Hadrien Clouet, Aux guichets du temps partiel. Transactions temporelles dans le service public d’emploi allemand et français. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction de Didier Demazière (directeur de recherche, CNRS – CSO), soutenue le 4 décembre 2018 à Sciences Po
1Jury composé de Vincent DUBOIS, Professeur, Université de Strasbourg (président) ; Margaret MARUANI, Directrice de recherche émérite, CNRS ; Jens Thoemmes, directeur de recherche, CNRS (rapporteur) ; Nikola TIETZE, Privatdozent, Hamburger Stiftung zur Förderung von Wissenschaft und Kultur ; Bénédicte ZIMMERMANN, directrice d’études, EHESS (rapporteuse).
2Pourquoi de nombreux chômeurs prennent-ils un emploi à temps partiel, alors qu’une écrasante majorité exprime le souhait d’œuvrer à temps plein lors de l’inscription ? Afin de répondre à cette interrogation, la thèse se concentre sur la diffusion et la promotion des offres de durée réduite au sein des services publics d’emploi allemand et français. Ce faisant, elle pointe le lien étroit qui unit la durée hebdomadaire d’emploi avec les formes bureaucratiques de traitement des chômeurs. Elle propose, en conséquence, d’étudier le temps partiel comme l’envers de l’organisation du chômage.
3L’encouragement du temps partiel ne répond pourtant à aucune consigne explicite de la part des hiérarchies administratives de l’intermédiation publique. Pourquoi apparaît-il si fréquemment dans les entretiens entre chômeurs et conseillers ? La réponse se trouve dans les conditions de mise en œuvre des « politiques d’activation » et dans le cadrage informatique des interactions.
4Le matériau de la démonstration a trois origines. Il repose sur une recherche en archives (nationales, municipales et administratives), articulée à une démarche ethnographique de plusieurs mois dans quatre agences des deux pays (2014-2015), et à une étude quantitative d’offres d’emploi collectées par chaque intermédiaire public.
5La première partie de la thèse retrace la régulation du temps d’emploi des chômeurs par l’indemnisation-chômage. Elle rappelle l’ancienneté, dès les années 1930, de l’ouverture des allocations aux individus exerçant un emploi occasionnel (chapitre 1) et la submersion du dispositif sous les emplois à temps partiel lors de leur apparition, d’abord en Allemagne, puis en France (chapitre 2). Toutefois, l’incitation financière à la reprise d’emplois atypiques ne rencontre que peu d’engouement aujourd’hui, tant du côté des chômeurs que du côté des conseillers (chapitre 3).
6La deuxième partie pointe, en revanche, la centralité du temps d’emploi recherché par les chômeurs dans le travail de valorisation dont ils font l’objet, de la part de leurs conseillers. Ces derniers étiquettent le public, notamment les femmes, pour associer chaque chômeur aux offres qui leur paraissent les plus accessibles (chapitre 4). Mais pour préserver leur autonomie professionnelle, vis-à-vis des institutions concurrentes et de la hiérarchie, les conseillers investissent également certains types d’offres, particulièrement adéquates aux suivis d’activité quantifiés (chapitre 5).
7La troisième partie se penche sur les outils numériques de mise en relation entre offres et demandes. Elle souligne d’abord le poids des interfaces informatiques, très différentes en Allemagne (où le temps d’emploi est codé par un répertoire d’expressions nominales) et en France (où il est enregistré par un nombre hebdomadaire). Les langages informatiques déstabilisent des publics différents dans chaque pays et bloquent l’expression de certains souhaits horaires (chapitre 6). Ils engagent d’autres dégradations, invisibles lors de la recherche informatique, en matière de salaire, de rythmes ou de contrat (chapitre 7).
8À côté des luttes marchandes pour la réduction du temps d’emploi, cette thèse dégage un nouveau type de conflit : la lutte administrative pour la hausse du temps d’emploi, qui a ses propres gagnants et perdants. Si la réduction du temps d’emploi est évincée des agendas publics, elle persiste sous une forme individualisée, sans compensation salariale, au cours d’interactions ordinaires de guichet.
