel les agents, en particulier les plus « grands », en cherchant de nouvelles voies de profit, passent par des épreuves de force contournant les épreuves publiques de justice, et rendant ainsi plus difficiles les prises de la critique.
18Les « grands » seraient donc au-dessus des règles et c’est ce qui constituerait le caractère commun de ce que L. Boltanski [1999] désigne comme la « classe des responsables » dans son essai De la critique. Dans cet ouvrage, il cherche à tracer une voie intermédiaire entre sociologie de la critique et sociologie critique, en revenant sur les notions de « domination » et de « classe sociale », et donc en donnant plus de poids aux épreuves de force. Pour caractériser cette « classe des responsables », l’auteur montre en particulier la dimension instrumentale des nouveaux modes de management (comme le benchmarking) dans le sens où les mesures adoptées trouvent leur principe de nécessité dans le respect de cadres comptables ou juridiques sans exiger un large déploiement de discours idéologiques ou d’épreuves de vérité. Leur caractère technique rend inutile leur divulgation à un large public et conduit à un « gouvernement par les normes [1] » [Thévenot, 1997]. Enfin, L. Boltanski renonce à l’idée d’accord implicite pour mettre au cœur des liens sociaux la dispute et la divergence des points de vue. C’est dans ce sens que l’auteur va faire référence à la contradiction herméneutique propre aux institutions, à la tension permanente entre « croyance » et « critique ».
19Dans le dernier ouvrage avec A. Esquerre, les auteurs reviennent sur la question de la caractérisation de la classe dominante et de la manière dont ses membres construisent un intérêt commun, mais en prenant le point de vue des façons dont cette classe peut s’enrichir ou encore de son pouvoir de définition de ce qui vaut. Ce type d’interrogation nous oblige à faire un détour par le renouvellement de l’analyse des processus de valorisation entamé par l’EC, avant de présenter cette nouvelle recherche.
3 – Valeur et pouvoir de valorisation
20D’une façon générale, c’est le développement de l’ingénierie de l’évaluation, liée en grande partie à la financiarisation de l’économie [Chiapello, 2016], mais aussi comme nous venons de le voir à un nouveau régime de gouvernement, qui a suscité une réflexion sociologique approfondie sur les formes d’évaluation [Vatin, 2009 ; Lamont, 2012] et sur la question de la fixation in concreto des prix sur les marchés financiers ou autres bourses du commerce et ventes aux enchères [Callon et Muniesa, 2005].
21Mais, dans les réinterrogations sur la question de la valeur, l’ouvrage d’A. Orléan [L’empire de la valeur, 2011] a joué un rôle déterminant par la critique qu’il adresse à l’approche substantielle défendue par la théorie économique de l’efficience des marchés financiers. En effet, la crise des « subprimes » qui s’est développée aux États-Unis en 2007-2008 a aussi témoigné d’une crise profonde de l’évaluation des titres financiers. L’auteur cherche alors à saisir le fonctionnement des marchés financiers à partir de la mise en évidence d’un processus mimétique que nous présentons dans un premier temps. Nous critiquons ensuite ce modèle mimétique en prenant en compte l’ensemble des médiations permettant de comprendre la diffusion d’une forme de valorisation. Cette approche plus pragmatique met l’accent sur le pouvoir de valorisation de certains intermédiaires de marché, ce qui conduit finalement à s’interroger sur les sources de ce pouvoir, entre autorité et rapport de force. Nous concluons cette partie sur la façon dont les clients contribuent à l’évaluation de la qualité des produits.
3.1 – Modèle mimétique et genèse des conventions sur la valeur
22Pour comprendre le fonctionnement des marchés financiers, notamment l’apparition de bulles spéculatives, A. Orléan [2011] s’intéresse de façon systémique à l’étude des comportements des acteurs économiques, en particulier à leur croyance collective dans la valeur des actifs, valeur qui est de l’ordre de la liquidité. Celle-ci a pour objet une croyance durable sur la valeur de la monnaie ou autres actifs quasi liquides (titre négociable, monnaie bancaire), alors que, du point de vue de l’utilitarisme économique, le prix d’un bien n’est que la mesure circonstancielle et objectivée du sacrifice nécessaire pour en obtenir la valeur d’usage suivant une économie naturelle.
