CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

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« Poser la question de la valorisation des actifs réels, c’est entrer au cœur du moteur de l’industrie immobilière. Évoquer une éventuelle survalorisation, c’est potentiellement enrayer celui-ci au risque de faire caler l’ensemble d’une filière. Et pourtant [...] la BCE [2] a allumé la mèche, s’inquiétant de la montée des prix des actifs réels, particulièrement dans l’immobilier. Cette vision – que d’aucuns qualifient de celle d’un pompier pyromane – a entraîné une réaction en chaîne à l’échelle de chaque pays membre. »
[Business Immo, dossier « L’immobilier commercial est-il réellement surévalué ? », septembre 2016]

2Cet extrait de l’éditorial du journal Business Immo, référence des professionnels de l’immobilier en France, intervient en réaction à la publication d’un rapport du Haut Conseil de la stabilité financière (HCSF) qui pointe du doigt une potentielle survalorisation des prix de l’immobilier, allant jusqu’à 30 % pour certains immeubles de bureaux dans le quartier des affaires de Paris. Ce rapport, en remettant en cause la fiabilité de l’estimation de la valeur des biens détenus et échangés, fit l’effet d’un « coup de poing » [Business Immo, 2016] au sein de la communauté des professionnels de l’immobilier financiarisé, qui s’empressa de mobiliser ses propres experts pour réfuter les conclusions de l’HCSF.

3En France, depuis le début des années 1990, une partie croissante du patrimoine immobilier des grandes métropoles fait l’objet d’investissements par des sociétés de gestion d’actifs (sociétés de gestion pour comptes de tiers, sociétés foncières cotées, compagnies d’assurance et mutuelles, fonds de pension, etc.) en charge de la collecte et de l’allocation des excédents monétaires de leurs clients, investisseurs particuliers et institutionnels [3]. En traitant l’immobilier tel « un actif financier comme un autre » [Van Loon et Aalbers, 2017], le but de ces gestionnaires d’actifs est l’enrichissement de leur portefeuille, i.e. l’augmentation de la valeur économique des biens détenus, pour rémunérer le capital de leurs clients. Ils tirent ainsi des revenus de la rente foncière, par les flux réguliers de loyers et les plus-values engrangées à la revente [Guironnet et Halbert, 2018].

4La structuration et le fonctionnement de ce secteur reposent sur l’édification d’un ensemble de conventions partagées par cette communauté professionnelle relatives à la valeur des biens en contexte d’incertitude [Orléan, 1987, 1999]. C’est le travail des experts en évaluation immobilière qui sont censés proposer une évaluation objective externe de la « valeur vénale » [4] des biens détenus par les gestionnaires d’actifs selon des méthodologies standardisées à l’échelle internationale. Les experts des cabinets internationaux de conseil en immobilier d’entreprise occupent une position dominante sur le marché de l’évaluation en France, favorisée par la détention d’un quasi-monopole de l’information sur les transactions dans ce secteur, et du fait de leur présence dans les instances de direction des principales associations professionnelles.

5À partir d’une ethnographie de plusieurs mois au sein d’un de ces grands cabinets et d’entretiens semi-directifs (cf. encadré 1) avec des membres de cette communauté professionnelle restreinte [5], cet article analyse l’architecture institutionnelle sur laquelle repose la construction de la valeur dans ce secteur de l’immobilier financiarisé. En nous distinguant des approches substantialistes de la valeur développées par la théorie économique néoclassique, il s’agit d’analyser ces pratiques d’évaluation, comme fruits d’un ensemble de dispositifs, croyances et conventions menés par une communauté de professionnels, qui s’inscrivent dans une configuration institutionnelle spécifique. Cette architecture institutionnelle est appréhendée, non pas comme une réalité figée qui s’impose aux acteurs, mais comme un ensemble stabilisé de règles, formes d’organisation et pratiques propres à ce secteur de l’immobilier, qui sont continuellement renégociées – via des formes de résistances, tensions, remises en cause – et réactualisées – via un ensemble de rites et autres formes de légitimation [Lagroye et Offerlé, 2011]. Nous montrons que cette architecture participe à la consolidation et à la légitimation de l’activité d’accumulation des gestionnaires d’actifs, et par là même à l’alimentation de bulles immobilières dans les cœurs des grandes métropoles [6]. Autrement dit, l’enjeu est de mêler l’analyse localisée de ces pratiques d’évaluation, comme invite à le faire le champ des valuation studies [Vatin et al., 2013], à ses effets sur la circulation effective de l’argent dans l’espace social [Montagne et Ortiz, 2013 ; Benquet, 2018 ; Bessière, 2019].

Encadré 1. Méthodologie d’enquête

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale en cours sur l’institutionnalisation du secteur de l’immobilier financiarisé en France des années 1980 à nos jours et sur les modalités de circulation de la valeur économique dans ce secteur. Il s’appuie principalement sur une enquête ethnographique par immersion de plusieurs mois, dans une période de marché haussier, au sein du siège français d’un des principaux cabinets de conseil en immobilier d’entreprise, Valimmo [11]. Cette entreprise, présente dans de nombreuses métropoles à l’échelle internationale et dont le siège européen est situé à Londres (cf. encadré 2), est en charge de la commercialisation des actifs immobiliers (Brokerage) – activité qui correspond à la majorité de son chiffre d’affaires ; de l’évaluation de la valeur des actifs (géré par le service de Valuation[12]) et de la production d’études de marché (géré par le service des Études).
Le travail présenté ici s’appuie sur un stage au sein du service Valuation de Valimmo, où j’ai mené une observation participante « à découvert ». J’y ai occupé différentes positions qui m’ont permis de mettre à jour l’« univers de relations » [Beaud et Weber, 2012] sur lequel repose la construction de la valeur. Dans un premier temps, j’ai effectué les mêmes tâches que les autres stagiaires du service qui consistaient en un travail de « petite main ». J’ai principalement aidé un expert senior à trouver des références pour compléter ses expertises, à participer à des visites de biens immobiliers et à rédiger les rapports – ce qui m’a permis de comprendre les différentes étapes de la procédure d’expertise, ses tâches routinières, et de tisser des liens avec les autres stagiaires. Dans un second temps, une mission plus spécifique pour un « gros » client m’a été confiée du fait de ma formation en sciences économiques et sociales, en lien fort avec les directeurs du service. Durant cette phase, j’ai alors acquis une position stratégique pour observer les rapports qui se tissaient entre clients-investisseurs et directeurs du service, et comprendre le rôle clé de ces derniers dans la mise en cohérence du processus de valorisation.
À côté, j’ai effectué des entretiens semi-directifs avec des clients-investisseurs (directeurs des investissements, responsables de la valorisation, asset managers) (n = 13), des entretiens avec des experts du cabinet où j’ai été accueillie ou de cabinets concurrents (n = 12), ainsi que des entretiens répétés avec un expert dit « indépendant » dans le langage indigène, c’est-à-dire non rattaché aux structures de brokerage de ces grands cabinets [13]. Il intervient par ailleurs en tant qu’expert judiciaire agréé par la Cour de cassation. Ces entretiens ont duré entre 45 minutes et 1 heure 30 chacun.

6Pour illustrer notre propos, nous analyserons tout d’abord l’activité d’expertise immobilière comme une pratique qui se développe de manière concomitante à la financiarisation d’une partie du marché de l’immobilier, nécessaire à l’activité d’accumulation des gestionnaires d’actifs. Loin d’être un processus individuel de dévoilement d’une valeur de la part d’un expert omniscient et indépendant, l’évaluation-valorisation immobilière résulte d’un rapport de force déséquilibré entre clients-investisseurs [7] et experts, en faveur des premiers (2). Cette capacité du client à faire passer ses attentes auprès des experts repose sur la forte sensibilité de la valeur aux hypothèses et paramètres utilisés dans le cas des méthodes d’évaluation-valorisation. Ainsi, face à un processus d’évaluation incertain, les experts mobilisent des conventions implicites d’évaluation[8], qui permettent la fixation d’une valeur vraisemblable, i.e. raisonnablement justifiable [9], tout en servant les intérêts de leurs clients (3). Le travail des experts repose donc essentiellement sur un travail de justification ex post d’une valeur en partie préétablie avant les calculs de valorisation, selon une division sociale du travail spécifique. L’enjeu pour ces grands cabinets d’expertise est ainsi de préserver la « façade institutionnelle » [10] [Codaccioni et al., 2012] du processus d’évaluation, participant à la légitimation de l’arbitraire de la valeur (4).

