Florence Jany-Catrice, L’indice des prix à la consommation, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2019, 126 p.
1Dans ce petit ouvrage de la collection « Repères », Florence Jany-Catrice emmène son lecteur à la découverte d’un objet en apparence aride, l’indice des prix à la consommation (IPC). Cette première apparence est trompeuse, et l’IPC cache en réalité de nombreux enjeux à la fois statistiques et politiques très bien mis en valeur par l’autrice. L’objet en lui-même semble essentiel, puisqu’il s’agit du premier indicateur consulté par le public sur le site de l’Insee : ses variations reflètent les évolutions du pouvoir d’achat et agissent sur le calcul des revenus de transfert, du salaire minimum ou encore des pensions alimentaires.
2L’objectif de l’ouvrage, rappelé en conclusion, est « d’ouvrir les boîtes noires de la mesure » de l’IPC (p. 111). Grâce à cette « économie politique des prix », F. Jany-Catrice rappelle que l’IPC, comme l’ensemble des statistiques publiques, est « le fruit de compromis sociopolitiques » et que le travail de production de cet indice fait l’objet de nombreuses controverses et contradictions (p. 115). Pour ce faire, l’ouvrage s’inscrit dans une littérature plus large de sociologie des statistiques. Les propos développés tout au long de l’ouvrage s’appuient sur deux jambes, qui correspondent aux deux façons de considérer un objet statistique [1]. D’une part, F. Jany-Catrice rend compte de la perspective réaliste, où la donnée (data) est considérée comme un donné (given). Ici, il s’agit d’améliorer la mesure du phénomène sous-jacente (l’évolution des prix) en jouant sur la précision des instruments de mesure (par exemple, en collectant mieux les prix des centaines de milliers de produits concernés). Se pose alors la question de la sur- ou sous-estimation de l’IPC. D’autre part, l’autrice inscrit son ouvrage dans une perspective constructiviste, en étudiant l’ensemble des conventions sur lesquelles repose l’IPC et les controverses auxquelles elles ont donné ou donnent encore lieu (par exemple, le périmètre des prix retenus, les pondérations choisies, l’estimation de l’effet qualité). Il s’agit alors de rendre compte des activités sociales à l’œuvre autour de la mesure et des usages de l’indice des prix à la consommation.
3L’ouvrage commence par évoquer la construction statistique de l’indice. Le lecteur découvre ainsi les arcanes de ce travail collectif, comme la collecte mensuelle de 390 000 prix par l’Insee. L’autrice revient de façon pédagogique sur les différents indices possibles : ceux de Lapeyres, de Paasche, de Fisher, de Jevons…
4Ce faisant, elle guide progressivement le lecteur vers une perspective constructiviste, en mettant en évidence les nombreuses conventions à l’œuvre : quel panier de biens retient-on ? Quel coefficient de pondération ? Quelle année de base ? Moyenne arithmétique ou géométrique ? Tous ces choix jouent sur le résultat finalement obtenu et donc sur notre perception de l’évolution des prix. Par la permanence de ces choix dans le temps, l’IPC possède une base solide et une certaine crédibilité opposable aux agents économiques ; mais dans le même temps, cette base est friable car conventionnelle.
5Les chapitres suivants s’inscrivent dans une perspective différente en mettant sur pied une socio-histoire de l’indice des prix à la consommation. En distinguant différentes périodes, ils mettent l’accent sur l’inscription de cet indice dans un contexte politique et économique plus général et soulignent bien les principaux enjeux qu’il soulève. Le tableau qui présente « huit générations de l’indice des prix » (p. 32) est à ce titre éclairant et synthétique.
6On apprend ainsi que les premiers calculs à ce sujet datent du début du XXe siècle. Il n’est pas aisé de retracer les raisons de cette émergence : volonté de mieux mesurer l’activité (en prenant compte des évolutions des prix, plus faciles à mesurer que celles des volumes ?) ou d’apaiser la « colère des ménagères » face au ressenti de l’augmentation du coût de la vie ? F. Jany-Catrice ne prend pas position dans ce débat entre historiens. La thèse qu’elle défend se construit plutôt par la suite, lorsqu’elle retrace la socio-histoire de l’IPC à partir des années 1950 : on ne peut découpler l’histoire statistique de l’indicateur et des controverses qui l’entourent du contexte politique et social en vigueur à une période donnée. L’autrice distingue ainsi quatre périodes majeures.
7D’abord, pour les années 1950 à 1970, elle parle de « politique de l’indice des prix » (p. 36). Le principal enjeu de cette période concerne la répartition des revenus entre salariés. En effet, la création du SMIG par la loi de 1950 et son indexation sur l’indice des prix dès 1952 pour favoriser le maintien du pouvoir d’achat des salariés (avec la fameuse « échelle mobile des salaires ») rendent essentielle la mesure régulière de l’inflation. La construction de l’indice est alors marquée par des rapports de force importants, le gouvernement cherchant à maintenir l’IPC à un niveau considéré comme correct (par exemple en gelant les prix des entreprises publiques comme la RATP). L’Insee vit toutefois ces jeux stratégiques comme une mise sous tutelle et développe à cette période une certaine culture du secret sur les biens et services considérés dans l’indicateur.
8À partir des années 1970, les rapports de force se déplacent et n’opposent plus l’Insee au gouvernement mais aux syndicats, qui entendent mesurer le « vrai » coût de la vie. En 1972, la CGT met ainsi en place un contre-indice, considérant que l’IPC est « l’indice du patronat » et qu’il sous-estime largement les hausses des dépenses nécessaires pour vivre, notamment pour les ouvriers. L’indice de la CGT, généralement de 2 à 4 points au-dessus de l’IPC de l’Insee, est utilisé comme levier de négociation par les syndicalistes sur les salaires. Il perd progressivement de l’importance (notamment car les luttes syndicales se déplacent vers les conditions de travail) mais marque la culture interne de l’Insee, dont les statisticiens restent par la suite très sensibles aux polémiques et controverses qui entourent « leur » indice des prix à la consommation.
9Dans les années 1990 et 2000, on assiste à la désindexation progressive des salaires et à l’indexation des produits financiers. Là encore, les rapports de force se déplacent : il s’agit désormais d’une opposition entre prêteurs, qui ont pour intérêt de voir l’inflation maîtrisée, et emprunteurs, qui gagnent au contraire à voir l’inflation s’envoler, effaçant par là une partie de leur dette. L’enjeu principal de la période concerne donc la répartition des revenus entre créditeurs et débiteurs. D’après F. Jany-Catrice, « les intérêts des créanciers ont aujourd’hui pris le dessus sur ceux des salariés » (p. 111), puisque les politiques de maîtrise de l’inflation sont prédominantes d’un point de vue macroéconomique.
10Enfin, la dernière période (qui chevauche la précédente et est présentée à part dans le chapitre 3) recouvre le « tournant européen ». En effet, les critères de convergence de Maastricht, outre les objectifs bien connus de maîtrise de la dette et du déficit publics, imposent également des objectifs anti-inflationnistes : le taux d’inflation ne doit pas dépasser de plus de 1,5 point celui des trois États membres présentant les « meilleurs » résultats en la matière. On rejoint ici les conclusions sur la modification des rapports de force entre prêteurs et emprunteurs, dont l’autrice rappelle les implications politiques : l’inflation ne jouant plus le rôle d’absorption d’une partie de la dette publique, les États doivent s’astreindre à des coupes budgétaires pour résorber leurs déficits.