23Le modèle de concurrence mimétique explique dans un temps logique la formation de croyances collectives sur ce qui « vaut » dans un contexte donné. Son raisonnement donne toute sa portée à l’idée fondatrice de l’EC : la convention doit être appréhendée à la fois comme le résultat d’actions individuelles et comme un cadre contraignant les acteurs. La spécificité de l’approche d’Orléan est de se garder d’en faire un processus intentionnel (délibéré) en ce qui concerne l’émergence de la convention sur ce qui a de la valeur. Dans son modèle, chacun poursuit son « intérêt » et le choix d’une convention suit le schéma d’une autoproduction mimétique. Ce choix n’est donc pas le fruit d’une délibération fondée sur des cadres d’évaluation communs à l’ensemble des membres d’une communauté financière (c’est la notion de « convention » au sens de Weber). L’auteur ménage néanmoins une passerelle entre une explication de nature causale à une échelle systémique et une explication de nature plus compréhensive en prenant en compte différents motifs de l’action dans des microcontextes.
3.2 – Le pouvoir de valorisation des intermédiaires de marché
24Par ailleurs, l’auteur nous dit peu de choses sur la définition de conventions d’évaluation et du rôle des intermédiaires de marché dans leur création et leur diffusion, ce qui pose la question de leur pouvoir de valorisation. Cette notion a été initialement développée par F. Eymard-Duvernay [2012] pour rendre compte du pouvoir au sein des entreprises au sens de la capacité de dire ce qui vaut en dernier ressort. L’accent est donc mis sur la dimension politique de la valorisation, à savoir les enjeux de redistribution de la valeur ajoutée et de démocratie, et sur le risque de sa confiscation par certaines parties prenantes de l’entreprise comme les clients, confortés par toutes les instances veillant à la concurrence, ou les actionnaires, via les techniques d’évaluation financière, au détriment des revendications des salariés [2]. L’idée est que l’entreprise constituerait aujourd’hui, face à un certain désengagement de l’État, un lieu fondamental d’arbitrage entre ces trois pouvoirs, arbitrage largement aux mains des managers.
25Nous reprenons ici cette idée de pouvoir de valorisation pour rendre compte du pouvoir des intermédiaires de marché dans la définition de cadres d’évaluation qui ont des degrés de généralité différents [Bessy et Chauvin, 2013].
26Pour ce qui concerne plus précisément les conventions d’évaluation des actifs financiers, l’étude de S. Montagne [2009] montre comment la délégation croissante de la gestion des fonds d’investissement a contribué à créer simultanément des marchés de prestataires (marché des consultants, des gérants, des évaluations) et à institutionnaliser le court terme comme temporalité économique dominante. La montée en puissance des consultants et des différents intermédiaires censés « mesurer » la performance a en effet placé les sociétés de gestion sous une double contrainte quantitative (performance) et qualitative (audit organisationnel) et une mise en concurrence systématique.
27La mode, ou encore l’élection d’un objet prestigieux, constituent d’autres domaines d’application du modèle mimétique d’A. Orléan [2011] permettant de bien mettre en évidence la dimension endogène des préférences. Mais l’analyse concrète des tendances de la mode en matière textile montre comment ces tendances sont façonnées suivant un processus de concertation des fabricants de textile (et des industriels de l’habillement) italiens et français considérés comme les plus innovateurs (Rinallo et Golfetto, 2006). Ce processus de coopération vers la production de tendances répond à une industrie du textile-habillement très fragmentée et à la nécessité de réduire l’incertitude sur les qualités des produits textiles (couleur, structure, aspect, « touch », décoration et traitement) afin d’améliorer la coordination entre les différents acteurs [3].