2 – L’expertise : une procédure de valorisation des actifs immobiliers au service des clients-investisseurs

7Les expertises immobilières définissent la « valeur vénale » (i.e. la valeur de marché) d’actifs immobiliers. Sollicitées dans le cadre de transactions ou pour des raisons réglementaires, elles constituent un moment stratégique pour le client-investisseur, qui a intérêt à faire passer ses attentes en termes de résultats auprès de l’expert-évaluateur. La relation de service favorise ce rapport de force déséquilibré en faveur des premiers.

2.1 – À qu(o)i servent les expertises ?

8Le développement des expertises immobilières en France s’inscrit dans un contexte de structuration, d’internationalisation et de financiarisation d’une partie du secteur de l’immobilier dans les années 1990, porté entre autres par l’apparition de nouveaux véhicules d’investissement immobilier réglementés : en plus des Sociétés civiles de placements immobiliers (SCPI) qui datent de 1970, les Sociétés d’investissement immobilier cotées [14] (SIIC) et les Organismes de placement collectifs en immobilier (OPCI) sont créés respectivement en 2003 et 2007 [Guironnet et Halbert, 2018]. Par ailleurs, le mouvement massif d’externalisation des patrimoines immobiliers des grandes entreprises à partir des années 2000 a offert de nouvelles opportunités d’investissement pour les gestionnaires d’actifs.

9Ainsi, les experts-évaluateurs français créent une charte de l’expertise immobilière en 1990 [15], qui pose les principes déontologiques et méthodologiques de la profession, en s’inspirant de ceux prônés par les organisations professionnelles supranationales de l’expertise (Royal Institution of Chartered Surveyors, The European Group of Valuers Associations). Au cours des années 1990, les experts des cabinets internationaux de conseils en immobilier d’entreprise prennent un poids croissant, par vagues de rachats de plus petites structures [Ball, 2007 ; Santilli, 2015], comme cela a pu s’observer dans d’autres secteurs tel celui de l’audit [Sauviat, 2003 ; Montagne, 2009]. Ces derniers se regroupent alors au sein de l’Association française des sociétés d’expertise immobilière en 1996, pour porter leur voix auprès des autorités régulatrices et harmoniser leurs méthodes [16].

10Aujourd’hui, les expertises en évaluation immobilière sont sollicitées par les clients-investisseurs pour principalement deux raisons :

  • pour des obligations réglementaires[17] liées à la stabilité financière et à la transparence des marchés, inspirées de la théorie financière standard [Montagne, 2009] : ces obligations concernent les entreprises d’assurance et les mutuelles pour qui le régulateur est l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) ; les SCPI et les OPCI pour qui le régulateur est l’Autorité des marchés financiers (AMF) ; les SIIC dont le patrimoine doit être évalué à la juste valeur (fair value) pour alimenter des états financiers en normes IFRS. Les expertises réglementaires sont effectuées tous les trimestres, semestres ou années en fonction des structures, et une rotation fréquente des experts est encouragée par les autorités de tutelles. Elles reflètent les performances économiques de ces structures et constituent une référence pour le client-investisseur sur les objectifs financiers futurs de la structure ; d’où l’intérêt stratégique de ce dernier à faire passer ses attentes en termes de résultats auprès des experts-évaluateurs. La volonté de contrôle du processus d’évaluation réglementaire ressort dans une étude récente auprès des acteurs de l’immobilier qui montrait que 88,3 % des investisseurs immobiliers étaient réticents à l’idée que les experts-évaluateurs rendent leurs conclusions directement aux autorités régulatrices [18]. Toutefois, des enjeux propres distinguent les clients-investisseurs en fonction de leur statut, ce qui influe sur la relation d’expertise. À titre d’exemple, les assurances, qui font des investissements en moyenne de plus long terme, sont considérées comme moins « agressives » et auront tendance à privilégier des augmentations lissées de la valeur de leur portefeuille immobilier, légèrement en dessous de « la valeur de marché » pour éviter d’être trop exposées aux fluctuations conjoncturelles. Les foncières cotées (SIIC) ont à l’inverse des objectifs plus élevés de rendement pour satisfaire leurs actionnaires, et cherchent à être « au plus proche du marché » (principe de la fair value) ;
  • dans le cadre d’un projet de transaction : en cas de cession ou d’acquisition d’un bien, une expertise immobilière côté acheteur et vendeur a toujours lieu, même si le client a souvent une idée très précise de la valeur qu’il souhaite obtenir. À quoi servent les expertises dans ces situations ? Quand un acheteur souhaite obtenir des financements pour une acquisition, une expertise est demandée par la banque. En général, en amont, un prix a déjà été décidé entre les parties de la transaction, et l’acquéreur a intérêt à ce que la valeur évaluée soit la plus élevée possible s’il souhaite obtenir davantage de capacités de financements de la part de la banque [Botzem et Dobusch, 2017]. Par ailleurs, quand un acheteur répond à un appel d’offres lancé par un vendeur, il peut demander une expertise pour prouver qu’il propose le « juste prix » d’achat auprès du vendeur, mais aussi pour obtenir le soutien financier de banques. À l’inverse, si un investisseur a un projet de vente d’un de ses actifs, l’expertise donne la valeur en dessous de laquelle le bien ne peut pas être vendu. Dans cette situation, la valeur d’expertise peut renvoyer au « métaprix » de l’actif théorisé par L. Boltanski et A. Esquerre [2017] qui permet de maintenir la valeur en dehors de l’échange, et qui constitue une référence lors de la formation des prix au moment de la transaction. Si, dans le cadre d’une transaction, un accord sur le prix a souvent déjà été trouvé entre les parties en amont de l’expertise, cette dernière vient certifier socialement la valeur en dessous de laquelle le bien ne peut être vendu, et surtout légitimer des valeurs d’actifs élevées auprès des banques prêteuses. C’est en ce sens que S. Botzem et L. Dobusch [2017] analysent les experts immobiliers en Allemagne dans la période pré-crise de 2008 comme des chevilles essentielles de l’activité de profit de leurs clients-investisseurs et de la formation des bulles immobilières.

2.2 – « J’aimerais pas être dans la peau d’un expert » [19] : un rapport de force évaluateur-évalué déséquilibré

11La concurrence entre les grands cabinets d’expertises, les faibles honoraires qu’ils proposent, le niveau de rémunération et les aspirations en termes de carrière des experts des grands cabinets contribuent à un rapport de force déséquilibré entre experts et clients-investisseurs.

Encadré 2. Organisation du service de Valimmo

Les experts de Valimmo France sont concentrés principalement à Paris et dans les principales métropoles françaises. Un directeur général est en charge des relations avec le siège européen, des relations avec les clients et de la participation aux instances de régulation. Des directeurs adjoints se répartissent à Paris les missions en fonction de la typologie d’actifs (logistique, commerce, bureaux, logements, etc.), du type de clients (nationaux ou internationaux) ; ils sont par ailleurs en charge de l’encadrement des stagiaires et experts juniors (salariés en CDI débutant en expertise). Quelques experts seniors sont également présents dans l’entreprise.
Le service des expertises de Valimmo connaît un niveau de rotation des jeunes experts très important. En plus des nombreux stagiaires qui partent à la fin de leur stage, les jeunes qui poursuivent avec un CDI restent en général entre un et deux ans après leur stage, dans la mesure où le processus d’évaluation est perçu comme très procédural et répétitif, en particulier dans le cadre des expertises réglementaires. Les grands cabinets sont d’ailleurs parfois qualifiés d’« usines à expertise ».