11Dans ces deux dernières périodes, à partir des années 1990, F. Jany-Catrice note une relégation des débats concernant la construction de l’indice des prix à la consommation dans la sphère de la « technique » et des « experts » qui sont censés la maîtriser : les « citadelles techniques » (technicité des méthodes, de la sémantique, du big data…) sont « érigées entre la société civile et la statistique et ses méthodes » et conduisent à réduire le débat démocratique [2] (p. 55). Cette réduction apparaît avec une force supplémentaire dans le cadre européen, où l’imposition par Eurostat d’un « IPCH » (Indice des prix à la consommation harmonisé) à partir de 1998 diminue encore la souveraineté des États membres sur ce point. À ce sujet, F. Jany-Catrice conclut son ouvrage en soutenant que « la démocratie gagnerait à ce que [la construction et l’usage de l’IPC] soient débattus […], ce qui peut permettre à tous, économistes comme citoyens, de prendre la part qui leur revient dans ces débats d’intérêt général » (p. 116). Elle encourage ainsi une forme de « statactivisme », en prônant la réactivation de « contre-pouvoirs » pour débattre des notions de « progrès » et de « coût de la vie » et de leur mesure (p. 111).
12Ensuite, le chapitre 4 traite des controverses relatives à la prise en compte de l’évolution de la qualité des produits. Il revient notamment sur les résultats de la commission Boskin de 1996, qui conclut à la surestimation de l’inflation du fait de l’augmentation régulière de la qualité des biens et des services (entre autres biais de l’IPC). Après avoir présenté les différentes méthodes possibles de traitement statistique de cette épineuse question (qu’elles soient implicites ou explicites), l’autrice souligne le caractère inévitablement conventionnel de la mesure de la qualité.
13Enfin, le chapitre 5 s’intéresse aux controverses relatives à la construction d’un indice du coût de la vie (plutôt que des prix à la consommation). On pourrait définir un tel indice comme la mesure de ce qu’il en coûte pour maintenir une utilité (ou un niveau de bien-être) constante au fil du temps. La logique est donc renversée : on ne mesure pas l’évolution des prix d’un même panier de biens mais l’évolution du coût pour aboutir à la même satisfaction, avec tous les problèmes méthodologiques que pose une telle comparaison temporelle.
14À l’issue de cette revue linéaire des chapitres de l’ouvrage, soulignons également que certaines questions épineuses concernant l’IPC et sa construction reviennent à plusieurs reprises et ouvrent d’autres pistes de réflexion au lecteur ou à la lectrice. On peut en retenir trois, sans que ce chiffre n’ait vocation à l’exhaustivité.
15La première est la plus simple d’apparence, mais aussi la plus complexe dans les détails : que mesure ou que doit mesurer l’indice des prix à la consommation ? Les questions sous-jacentes ont alors trait à l’évacuation des variations en quantité (si ma baguette de pain passe de 250 g à 200 g, il faut tenir compte de cette baisse de poids et donc de l’augmentation du prix « pur » qu’elle suppose) mais également en qualité (si la baguette est désormais fabriquée avec une meilleure farine, peut-on considérer que le prix « pur » a diminué ?). Cette question générale de ce que doit mesurer l’IPC pose également une série de questions plus précises et auxquelles l’Insee a répondu en posant des conventions : comment tenir compte des loyers et des prix des logements ? Faut-il inclure le prix du tabac, qui augmente régulièrement du fait d’enjeux de santé publique mais qui ne reflète pas les prix « de marché » ? Faut-il prendre en compte le prix des consultations médicales à l’unité ou bien le coût réellement payé par les ménages (qui est proche de zéro en France, mais qui se retrouve dans les cotisations sociales) ? Comment tenir compte du prix des activités de services, qui représentent 48 % des dépenses mesurées dans l’IPC en 2016 ?
16La deuxième question est relative à notre perception de l’évolution des prix, parfois différente de l’indice publié (comme lors du passage à l’euro, bien documenté dans l’ouvrage). Comment en rendre compte, et faut-il même en tenir compte ?
17Enfin, la troisième question relève des évolutions les plus récentes de l’IPC : comment est-il capable de s’adapter à la période capitaliste contemporaine, qui a succédé au fordisme des années 1950 à 1970 (où l’indice s’est véritablement institutionnalisé) ? De nombreuses transformations sont susceptibles de modifier sa construction et ses usages, comme la pratique du yield management (où les prix sont finement ajustés en temps réel aux comportements de consommation) ou encore l’irruption des big data (qui permettent aux enquêteurs de l’Insee d’accéder à des millions de données de prix et de quantité).
18Sur cette dernière question, F. Jany-Catrice est en fait peu loquace, ce qui a peut-être trait à la difficulté générale des sciences sociales d’appréhender ces questions complexes. On en profitera pour souligner deux autres points insuffisamment développés à notre goût – ce qui n’enlève rien aux nombreuses vertus pédagogiques de cet ouvrage synthétique et clair. D’une part, la question des liens entre IPC et politique de déflation salariale, si elle est mentionnée rapidement (par exemple p. 113), aurait mérité de plus amples développements. D’autre part, d’un point de vue plus général, nous aurions souhaité lire plus d’éléments sur les comparaisons internationales (comme un développement sur les enjeux des parités de pouvoir d’achat, PPA, mentionnées incidemment p. 86).
19Pour conclure, il convient de souligner que ce petit ouvrage constitue un texte de référence pour quiconque souhaite s’intéresser aux indices de prix, mais aussi de façon plus large à la construction des statistiques macroéconomiques et aux risques induits par leur dépolitisation dans la conduite des politiques économiques et dans le débat démocratique.
20Anaïs HENNEGUELLE
21Université de Rennes 2 et IDHES, LiRIS, École Normale Supérieure de Paris-Saclay
Bernard Dolez, Julien Fretel, Rémi Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Libres cours. Politique », Grenoble, 2019, 276 p.
23Il est rare de voir un ouvrage de sciences sociales débuter par une autocritique. C’est le cas ici, et celle qui ouvre L’entreprise Macron n’est pas sans évoquer la fameuse interpellation de la reine d’Angleterre à la London School of Economics en 2008 – « Comment se fait-il que personne n’ait rien vu venir ? » –, en remplaçant simplement les économistes par les politistes et la crise des subprimes par l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française de mai 2017. Bien plus que la jeunesse ou l’absence d’expérience du suffrage universel de ce dernier, le caractère improbable de cette victoire, confirmée par les élections législatives du mois suivant, réside dans la déflagration du système partisan hexagonal, avec un duopole Parti socialiste (PS)-Les Républicains, réduit à la portion congrue, et l’accession aux manettes d’une formation créée ad hoc à peine un an plus tôt et récusant du reste le qualificatif de parti.
24Comme l’écrivent les coordinateurs de l’ouvrage, « ce surgissement politique défie les “lois” des temporalités politiques classiques et de l’accumulation des ressources. Il déstabilise les routines interprétatives de la science politique » (p. 11). C’est donc à tenter de les rénover, et en fait surtout de redonner de l’intelligibilité à l’improbable en faisant la part entre vraies et fausses ruptures et continuités, que s’attellent les différents contributeurs de cet ouvrage issu de deux journées d’étude organisées « à chaud » en janvier 2018. La principale notion qu’ils proposent est finalement celle qui donne son titre à l’ouvrage, « l’entreprise Macron », qui s’efforce de relier les deux dimensions saillantes du phénomène étudié : une mobilisation de ressources afin de conquérir des parts de marché, et la promotion d’une vision entrepreneuriale de l’activité politique, et au-delà, de la vie en société tout court. En un sens, jamais la métaphore marchande n’a semblé aussi pertinente pour rendre compte du fonctionnement du champ politique, tandis que la controverse suscitée par la parution, il y a 32 ans du « Que-sais-je ? » de Michel Offerlé sur les partis politiques [3], qui invitait à envisager les partis comme des « entreprises politiques », paraît désormais surannée.