28D’une façon générale, la conception et la diffusion des cadres d’évaluation de biens ou d’actifs sont distribuées entre une multitude d’acteurs, et entre ces derniers et des dispositifs socio-matériels. L’exemple précédent des tendances de la mode montre que le contrôle de la définition pertinente des différences entre les choses peut être dans les mains d’une petite poignée d’acteurs. Ainsi, les intermédiaires de marché dotés d’un fort pouvoir de valorisation jouent un rôle crucial en définissant et diffusant les conventions d’évaluation suivant des échelles temporelles et spatiales variées.
29Une autre question concerne les sources de ce pouvoir de valorisation. Une première source repose sur la légitimité des acteurs à définir des conventions d’évaluation en référence à des biens communs qui peuvent être de plus ou moins grande envergure. Mais, au-delà de la légitimité des intermédiaires de marché, on peut faire référence à deux autres sources d’explication de leur pouvoir de valorisation qui sont plus de l’ordre du rapport de force : le capital symbolique de l’intermédiaire [Bourdieu, 1993] ou sa capacité d’enrôlement des acteurs à utiliser un cadre particulier d’évaluation grâce à différentes opérations de traduction et de médiation [Latour, 2005]. Ces différentes explications du pouvoir de valorisation peuvent être considérées comme des alternatives, mais une distinction claire entre ces différentes influences est difficile à prouver empiriquement, comme le montre l’étude, précédemment citée, sur les tendances de la mode. Par ailleurs, certains acteurs pivots ont de bonnes raisons de faire valoir ces conventions d’évaluation, car ils ont beaucoup investi dans la construction du cadre d’évaluation ou qu’ils détiennent les « actifs » qui seraient au mieux valorisés dans ce cadre, les conduisant ainsi à en faire un usage stratégique en anticipant la critique et en l’endogénéisant afin d’accroître leur profit.
3.3 – L’emprise des clients
30Pour une entreprise, la contrainte du marché s’exprime le plus souvent par le niveau des prix proposés par ses concurrents sur des produits considérés comme identiques, ce qui peut l’inciter à différencier son produit et à capter une clientèle spécifique comme dans le « monde de production marchand », si on reprend les catégories de Salais et Storper [1993], ou encore le « monde interpersonnel » dans lequel le demandeur aspire à un produit qui lui soit complètement dédié en bénéficiant aussi du savoir spécialisé du producteur. Dans ce second cas, le client constitue la référence pour la prestation fournie tout en restant dans le cadre d’un échange qui reste objectivable. Mais même pour des produits plus génériques, les entreprises mettent en place des dispositifs d’échanges qui permettent de prendre en compte les exigences particulières des clients, notamment en termes de délai et de lieu de livraison ou de spécificités matérielles du produit.
31Des communautés d’usagers ou de clients peuvent être animées par les entreprises du domaine d’activité, comme le montre l’étude de la conception de jeux vidéo conduisant à des formes d’emprise des joueurs-consommateurs et à la transformation en ressource marchande d’engagements hétérogènes [Cocq, 2016]. L. Thévenot [2015] qualifie ce processus de « transvaluation » pour rendre compte du fait que l’entreprise s’approprie un différentiel de valorisation et en tire un profit.
32Ce sont justement à ces différentiels de valorisation que s’intéresse l’ouvrage de L. Boltanski et A. Esquerre [2017], en distinguant diverses façons de rapprocher ou de différencier les choses, de les mettre en valeur afin de critiquer ou de justifier leur prix. Cette posture permet d’aller plus loin que l’analyse de l’économie des singularités de L. Karpik [2007] en multipliant les sources de différenciation et de « concurrence monopolistique », ce qui constitue le fonds de commerce traditionnel des professionnels du marché et des techniques marketing qu’ils mettent en œuvre, y compris les politiques de prix.