12Depuis ces dix dernières années, avec la multiplication des expertises réglementaires pour les différents véhicules immobiliers (OPCI, SIIC, etc.), une course à la baisse des honoraires est lancée entre les grands cabinets concurrents, contribuant à un sentiment de dévalorisation du métier de la part des experts [20]. Une discussion avec un directeur d’expertise à qui je demandais s’il jugeait que le métier d’expert était suffisamment reconnu témoigne de cette pression à la baisse des honoraires :

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« Je pense que dans la sphère immobilière tout le monde reconnaît le travail précis de l’expert immobilier. Mais on reste un prestataire de services. […] L’expert immobilier reste un mec qui bosse, qui doit bosser de plus en plus pour moins cher, et en même temps faire un rendu de qualité. »
(Entretien avec un directeur)

14Ainsi, les clients-investisseurs peuvent faire jouer la concurrence entre ces grands cabinets si la valeur que leur donne un expert ne leur convient pas, voire retarder des paiements, en particulier dans le cadre de besoins de financement. À l’inverse, certains petits cabinets indépendants, qui proposent des honoraires plus élevés [21], seront mobilisés pour des problématiques particulières (des conflits entre des parties relatives à une renégociation de bail par exemple), comme me l’expliquait l’expert indépendant :

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« On vient nous voir avec une problématique, alors qu’on va voir les [grandes] sociétés d’expertises pour avoir un chiffre. Après, [ces sociétés de gestion d’actifs] ne me donnent pas tout leur parc à faire, car 1) je suis plus cher que les autres et 2) ça les arrange pas forcément d’avoir quelqu’un qui donne un prix qu’il pense lui. […] Ces gens-là [les petits cabinets], ils disent la vérité, parce qu’ils s’en foutent, c’est des petites structures ! »
(Entretien avec un expert indépendant)

16Les experts immobiliers sont d’ailleurs parfois qualifiés de « parents pauvres » [22] de l’immobilier, par rapport aux professionnels « côté investisseur », ou aux brokers dans la mesure où ils sont en général moins bien payés et reconnus [23], consolidant le rapport de force déséquilibré entre eux et leur client. En effet, un jeune commençant en CDI en expertise chez Valimmo gagne en moyenne 36 000 euros bruts/an, contre en moyenne 42 000 euros bruts/an pour les analystes côté investisseur, et la progression est plus importante pour ces derniers. Si le salaire des directeurs d’expertises peut atteindre 100 000 euros bruts/an, les rémunérations peuvent atteindre des montants bien plus élevés « coté investisseur », du fait de la part importante du revenu variable.

17Le niveau de sélectivité pour entrer en expertise est également moins important par rapport à celui « côté investisseur », en particulier chez les foncières cotées. Hormis les jeunes experts issus de l’École supérieure des travaux publics (ESTP), peu d’entre eux sont passés par le système des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) [24]. La plupart ont effectué des masters en droit de l’immobilier, des masters spécialisés en immobilier (ESSEC, Dauphine, etc.) hors cursus CPGE, ont intégré des écoles de commerce post-bac. Les directeurs ont quant à eux eu des formations universitaires moins spécialisées en immobilier (formation de géomètre, en droit, en finance, etc.), dans la mesure où ces cursus se sont surtout développés ces dernières années [25]. Beaucoup de jeunes experts aspirent, après leur activité en expertise, à partir dans des métiers « côté investisseur » du fait des plus fortes rémunérations à la clé et de la plus grande reconnaissance sociale.

18Le sentiment d’avoir les « mains liées » pour les experts des grands cabinets peut être fort, comme l’explique une ancienne experte passée « côté investisseur », qui avait particulièrement mal vécu son expérience professionnelle passée :

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« C’était un métier très stressant, très éreintant ; quand on allait en réunion de revue de valeur chez le client, c’était horrible ; enfin moi j’ai… [rire] franchement, il y avait des nuits où je dormais vraiment pas bien ! Franchement, le métier d’expert est un métier qui est très très dur, car on est quand même pressé comme un citron, il y a quand même beaucoup de stress, vous allez en réunion de valeur, vous savez que vous allez vous faire casser la gueule car la valeur mise n’était pas la bonne, et que de toute façon, vu que c’est le client, vous mettrez entre guillemets la valeur qu’on vous dit de mettre ! […] l’[évaluation] des foncières, c’était une fois par an, et [la valeur] avait intérêt d’augmenter, car si ça augmentait pas et bah gare à vous… ! »
(Entretien avec une ancienne expert senior)

20Si dans cet extrait transparaissent directement les faibles marges de manœuvre des experts face aux gros clients, ce rapport de force n’est pas toujours vécu sous la forme de la contrainte, mais aussi avec un certain consentement. En effet, ce qui permet aussi ces « arrangements » entre experts et clients, c’est la certaine affinité sociale entre eux qui rend acceptable de jouer avec les règles [Bessière, Gollac, 2017]. Bien qu’une hiérarchie des prestiges économique et social au sein de ce « huis clos » de l’immobilier existe, une certaine fascination à l’égard des clients prestigieux peut se ressentir parmi les experts de Valimmo [26]. En particulier, les experts seniors et directeurs, qui ont accumulé un capital économique et social, se retrouvent plus enclins à mener ces « arrangements », comme me l’explique l’ancienne experte citée plus haut :

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« Parfois, les jeunes ne veulent pas démordre sur la valeur. Et justement ce qui distingue pour moi un junior et un senior, c’est que quand on est expert senior, on apprend aussi à relativiser, l’expertise n’est pas une science exacte, et quand un client vous dit, bon bah voilà moi ça m’arrange plus, comptablement, qu’on arrive pour telle raison à 100 et pas 200, eh bien voilà, on fait tout pour arriver à 100 ! »
(Entretien avec une ancienne experte)

22Au-delà, cette réaction différenciée en fonction de l’expérience professionnelle s’explique par le fait que beaucoup de jeunes experts pensent exercer un métier avec une certaine « scientificité » à leur arrivée chez Valimmo, et se retrouvent assez vite désillusionnés par les faibles marges de manœuvre dont ils disposent dans la fixation de la valeur (« on est là pour faire plaisir au client » ; « c’est bullshit » [extraits du journal de terrain fait avec des stagiaires]) – d’où les tentatives de résistances initiales aux attentes du client. En effet, intégrer la profession implique tout un processus de conversion des plus jeunes à une identité de « professionnel de l’immobilier », de mise en conformité, qui passe entre autres par la socialisation professionnelle [Hugues, 1958 ; Ho [27], 2009].

23Ce rapport de force déséquilibré était en revanche plus difficilement avouable pour les clients-investisseurs, dans la mesure où cela aurait remis en cause la fiabilité de la valeur de leur patrimoine. Souvent, lors de mes entretiens avec des investisseurs, quand je posais des questions précises sur le processus d’expertise, on m’arrêtait en me disant : « Mais, pourquoi vous vous intéressez tant aux experts ? », « C’est juste des observateurs de la valeur ! » En particulier en ce qui concerne les foncières cotées, pour qui l’enjeu de la « transparence » de la valeur du portefeuille est extrêmement important dans le cadre des normes IFRS, l’indépendance des experts m’était fermement rappelée. Deux anciens « investisseurs » à la retraite m’ont malgré tout fait part de manière plus explicite de la situation « peu confortable » dans laquelle se trouvaient ces professionnels.

2.3 – Des arrangements différenciés en fonction du client

24Les clients bénéficient généralement d’un pouvoir d’influence certain dans la définition de la valeur, mais ce n’est pas toujours le cas. Leur position dans le champ économique et la fréquence des relations qu’ils entretiennent avec le cabinet d’expertise influent grandement sur la capacité de l’expert à se plier à leurs attentes. En effet, les investisseurs les plus professionnalisés bénéficient d’analystes en interne rompant ainsi le monopole de l’expertise des grands cabinets. Par ailleurs, certaines expertises auprès de « gros » clients peuvent correspondre à 10 % du chiffre d’affaires annuel du service d’expertise. Au-delà de l’intérêt économique à maintenir de bonnes relations avec leurs clients, c’est un enjeu de réputation [Karpik, 1989] du client-investisseur – lié entre autres à la détention d’un capital social important [Bourdieu, 1980 ; Comet, 2007] – qui intervient dans le processus de valorisation des actifs :

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« On va faire beaucoup plus confiance à un acteur reconnu et connu de l’immobilier qu’un petit. […]. Forcément, il y a une relation de confiance aussi. On pourra suivre un gros investisseur s’il nous dit qu’il est convaincu que [son projet de restructuration de l’immeuble] va marcher. »
(Entretien avec un expert junior)

26À l’inverse, des clients ponctuels feront l’objet de moins de complaisance. C’est ce que m’explique un expert senior qui devait évaluer le portefeuille d’un « petit » client mobilisant une expertise pour des raisons de financements d’un de ses investissements :

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« Parfois, on nous demande de justifier l’injustifiable. […] Nous, on sait que c’est risqué comme portefeuille, on n’a pas d’incentive à donner une valeur plus haute. C’est des petits clients, donc on n’est pas poussés à leur donner des valeurs au taquet, quoi ! »
(Entretien avec un expert senior)

28Mais par quels canaux, et jusqu’où les clients peuvent-ils communiquer leurs attentes ? La sensibilité du calcul de la valeur aux choix des paramètres amène les experts à mobiliser des conventions implicites d’évaluations, qui assurent la définition d’une valeur vraisemblable tout en servant les intérêts de leurs clients.