25Les 16 contributions sont organisées en trois grandes parties : la première propose de revenir sur les conditions de la « victoire improbable d’un candidat surdoté » ; la deuxième se penche sur le profil des électrices et électeurs d’Emmanuel Macron et enfin la dernière sur les cadres et militant.e.s du « mouvement » de La République en Marche (LaREM). Dans la veine implicite de la théorie de la mobilisation des ressources appliquée habituellement aux mouvements sociaux [4], les textes de la première partie rappellent l’importance décisive de la détention de capitaux de diverses natures (matérielle, relationnelle, symbolique, etc.) pour s’imposer sur le marché politique, et qu’E. Macron était loin d’en être démuni, tout au contraire. Il incarne ce faisant moins un outsider, ainsi qu’il a été souvent décrit, qu’un « franc-tireur » (maverick), ayant précisément eu les moyens de parvenir à ses fins à l’écart des organisations partisanes existantes, qui représentent elles-mêmes des lieux de collectivisation des ressources. L’« alignement des planètes » dont il a su tirer profit se révèle à l’analyse correspondre à la rencontre entre des logiques structurelles et des facteurs plus conjoncturels. Éric Treille montre ainsi comment l’ancien conseiller puis ministre de François Hollande a largement profité de l’aspiration du PS sans y avoir adhéré, en étant idéalement positionné dans les luttes internes et externes de la formation, ainsi que du parrainage décisif de certains de ses notables, à commencer par Gérard Collomb, comme le rappelle Jonathan Bocquet. Rafaël Cos analyse finement le rôle de ces « biens politiques » particuliers que représentent les programmes dans la campagne du candidat Macron : rejetés dans un premier temps, puis au contraire produits de manière frénétique à l’approche de l’échéance électorale, tandis que, tout en reconnaissant que la nouveauté qu’il incarnait a pu attirer les médias, Pierre Leroux et Philippe Riutort déconstruisent cependant l’idée commune selon laquelle ce seraient les médias qui auraient « fait » l’élection d’E. Macron. En se concentrant sur la thématique du handicap, Pierre-Yves Baudot et Marie-Victoire Bousquet montrent comment différents acteurs associatifs de cette « cause » ont contribué à structurer l’organisation de LaREM sur cette dernière dans une subtile dynamique prise entre lobbying, concurrence et professionnalisation de ces acteurs, sans que cela n’aboutisse à un contre-don du candidat victorieux à l’issue de la campagne. Michel Offerlé s’intéresse enfin dans sa contribution à la manière dont E. Macron s’est employé très activement à mobiliser certains réseaux patronaux, tant pour en obtenir des ressources financières qu’une reconnaissance symbolique réciproque jouant sur la confusion croissante entre administration publique et gestion privée [5]. Un des aspects les plus intéressants du texte consiste cependant à pointer l’hétérogénéité des mondes patronaux, tant dans leur attitude vis-à-vis du promoteur de la « start-up nation », que des modalités de leur éventuel soutien, et des réactions auxquelles ils ont pu se confronter.
26Comme le souligne cependant M. Offerlé, reste à voir si les mouvements observés durant cette campagne, pas toujours aussi nouveaux qu’ils apparaissent, auront des effets durables. C’est aussi l’interrogation qui anime Pierre Bréchon dans son analyse de l’électorat macronien, dont il montre le caractère composite et conjoncturel au regard de plusieurs enquêtes d’opinion. Se plaçant davantage du côté de l’offre, Vincent Martigny et Sylvie Strudel montrent pour leur part comment la pratique du « en même temps » en termes de propositions électorales a pu agréger des électorats a priori peu en affinité, tout en constatant que cette volonté de « gouverner au centre » n’a rien de nouveau et semble fort se traduire par un glissement vers la droite, dans le sillage de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. L’article de Patrick Lehingue mérite particulièrement le détour, proposant, en sus de ses analyses, un certain nombre de précautions méthodologiques plus qu’utiles pour étudier les résultats électoraux. Il montre ce faisant le faible rôle de variables « lourdes » telles que le genre, l’âge, l’appartenance religieuse, ou même le lieu de résidence – à rebours de l’opposition métropole-monde rural souvent mise en avant –, dans l’explication du vote Macron, à la différence de la position sociale, ce qui tend à montrer qu’il s’agit en fait surtout d’un vote de classe qui s’ignore. Rappelant aussi la montée sans précédent de l’abstention aux législatives, elle-même socialement inégalement distribuée, il nuance très fortement l’idée d’un « raz-de-marée » en faveur de LaREM lors de ce scrutin, ce que confirment et approfondissent Annie Laurent et Bernard Dolez dans leur contribution à partir d’analyse de régression et de l’étude de matrices de reports de vote. Lorenzo Barrault-Stella, Clémence Berjaud et Safia Dahani déconstruisent également l’idée d’un engouement massif pour E. Macron et son entreprise politique à partir d’entretiens répétés et d’observations menées auprès d’habitant.e.s d’un « quartier populaire » évidemment anonymisé, avant, pendant et après le scrutin, montrant bien la part de contrainte conjoncturelle de ce « choix » et les ambivalences des électrices et électeurs concerné.e.s.
27Pointant enfin la focale vers l’organisation macronienne elle-même, Julien Fretel montre tout d’abord comment celle-ci fonctionne concrètement, c’est-à-dire de façon hypercentralisée et fort peu démocratique en dépit de références constantes à la participation et à la délibération, et est prise dans un certain mimétisme vis-à-vis des start-up de la nouvelle économie. Une combinaison improbable qui ne s’explique, selon le politiste, que par le fait que LaREM obéit à une rationalité en finalité et non en valeur, pour reprendre la fameuse distinction de Max Weber, c’est-à-dire qu’elle est entièrement tournée vers l’efficacité. Ce faisant, elle a cependant poussé à son paroxysme une tendance à la managérialisation déjà observée dans d’autres organisations partisanes [6], comme si celle-ci était en quelque sorte désormais « décomplexée » pour reprendre un adjectif un temps à la mode dans le champ politique.
28Jean-Michel Eymeri-Douzans analyse pour sa part le rapport profondément ambivalent du désormais chef de l’État à la technocratie, montrant qu’il incarne à la fois plus qu’aucun de ses prédécesseurs le « président-technocrate » et qu’il s’est en même temps doublement distancié de la haute fonction publique, en en démissionnant d’une part, et en s’employant à la politiser d’autre part. À partir d’une analyse prosopographique, Sébastien Michon montre quant à lui que le renouvellement sans précédent des bancs de l’Assemblée nationale s’est en fait surtout traduit par l’entrée massive d’une élite économique animée par une « bonne volonté entrepreneuriale » ; ce que tend à occulter l’étiquette problématique de « société civile ». Ce d’autant qu’un nombre non négligeable d’entre eux – 75 – est issu des rangs du PS. Des « migrations » que s’emploie à disséquer et différencier Rémi Lefebvre dans sa contribution, tandis que Christelle Gris s’emploie, en s’appuyant sur une enquête par questionnaires au sein d’un comité départemental d’En Marche ! à mettre en évidence les prédispositions gestionnaires de ces militants pour expliquer leur adhésion au projet de cette « start-up politique », même si leur fréquent statut d’indépendants ou de salariés du privé n’est pas sans poser question quant à la disponibilité biographique nécessaire à la pérennisation de leur « engagement ».