4 – Enrichissement
33Toute l’originalité de l’ouvrage Enrichissement est de mettre l’accent sur des modalités de recherche de profit différentes des voies traditionnelles de l’accumulation financière ou de la plus-value travail. Car, en reprenant l’analyse du capitalisme de F. Braudel, c’est à l’analyse des opportunités d’enrichissement basées sur la « plus-value » marchande, en particulier liée au commerce de biens de luxe destinés aux riches, que nos auteurs se consacrent avec passion. C’est aussi une recherche ambitieuse d’un point de vue théorique. Nous connaissions déjà le goût de L. Boltanski pour l’architecture conceptuelle, le modèle des EG ayant déjà été comparé à l’époque aux « structures élémentaires de la parenté » de C. Lévi-Strauss. Avec ce nouvel essai défendant une forme de structuralisme, il aime aussi les changements de posture méthodologique ou plutôt le jeu subtil entre différentes postures, comme il l’a déjà fait dans la reprise de son travail avec Bourdieu sur la production de l’idéologie dominante [Boltanski, 2009]. Il s’agit là d’articuler les formes conventionnelles de mise en valeur habituellement traitées par l’EC et le pouvoir de domination par les formes symboliques dans la sociologie critique.
34La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’économie de l’enrichissement en la replaçant dans une trajectoire historique relativement à une économie de la production capitaliste, ainsi qu’à l’analyse de leur coévolution. Elle rend compte du redéploiement du capitalisme européen illustré par la désindustrialisation et les stratégies de délocalisation dans les pays à bas salaires, ainsi que par la croissance parallèle de l’économie de l’enrichissement, basée en particulier sur la transformation en capital actif de biens considérés traditionnellement en patrimoine d’agrément ou de distinction. La particularité de la France est que cette nouvelle économie valorisant le passé aurait été encouragée par la politique culturelle mise en place à partir des années 1980, politique favorisant l’ensemble des « industries culturelles », dont feraient partie de plus en plus les industries de biens de luxe, suivant une forme de « partenariat public-privé », ce qui accroît les risques de conflit d’intérêts pour les experts à cheval entre différents milieux.
35Nous ne reviendrons pas sur cette partie qui remet au goût du jour une forme de capitalisme monopoliste d’État, ni même sur la dernière partie du livre proposant une sociologie des nouvelles classes qui profitent de l’économie de l’enrichissement et de celles qui en pâtissent avec l’émergence de formes d’auto-exploitation et de modèles d’entreprises basés sur le travail gratuit. Mais, alors que dans la « cité marchande » la richesse des « grands » participe au bien des plus « petits », l’essor de la nouvelle classe de riches contribue à l’exclusion des plus pauvres, accroissant les inégalités sociales.
36Nous allons essentiellement nous focaliser sur les deuxième et troisième parties de l’ouvrage en présentant la méthodologie suivie, chaque forme de mise en valeur des choses, et les liens entre critique, valeur et prix. Nous concluons par une perspective critique.
4.1 – Structuralisme et capitalisme
37À un niveau global, les mécanismes systématiques de la concurrence pour le profit entraînent des déplacements des capitalistes à la recherche d’espaces marchands plus profitables, afin de permettre une accumulation du capital. La notion de « déplacement » est utilisée dans un sens plus lâche que dans le Nouvel esprit du capitalisme, dans lequel les auteurs en faisaient une force motrice d’évolution des règles institutionnelles sans contrainte de justification. Dans tous les cas, il s’agit bien d’analyser l’accroissement de la plus-value en étudiant différents types de déplacement, qu’ils portent sur les marchandises, les personnes ou les capitaux, et en se détachant d’une économie morale.
38Cette posture surplombante de la réalité est utile au niveau macro-historique (échelle systémique), mais ne rend pas compte de la réflexivité des acteurs qui contribuent par leurs activités à cette dynamique (échelle pragmatique). Il s’agit pour les auteurs d’articuler ces deux échelles d’analyse en suivant une forme que les auteurs qualifient de « structuralisme pragmatique » [p. 495-502]. Pour cela, ils s’appuient sur la distinction opérée par F. Braudel entre l’entreprise capitaliste, visant l’exploitation de différentiels qui permettent l’instauration d’un rapport de force, et l’idéal libéral de marchés autorégulateurs sanctionnant tout aussi bien les comportements défaillants que les abus de position dominante. Or rares sont les situations où les offreurs exploitent un pur rapport de force et contrôlent complètement le marché, en particulier pour les biens de première nécessité. Ils sont le plus souvent obligés de justifier leurs prix en référence à différentes formes de mises en valeur, à des jeux de conventions structurées par l’intermédiaire du discours. Le processus de marchandisation repose donc sur des conventions d’échange et de prix des produits, sur des façons partagées de les qualifier. Les auteurs font explicitement référence à l’EC [p. 154] pour mettre l’accent sur le fait que ces formes de valorisation fournissent des schèmes partagés de perception et d’évaluation, ainsi que des langages de description à l’ensemble des intervenants des marchés, leur permettant de se coordonner et de régler leurs litiges.