3 – Fixer la valeur en situation d’incertitude : la mobilisation de conventions implicites d’évaluation pour mettre en cohérence la valeur

29Les méthodologies d’expertises présentées dans la charte d’expertise immobilière s’inspirent des méthodes issues de la théorie financière standard. Leur caractère hautement théorique les rend difficilement applicables « sur le tas ». Différents moyens permettent en revanche aux experts de se donner une idée de la « fourchette de valeur » du bien à évaluer, en situation d’incertitude. Dans ce cadre, des conventions implicites d’évaluation sont mobilisées, pour défendre une valeur vraisemblable tout en étant favorables aux attentes des clients-investisseurs.

3.1 – Des méthodologies d’expertises issues de la théorie financière standard

30La définition de la valeur vénale et les méthodes d’évaluation proposées par la charte de l’expertise [2017], loin d’être neutres, reposent sur des hypothèses et conventions [Desrosières, 2010] issues de la théorie financière standard, et tendent à appréhender le bien immobilier comme « un actif financier comme un autre ». La valeur vénale correspond au prix dans une situation de concurrence pure et parfaite, sans aucun rapport de force entre agents. Elle suppose que le bien immobilier est utilisé de manière à maximiser sa valeur pour le propriétaire (highest and best use value). Selon cette acceptation, un expert aura fait une bonne expertise s’il estime une valeur qui correspond au prix auquel le bien sera échangé in fine. Pour déterminer la valeur d’actifs, les experts disposent principalement de trois méthodes (cf. encadré 3).

Encadré 3. Les méthodes d’évaluation des actifs immobiliers

Trois principales méthodes d’évaluation sont présentées dans la charte de l’expertise immobilière :
  • la méthode par comparaison, qui constitue la plus ancienne des méthodes et qui consiste à évaluer le prix au mètre carré d’un bien similaire, et d’en déduire la valeur.
Les deux autres méthodes, majoritairement utilisées, consistent à évaluer le bien immobilier en fonction de sa capacité à produire des revenus locatifs dans le futur, selon la logique suivante : « Un immeuble ne vaut que ce qu’il rapporte. » Ces méthodes reposent sur une vision de l’immobilier comme « actif financier » [Nappi-Choulet, 2013] :
  • la méthode d’évaluation par capitalisation, qui repose sur l’hypothèse de constance des revenus locatifs dans le temps : la valeur est alors égale à la somme des revenus engendrés par l’immeuble en utilisation optimale, i.e. le loyer maximal que serait prêt à payer un utilisateur pour y résider (« la valeur locative de marché » ou « VLM ») divisée par un taux de capitalisation (qui correspond au taux de rendement locatif plus une prime de risque) ;
  • la méthode des rendements actuariels (Discounted cash flow), pour laquelle les revenus locatifs sont supposés croître à un taux constant dans le temps et à l’infini, divisés par un taux d’actualisation. Cette méthode permet de faire des projections sur les usages futurs de l’actif immobilier (travaux de restructuration ; changement de locataires, etc.). Elle a été introduite au début des années 2000 dans la charte de l’expertise immobilière.

31Quelle que soit la méthode sélectionnée par l’expert pour qualifier le bien, une étape incontournable du processus d’évaluation est la recherche de références d’actifs immobiliers en vente ou de transactions d’actifs aux propriétés similaires dans la zone géographique d’intérêt [28]. De ces références sont censés découler la valeur locative de marché et le taux de rendement. Toutefois, le nombre de transactions sur ce marché est relativement faible comparé aux marchés du logement, et l’information sur les prix est parfois opaque [Crosby et al., 2018], dans la mesure où de nombreuses opérations sont faites off-market. Il n’est donc pas toujours simple de trouver des « biens comparables », en particulier dès qu’on s’éloigne des quartiers centraux des métropoles ou pour des actifs atypiques (cliniques, cinémas, etc.). Ainsi, pour ce type de situations, l’expertise repose sur un accord de valeur entre les parties concernées :

32

« Le problème avec ce genre de valorisation, c’est qu’on est sur des marchés où y’a pas suffisamment de profondeur pour analyser vraiment la valeur. […] Donc y’a une valeur de convenance à un moment donné qui peut se négocier si y’a des bons commercialisateurs ! »
(Entretien avec un expert senior)

33Même dans des zones centrales où les transactions sont plus importantes, les références de « valeur locative de marché » peuvent être très volatiles. En effet, certaines sociétés de gestion d’actifs détiennent un pouvoir de marché très important qui leur permet de modifier les taux de rendement à elles seules par leurs transactions, contre l’hypothèse d’atomicité du marché. Ainsi, une variation de 0,1 point de pourcentage du taux de rendement ou de 20 euros de valeur locative de marché au mètre carré par an aura des conséquences importantes sur la valeur finale de l’actif évalué. C’est ainsi qu’un directeur d’équipe essayait de rassurer une experte junior en formation :

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« On peut se tromper de 20-30 euros de VLM, l’erreur est humaine. Après si y’a un trop gros écart, c’est pas bon. L’enjeu c’est d’expliquer comment on travaille, nos méthodes. »
(Extrait de journal de terrain)

35Dans le cadre de la méthode du Discounted cash flow (DCF), d’autres hypothèses viennent s’ajouter, relatives aux évolutions futures de l’inflation et de la valeur locative de marché ou encore aux projets de travaux de restructuration du client-investisseur, qui accentuent la fragilité du processus d’évaluation, ce que la majorité des experts s’accordent à dire (« tu peux faire dire un peu tout et n’importe quoi à ton DCF en fait ! [29] »).

36Les expressions telles que : « Il faut “rebidouiller” la valeur », « Il faut augmenter un peu la VLM », entendues à plusieurs reprises de la part des directeurs, montrent comment ce travail de fixation de la valeur se fait par ajustements progressifs des paramètres. Quand je faisais remarquer la forte volatilité de la valeur aux paramètres choisis, on me rappelait souvent que l’« immobilier n’[était] pas une science exacte », comme manière de rationaliser l’activité d’expertise. Une autre forme de rationalisation mobilisée par les experts dans cette situation d’incertitude reposait sur la croyance que la valeur estimée se situe dans un ordre de grandeur de la « vraie » valeur :

37

« L’avantage avec l’expertise, c’est qu’il y a toujours une part de vérité, je me dis que mes expertises… […] c’est à 10 % près, donc tant que tu es dans cette marge, c’est que t’es bon… »
(Entretien avec un expert junior)

38Ainsi, si les jeunes experts se montrent plus cyniques à l’égard de l’expertise, on voit qu’ils peuvent aussi croire à leur travail d’évaluation. En effet, ils peuvent avoir intérêt à se plier aux attentes du groupe et à se convaincre qu’ils sont dans la bonne voie pour pouvoir agir [Goffman, 1973]. Mais que ce soit le cynisme ou la croyance qui les anime, l’enjeu pour les experts reste de trouver une valeur vraisemblable, i.e. qu’ils peuvent justifier et défendre, en particulier vis-à-vis des organes de contrôle (CAC [30], AMF, etc.). Différentes techniques permettent d’orienter l’expert dans son processus d’évaluation incertain.

3.2 – Stratégies d’obtention d’une « fourchette de valeur » en amont de l’application des méthodes de calcul

39Si dans le cadre d’une réponse à un appel d’offres ou d’un financement, les experts peuvent déjà avoir une idée assez précise de la valeur attendue par le client, d’autres moyens permettent d’orienter l’expert dans le processus d’évaluation, en particulier, quand c’est la première fois qu’ils évaluent le bien.

40Dans ces grands cabinets rattachés à des cabinets de brokerage, les experts immobiliers appellent régulièrement les brokers pour avoir un ordre d’idée du prix des transactions en cours, demander leurs avis sur les valeurs locatives et les taux, dans la mesure où ces derniers sont perçus comme étant au plus près du marché. Par ailleurs, des formes de coopération peuvent se mettre en place entre grands cabinets d’expertises : les experts peuvent utiliser leurs réseaux au sein des autres cabinets pour obtenir des informations sur la valeur à évaluer, « pour ne pas trouver des valeurs aberrantes » [31] ou récupérer d’anciens rapports d’expertises. Dans ce cadre, les « amitiés professionnelles », i.e. des « relations de confiance établies dans la durée » [Eloire, 2014] permettent de s’informer sur les « deal » en cours, les prix de ventes d’actifs, etc. Ces amitiés se développent dans des associations professionnelles, clubs de l’immobilier, des rencontres dans le cadre des études ou plus simplement sur les différents lieux de travail.