9Hadrien CLOUET, chercheur postdoctorant au Centre de Sociologie des Organisations (Sciences Po), chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (CNAM), h.clouet@cso.cnrs.fr
Aude Danieli, La « mise en société » du compteur communicant. Innovations, controverses et usages dans les mondes sociaux du compteur d’électricité Linky en France. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction d’Olivier COUTARD (Directeur de recherche, CNRS), et en partenariat avec Cécile CARON (Ingénieure-chercheuse en sociologie, GRETS, EDF Lab), soutenue le 30 novembre 2018 à l’Université Paris Est-Marne la Vallée
10Jury composé de Thomas REVERDY, Maître de conférences HDR, INP Grenoble (rapporteur) ; Gérald GAGLIO, Professeur, Université de Nice Sophia Antipolis (rapporteur) ; Sandrine BARREY, Maîtresse de conférences, Université Toulouse Jean-Jaurès ; Éric DAGIRAL, Maître de conférences, Université Paris Descartes ; Cécile CARON, Ingénieure-chercheuse en sociologie, GRETS, EDF Lab ; Benoît LELONG, Professeur, Université Paris 8.
11La thèse porte sur la mise en débat des processus d’innovation de la nouvelle génération des compteurs communicants, à travers le cas des compteurs d’électricité Linky. Sont discutés, étayés empiriquement et analysés les enjeux de conception technologique, les appropriations concrètes de ces interfaces par les professionnels et les particuliers, l’essor et les dynamiques des politisations.
12Le compteur « Linky » a été paré de promesses économiques et écologiques telles que l’optimisation des consommations énergétiques des ménages en période de pointe, ou encore la facturation sur consommations réelles avec l’espoir de créer un nouveau type de consommateur, attentif à ses consommations : un « smart consumer 2.0. » qui consulterait et calculerait ses données en modérant l’usage de son électricité dans le foyer. Et pourtant, d’un objet désiré et prometteur, le compteur communicant Linky, nouvelle génération de compteurs d’électricité dont est équipé désormais un ménage sur deux en France, est devenu un objet cristallisant de nombreuses controverses contemporaines emblématiques du monde numérique (protection des données personnelles, principe de précaution sanitaire, maintien du service public, etc.).
13Comment un équipement aussi anodin a priori a-t-il pu susciter de telles passions ? Quelles ont été les modalités de mobilisation tout au long de son déploiement ? Les visions du futur et les modèles de comportement ayant guidé sa conception sont-ils la cible des contestations, ou celles-ci visent-elles plus largement des transformations sociétales auxquelles il renvoie ? En définitive, quelles sont les appropriations concrètes du compteur par ses différents publics ?
14Ces questions ont guidé la réalisation de 135 entretiens et d’observations dans l’ensemble des mondes sociaux du compteur (concepteurs, marketeurs, pouvoirs publics et agences gouvernementales, consommateurs de classe moyenne, personnes électro-hypersensibles, clients fraudeurs, ménages en souffrance, militants, acteurs d’interface de la relation de service). Ils ont été complétés par des exploitations d’archives, des analyses de contenus médiatiques et par une immersion de quatre années dans les entreprises de l’énergie.
15Le premier chapitre offre une perspective socio-historique sur les compteurs d’électricité. Il met en évidence le poids des représentations des clients espérés (consommateur de bonne foi, consomm(a)cteur) dans la conception technologique, façonnant durablement les qualités de tels objets de quantification (fiabilité, justesse, résistance, modularité tarifaire) prônées par les ingénieurs-électriciens et les techniciens dans des contextes économiques variés (création et démultiplication des entreprises d’électricité jusque 1946, uniformisation et nationalisation des modèles d’affaires avec la création d’EDF).
16Privilégiant l’analyse interactionniste, les chapitres suivants portent quant à eux sur les requalifications technologiques, sociales et politiques des compteurs communicants ainsi que sur les mises à l’épreuve et les arrangements qu’ils ont pu susciter dans de multiples mondes sociaux. Le chapitre 2 expose les batailles dans les directions centrales du Groupe EDF sur les reconfigurations de l’interface ainsi que les modèles de clientèles visées, tiraillées entre ambition (mesurée) de transition énergétique et protection des parts de marché dans un contexte d’ouverture des marchés et de concurrence. Les requalifications militantes et citoyennes à l’aune des risques encourus avec le déploiement de compteurs communicants dans les espaces privés, puisant dans de nombreux débats de société sensibles (protection des publics les plus vulnérables, protection des données personnelles et de la vie privée, principe de précaution sanitaire, maintien du service public) font l’objet du troisième chapitre. Dans le chapitre suivant, c’est la réappropriation des compteurs communicants par les « professionnels d’interface », que sont les techniciens et certains commerciaux, qui est au cœur de l’analyse. Cette dernière donne aussi à voir comment les usages potentiels du compteur, liés à la transition énergétique, en viennent à être oubliés en chemin, souvent afin de traiter des micro-antériorités conflictuelles spécifiques à la relation de service et au champ de la tarification de l’électricité (relevés erronés, régularisations de factures, compteurs fraudés, face-à-face litigieux avec le client, etc.). Enfin, le dernier chapitre porte sur le rejet, la banalisation et les pratiques d’auto-mesure des nouvelles interfaces limitées dans les espaces domestiques.