29Au terme de ce parcours, si ces différentes contributions apportent sans conteste toute une série de clés pour distinguer les ressorts d’une élection « improbable », et permettent ainsi de battre en brèche bon nombre de prénotions qui ont cours dans l’espace public, il se dégage également de ces analyses une certaine prudence quant à l’avenir plus ou moins proche qui invite finalement, contrairement aux proclamations initiales, à ne pas jeter tout de suite la boîte à outils de la science politique aux orties. Tout au plus gagnerait-elle certainement à s’étoffer d’outils tirés des sciences sociales connexes, économie et gestion en tête, tant l’activité politique paraît toujours plus s’apparenter à un marché – presque – comme les autres, avec ses entreprises, leurs produits et leurs stratégies « commerciales ». Ce qui ne signifie pas pour autant que celui-ci se serait désencastré, au contraire, mais bien malin qui saura deviner quelles règles hybrides sont amenées à le régir dans un futur proche.
30Igor MARTINACHE
31Université Paris-Diderot, Ceraps
Michel Peraldi,, Marrakech ou le souk des possibles : du moment colonial à l’ère néolibérale, La Découverte, Paris, 2018, 256 p.
33Michel Peraldi démêle les multiples racines de l’essor de la ville de Marrakech et de son industrie touristique. À partir du dépouillement d’archives coloniales, militaires, policières, judiciaires et immobilières, mais aussi par l’étude de la littérature grise et l’analyse d’entretiens menés par l’anthropologue s’agissant de la période récente, ce livre retrace avec brio la complexité des ramifications de la genèse d’une ville, à travers ses multiples dimensions : architecturale, démographique et sociale.
34La première partie de l’ouvrage traite de la période coloniale. Marrakech accueille un nombre toujours croissant de Français depuis la fin du XIXe siècle. Les premiers récits des voyageurs – missionnaires, médecins, géographes, historiens, archéologues, etc. – donnent à voir une ville rêvée, un mythe teinté à la fois d’orientalisme et d’archaïsme dans lequel la colonisation puise des fondements éthiques et esthétiques. Ils dépeignent à la fois la beauté extrême de la nature, entourée par les sommets enneigés du Haut Atlas et les paysages urbains décrits comme dépassés, en ruine, « agonisants », comme la preuve du pouvoir décadent des sultans. Marrakech est ainsi conquise par les mots, ceux des voyageurs, avant même d’être colonisée. Le protectorat de 1912 entraîne l’expédition de 5 000 hommes soldats, et avec eux, une foule de petits métiers, cantiniers, palefreniers, vendeurs de boîtes d’allumettes, d’aiguilles et de cirage. Marrakech devient une ville marchande. Entre 1924 et 1956, le nombre d’habitants passe de 25 000 à 250 000. Lieu du plaisir sexuel, la prostitution y est organisée à Bousbir, un quartier fermé et gardé par la police. L’État colonial édicte un nouvel ordre urbain dès les années 1920, à l’instar du général Lyautey et des « grands Caïds », les chefs de guerre qui collectent l’impôt, dont le pacha El Glaoui à qui a été confié Marrakech. Celui-ci « encourage » la construction de grandes villas, de grands hôtels et édifices commerciaux. Le pacha devient ainsi la coqueluche de personnalités artistiques du jazz, du charleston ou du cubisme, avides de « plaisir ». En 1924, le premier parcours de golf ouvre et, en 1935, commence la construction du premier casino. Marrakech incarne la ville du plaisir et des jeux, interdits à Rabat et à Casablanca. Un nouveau groupe social naît, une bourgeoisie composée des officiers des troupes françaises, dont le général Lyautey veut faire les bâtisseurs de la ville, dirigés par des urbanistes tandis que les bataillons de soldats sénégalais constituent les travailleurs de force. Le projet d’une ville nouvelle est lancé. La ligne de chemin de fer Casablanca-Marrakech est inaugurée en 1929, les grandes avenues sont créées, et avec elles, les premiers lotissements édifiés. Parallèlement, les grandes villas françaises et européennes sont des lieux de mondanité où l’on se fait inviter pour offrir des spectateurs, où les hommes politiques se donnent rendez-vous, comme, par exemple, Churchill et Roosevelt qui s’y rencontrent en secret. Marrakech devient une ville de villas « exceptionnelles », propriétés de personnages qui se veulent eux aussi exceptionnels, auteurs d’une bifurcation sociale ou géographique, nouveaux bourgeois, comme les officiers devenus bâtisseurs, les parvenus français. Mobilité et hédonisme, intimement liés, font de Marrakech une destination privilégiée de la jet set, tandis que l’ordre colonial permet aux Français d’arriver en vainqueurs qui n’ont rien d’autre à faire que de jouir de leur prétendue supériorité et de l’hospitalité des Marocains perçus d’emblée comme des vaincus. Aux côtés de cette bourgeoisie nouvelle, un prolétariat composé de domestiques logés dans les bidonvilles entoure les villas.
35La deuxième partie du livre porte quant à elle sur la période postcoloniale jusqu’aux années 2000. En dépit du départ des Français avec l’indépendance de 1956, la population de Marrakech continue de croître de manière régulière avec une urbanisation croissante et la naissance d’une classe moyenne. La plupart des villas sont détruites, au profit de la construction d’immeubles de 7 à 8 étages. Le tourisme croît de manière exponentielle à partir de la fin des années 1970. Mais la croissance démographique n’est pas seulement due au tourisme. En effet, la Medina devient une ville atelier avec une pléthore de métiers artisanaux (ferrailleurs, tanneurs, armuriers, brûleurs de chaux, etc.) qui, à partir des années 1970, se gonfle de migrants ruraux. L’habitat y est délabré et insalubre – avec un unique point d’eau – et le travail, individuel et intermittent, demeure précaire. La ville devient un centre d’échanges entre les paysans qui viennent vendre certains produits (comme les peaux de bêtes, les écorces d’acacia, etc.) et les artisans. Dans un premier temps, les objets confectionnés sont utilitaires, non touristiques. Progressivement, cette population se sédimente en ville et, avec elle, un savoir-faire artisanal de décoration se développe. Les autorités délaissent la Medina dont elles expulsent régulièrement des artisans vers la périphérie. Dans les années 1980, la Medina se vide également car beaucoup d’artisans migrent à la recherche de meilleures conditions de vie, comme à Casablanca, par exemple, et vers les Douars, villages ruraux ressemblant à des bidonvilles. Peu à peu, une ville populaire se construit où l’artisanat évolue vers le secteur de la construction, du textile et des services à la personne (tailleurs, cordonniers, etc.) et de la vente à domicile. C’est à cette époque que commence le véritable développement du tourisme de masse, inscrit très explicitement dans la politique d’aménagement et d’investissement de l’État marocain : dans le plan triennal 1978/1981, le tourisme est posé comme une priorité pour le développement économique du Maroc. De ce tourisme de masse naît le nouveau Bazar, dans le sens de commercialisation de produits manufacturés dans des ateliers, fondouks (caravansérails) et hangars. Le monde des bazaristes, transférés pour la plupart en périphérie, donne à voir une hiérarchie économique et sociale : tout d’abord, les grands marchands, intermédiaires entre monde de l’artisanat marocain et bourgeoisie européenne. Viennent ensuite les boutiquiers mobiles originaires du même lieu que leurs produits comme les vendeurs de maroquinerie fabriquée à Casablanca, par exemple. Enfin, vient le monde des chargeurs, déballeurs et manœuvres. Ces bazaristes regroupent une grande variété de mises en espace, mais aussi de statuts et de prix, la règle étant qu’en général plus il y a d’intermédiaires, plus le prix est élevé. Le salariat est absent et les rapports de travail ont une forme marchande, de clients, avec des commissions. Le cœur financier n’est ni le salaire ni le bénéfice mais la rente, car les propriétaires louent leurs locaux et leurs stocks. En Medina demeure un ensemble complexe de souks – moments où les producteurs viennent vendre le produit de leurs récoltes ou de leurs fabrications –, ateliers et bazars, ce qui explique la succession de rythmes et la superposition d’acteurs divers.