41Les visites de l’actif immobilier à évaluer, obligatoires dans le cadre des expertises, constituent également des moments où l’expert peut obtenir des informations de la part du client sur la valeur du bien [32]. Ce jeune expert me dévoilait ainsi ses techniques [33] :

42

« Tu dis pas [au client] “combien vous voulez ?”, mais pendant la visite [du bien], tu vas faire exprès de poser des questions un peu bêtes, pour savoir combien [le client] l’a acheté il y a deux trois ans, combien il a besoin pour sa banque. […] Et il y a beaucoup [de clients] qui te le disent exprès, donc à partir de là, tu es forcément influencé. […] Tu te le fixes pas comme un objectif mais quand même… Le client peut te dire : “J’ai acheté tant, et en plus les prix ont même augmenté !” [rire] Donc comme ça, dans tous les cas, intérieurement, tu te dis, c’est que ça vaut minimum tant, et que ça vaut même plus ! »
(Entretien avec un expert junior)

43Dans le cadre des actualisations de valeur des OPCI et SCPI, les experts peuvent se fonder sur les expertises des trimestres ou années précédents. Comme l’une des conventions implicites incorporées par les experts est celle de l’augmentation de la valeur de l’actif d’une expertise à l’autre, il suffit de légèrement modifier les paramètres pour traduire cette augmentation, comme me l’expliquait une ancienne experte d’un grand cabinet :

44

« Les [évaluations des] OPCI, ça m’a tuée ! Tous les trois mois, vous faites une expertise – enfin une actualisation [34] – du même bien, parfois vous bougiez juste un loyer, vous deviez quand même remplir une fiche… franchement, les OPCI, vous avez l’impression de tourner en rond et que la vie est un éternel recommencement.
– Il n’y avait pas trop de pression de la part du client ? Ils avaient quand même des attentes en termes de résultats sur leurs valeurs, non ?
– Oui mais honnêtement, y’a beaucoup moins de pression avec les OPCI [qu’avec les foncières], car les actifs vous les faites tellement souvent qu’honnêtement l’augmentation elle se fait toute seule. […] Comme vous le faites tous les trois mois, vous pouvez prendre 0,5 ou 1 % tous les trois mois et ça fera 5 % [35] par an, et c’est très bien, c’est beaucoup moins stressant. »
(Entretien avec une ancienne experte senior)

45Toutefois, quand la « convention haussière » [Orléan, 1999] est rompue, le rôle des directeurs d’expertise est clé pour mettre en cohérence l’évolution de valeur, puisque cela implique une reformulation des conventions implicites d’évaluation citées plus haut. Un des thèmes récurrents durant ma période d’observation chez Valimmo était la possibilité d’une remontée des taux d’intérêt qui influerait négativement sur la valorisation des actifs de leurs clients, ce que ces derniers acceptent très difficilement. Ainsi, un directeur m’expliquait les discussions qu’il avait eues avec le directeur d’un de ses principaux concurrents alors qu’ils expertisaient le même bien pour deux clients différents [36], confirmant le rôle essentiel de la coopération entre concurrents [Eloire, 2010] dans le processus d’évaluation, pour mettre en cohérence la valeur :

46

« On a eu une discussion […] avec le patron de Valimmo_Bis sur Superbuilding [37] une fois de plus, car il a fait la valorisation de Superbuilding pour un client et nous pour un autre. Et il est revenu vers ses clients en disant “Bah voilà, je vois que les taux [de rendement] commencent à monter en ce qui concerne les grosses transac’, donc j’ai monté les taux !” Et du coup, 10 points de base [38], ça représente 20 millions d’euros [39]… car le montant est gros ! Et là, le client a fait “Eh, non, stop ! Pourquoi vous faites ça ?” Et donc lui, il y est allé brutalement. Et on s’est appelés au téléphone, il m’a demandé : “Comment tu fais toi ?” Et je lui ai dit “Bah, écoute, voilà nous, on les a juste prévenus que ça pourrait augmenter [les taux]… Comme ça pour les mois prochains, y’aura une petite graine” [rire] ! »
(Entretien avec un directeur des expertises)

47Ainsi, au-delà de ces techniques d’obtention d’une « fourchette de valeur » vraisemblable, les conventions implicites d’évaluation citées plus haut (entre autres, la croyance en un marché haussier, le principe selon lequel on répond aux attentes des clients) participent à l’activité d’accumulation du capital des sociétés de gestion d’actifs et à l’alimentation de bulles immobilières. D’autres conventions implicites utilisées par ces grands cabinets permettent de faire gonfler la valeur des patrimoines de clients-investisseurs : c’est le cas de la distinction entre « loyer économique » et « loyer facial » (3.3).

3.3 – Comment maintenir la valeur des actifs quand les revenus locatifs baissent ? La distinction entre le « loyer économique » et « facial »

48Lors d’un entretien, un ancien directeur de foncière me faisait remarquer que, malgré la forte standardisation des méthodes, il n’y avait « pas une doctrine uniforme » en termes d’expertise et qu’il y avait « encore beaucoup à faire pour mettre les experts dans un tuyau qui soit juste ». La distinction entre « loyer facial » et « loyer économique » en est une illustration.

49Depuis la crise de 2008, des « mesures d’accompagnement », (franchises de loyers, participation aux travaux, plafonnement des charges, etc.) en faveur des entreprises locataires ont été accordées de manière croissante par ces propriétaires-investisseurs afin de les inciter à s’installer dans leurs locaux ou d’y rester, dans un contexte économique morose. Ces mesures sont aujourd’hui devenues une norme et commencent à être quantifiées depuis 2014. Par exemple, ces franchises atteignent aujourd’hui 28,3 % du « loyer facial » (i.e. du loyer inscrit sur le bail) à la Défense. Toutefois, les experts des grands cabinets peuvent parfois capitaliser la valeur sur le « loyer facial », faisant augmenter artificiellement la valeur de leur portefeuille, alors que les propriétaires-investisseurs reçoivent dans leurs comptes un « loyer économique » (i.e. le « loyer facial » retranché de ces mesures d’accompagnement). Cette pratique irrite d’ailleurs les petites structures d’expertise, comme en témoigne la réaction de l’expert indépendant cité plus haut :

50

« Moi je capitalise le loyer économique, vous leur avez demandé ce qu’elles capitalisaient elles ? Le loyer facial, bah oui c’est n’importe quoi ! Excusez-moi c’est n’importe quoi, on ne peut pas capitaliser un loyer facial. Ces sociétés [i.e. les grandes sociétés d’expertises] ne capitalisent pas la bonne valeur, ça me choque ! »
(Entretien avec un expert indépendant)

51Cette croissance des franchises avait fait l’objet d’un article dans Les Échos, « Immobilier de bureaux : la grande illusion » en 2014 écrit en concertation avec quelques professionnels de l’immobilier, dénonçant cette pratique « maintenant artificiellement haut un marché pourtant en berne » [40]. Une des personnes qui avait contribué à cet article m’avait alors relaté le vif rappel à l’ordre qu’elle avait subi de la part de la communauté professionnelle face à la remise en cause des pratiques d’évaluation, qui révèle les rapports de forces internes à cette industrie :

52

« On s’est fait engueuler par les promoteurs. Je me rappelle que quelques jours après je rencontrais le patron de Building dans un restaurant, et il s’est levé de sa chaise et m’a dit “Claude [41] ! Arrête de déconner !” […] Et il m’a dit : “Non mais tu tues le métier. Arrête de dire ça, tu tues le métier !” »
(Entretien avec un directeur de fonds d’investissement)

53Les acteurs dominants de la communauté des professionnels de l’immobilier ont conscience de ces conventions implicites, mais les dévoiler au grand jour romprait la « façade institutionnelle » [Codaccioni et al., 2012] sur laquelle repose la construction de la valeur et du profit. Ainsi, le travail de l’expert renvoie davantage à un travail de justification ex post de l’arbitraire de la valeur. Après avoir fixé une valeur vraisemblable, l’enjeu est ainsi de légitimer le processus de valorisation pour qu’il apparaisse fiable.

4 – Protéger « la façade institutionnelle » des expertises pour légitimer l’arbitraire de la valeur

54Après plusieurs semaines dans le service d’expertises de Valimmo, le directeur général du service conclut ainsi notre entretien : « J’espère que tu as bien vu que le calcul de la valeur n’était pas fait au doigt mouillé ! » Cet échange traduit tout le travail de justification de la fiabilité du processus de détermination de la valeur mis en œuvre par le cabinet, qui vise à légitimer la profession, et plus généralement leur cabinet – vis-à-vis des clients et des institutions tierces. Cette partie étudie le travail de légitimation du processus de valorisation par les experts de ces grands cabinets, qui s’opère selon une division sociale du travail spécifique entre jeunes experts et directeurs.