39Les auteurs ont ainsi cherché à identifier la structure de la marchandise dans une veine anthropologique les conduisant à distinguer quatre formes de mise en valeur des choses, articulées de façon complémentaire au sein d’un « groupe de transformation », notion que les auteurs empruntent à Lévi-Strauss. Dans la même veine structurale, le prix d’une chose est considéré comme un signe n’ayant pas de contenu en soi, mais seulement en relation avec d’autres prix, révélés par d’autres échanges sur des choses plus ou moins similaires ou très différentes. Pour les auteurs, la structure des prix relatifs constitue un élément important de la réalité sociale et permet aux acteurs de s’y orienter et de réduire l’incertitude sur les échanges, à la manière de cartes cognitives. Ils vont alors s’intéresser à la déformation contemporaine de la structure des prix relatifs, en lien avec l’apparition de nouvelles sources de création de richesse.
4.2 – Les formes de différenciation des choses
40Les choses sont distinguées par les auteurs suivant deux axes. Un axe de différenciation opposant les modes analytique et narratif de présentation des marchandises ; et un axe temporel relatant leur puissance marchande, à savoir si les choses se déprécient ou s’apprécient avec le temps. Chaque forme de mise en valeur a une structure à la fois identique et différenciée suivant ces deux axes, ce qui contribue à la construction d’un groupe de transformation articulant quatre formes (voir tableau 1).
Synthétique des formes de mises en valeur des choses
Présentation analytique | Présentation narrative | |
---|---|---|
Puissance marchan de négative | Forme standard Usage* | Forme tendance Distinction sociale |
Puissance marchan de positive | Forme actif Revente avec profit | Forme collection Position dans un ensemble sériel |
Synthétique des formes de mises en valeur des choses
* : en italique la qualité de la chose principalement recherchée.41Commençons par la forme standard qui s’appuie sur la différenciation des prototypes, chaque prototype étant codifié et le plus souvent protégé par un brevet ou un modèle, et pouvant donner lieu a priori à une production illimitée de spécimens, à l’exemple de la production d’automobiles en grande série. Ces prototypes peuvent être très différenciés en incorporant des savoirs très ou peu spécialisés, les techniques de production étant standardisées, comme les produits de consommation courante. On retrouve l’opposition de Salais et Storper [1993] ; ce qui change c’est l’introduction d’un axe temporel caractérisant la durabilité des produits et donc la dégradation de leur valeur au cours du temps, jusqu’à devenir des déchets, soit par usure ou par obsolescence plus ou moins programmée.
42À l’inverse, les choses que la forme collection met en valeur ne reposent pas sur leur usage comme de simples marchandises, mais sur leur position dans un ensemble sériel. Elles voient leur prix augmenter avec le temps suivant leur force mémorielle suscitée le plus souvent par des procédés narratifs. La collection réunit des choses perçues comme proches sous un certain rapport (style, époque, terroir, région, type d’objets, auteur, ou encore collectionneur), et distribuées selon des différences considérées conventionnellement comme pertinentes, ce qui peut faire apparaître des manques, le cas exemplaire étant la collection de timbres. Les collections sont ordonnées sur l’axe différentiel, en distinguant celles qui reposent sur le rassemblement de spécimens de prototypes identifiés (comme des boîtes d’allumettes) de celles composées uniquement de prototypes auxquels est associé un seul spécimen, comme les collections d’œuvres d’art. Entre les deux, on trouve des collections d’objets fabriqués en séries courtes, comme le font aujourd’hui les entreprises de biens de luxe (montres, voitures d’exception…) qui instrumentalisent cette forme de mise en valeur à l’attention des acheteurs affublés d’un éthos de collectionneur.