36Au-delà des touristes, Marrakech constitue le refuge d’un nombre important de personnes à la recherche d’une insularité sociale, cherchant à s’affranchir de la pression normative qui existe chez elles. « Vivre à la marocaine » correspond à une bifurcation ou un désir d’utopie pour nombre d’artistes, musiciens, d’autant que Marrakech apparaît comme un lieu de permissivité en matière de drogue et de sexualité alors que l’homosexualité est socialement et pénalement très fortement réprimée. Les plus pauvres vivent aux crochets de personnalités immensément riches, qui ne sont pas plus d’un millier mais font beaucoup parler d’elles dans les médias, une jet set qui ressemble à une « nouvelle colonie », composée de très grands architectes, couturiers, décorateurs, comme Yves Saint-Laurent. Un marché haut de gamme revisite les produits de décoration marocaine et crée un nouveau style, un art de parvenus qui se distingue de l’artisanat par la capacité de ses auteurs à faire le récit de leur vie, de manière économiquement stratégique. Et même s’il existe des Marocains entrepreneurs sur ce marché haut de gamme, les Européens sont plus nombreux en raison de leur capital scolaire supérieur et de leur plus grande capacité discursive : l’affirmation d’un ego artistique va de pair avec la capacité de parler de soi. Entrepreneuriat de luxe qui produit des objets collectionnables et bazar qui produit des objets « vulgaires » de peu de valeur marchande ne forment pas deux mondes séparés : Michel Peraldi dénoue avec finesse et subtilité les liens d’interdépendance entre les deux, comme dans le domaine de la fabrication et de la commercialisation des parfums. Les deux mondes se nourrissent l’un de l’autre et s’épient : une tension, une dynamique, une émulation les relient. Plus qu’une ville, Marrakech devient un logo, un concept qui attirent à la fois le flot continu des touristes et la clientèle fortunée des palaces.
37La dernière partie de l’ouvrage traite enfin de la période néolibérale. Dans les années 2000, la ville s’est étendue : on peut parler alors d’une métropole. La nouvelle avenue Mohamed VI est bordée de grands hôtels touristiques et de nouveaux quartiers populaires voient le jour tandis que la Medina est occupée par les Européens. La grande privatisation des années 2000 découle d’une volonté politique qui considère le tourisme comme un bienfait économique. L’État ne s’oppose pas au néolibéralisme : monarques stratèges et professionnalisme des initiatives privées se combinent au profit d’un urbanisme mercantile et d’un tourisme d’industrie, vu comme favorisant le rayonnement du royaume. Cette fièvre spéculative est rendue possible en raison des invitations de capitaux étrangers par la Monarchie, à travers certaines facilités fiscales, le dégel du schéma directeur régissant les demandes de permis de construire et le déblocage de l’épargne bancaire. Le programme d’habitat lancé par Hassan II et poursuivi par son fils vise à résoudre le problème crucial des bidonvilles, vus de manière récurrente comme une menace émeutière. Le préfet Wali, à la tête du programme de développement de la ville de Marrakech, lance le premier chantier de l’aéroport. Un des premiers terminaux du continent africain ouvre en 2005, et avec lui, la gare ferroviaire du nom du jeune roi Mohamed VI. Des travaux de construction d’un réseau d’égouts sont lancés en Medina. De nouveaux palaces royaux sont construits à partir de capitaux internationaux, provenant de grands groupes en quête d’aventures entrepreneuriales et de hauts fonctionnaires et industriels reconvertis. S’ajoute alors une politique événementielle à partir de 2000, qui vise à doubler les effectifs des touristes et à les étaler sur l’année : le Grand Prix automobile, le Festival de la magie, le Festival du rire, la Biennale des arts africains et le Festival international du film sont autant d’événements qui font de Marrakech la première destination touristique du pays et une des plus grandes villes touristiques au monde. Parallèlement, le marché immobilier explose, ou plutôt « les marchés » : tout d’abord, le marché dit « social » mêlant entrepreneurs publics et privés, qui accueille nombre de migrants résidant à l’étranger. Puis, le marché de villas, résidences de luxe, grands hôtels et centres commerciaux tenus par des groupes. Enfin, le marché de la Medina, déjà occupée par les Européens de classe moyenne culturellement dotés, est racheté par les riches entrepreneurs à partir des années 2000, pour en faire des hôtels de luxe. Cette spéculation liée à la propriété contribue à l’expansion d’un marché de décoration des hôtels, en même temps qu’elle produit une ville très dépendante des fluctuations immobilières et touristiques. La ville fabriquée par la fièvre spéculative de l’urbanisme privatisé semble « incomplète », temporairement inoccupée, laissant à l’observateur un sentiment étrange d’inquiétude, avec notamment l’explosion du nombre d’agents de sécurité. Ces fluctuations dépendent d’une industrie touristique dotée d’infrastructures surdimensionnées pour des périodes de saturation auxquelles succèdent des périodes ordinaires où les bâtiments sont vides.
38Comment le succès de Marrakech est-il possible, en dépit de ces immenses fluctuations ? Cet attrait – qui constitue le cœur de l’intrigue de l’ouvrage – est permis car le coût de ces immenses fluctuations est porté par les locaux, chauffeurs de taxis, restaurateurs, artisans, prostituées, etc. Les entrepreneurs marocains, américains et européens – stylistes, en maroquinerie, vêtements, ou dans le bâtiment, les transports et la restauration – ont connu une bifurcation professionnelle, et ceux qui réussissent détournent, revisitent l’artisanat marocain pour le produire de manière industrielle. Autrement dit, Marrakech et son artisanat apparaissent comme une source d’inspiration inépuisable. Mais cela ne suffit pas, c’est surtout l’immense précarité des travailleurs locaux qui rend compréhensible l’essor de cette industrie si fluctuante. L’exemple des chauffeurs de taxi est à ce titre édifiant : il révèle une double précarité à la fois institutionnelle – via le système d’agrément régi par la Wilaya (équivalent de la région) – et néolibérale, avec un tourisme qui permet de survivre par la ruse et la mise à disposition des corps. Autre exemple, celui de la prostitution : un éventail de transactions prostitutionnelles, s’étendant d’une prostitution « pornographique » à une prostitution « domestique », doit pour être compris être replacé dans des cadres sociaux. Ces exemples montrent que l’industrie du tourisme repose sur des rapports ancillaires où les relations de travail ne sont ni salariales ni entrepreneuriales. Certes, il y a des emplois salariés à Marrakech mais la grande majorité relève de relations de domesticité : services, ménages, transports, entretien, etc. L’économie du tourisme cache en réalité une économie de la domesticité. Marrakech est le lieu de la bifurcation sociale possible, à l’abri de la désapprobation morale, dans une quête d’hédonisme permis, pour les grands riches déchus, les héritiers enrichis, les parvenus politiques, enrichis des médias, artistes et entrepreneurs affairistes partis de rien. Au Maghreb ou au Moyen-Orient, on les appelle les biznessi qui viennent à Marrakech pour faire des affaires et vivre sans privation. Si ces biznessi y fleurissent, c’est que la société est mobilisée à cet effet, et qu’une armée de travailleurs de l’ombre est à leur service, une société de commerçants où le rapport marchand domine les rapports de travail et de domesticité, où la condition ancillaire structure l’engagement au travail.