4.1 – Les méthodes de calcul comme « habillage » [42] pour justifier ex post la valeur

55L’usage de la méthode par capitalisation et de la méthode du DCF participent à ce travail de rationalisation, de légitimation du processus d’évaluation. En effet, les deux méthodes sont très régulièrement associées dans une même expertise, comme outil pour justifier la robustesse des méthodes de dévoilement de la valeur [43]. Dans les représentations communes, le DCF tend davantage à augmenter la valeur de l’actif par rapport à la capitalisation. Ainsi, les experts s’accordent généralement sur le fait que la valeur obtenue par le DCF est un peu plus haute que celle trouvée par capitalisation. L’utilisation de ces méthodes se fait principalement à partir de modélisations sur Excel, et il est aisé de modifier légèrement un paramètre pour observer une variation finale de la valeur afin de mettre en cohérence les deux méthodes. Finalement, le DCF est perçu avant tout comme un « langage » [44] pour les experts, qui permet de parler aux investisseurs. À ce titre, ce travail de justification ex post de la valeur par les méthodes de calcul se retrouve aussi dans le domaine du private equity [Benquet, 2018] ou dans les pratiques d’évaluation menées par les avocats et notaires dans le cadre de successions ou divorces, qualifiées de « comptabilité inversée » [Bessière, 2019].

56Ainsi, si les gros clients-investisseurs détiennent eux aussi leurs propres expertises en interne qui ne les laissent pas ignorants à l’égard de la forte variabilité de la valeur en fonction des hypothèses de valorisation retenues, la « façade » [Goffman, 1973] semble fonctionner pour les CAC, en charge de l’audit des résultats des expertises réglementaires pour les foncières cotées, qui ne s’interrogent pas sur les détails des calculs de valorisation, comme me l’explique un expert :

57

« L’intérêt est que les CAC ne connaissent quasi rien à l’immobilier, il faut pas se leurrer. Ils veulent savoir l’évolution par rapport à la tendance du dernier semestre, ou par rapport à l’année passée, et voir si c’est une évolution qui est logique. S’ils arrivent à comprendre, y’a aucun souci, y’a pas d’enjeu, ils vont pas venir nous challenger sur une VLM ou des taux, ça n’arrive quasiment jamais [insistance]. […] Les CAC maintenant, c’est mes réunions préférées, clairement ! »
(Entretien avec un expert junior)

58Ainsi, c’est la « méconnaissance collective » de l’arbitraire de la fixation de la valeur [Bourdieu, Delsaut, 1975], qui confère sa légitimité pour ces organes tiers (CAC, autorités régulatrices). Toutefois, les chiffres et formules ne suffisent pas : ce qui est recherché avant tout, c’est de créer une cohérence, une légitimité de la valeur par un travail de narration autour du chiffre.

4.2 – La mise en récit de l’actif via le rapport d’expertise

59La forme prise par les rapports d’expertise est très réglementée par l’Association française d’expertise immobilière, les grandes sociétés opérant une auto-évaluation de leurs rapports entre elles. Si le détail des calculs prend peu de place dans le rapport d’expertise, les rapports d’expertise sont bien plus massifs. Si l’on prend l’exemple d’un rapport d’expertise d’une tour à la Défense, sur une centaine de pages de rapport, moins de cinq sont réellement consacrées au détail du calcul. Le reste est un travail de présentation de l’état locatif de l’immeuble ; des études de marché produites par le service des études ; une présentation du quartier ; des photos de l’immeuble obtenues via les visites ; une présentation de la méthode de valorisation ; une analyse SWOT [45] de l’actif ; des considérations légales (conditions du bail, indexation et évolution, taxe foncière, charges, etc.) ; des précautions prises quant à la méthodologie adoptée pour protéger l’expert. Les ajouts sur l’environnement du bien immobilier permettent de justifier les paramètres définis par l’expert, et ainsi de mettre en avant le caractère « vraisemblable » de la valeur :

60

« Y’a 15 000 moyens pour arriver à la valeur. […] Après, comment tu la construis ? Ça, tu peux raconter ce que tu veux dans l’histoire de l’immeuble […]. Et personne ne peut te dire, l’histoire de l’immeuble ce sera ça, quoi. Faut juste écrire une histoire qui tienne la route et que tu peux justifier, c’est juste ça. »
(Entretien avec un expert junior)

61Ainsi, pour justifier un taux de rendement ou une VLM, on pourra développer tout un argumentaire relatif au quartier, à la configuration du bien et ses perspectives de développement. Ce travail de mise en récit des chiffres pour les justifier se retrouve également dans le domaine de la finance de marché [Chong, Tuckett, 2015] ou dans le domaine de la prévision en économie [Beckert, 2016 ; Pilmis, 2018]. L’effet de « façade » est toutefois parfois rompu du côté des clients-investisseurs [46] :

62

« Y’a quelques années de ça, j’ai eu un problème à la cheville, et je n’avais que ça à faire d’être dans mon lit, et exceptionnellement j’ai lu toutes les expertises [rire]. Et du coup, y’a les drames du copier-coller à toutes les pages ! Car quand vous ne faites pas gaffe, que vous recevez vos expertises, vous lisez la dernière ligne [où apparaît le résultat de l’évaluation], et vous dites “ouais ça me va !”, mais en fait vous vous rendez compte qu’il y a des erreurs, des machins […] parce que… Ils ont plein de petits jeunes et on ne les paie pas assez ! »
(Entretien avec une directrice de fonds d’investissement)

63Toute la collecte d’informations pour la constitution du rapport et les visites d’immeubles est principalement faite par les « petites mains » du service (stagiaires et experts juniors), plus sceptiques à l’égard des méthodes de valorisation, par rapport aux directeurs qui représentent les gardiens de la profession d’expert.

4.3 – Le pouvoir de la signature : une certification sociale de la valeur

64Chaque rapport se clôt par une signature de la part du directeur, qui a toujours le dernier mot sur la valeur de l’expertise. Ainsi, les directeurs, détenteurs d’un capital symbolique et social important, confèrent par leur signature une légitimité sociale à l’arbitraire de la valeur estimée [Bourdieu, Delsaut, 1975 ; Fraenkel et al., 2006].

65En effet, si le turn-over est important pour les jeunes experts, tous les directeurs des expertises ont commencé en tant que juniors chez Valimmo et ont ainsi constitué un capital social important avec les clients dont ils sont les interlocuteurs privilégiés (via des échanges téléphoniques, par mail, des réunions, etc.). Chaque directeur dispose ainsi de ses propres clients, pour éviter d’éventuels conflits de valeurs en interne. Les directeurs acquièrent leur légitimité à juger de la fiabilité d’une valeur de l’ancienneté de leur expérience en expertise. Ils sont perçus comme détenteurs de « compétences qualitatives » en plus des compétences « quantitatives » [De Larminat, 2013], c’est-à-dire d’une capacité à « sortir la tête des chiffres », à prendre du recul sur le fonctionnement du marché. Ainsi, un expert d’un grand cabinet concurrent m’expliquait :

66

« Le directeur de pôle qui gère une équipe de six-sept personnes passe son temps à faire du réseau. C’est son rôle à plein temps, il fait pas d’expertises ! Il s’occupe juste d’avoir un réseau et de vérifier nos résultats. Y’avait ma directrice qui vérifiait la valeur et qui faisait les réseaux. Elle a une vision très globale des opérations. »
(Entretien avec un ancien expert stagiaire)

67Les directeurs ne disposent toutefois pas tous du même pouvoir de signature de l’expertise. En effet, quand la valeur évaluée atteint un certain montant, seuls les directeurs généraux peuvent la valider. Ce pouvoir de signature des expertises lié à la hiérarchie d’entreprise peut même dépasser les bureaux parisiens de l’entreprise. Quand il s’agit d’évaluer des portefeuilles paneuropéens, même si l’évaluation des actifs situés en France est déléguée aux experts du siège français de Valimmo, c’est le siège européen de l’entreprise, situé à Londres qui a le dernier mot sur la valeur du portefeuille. Cela se produit en général quand l’équipe d’expertises de Londres possède des relations privilégiées avec le client à évaluer, ce qui peut d’ailleurs engendrer des conflits de légitimité, comme l’explique un directeur du service expertises de Valimmo :