43Dans le cas de la forme actif, la valeur de la chose dépend de la croyance en sa liquidité, en son degré de conversion en monnaie (axe différentiel), immédiate ou dans un futur plus ou moins proche (axe temporel), en tenant compte de ses traductions comptables (présentation analytique) en dehors de toute autre propriété. Cette forme de mise en valeur propre à la spéculation peut reposer sur des processus mimétiques. Elle suppose néanmoins l’existence d’intermédiaires légitimes assurant, non seulement, la stabilité des (méta) prix des actifs, mais aussi de leur liquidation, comme dans le cas des maisons de vente aux enchères qui ont connu un essor considérable au cours de la période contemporaine, en parallèle avec les places financières et les bourses d’échange de commerce de denrées à terme.
44Enfin, la forme tendance concerne des choses dont la mise en valeur repose sur la narrativité, comme dans la forme collection, mais en suscitant un désir dans un marché structuré par des hiérarchies sociales (entre riches et pauvres, jeunes et vieux…). Ces objets renvoyant à une forme d’exceptionnalité se déprécient rapidement, non pas tant par le fait de les utiliser que parce que s’enclenche une production de masse contribuant à leur dépréciation. Là encore, l’effet de mode peut reposer sur un processus mimétique, mais s’appuie également sur des intermédiaires de marché ayant un fort pouvoir de valorisation, comme un groupe d’entreprises innovatrices ou des bureaux de tendances. Mais le produit tendance peut basculer, après une longue période d’oubli, dans la forme collection à partir du moment où sa signature par un créateur ou un designer devenu enfin célèbre lui assure à nouveau un effet de distinction.
45La double caractérisation des marchandises permet aux auteurs d’aborder la question de leur reproduction, et de son contrôle par certains acteurs dominants légiférant sur les différences pertinentes, à partir d’une série d’oppositions propres à chaque forme de mise en valeur : prototype/spécimens (standard), original/copie (collection), vrai/faux (actif) [4], modèle/imitations (tendance). Cette question est directement liée à la façon de combler les manques, d’inciter à la consommation dans chaque forme de mise en valeur qui dessine des « ensembles incomplets » : pièce manquante dans une collection, robe tendance reluquée dans une vitrine ; ou des « choses incomplètes » : fonctionnalité à venir (standard), actif rare sur le marché.
46Finalement, ces conventions de mises en valeur ouvrent autant que possible le champ des choses susceptibles d’être transformées en marchandises, sous contraintes morales et juridiques limitant cette extension. Mais les auteurs prennent en compte différents types de critiques, notamment celle qui porte sur le niveau des prix.
4.3 – Critique, valeur et prix
47Un premier type de critique est lié à l’extension des formes de mise en valeur. En effet, chacune d’entre elles peut être considérée de façon « stricte » ou « étendue », arraisonnant des objets nouveaux à sa cause par analogies et rapprochements. Un bon exemple d’extension de la forme collection est l’inclusion des productions d’art contemporain du fait qu’elles sont traitées comme si elles étaient destinées à l’immortalité, comme si elles appartenaient au passé, en passe de devenir des éléments du patrimoine. Et c’est cette patrimonialisation latente qui permet de rassembler autour de cette forme favorable au tourisme les activités culturelles, la gastronomie et les grands vins, autant d’objets décrits dans les suppléments des grands journaux participant à l’économie de l’enrichissement. Cette dernière peut donner prise à la critique, comme le font les auteurs à propos de la patrimonialisation des friches culturelles et des inégalités induites, avec le cas emblématique de la ville d’Arles, tout comme le déploiement de la société industrielle a été critiqué du fait de la trop grande standardisation.
48Néanmoins, d’une façon générale, la pluralité des formes de mise en valeur permet au capitalisme d’absorber les critiques qui lui sont faites : recyclages des déchets de produits standard dans la forme collection, ou accès à des objets tendance permettant l’ascension sociale. Mais, pour les auteurs, les formes de mise en valeur peuvent être clarifiées en les détachant de leurs prolongements moraux, en distinguant les valeurs morales de la valeur économique.