39Véronique MARCHAND
40Université de Lille, Clersé
Rémy Caveng, Claude Thiaudière (dir.), Les économies de la question sociale : quantifier la pauvreté et les inégalités, Éditions du Croquant, coll. « Dynamiques socio-économiques », Vulaines-sur-Seine, 2018, 206 p.
42Sur la couverture, une scène de marché à Quimper à la fin du xixe siècle : au premier plan, un couple dont l’élégance des tenues vestimentaires trahit une appartenance bourgeoise et, en arrière-fond, un paysan de dos en costume breton tenant en bride son cheval de trait ; il discute avec un homme au regard occulté par une casquette d’ouvrier. L’illustration révèle ainsi immédiatement l’objet du livre. En représentant la distance spatiale et symbolique entre classes supérieure et populaire, entre un couple qui a le loisir de se promener, les mains libres, sur la place du marché et un duo de travailleurs affairés, relégués à l’arrière-plan, elle interroge les régimes de visibilité de la question sociale et les différentes façons d’en rendre compte. Cette préoccupation traverse ainsi les six chapitres de l’ouvrage collectif coordonné par Rémy Caveng et Claude Thiaudière.
43La peinture, et plus largement les arts visuels, constituent une première façon d’approcher la question sociale. Ils mettent en image ce que la littérature met en mot et ce que la statistique met en chiffre. Dans les trois cas, les images, les mots et les chiffres produisent des effets de sens et de connaissance, des représentations et des affects qui façonnent les croyances partagées. Ils constituent en cela des ressources de pouvoir et de résistance, confortant l’ordre social, ou le déstabilisant, en rendant visibles des réalités perçues comme légitimes ou inacceptables. Cette question de la visibilité politique est ainsi au cœur de l’ouvrage, lequel met en évidence comment la quantification bureaucratique de la pauvreté et des inégalités construit une certaine représentation de la question sociale tout en occultant certaines dimensions.
44Dès l’introduction, intitulée « Invisibilité statistique et invisibilité sociale », la corrélation implicite entre l’une et l’autre est mise en doute. Induire de l’invisibilité statistique d’un phénomène son invisibilité sociale, c’est considérer que sa visibilité ne serait que statistique. Or, comme l’atteste l’illustration en couverture, il ne saurait en être ainsi, et tout le propos du livre est précisément de révéler les failles du régime de visibilité statistique qui échoue à saisir les multiples dimensions de la pauvreté et des inégalités sociales. Il n’y a finalement que le chapitre de Thomas Venet sur la « vulnérabilité des territoires » qui montre – au double sens de « démontrer » et de « donner à voir » – comment construire une mesure des inégalités socio-spatiales et, ce faisant, comment inscrire cette réalité dans un régime de visibilité qui permet à l’action publique de s’en saisir. On voit bien que la visibilité statistique n’est pas composée que de chiffres, de nombres et de pourcentages. C’est la « raison graphique » [7] qui est à l’œuvre dans sa production : elle consiste à compiler des données, variables, indicateurs et à les mettre en listes, en tableaux, en comparaison ou à les projeter dans des graphiques (nuages de points, plans factoriels) et sur des cartes géographiques. Dans ce chapitre, l’entreprise de quantification fonctionne : elle produit une réalité visible, matérialisée dans des formes (chiffres, indicateurs, graphiques, cartes), des « choses qui se tiennent » pour reprendre l’expression d’Alain Desrosières.
45Mais il ne s’agit pas pour autant d’en conclure que seule une mise en statistique rend visible la question sociale. Tous les autres chapitres insistent au contraire sur tout ce qui échappe au travail de quantification comme mise en convention et en mesure. Et force est de constater que ce qui n’est pas saisi par les catégories statistiques n’est pas pour autant invisible socialement. La contribution d’Ana Perrin-Heredia sur les conditions sociales d’existence des « ménages pauvres » et celle de Pascal Depoorter et Nathalie Frigul sur les parcours de reconversion des salariés licenciés (en particulier les plus âgés) mettent en lumière des phénomènes occultés par les statistiques, qui ne sont pas pour autant socialement invisibles dès lors qu’on prend en compte les registres non scientifiques de représentation. Littérature et cinéma dépeignent en effet avec force les processus sociaux de déclassement et les conséquences de la désindustrialisation sur la classe ouvrière. Ni la statistique ni la sociologie n’ont bien entendu le monopole du discours sur le monde social. Si l’on s’en tient néanmoins au registre scientifique, les auteurs proposent une analyse critique de la visibilité produite par les méthodes statistiques reconnues comme légitimes, que ce soient les mesures monétaires de la pauvreté ou les données des cellules de reclassement exploitées par les services déconcentrés de l’État.
46Ce qui est visé, ce ne sont pas les méthodes quantitatives en tant que telles, mais les catégories statistiques produites et utilisées par les bureaucraties étatiques. Autrement dit, il ne s’agit pas de faire le procès de la quantification, mais d’en faire la sociologie dans une veine bourdieusienne, soucieuse de penser la question sociale sans reproduire la pensée d’État. Celle-ci n’est toutefois pas absente du livre. Elle revient quelque peu « hanter » certains chapitres : celui écrit par T. Venet (« Comment construire une mesure de la vulnérabilité des territoires ? »), relevant de la sociologie quantitative plus que de la sociologie de la quantification, reprend ainsi les données et catégories institutionnelles, tandis que la contribution d’Héléna Revil (« Quantifier le non-recours aux droits. Entre mise en visibilité et “invisibilisation” administrative ») envisage le « non-recours » du point de vue des administrations appréhendées comme des acteurs unitaires, stratégiques et rationnels, confrontés à des problèmes d’organisation et de gestion. Toutefois, leur propos rejoint bien celui de l’ouvrage en ce qu’il vise plutôt à mettre au jour tout ce que la pensée d’État laisse dans l’ombre. Cet éclairage est principalement apporté par le recours à des méthodes qualitatives qui permettent de recueillir les discours et d’observer les pratiques des agents quantificateurs comme des populations quantifiées.
47L’un des apports précieux de ce livre réside ainsi dans le développement d’une sociologie de la quantification nourrie de données empiriques fines, collectées sur le terrain dans le cadre d’enquêtes ethnographiques. À cet égard, la restitution des échanges au sein des équipes pluridisciplinaires chargées de statuer sur les demandes de reconnaissance de handicap éclaire à merveille le processus de pathologisation ou d’« handicapisation » de la pauvreté. Dans le chapitre « Classer les inclassables. Le populaire comme altération durable et substantielle », R. Caveng donne à voir le processus de classification sociale en train de se faire. Il restitue habilement comment une « catégorie pratique » prend forme et consistance, informe les classements et s’institutionnalise par le bas. Certes, les « handicapés sociaux » sont une « non-catégorie » institutionnelle, mais ils composent une « catégorie pratique » qui se prête à un codage en termes de déficiences physiques, intellectuelles ou psychiques. De ce fait, la comptabilité des handicaps va prendre en compte des situations de dépossession économique et sociale, et contribuer par là à l’invisibilisation de la question sociale.