68

« Nous, on évalue beaucoup de portefeuilles paneuropéens. Nous, on fait notre partie France, puis on remonte ça à Londres, et en général les Londoniens se démerdent pour garder la relation client et bref… Euh… Mais du coup, il peut arriver que les valeurs soient changées par Londres pour harmoniser le portefeuille. Donc c’est pas toujours, euh… le process serait de revenir vers nous pour demander ce qu’on en pense, mais c’est pas toujours le cas… […] Et parfois, il arrive que les portefeuilles soient signés que par Londres, on n’a pas vraiment une vraie responsabilité là-dessus. Mais y’a un moment tu te dis, si tu demandes à ceux qui connaissent le marché, comment ça se passe… Soyez pas trop déconnants quand même quoi ! »
(Entretien avec un directeur des expertises)

69Au-delà du capital symbolique accumulé par le directeur d’expertise, c’est aussi le capital symbolique détenu par le groupe Valimmo qui confère à la valeur une légitimité, à l’instar des Big four de l’audit [Stenger, 2017]. Lors d’entretiens avec des clients-investisseurs, ceux-ci m’expliquaient que les rapports issus de ces grands cabinets constituaient une véritable « estampille », « signature internationale » ou encore étaient le « must-have », vis-à-vis des tiers extérieurs. En ce sens, la signature du rapport constitue une forme de « rite d’institution » en tant qu’elle « consacre ou légitime, c’est-à-dire tend à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire » [Bourdieu, 1982, p. 58].

5 – Conclusion

70Ainsi, loin de l’approche substantialiste de la valeur telle que développée par l’économie néoclassique, nous montrons que la fixation de la valeur économique dans le secteur de l’immobilier financiarisé repose sur une architecture institutionnelle spécifique – un ensemble de règles, pratiques et croyances stabilisées en constante renégociation et réactualisation, menée par une communauté restreinte de professionnels – qui participe à la consolidation de l’activité d’accumulation des sociétés de gestion d’actifs. Que ce soient la relation de clientèle, la mise en place de stratégies de coopération entre experts des grands cabinets, les amitiés professionnelles, ou encore le travail de légitimation de l’arbitraire de la valeur par des rituels codifiés (usage des méthodes de calcul financières, visite du bien, rapport, pouvoir de signature lié à la hiérarchie d’entreprise, etc.), toutes ces pratiques permettent aux experts de définir une valeur vraisemblable, qui entre en accord avec les intérêts du client et participe à la formation de bulles d’actifs immobiliers. Le contrôle par les autorités régulatrices de ces expertises vient encore davantage renforcer cet édifice construit autour de la valeur.

71La remise en cause de cette architecture institutionnelle viendrait déstabiliser le fonctionnement de cette industrie. Ainsi, entrer dans cette communauté des professionnels de l’immobilier implique de se conformer à ses conventions implicites d’évaluation, au risque d’un rappel à l’ordre. C’est ainsi qu’après plusieurs mois de discussions tendues et de mobilisations [47] liées à la publication du rapport de l’HCSF de 2016 sur la potentielle survalorisation de certains biens dans le centre de Paris, les professionnels de l’immobilier avaient réussi à atténuer l’alarmisme de l’HCSF, en arguant une mauvaise appréhension de la spécificité du marché de l’immobilier d’entreprise par le régulateur [48]. Cela montre les enjeux de luttes autour de la définition de la « juste valeur » dans un espace social structuré par des rapports de pouvoirs, rappelant le caractère intrinsèquement social des faits économiques.