49Ils avancent alors l’hypothèse de la valeur (économique) comme dispositif de critique et de justification du prix. Elle permet tout autant aux demandeurs de critiquer les prix qu’aux offreurs de les justifier ou d’anticiper la critique en misant sur les dispositifs publicitaires. Ces opérations s’appuient sur la comparaison du prix réel avec des « métaprix » qui fixeraient la valeur de choses équivalentes, « c’est-à-dire toutes les estimations de la valeur retraduite en termes numériques sans être issues d’un échange, qu’elles soient énoncées par des institutions, engendrées par le jugement d’acteurs prenant appui sur des exemples qu’ils connaissent ou s’abandonnant à des estimations imaginaires – à leurs rêves – ou même qu’elles soient déterminées par l’usage » [p. 141-142]. On n’est pas loin de la distinction classique en économie entre « valeur d’échange » et « valeur d’usage », avec l’idée que la détermination de la seconde va dépendre des différentes formes de mises en valeur des choses sur le marché.
50Ce sont donc bien aux échanges de marchandises que s’intéressent nos auteurs, et donc aux opportunités de faire de bonnes affaires, sans forcément la nécessité pour les agents de recourir à d’autres ordres de grandeur (permettant de régler par exemple des conflits de production ou de redistribution). Plus encore, ils formulent l’hypothèse que la pluralité des formes de mise en valeur des marchandises augmenterait le désir (le penchant structural) d’acquérir des choses, et donc les sources d’enrichissement.
4.4 – Perspective critique
51Cette analyse éclaire avec force les modalités contemporaines de recherche du profit capitaliste en mettant l’accent sur l’émergence d’une classe dominante liée à l’économie de l’enrichissement, mais aussi d’une classe dominée qui y participe également tout en étant exploitée. Comme dans Le nouvel esprit du capitalisme, chacun contribue aux modalités de déploiement du capitalisme tout en gardant ses capacités critiques en référence, suivant les types d’arène, à des formes de mise en valeur économique, à des ordres de grandeur plus moraux posant la question des inégalités de répartition, ou encore à des gestes plus radicaux de résistance au consumérisme.
52Ces formes de mise en valeur contribuent à structurer le cosmos de la marchandise en organisant la compétition économique en fonction de règles de commensurabilité ou d’incommensurabilité entre les produits, ce qui permet une analyse très fine des processus concurrentiels et, en particulier, d’imitation des concurrents. Il est d’ailleurs dommage que les auteurs n’en tirent pas plus de conséquences sur l’économie des contrefaçons propres à chaque forme conventionnelle de mise en valeur et de son usage stratégique, ainsi que les politiques d’authentification associées. S’ils mentionnent le rôle accru des droits de propriété industrielle visant la protection des investissements dans de nouveaux produits (forme standard ou collection pour les produits de luxe ou du terroir) ou des noms propres, les autres domaines du droit propices à l’économie de l’enrichissement sont peu prospectés (droit de la propriété littéraire et artistique, droit du patrimoine et de l’authentification).
53L’analyse de la patrimonialisation des friches culturelles est particulièrement réussie, mais peu est dit sur la création de « biens communs ». Seule une référence au « commun » est faite pour rendre compte du fait que la communauté des riches a tout intérêt à ce qu’un travail collectif soit réalisé pour entretenir les patrimoines et en assurer leur valeur. Le droit du patrimoine soutiendrait la forme collection en garantissant la force mémorielle ou plus simplement en définissant (et certifiant) juridiquement les procédures d’identification et d’authentification des entités à protéger. Mais on peut regretter que la notion de « bien commun » ne soit pas mise en rapport avec la construction du modèle des EG et qu’elle soit utilisée ici pour caractériser ce qui « n’appartient à personne », en prenant l’exemple du passé [p. 485].