48De même, l’approche ethnographique adoptée par A. Perrin-Heredia pour apprécier les conditions économiques et sociales d’existence des populations classées comme pauvres, en raison de leurs revenus monétaires et de leurs conditions matérielles de vie, permet de mettre au jour les biais, les zones d’ombre et les impensés des mesures statistiques de la pauvreté. Elle renverse la perspective selon laquelle l’objectivité serait forcément du côté des statistiques, censées quantifier le monde social en toute neutralité. Le tour de force est réjouissant : on a avec ce chapitre une démonstration révélant le point de vue socialement situé des indicateurs de mesure de la pauvreté, lesquels généralisent des manières – toujours particulières – de compter et de penser la contrainte budgétaire. En d’autres termes, l’ethnographe montre comment l’outil statistique minimise, sinon occulte un certain nombre d’inégalités sociales, dès lors qu’il est manié sans considérer le point de vue situé qui a présidé à sa mise en forme.
49Le postulat avancé en introduction, selon lequel « la construction statistique de la pauvreté et des inégalités est une construction sociale qui reflète l’état des rapports de force et des luttes quant à l’imposition des représentations légitimes du problème » (p. 9), prend tout son sens en lisant l’ouvrage, généreux en récits d’observation, extraits d’entretien, portraits incarnant tantôt les agents quantificateurs, tantôt les agents quantifiés, parfois les deux en même temps quand il s’agit de quantifier ses propres performances dans une logique managériale – comme dans le chapitre de C. Thiaudière intitulé « Mesurer les “prestations” médico-sociales ou les conversions économiques de la politique du handicap ». À la lecture, il est très clair que la quantification n’épuise pas la question sociale qui déborde toujours des catégories statistiques produites pour la saisir. Mais au lieu de se contenter d’y voir une nécessité – celle du foisonnement du monde social nécessairement réfractaire à l’objectivation et au réductionnisme du chiffre –, ce débordement est envisagé comme une contingence politique, l’effet d’un travail de cadrage opéré par des agents sociaux disposés à reproduire par un travail d’objectivation et de naturalisation les représentations dominantes de la pauvreté et des inégalités.
50L’ouvrage ne s’en tient pas là : il entend également « ouvrir des voies pour que ceux que la quantification de la question sociale constitue comme publics à problème puissent participer à la définition de ce qui compte pour eux, de ce qui constitue leurs problèmes et mérite d’être compté afin d’accéder à une meilleure visibilité politique » (p. 12). Dans cette perspective, le chapitre de P. Depoorter et N. Frigul offre un exemple de quantification participative : on a là une expérience de co-construction de chiffres alternatifs aux statistiques officielles, rendues publiques dans la presse. À travers une enquête rigoureuse fondée sur la passation de questionnaires et la collecte de biographies professionnelles, sociologues et militants associatifs collaborent pour produire des connaissances plus justes – à la fois plus conformes à la justesse et à la justice – sur les reclassements, tels qu’ils sont vécus par les salariés licenciés. Ces connaissances n’ont pas qu’une visée scientifique, elles sont également exploitées à des fins militantes pour aider l’association des salariés licenciés non seulement à rouvrir l’affaire pour obtenir réparation là où les chiffres médiatisés tendaient à la clore, mais aussi à entretenir une solidarité collective par la construction d’une réalité partagée.
51La conclusion de l’ouvrage s’inscrit également dans cette optique de « réappropriation démocratique du chiffre ». Moins enthousiaste que l’introduction s’agissant de la possibilité « pour les plus démunis d’avoir voix au chapitre de la quantification », elle développe une critique argumentée des discours enchantés vantant les mérites démocratiques de la participation des publics aux dispositifs qui les gouvernent. La sociologie pragmatique est tout particulièrement ciblée. Le principe selon lequel les compétences critiques seraient également distribuées dans l’espace social est taxé d’« ethnocentrisme intellectuel » (p. 199), voire d’« épistémocentrisme scolastique » selon l’expression de Pierre Bourdieu [8]. Or, au regard de l’importance que ce chapitre conclusif accorde aux sciences sociales, la critique est aisée à retourner. Si les obstacles à la participation des dominés au travail de quantification sont analysés de manière convaincante, ils enferment toutefois la réflexion dans le champ de la « production autorisée de discours d’autorité ». In fine ne sont mis en scène que des sociologues investis d’une vocation critique face à des acteurs dépossédés de leur puissance d’agir.
52Ce qui est par ailleurs reproché aux travaux s’attachant à analyser les effets propres des dispositifs sociotechniques, c’est de ne pas considérer les conditions sociales de production, de diffusion et d’efficacité des chiffres, c’est-à-dire les rapports de domination qui prévalent ex ante. Faute de données sur les propriétés sociales des acteurs mis en relation dans le processus de quantification, ces travaux manqueraient de consistance sociologique, ce qui leur ôterait leur intérêt. En partie fondée, cette critique s’avère néanmoins étroite au sens où elle néglige la question des échelles et la complémentarité des questions de recherche. On ne construit pas le même objet d’étude et on ne problématise pas de la même manière le monde social en observant des échanges bureaucratiques au guichet, des pratiques professionnelles de catégorisation, des conduites individuelles infrapolitiques, ou en étudiant la chaîne sociotechnique de construction d’une entité politique, depuis la passation locale de questionnaires jusqu’à l’agrégation des données à un niveau national voire supra-étatique [9]. Ce dernier niveau est d’ailleurs négligé dans les analyses de l’ouvrage, y compris celles portant sur des domaines d’action publique et des objets statistiques largement européanisés. Loin de s’opposer, ces deux approches éclairent des dimensions différentes du travail de quantification : si l’une est plutôt attentive à la microsociologie des conventions, l’autre restitue les effets politiques de la production statistique sur les frontières des collectifs, les modes de gouvernement ou les réalités internationales. Ces diverses approches nourrissent le caractère foisonnant du champ des sciences sociales de la quantification [10]. Dans ce paysage, l’ouvrage collectif coordonné par R. Caveng et C. Thiaudière s’avère original par son parti pris méthodologique et vivifiant par sa réflexivité critique.
53Isabelle BRUNO
54Université de Lille, Ceraps
Alice Le Goff, Introduction à Thorstein Veblen, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2019, 128 p.
56Thorstein Veblen (1857-1929) reste pour beaucoup de lecteurs un économiste quelque peu mystérieux, auteur d’un seul livre (Théorie de la classe de loisir) que l’on résume au seul concept de consommation ostentatoire. C’est dire combien ce petit ouvrage qui présente l’ensemble de son œuvre est bienvenu. C’est dire aussi la complexité de la tâche qui attendait Alice Le Goff.
57L’ouvrage s’ouvre par une biographie de Veblen qui tord le cou à plusieurs mythes sur l’isolement social et intellectuel dans lequel ce fils d’immigrés norvégiens aurait vécu dans son enfance. On peut suivre le parcours sinueux de Veblen qui passe d’une formation philosophique à l’Université de Yale, où il soutient sa thèse, à une orientation vers les sciences sociales (anthropologie, psychologie) et l’économie à l’Université de Cornell. Les sciences sociales n’avaient pas alors la rigidité disciplinaire qui est désormais la leur, et l’économie politique n’avait pas encore trouvé son régime actuel avec la domination de l’économie « néoclassique ». Il devient ensuite professeur assistant tour à tour à Chicago (où il est éditeur du Journal of Political Economy), Stanford et Columbia. Par la suite, après la mort de sa deuxième épouse, Veblen participe à la création de la New School for Social Research avant de se retirer en Californie.