17L’ensemble de la thèse montre que loin d’être anodins, enfermés derrière des placards ou sur des poteaux électriques, ces nouveaux appareils sont des objets éminemment politiques et sont au centre d’enjeux contemporains majeurs : santé, environnement, relation de service, recomposition de l’État providence, vie privée, et bien sûr réorganisation du service public et des industries de l’énergie. C’est pourquoi la thèse ne se contente pas de braquer le projecteur sur la supposée nouveauté du compteur Linky et sur les controverses médiatiques qu’il suscite, mais appréhende l’émergence et la consolidation de critiques venant chahuter des normes sociales établies (modération de consommation de l’énergie, banalisation de l’infrastructure) ou émergentes (sobriété numérique, protection aux ondes, relation de service digitale) ; éclairant les multiples appropriations et régulations opérées au sein des mondes sociaux du compteur Linky.
18Aude DANIELI, Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS, Paris Descartes) ; chercheuse associée au Laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés (LATTS), aude.danieli@u-pem.fr
Dilara Vanessa Trupia, Une ethnographie de l’innovation ouverte : le cas de « La Cantine Numérique ». Thèse de sociologie, réalisée sous la direction de Patrice FLICHY (Professeur émérite à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée) et soutenue le 9 mai 2019 à l’Université Paris-Est
19Jury composé de Valérie BEAUDOUIN, Directrice d’études, Télécom ParisTech (Rapporteure) ; Alexandre MALLARD, Directeur de recherche, Mines ParisTech (Rapporteur) ; Alexandre MATHIEU-FRITZ, Professeur, Université Paris-Est (Examinateur) ; Franck COCHOY, Professeur, Université de Toulouse II (Examinateur) ; Dominique CARDON, Professeur, Sciences Po Paris (Président du jury).
20Innover l’innovation. Telle est l’idée de l’innovation ouverte qui, dès sa formalisation dans les sciences de gestion, est déclarée comme le « nouvel impératif pour créer et profiter des technologies ». Présentée comme un nouveau paradigme de gestion, cette notion recouvre cependant des définitions et des réalités fort variées selon les acteurs qui sont toujours de plus en plus nombreux à rechercher ces modes d’organisation. Cette thèse porte précisément sur cette recherche de nouveaux modèles qui ne se construisent ni au sein des entreprises ni seulement par des collectifs hétérogènes d’innovation, mais à travers des lieux et des dispositifs de coopération en présentiel qui émergent dans les mondes numériques pour agir dans l’entre-deux, comme des espaces tiers à ces derniers. Elle entend montrer que cette recherche permanente, loin d’être aléatoire, est organisée au-delà d’un assemblage d’outils de gestion, par des modes d’action et de représentation qui se constituent au sein de ces lieux, de manière située, sous forme de nouvelles conventions pratiques et relationnelles du travail coopératif.
21Dans une démarche empirique, cette thèse propose une immersion ethnographique dans l’expérience de « La Cantine », le premier espace de coworking qui se constitue comme le haut lieu de l’innovation numérique à Paris. Ayant acquis, en à peine cinq ans d’existence, une place de premier rang pour des acteurs diversifiés (i.e. institutionnels, entrepreneurs, collectifs numériques, grande entreprise), La Cantine participe en effet à la standardisation de modèles (i.e. lieux d’innovation) et à la diffusion de nouvelles approches de l’innovation qui soient plus « ouvertes », c’est-à-dire plus coopératives, voir collectives, dans lesquelles la rencontre entre des acteurs hétérogènes et parfois des figures périphériques au marché (i.e. hacker, contributeur en ligne, porteur de projet, etc.) est mise au cœur des activités. C’est à son image que de nombreux autres lieux sont préfigurés, organisés et financés. C’est aussi à la suite de son expérience que son gérant, l’association d’entreprises Silicon Sentier, déménage dans un nouveau lieu baptisé NUMA, se convertit au statut d’entreprise et se spécialise dans l’accompagnement de grandes entreprises dans leur « transformation digitale ».
