1La réforme des retraites est désormais engagée et les projets annoncés risquent de provoquer des changements majeurs. Ils s’inscrivent dans une logique de recherche de l’équilibre financier en jouant à la fois sur le montant des pensions et sur la durée des cotisations [Zemmour, 2017]. C’est sur ce dernier point que les changements semblent les plus marqués avec la définition de l’âge de départ à « taux plein » à 64 ans. L’essentiel de l’argumentation des promoteurs de la réforme s’appuie alors sur un constat en apparence simple : l’allongement de l’espérance de vie permettrait « naturellement » de retarder l’âge de départ en retraite sans nuire à la qualité de vie et en s’adaptant simplement aux évolutions démographiques. Ainsi, l’âge du départ à taux plein est amené à évoluer « comme l’espérance de vie » (Dossier de presse relatif aux préconisations du haut-commissaire à la réforme des retraites, 18 juillet 2019). Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, allait encore plus clairement dans ce sens lorsqu’il se prononçait en faveur d’un report au-delà de 62 ans en affirmant que « dire aux Français qu’on peut continuer avec un âge légal à 62 ans, c’est aller contre le simple bon sens de la démographie ». Ce choix et la façon dont il est défendu témoignent cependant d’une méconnaissance des inégalités face au vieillissement et peut-être d’une forme de mépris pour les métiers peu qualifiés.
2Le « bon sens » est toujours un argument solide, mais le « bon sens » de la démographie n’est pas toujours aussi simple… et ces propositions oublient un peu rapidement les immenses inégalités sociales face au vieillissement et plus encore au vieillissement face aux conditions de travail réelles vécues au travail. Deux grands types d’inégalités doivent être rappelés ici. Le premier concerne les différences d’espérance de vie entre catégories sociales : celles-ci demeurent majeures (plus de six ans entre cadres et ouvriers en termes d’espérance de vie à 35 ans) et ne se réduisent pas [Blanpain, 2011]. Le niveau de vie joue un rôle toujours massif sur l’espérance de vie et évidemment tout particulièrement en bas de la distribution des revenus : pour les personnes disposant de moins de 1000 euros de revenu disponible par mois, une hausse de 100 euros se traduit, toutes choses égales par ailleurs, par un allongement potentiel de la vie d’un peu moins d’une année [Blanpain, 2018]. Le second type d’inégalités impactant directement la question des retraites renvoie aux différences en termes de capacité à rester en emploi au-delà de 50 ans. Ces écarts relèvent à la fois de différences en matière d’« employabilité » (se traduisant par des taux de chômage parfois très élevés) et d’inégalités en matière de santé. Certains groupes professionnels cumulent alors les positions défavorables à l’image par exemple des emplois liés à des activités de nettoyage (métiers de services qui tirent la croissance de l’emploi non qualifié [Degeyter, 2017]). La compréhension des inégalités entre catégories professionnelles est d’autant plus importante que, loin d’être « naturelles » ou dépendant directement de l’activité, elles découlent de choix de modes de gestion de l’emploi et d’organisation du travail.
Des inégalités face au vieillissement majeures selon les groupes professionnels
3Ainsi, les données de l’enquête emploi 2017 nous donnent à voir qu’entre les cadres (4,5 millions d’actifs occupés) et les agents d’entretien (environ 1,65 million de salariés), travailler en vieillissant ne signifie pas la même chose : alors qu’environ 10 % des premiers se déclarent, à 60 ans, « limités, depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement », c’est le cas d’un tiers des second-e-s (ces salarié-e-s étant à près de 85 % des femmes, cf. graphique 1).
Comparaison des actifs cadres et agents d’entretien occupés sans incapacité

Comparaison des actifs cadres et agents d’entretien occupés sans incapacité
4Ce premier constat ne porte ici que sur les actifs occupés. Or, à 60 ans, de nombreux agents d’entretien ont déjà dû quitter leur emploi pour des problèmes de santé. Ainsi, si l’on ajoute à la population précédente les anciens cadres d’un côté et les anciens agents d’entretien de l’autre, l’écart se creuse encore : seuls 50 % des seconds ne déclarent pas de limitations physiques contre 20 % pour les cadres et anciens cadres (cf. graphique 2).