Notes

  • [1]
    Cet article est une version remaniée et enrichie des discussions qui ont suivi la journée d’étude « Sociologie économique de l’urbain » organisée à Sciences Po par Alexandre Coulondre et Marie Piganiol le 4 octobre 2018 et des Doctoriales « Économie & Sociologie » organisées à Grenoble le 16 octobre 2018. J’en remercie vivement les participant·e·s en particulier Anne Jourdain et Marie Piganiol. Je remercie par ailleurs Quentin Belot, Antoine Guironnet, Sabine Montagne, Nicolas Pinsard, François Schoenberger, Florence Weber et les relecteurs et relectrices anonymes de la Revue française de socio-économie pour leurs relectures critiques et leurs commentaires pertinents. Je garde l’entière responsabilité des propos tenus ici.
  • [2]
    Banque centrale européenne.
  • [3]
    Le patrimoine immobilier détenu par ces différents véhicules d’investissement en France est évalué à 350 milliards d’euros en 2017, soit une augmentation de 65 % en 10 ans [Burckel, 2018]. Ces investissements se concentrent principalement sur l’immobilier non résidentiel (bureaux, centres commerciaux, logistique) et les résidences de service (hôtels, résidences étudiantes, Ehpad, etc.) [Nappi-Choulet, 2013 ; Raimbault, 2016], considérés comme plus attractifs en termes de rendement que le logement, et bénéficiant de réglementations plus souples. Toutefois, le secteur résidentiel est également en partie concerné, en particulier le secteur du logement dit intermédiaire qui attire de plus en plus de gestionnaires d’actifs [Guironnet et Halbert, 2018]. L’HCSF qualifie ce secteur en expansion de marché de l’immobilier commercial (commercial real estate market).
  • [4]
    Selon la charte de l’expertise immobilière qui définit les principes méthodologiques et déontologiques de la profession, la valeur vénale « est la somme d’argent estimée contre laquelle des biens et droits immobiliers seraient échangés à la date de l’évaluation entre un acquéreur consentant et un vendeur consentant, dans une transaction équilibrée, après une commercialisation adéquate, et où les parties ont l’une et l’autre agi en toute connaissance, prudemment et sans pression » [5e éd., mars 2017]. Elle renvoie à ce qu’on appelle plus communément « la valeur de marché ».
  • [5]
    La communauté des professionnels de la filière de l’immobilier financiarisé regroupe différents intermédiaires de marché : asset managers, experts, brokers, promoteurs, etc. (pour une présentation des différents acteurs de cette filière, voir la thèse d’Antoine Guironnet [2017]). Cette communauté, principalement concentrée à Paris – dans les quartiers de l’ouest parisien – constitue un « petit monde », comme me le répètent souvent mes enquêtés, qui se retrouve fréquemment dans de nombreux événements professionnels fermés, associations et clubs informels. Beaucoup d’entre eux partagent également des liens forts d’amitié.
  • [6]
    L’évolution des prix dans le secteur de l’immobilier financiarisé est très contrastée en fonction de la typologie d’actifs (bureaux, logistique, centres commerciaux, résidences étudiantes, cliniques, etc.) et de leur localisation (Paris, métropoles régionales, etc.), ce qui rend l’analyse de l’évolution globale des prix complexe. Par ailleurs, les données disponibles sur les prix et les volumes de transaction dans ce secteur sont partielles et principalement détenues par des acteurs privés. Dans un rapport publié par la Banque de France en 2018, intitulé « Immobilier commercial : un risque de bulle financière ? » (219/2), la question des données est pointée comme principale difficulté à l’analyse fine de ce secteur en France. À partir des données Morgan Stanley Capital International (MSCI), les auteurs du rapport notent toutefois que les prix dans ce secteur connaissent une croissance continue depuis 2009, dépassant le niveau antérieur à la crise de 2008, en particulier pour l’immobilier de bureaux. De plus, les niveaux de prix de l’immobilier de bureaux sont plus élevés en France par rapport à ses voisins européens (Royaume-Uni, Espagne, Allemagne, Italie, Pays-Bas). Enfin, en 2017, la croissance des prix dans le secteur de l’immobilier commercial est plus forte que dans celui de l’immobilier résidentiel (3,7 % contre 2,3 %).
  • [7]
    Nous utiliserons par simplification le terme d’« investisseurs » qui est le terme indigène employé par mes enquêtés pour parler de leurs clients, même si en réalité ce sont des « gestionnaires d’actifs » mandatés par des clients-investisseurs (particuliers et institutionnels) pour rémunérer leur capital. Pour une analyse de la construction historique de la « figure sociale de l’investisseur », voir H. Ortiz et S. Montagne [2013].
  • [8]
    Par convention implicite d’évaluation, nous entendons des manières de faire « non écrites » dans la charte de l’expertise immobilière, fruits d’accords tacites, de croyances et de routines, qui guident le processus d’évaluation.
  • [9]
    Je m’inspire de l’usage que fait Marlène Benquet [2018] du terme « vraisemblable » pour qualifier la manière dont sont élaborés les scenarii de développement des entreprises : « Le scénario produit n’est pas considéré comme vrai ou probable, il n’est pas fondé sur l’idée d’une prédictibilité du futur, mais comme « vraisemblable » au sens où il peut faire l’objet d’une prévision raisonnable compte tenu des idées dominantes d’une époque [Genette, 1969, p. 73] ». De la même manière, fixer une valeur « vraisemblable » renvoie à l’idée selon laquelle les acteurs ne cherchent pas à trouver « la juste valeur », mais une valeur raisonnablement justifiable et défendable, qui fait l’objet d’un certain consensus au sein de la communauté des professionnels de l’immobilier.
  • [10]
    V. Codaccioni et ses coauteurs [2012] reprennent le terme de « façade » à E. Goffman [1973], en l’appliquant à l’analyse des institutions. La façade, plus qu’une simple « image » de l’institution, apparaît comme « un facteur d’institutionnalisation et comme le produit de cette dernière » (p. 7).
  • [11]
    Cet article préserve l’anonymat des entreprises étudiées et de leurs salariés, pour éviter l’utilisation de la recherche à des fins non scientifiques, qu’il s’agisse de publicité ou de délation. Pour cette raison, certaines précisions sur la période et la durée d’accueil dans l’entreprise ou encore sur le nombre de salariés et leurs caractéristiques sociales ont été omises ou légèrement modifiées, sans nuire aux résultats de l’analyse. Les noms des autres entreprises ont également été anonymisés.
  • [12]
    Le service de Valuation est une entité juridique distincte du service de Brokerage, selon le principe du « mur de Chine » entre les activités d’évaluation et de commercialisation.
  • [13]
    En dehors de ces grands cabinets, des petits cabinets interviennent pour des clients moins « professionnalisés » (particuliers, PME qui souhaite céder ses actifs, etc.), dans le cadre de problématiques spécifiques (actif spécifique, zones plus à l’écart des grandes métropoles, etc.) ou bien dans le cadre d’expertises judiciaires (par exemple, en cas de conflit entre des parties sur la valeur d’un bien). Une petite dizaine de cabinets d’expertise judiciaire opèrent majoritairement sur le marché de l’expertise judiciaire.
  • [14]
    On nomme plus communément ces sociétés les « foncières cotées ». Ces dernières gèrent d’importants patrimoines immobiliers dans le but d’en retirer des loyers et d’en valoriser le capital ; elles sont exonérées de l’impôt sur les sociétés et sur les plus-values contre une obligation de distribution de dividendes.
  • [15]
    Cette charte fait l’objet de réactualisations régulières.
  • [16]
    Les conditions d’intégration de cette association sont particulièrement restrictives. Si aujourd’hui l’association s’est ouverte à 10 sociétés d’expertises, une poignée d’entre elles détiennent une influence plus significative au sein de l’association.
  • [17]
    Dans les grands cabinets d’expertises, les évaluations pour raisons réglementaires constituent la majorité du travail des experts et de leur chiffre d’affaires.
  • [18]
    Voir « Valorisation immobilière », hors série, Business Immo, juillet 2018.
  • [19]
    Entretien avec une directrice de fonds d’investissement.
  • [20]
    Les honoraires ont baissé de l’ordre de 30 à 50 % en quelques années. Les honoraires des expertises sont bien plus faibles par rapport aux autres intermédiaires impliqués dans une transaction immobilière (notaires, brokers, conseils juridiques, etc.).
  • [21]
    Un expert indépendant rencontré m’expliquait que pour un même type d’actif, les honoraires qu’il pouvait demander étaient de trois à quatre fois plus chers que dans les grands cabinets.
  • [22]
    Extrait d’entretien avec une ancienne experte.
  • [23]
    C’est surtout la part du revenu « variable » qui est plus importante côté investisseur et pour les brokers.
  • [24]
    D’ailleurs, la grille de rémunération des stagiaires ayant effectué une classe préparatoire est plus élevée. Les directeurs de Valimmo sont à l’affût des jeunes issus de grandes écoles dans leurs procédures de recrutement afin de valoriser la profession.
  • [25]
    Ils sont toutefois presque tous détenteurs des certifications RICS (Royal Institution of Chartered Surveyors) qui définissent les standards de régulation déontologique des professions de l’immobilier dans le monde.
  • [26]
    Comme pour les agents immobiliers étudiés par Lise Bernard [2017], une source de reconnaissance sociale vient du fait de traiter avec des clients détenteurs d’un capital économique et social important, et d’avoir à gérer des actifs immobiliers « de valeur ».
  • [27]
    Je remercie Sylvain Laurens pour m’avoir suggéré cette référence.
  • [28]
    L’échelle prise par la zone géographique d’intérêt varie en fonction du type de bien et de sa localisation. Ainsi, pour les commerces en centre-ville de Paris, la zone d’intérêt sera d’un diamètre relativement faible, du fait de la grande variabilité des prix d’une rue à l’autre, alors que pour un entrepôt logistique en première couronne parisienne, on pourra sélectionner des transactions ayant eu lieu dans l’ensemble de la petite couronne.
  • [29]
    Extrait de journal de terrain, expert senior.
  • [30]
    Commissaires aux comptes.
  • [31]
    Extrait de journal de terrain, expert junior.
  • [32]
    La présence du client aux visites est assez rare et c’est souvent le property manager de l’immeuble qui s’en charge, sauf quand il y a un enjeu très spécifique, par exemple lié à des besoins de financements.
  • [33]
    Ces visites participent à la « mise en scène » [Goffman, 1973] de l’évaluation. Il s’agit de prendre des photographies et de poser des questions types sur l’âge du bâtiment et sur les éventuels problèmes d’obsolescence. On voit dans cet extrait d’entretien que les parties cherchent à maintenir « la façade » de l’indépendance. L’expert doit tenir son rôle de « dévoilement » de la valeur, en ne demandant pas frontalement au client ses attentes.
  • [34]
    Les actualisations ne nécessitent pas la visite du bien. Pour les OPCI, les expertises avec visites obligatoires des biens ont lieu tous les ans, et entre deux expertises annuelles ont lieu trois « actualisations trimestrielles » de la valeur sur la base des éléments fournis par la société de gestion (état locatif, prévisions de travaux, etc.).
  • [35]
    5 % de taux de rendement.
  • [36]
    Chacun détenant une part de l’immeuble. On parle de « club-deal ».
  • [37]
    Nom de l’immeuble expertisé modifié.
  • [38]
    Cela correspond à une augmentation de 0,1 point de pourcentage du taux de rendement.
  • [39]
    La valeur a été baissée pour anonymiser l’immeuble.
  • [40]
    D’autres tribunes ont pu dénoncer cette pratique, comme celle d’Alain Béchade, « Des ruptures en cours aux fractures qui viennent », Business Immo, 2013.
  • [41]
    Le nom a été modifié.
  • [42]
    Entretien avec un ancien PDG de foncière.
  • [43]
    Ainsi, pour trancher sur la valeur vénale du bien, soit une des deux méthodes est sélectionnée selon la demande du client, soit une moyenne des deux méthodes est utilisée.
  • [44]
    Journal de terrain, expert senior.
  • [45]
    Strengths-Weaknesses-Opportunities-Threats.
  • [46]
    Cette réaction montre que même si les clients-investisseurs ont conscience de la sensibilité de la valeur aux paramètres définis dans le modèle, les longs rapports ont un effet de légitimation de la valeur. En effet, on perçoit la désillusion de mon enquêtée en découvrant « les drames du copier-coller ».
  • [47]
    À l’occasion de la publication du premier rapport de l’HCSF, une association de professionnels du financement de l’immobilier s’est mobilisée pour jouer le rôle d’intermédiaires dans les discussions avec le régulateur.
  • [48]
    Les rapports sont disponibles sur le site de l’HCSF (https://www.economie.gouv.fr/hcsf/publications-thematiques). Voir le rapport « Analyse du marché de l’immobilier commercial en France » (septembre 2016) et le « Diagnostic actualisé et résultats des stress tests dédiés à l’immobilier commercial » (mars 2017).
Français

Cet article analyse les pratiques d’évaluation-valorisation d’actifs menées dans un secteur en développement depuis les années 1990, celui de l’immobilier financiarisé. Il montre que ces pratiques reposent sur une architecture institutionnelle qui contribue à consolider et légitimer l’activité d’accumulation des gestionnaires d’actifs immobiliers.

  • ethnographie
  • valeur
  • financiarisation
  • gestionnaires d’actifs immobiliers
  • architecture institutionnelle

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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/rfse.023.0035
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