22Initiée en 2010 comme une participation observante, l’enquête est conduite entre les années 2011 et 2014 sur trois fronts : le lieu, les dispositifs d’innovation ouverte et le travail d’intermédiation mené à la frontière de mondes hétérogènes. Plutôt que de considérer l’innovation ouverte comme une donnée d’entrée, la description permet de suivre la manière dont une conception particulière émerge dans la trajectoire d’institutionnalisation du lieu (Partie 1), à travers sa dimension matérielle et ses modes de cadrage hybrides (Partie 2), ainsi que dans le travail d’intermédiation réalisé par ses permanents (Partie 3). La thèse mobilise une pluralité de cadres théoriques pour analyser chacun de ces aspects : une approche écologique des mondes sociaux, une approche situationniste des cadres et des cadrages et, enfin, une approche interactionniste du travail de coopération. En articulant ces approches, elle propose enfin une étude conclusive qui permet d’élargir la portée de la réflexion construite au sein de La Cantine, au-delà de celle-ci, lorsque des dispositifs d’innovation ouverte se diffusent dans le monde des organisations. À travers le cas d’un hackathon mis en place pour accompagner une entreprise publique dans l’ouverture de ses données, cet élargissement permet de caractériser ces « dispositifs-frontières » par un mouvement permanent de cadrage et de débordement, de structure commune et de flexibilité interprétative et organisationnelle, de formalisation et de déstabilisation à travers lequel les principes de coopération provenant des mondes numériques sont non seulement traduits dans l’ordre des interactions, mais aussi institutionnalisés dans des mondes de plus en plus éloignés.
23Dilara Vanessa TRUPIA, chercheuse associée au Laboratoire Territoires, Techniques et Sociétés – LATTS (UMR-CNRS 8134), post-doc à l’INSERM (Chaire Santé Numérique), dilaratrupia@gmail.com
Anne E. A. van der Graaf, Gérer les risques de marché, protéger l’organisation. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction Pierre FRANÇOIS, Directeur de recherche CNRS, CSO, Sciences Po, et soutenue le 13 septembre 2018, à Sciences Po Paris
24Jury composé de Jeanne LAZARUS, Chargée de recherche CNRS, Sciences Po ; Donald MACKENZIE, Professeur, University of Edinburgh, UK ; Yuval MILLO, Professeur, Warwick Business School (rapporteur) ; Thomas REVERDY, Maître de conférences, Institut polytechnique, Grenoble (rapporteur) ; Cornelia WOLL, Professeure, Sciences Po.
25Les entreprises financières acceptent la possibilité de pertes et de défauts lorsqu’elles investissent dans des actifs exposés à des risques de marché qui doivent faire l’objet d’une « évaluation des risques ». Cette thèse s’intéresse à la gestion des risques associés aux marchés financiers dans ces grandes organisations. Elle s’appuie sur une ethnographie réalisée entre 2013 et 2016 au sein du monde bancaire et assurantiel de la zone euro qui combine des entretiens et des observations participantes. De plus, elle mobilise la littérature des études organisationnelles et de la sociologie du risque afin de compléter les études sociales de la finance. Elle montre que la connaissance des investisseurs opérant directement sur les marchés financiers n’est pas suffisante pour la compréhension des activités financières. Il est important de prendre en compte l’organisation interne de ces entreprises et leurs relations avec des acteurs extérieurs tels que le régulateur. Ces deux aspects permettent d’approfondir notre compréhension des marchés financiers dont l’importance pour la stabilité économique a été mise en lumière par la crise financière de 2008.
26Cette thèse repose sur un constat : l’évaluation des risques et les décisions d’investissement ne sont pas confiées aux mêmes départements au sein des entreprises. Cette absence de lien véritable entre les gestionnaires de risque et les investissements est la clé pour la compréhension du fonctionnement du secteur.
27Une conséquence de cette séparation réside dans le fait que le département des risques ne dispose pas des ressources nécessaires pour modifier le comportement des équipes en charge des activités sur les marchés financiers, et ne contrôle donc pas directement les investissements. Les personnes en charge du contrôle des risques sont maintenues à distance des interactions de marché et se concentrent sur l’organisation pour assurer que sa situation apparaisse satisfaisante aux yeux des parties prenantes extérieures. Si les chiffres et les modèles utilisés correspondent bien à l’encadrement technique attendu par les régulateurs et les actionnaires, ils ne permettent pas de véritablement encadrer les actions au sein des organisations.
28Cependant, si le département du risque dispose d’un statut inférieur à celui des investissements au sein de l’organisation, son rôle n’en reste pas moins crucial. Son évaluation du risque sert à prévenir les conséquences d’événements négatifs pour l’organisation. Elle vise à écarter la possibilité d’une faillite en transmettant aux acteurs externes une représentation de l’entreprise conforme à leurs standards. Ainsi, elle peut transformer la situation chaotique d’une entreprise faible en une représentation susceptible d’obtenir un diagnostic favorable.
29Anne E. A. VAN DER GRAAF, junior associate fellow au Max Planck Sciences Po Center (MaxPo, Sciences Po), anne.vandergraaf@sciencespo.fr