Comparaison des actifs occupés et inactifs cadres et agents d’entretien sans incapacité

Comparaison des actifs occupés et inactifs cadres et agents d’entretien sans incapacité
5La remontée du pourcentage des personnes sans limitation après 60 ans qui s’observe pour les agents d’entretien provient essentiellement de l’intégration dans ce second graphique des inactifs qui ont quitté leur emploi de manière précoce soit à cause du chômage, soit justement pour « économiser » ce qui constitue leur outil de travail direct : leurs épaules, leurs dos, leurs poignets… En résumé : ils et elles se portent un peu mieux (en moyenne) après avoir quitté ces emplois !
6Ces éléments nous rappellent que le travail use et que certaines fonctions abîment les corps de manière particulièrement rapide. Reculer l’âge de départ à la retraite peut alors apparaître comme une véritable violence pour de nombreux salariés. Certes la « pénibilité » est censée être prise en compte mais sa mesure, via un compte pénibilité pensé pour un monde industriel [1], semble tellement restrictive – et par nature complexe – que l’effectivité de ce dispositif est illusoire. Il ne permet pas d’anticiper les difficultés de santé mais vise tout au plus à compenser partiellement les préjudices les plus lourds.
Le poids des modes d’organisation du travail et de gestion des emplois
7D’autant que la pénibilité, tant physique que psychosociale, qui touche le plus souvent les métiers considérés comme peu qualifiés – et typiquement les emplois du nettoyage – tient certes en partie à la « nature » de l’activité de travail, mais aussi, et surtout, à des pratiques d’organisation et de management sur lesquelles des marges de manœuvre importantes existent, et dont une grande part dépend directement des pouvoirs publics qui agissent en prescripteurs directs des conditions d’emploi de ces salariés (en tant que donneur d’ordres ou en tant que financeur [2]).
8Cela apparaît aussi bien dans la définition du temps de travail que dans la manière de (ne pas) penser les vies professionnelles sur la durée.
9La question du temps de travail est emblématique. Les métiers du nettoyage usent les corps alors même que le temps partiel y est très largement dominant. Il concerne environ deux tiers des nettoyeurs ou des aides à domicile, réduisant d’autant leur accès aux prestations de la sécurité sociale (notamment la retraite) ou rendant encore plus improbable la reconnaissance des pénibilités subies. Mais est-ce encore un temps partiel si l’exercice de ce travail durant 25 heures hebdomadaires est déjà non soutenable ? En effet, de nombreuses études économiques [Devetter et al., 2013 ; Desjonquères, 2019], sociologiques [Reyssat, 2015 ; Benelli, 2011] ou encore médicales ou ergonomiques [Zock, 2006 ; Messing, 2016] ont permis de souligner les risques pour la santé de travailler au-delà de cette durée sur le long terme, ainsi que les difficultés pratiques – sur un strict plan temporel – de réaliser 35 heures de travail « effectif ». La « consommation de ressources humaines » est ici de toute évidence loin d’être partielle, et la reconnaissance d’un temps plein pour des durées d’« activité de pleine intensité » (les seules à être reconnues comme effectives actuellement) plus réduites semble nécessaire. En effet, pour ces métiers, le temps de travail décompté comme tel ne prend généralement en compte que les seules tâches directement productives (durées d’intervention chez un client ou présence sur un chantier) et ne tient compte que partiellement (voire pas du tout dans certains cas) des temps « périphériques » mais néanmoins nécessaires au travail (déplacement, vestiaire, préparation, récupération, tâches additionnelles, réunions et temps collectifs…).
10Il n’existe ainsi, pour ces emplois du bas de l’échelle, aucun mécanisme de reconnaissance de la charge de travail au-delà du chronométrage des seules activités directes, contrairement à ce que l’on peut observer pour des métiers plus qualifiés ou mieux régulés, à l’image des équivalences existantes pour certaines professions comme les enseignants, les personnels roulants ou plus généralement les cadres au forfait. Pour le dire autrement, quand les deux tiers des travailleur.euse.s de certains métiers pénibles sont à temps partiel parce qu’ils et elles (et notamment leur corps) ne pourraient tenir physiquement plus longtemps, cela signifie que le temps de travail n’est très probablement pas décompté comme il devrait l’être. Il est sans doute calculé au plus « serré » ou au moins coûteux pour l’employeur, les financeurs ou les donneurs d’ordres.