54Par ailleurs, le droit du patrimoine peut aussi viser le libre accès de tous aux richesses constituées par des collections en référence à différentes qualifications juridiques soulignant, avec des variantes, le caractère commun de la ressource : patrimoine commun ou patrimoine de la nation, domanialité publique, affectation à une utilité publique et ainsi inaliénabilité. Bellivier et al. [2015] montrent comment les collections d’aujourd’hui ont rompu avec la logique traditionnelle du collectionneur, même si la nécessité de leur valorisation (du fait des coûts de conservation) peut conduire à certaines formes d’exclusivité. Il importe alors d’étudier les actions collectives de réappropriation de « lieux de mémoire » en référence au droit des communs en train de se faire ; ce qui conduit à un autre mode d’attention aux choses, non pas pour en tirer directement un profit matériel, mais pour mettre en évidence leur vulnérabilité [Chateauraynaud et Debaz, 2017].
5 – Conclusion
55La mise en évidence d’une pluralité de « conventions de qualité », articulant l’évaluation des produits sur les marchés et leur production, a permis à l’EC de rendre compte des changements des modes d’organisation des entreprises et des marchés au cours de la période contemporaine. Cette analyse des transformations du capitalisme s’appuie plus sur l’étude des tensions entre ces différentes conventions, chacune ayant un pouvoir de coordination et de réduction de l’incertitude, que sur la mise en évidence d’un monde de production dominant. Mais la montée des inégalités de toute sorte, à partir des années 1980, en particulier en France et plus largement en Europe, a amené l’EC à s’intéresser au pouvoir de valorisation de certains acteurs au sein des entreprises, des marchés et, plus généralement, de l’économie. En déplaçant la focale du pouvoir de coordination des conventions au pouvoir de valorisation d’acteurs dominants dans la définition et la diffusion de conventions d’évaluation, le programme de recherche de l’EC s’est orienté vers la mise en évidence d’architectures (capitalistes) de pouvoirs de valorisation, suivant différentes échelles, à la fois concurrents et complémentaires.
56Ce déplacement tient en partie au dialogue régulier de certains économistes de l’EC avec L. Boltanski. Son dernier ouvrage avec A. Esquerre donne de nouveau matière à réfléchir sur la façon dont l’EC traite la question du pouvoir [Thévenot, 2016] et de sa capacité à proposer une analyse plus systémique du capitalisme, en se détachant d’une économie morale. En effet, les auteurs d’Enrichissement, en se rapprochant de la tradition critique de Bourdieu, parviennent à caractériser les traits d’une nouvelle classe dominante et son pouvoir de définition des différences pertinentes entre les choses, y compris dans le droit. Mais sur ce second point, notamment le contrôle des droits de la propriété intellectuelle, il faudrait pousser plus loin l’investigation.
57Par ailleurs, il importe de s’interroger sur la façon dont certaines formes de mise en valeur empêchent la poursuite d’autres « biens ». Comme on l’a vu pour les questions de patrimoine, des personnes peuvent fonder des « communs » en adoptant des règles d’appropriation et d’usage d’un bien ou d’un service, et donc créer une forme de mise en valeur d’une ressource ou d’une richesse spécifique afin de la sauvegarder ou la développer.
Notes
-
[1]
Dans une perspective similaire d’emprise des instruments de calcul, L. Thévenot [2015] met en évidence le risque de confiscation de la politique par les standards transnationaux de certification de la qualité des produits.
-
[2]
L’auteur en tire d’ailleurs une périodisation des régimes macroéconomiques, tissant des liens avec la théorie de la régulation, en particulier avec l’idée que les salariés auraient eu leur heure de gloire au cours de la période « fordiste » et qu’ils l’auraient perdue avec la financiarisation, à partir des années 1980, puis avec la concurrence mondialisée et les politiques de délocalisation dans les pays à bas salaires.
-
[3]
Par ailleurs, la capacité collective à représenter le marché et à le faire advenir est inégalement distribuée parmi les acteurs, ce que les auteurs attribuent, en suivant Bourdieu, à des différences de capital symbolique, donnant progressivement aux premiers innovateurs le statut et la légitimité d’imposer les nouvelles tendances.
-
[4]
En particulier dans le cas des œuvres d’art qui acquièrent d’autant plus d’assurance sur leur valeur, et donc sur le profit potentiel en cas de revente, qu’elles sont authentifiées en référence à un auteur.