11Cette situation est d’autant moins inéluctable que, pour une part importante des salariés liés au nettoyage (aides à domicile, agents de service, nettoyeurs externalisés travaillant dans des bâtiments publics), le décompte du temps de travail provient directement d’une régulation publique spécifique. C’est par exemple le cas de la notion de « temps productif » dans l’aide à domicile qui découle de la logique de tarification et de financement de l’Allocation personnalisée d’autonomie sur une base horaire [Devetter et Puissant, 2019 ; Puissant, 2012] C’est également le cas lorsque les donneurs d’ordres publics externalisent l’entretien des locaux sur la base de cahiers des charges prévoyant un volume horaire très restrictif et décroissant d’année en année [3].
12Ces métiers sont également les grands oubliés de la « gestion prévisionnelle des emplois ». Pour ces professions, le licenciement pour incapacité demeure un outil majeur de gestion des ressources humaines, bien plus que la formation. Ainsi, toujours selon l’enquête emploi, alors que 21 % des salariés de toutes catégories ont participé à une formation formelle ou non formelle (donc dans une acception très large) au cours des quatre dernières semaines, ce n’est le cas que de 6 % des nettoyeurs. À cette absence de formations s’ajoute une autre caractéristique défavorable plus fréquemment rencontrée dans ces emplois : les salariés qui les occupent sont ceux qui répondent le plus fréquemment « non » à la question « apprenez-vous des choses nouvelles au cours de votre travail ? ». Ainsi 69 % des nettoyeur.e.s répondent par la négative, 73 % des employé.e.s de maison et 43 % des aides à domicile contre 31 % en moyenne chez les employés et ouvriers. Non seulement ces emplois n’ouvrent pas d’opportunités de formation, mais ils ne permettent pas non plus, dans un nombre important de cas, de développer de nouvelles compétences. Ils constituent ainsi clairement des emplois « enfermants », loin de la fonction « tremplin » ou « inclusive » que certains leur prêtent.
13Proposer d’allonger la durée de cotisation pour « suivre le mouvement naturel d’allongement de la vie » peut en ce sens apparaître comme une forme de méconnaissance de la réalité du travail réel de millions de salariés. Méconnaissance qui peut apparaître comme résultant des modalités de gestion de certains emplois : le recours aux horaires pour les activités de nettoyage décalés – très fréquent encore en France alors que les horaires en journée sont devenus majoritaires en Europe du Nord – renforce ainsi fortement l’invisibilité de ces salarié.e.s. Mais plus généralement, cette question doit nous rappeler que derrière « le travail » ou « l’emploi » se cachent des emplois extrêmement divers. Les mesures générales, construites en référence à une équité de traitement de tous, produisent des effets obligatoirement très variables dès lors que les emplois concernés sont eux-mêmes assez peu comparables. Parmi ceux-ci, certains groupes de professions semblent devoir attirer l’attention si l’on souhaite prendre en compte un certain nombre de questions sociales « globales ». La compréhension des transformations du monde du travail nécessite ainsi des analyses socioéconomiques « encastrées », s’attachant à analyser les situations réelles au-delà des paramètres généraux.
Notes
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[1]
Dans sa version actuelle, le compte pénibilité intègre les critères suivants : travail de nuit, travail en équipes successives alternantes impliquant du travail de nuit, travail répétitif caractérisé par la répétition d’un même geste, à une fréquence élevée et sous cadence contrainte, activité en milieu hyperbare, exposition à des températures extrêmes et exposition au bruit. Les durées d’exposition écartent en grande partie les salariés à temps partiel.
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[2]
Les aides à domicile constituent ici un cas emblématique [Dussuet et al., 2017] : les pouvoirs publics définissent en grande partie le montant des salaires possibles via le montant horaire de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie ou par l’intermédiaire des mécanismes de tarifications (voir l’article de Sylvain Vatan dans ce numéro). Ainsi des tarifications horaires autour de 20 € pour un coût horaire estimé à 25 € [Eneis, 2016] ne peuvent signifier qu’un sous-salaire pour les aides à domicile…
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[3]
Au cours de nos enquêtes, nous avons ainsi pu observer des situations où, pour une surface et des exigences constantes, le temps de travail des nettoyeurs affectés aux bâtiments a été diminué de 30 % à 50 % en quelques années à l’image d’un établissement de formation de près de 9000 m² nettoyé en 22h/jour en 2006 et 14h30/jour en 2015.