58Loin d’être purement anecdotique, le récit de ce parcours sinueux était nécessaire pour éviter l’attrait d’une explication un peu facile selon laquelle la marginalité de Veblen expliquerait le caractère caustique et iconoclaste de son œuvre, dont la présentation occupe le reste de l’ouvrage.
59Vient ensuite un chapitre consacré au fondement évolutionnaire de la pensée de Veblen, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le processus économique n’a pas de finalité donnée à l’avance, mais évolue selon les principes de variation et de sélection mis au jour par Darwin. Contrairement à ce que pensait Herbert Spencer, l’évolution, selon Veblen, n’est pas synonyme de progrès. Par ailleurs, celui-ci ne fait pas porter le processus évolutionnaire sur les individus eux-mêmes, mais sur les institutions, qui évoluent en vertu de ce qu’il appelle une « causalité cumulative » (la superposition de processus de variation et de sélection au fil du temps). Le comportement individuel s’explique ainsi selon lui à partir des instincts dont il dresse une typologie distinguant l’instinct du travail bien fait (workmanship), l’instinct de « sympathie sociale » (parental bent) – sans lesquels l’humanité n’aurait pas pu se perpétuer – mais aussi la « curiosité oisive » (idle curiosity) et l’instinct de rivalité, qui contaminent les deux premiers. Bien que dépouillés de la dimension biologique que de tels instincts avaient chez un penseur comme Auguste Comte, on est encore éloignés des catégories analytiques de l’action que développe Max Weber à peu près au même moment. Les institutions sont quant à elles définies comme des « habitudes de pensée prédominantes » qui donnent lieu à des conventions, des coutumes, des normes – la proximité avec les idées durkheimiennes est ici évidente – qui caractérisent les différentes phases de l’évolution sociale, y compris la phase industrielle contemporaine.
60Le chapitre suivant traite de la critique de la culture pécuniaire, tout particulièrement développée dans La théorie de la classe de loisir (ouvrage publié originellement en 1899 et traduit en français en 1970). Cet ouvrage a l’originalité de lier la fabrication des hiérarchies sociales à ce que Veblen appelle la consommation ostentatoire, c’est-à-dire la consommation réalisée afin d’afficher son statut social. Ainsi, dans les classes supérieures, une part importante de la consommation n’est pas réalisée pour l’utilité que l’on en retire, comme le veut la théorie économique néoclassique, mais pour produire ce que Pierre Bourdieu a appelé le capital symbolique. Ce dernier s’accroît d’autant plus que l’on peut afficher son loisir, y compris le loisir par délégation que portent les serviteurs et l’épouse, puisque l’ironie mordante de Veblen fait de cette dernière un bien de consommation ostentatoire dans les classes supérieures. La critique de l’ordre social prend un tour plus théorique avec la distinction entre les institutions selon qu’elles sont liées à la vie matérielle ou à la perpétuation de l’ordre social (les institutions cérémonielles que sont les normes, les conventions). Alice Le Goff souligne l’apport de Veblen, qui réside dans le fait de pointer le décalage temporel entre les institutions cérémonielles et les évolutions technologiques sur lesquelles elles s’alignent avec retard, précisément selon Veblen afin de maintenir l’ordre social établi, d’où la critique sévère qu’il en fait. Cette proposition reste néanmoins à utiliser avec précaution, tant elle peut donner lieu au travers trop commun qui voit dans le « social » un frein au déploiement de l’activité économique rationnelle.
61Le dernier chapitre examine les institutions politiques. A. Le Goff souligne la vision négative que Veblen en propose, tout en s’intéressant peu à leur fonctionnement concret. On retiendra en particulier le rapprochement suggestif entre la pensée de Veblen, indexée sur le conflit de classes, et le progressisme porté, notamment, par des auteurs comme George Herbert Mead et John Dewey, valorisant quant à lui le « public ». L’opposition entre les deux approches reste toujours d’actualité, tant certains sociologues pragmatistes contemporains peinent à définir une approche politique qui diffère de la logique des « petits pas » ; ce que Veblen leur reprochait déjà dans les années 1920. L’orientation de Veblen vers un « soviet des ingénieurs », débarrassant le capitalisme de ses parasites, ne fournit cependant pas une solution qui puisse résister à la critique.
62Le parcours proposé par A. Le Goff est indéniablement complet, et permet de cerner les éléments centraux de la pensée de Veblen. On peut toutefois regretter que l’ouvrage penche parfois trop dans le sens d’une histoire des idées, comme c’est le cas lorsque l’autrice s’étend sur les références anthropologiques mobilisées par Veblen pour élaborer sa théorie des instincts à coup d’histoire conjecturale. En lieu et place, il aurait été possible de développer plus longuement la réflexion sur la manière de mettre à l’épreuve ces catégories dans la recherche contemporaine, ce qui entraîne probablement la nécessité d’ajuster la conceptualisation veblenienne au progrès des connaissances et rend de plus en plus difficiles les rapprochements entre l’anthropologie des peuples passés et la théorie sociale du monde contemporain. On peut regretter également l’absence d’une mention plus appuyée des autres institutionnalistes historiques, notamment John R. Commons, et des économistes dits « hétérodoxes », compte tenu de l’importance que ces derniers accordent eux aussi aux institutions et de leurs efforts pour préserver une approche unitaire des sciences sociales comme la pratiquait Veblen lui-même dans une période plus propice à cette stratégie.
63Au final, l’ouvrage offre une très utile présentation d’un auteur majeur des sciences sociales du début du XXe siècle. Si l’ouvrage est une histoire des idées organisée autour de la recherche de cohérences de l’auteur étudié, il n’est en rien complaisant pour autant. A. Le Goff souligne à plusieurs reprises les limites de la pensée de Veblen (sur le féminisme, sur la politique, etc.). Comme d’autres ouvrages de cette collection, il ne remplace évidemment pas la confrontation directe avec les textes de Veblen, mais il donne les moyens d’aborder ces derniers, avec clairvoyance et ouverture d’esprit.
64Philippe STEINER
65Sorbonne Université, GEMASS
Notes
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[1]
Alain Desrosières (2008), L’argument statistique. Pour une sociologie historique de la quantification, Paris, Éditions des Mines.
-
[2]
Cette thèse est très bien présentée et défendue par ailleurs par Alain Supiot (2015), La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard.
-
[3]
Michel Offerlé (1987), Les partis politiques, PUF, Paris et Michel Offerlé, Jean Leca (1988), « Un “Que sais-je ?” en questions. Un débat avec Michel Offerlé et Jean Leca », Politix, vol. 1, n°2, p. 46-59.
-
[4]
John McCarthy, Mayer Zald (1977), « Resource Mobilization and Social Movements: A Partial Theory », American Journal of Sociology, n° 82, p. 1212-1241.
-
[5]
Voir par ex. Pierre France et Antoine Vauchez (2017), Sphère publique, intérêts privés, Presses de Sciences Po, Paris.
-
[6]
Voir par ex. le dossier « Management » dans Politix, n° 79, 2007.
-
[7]
Jack Goody (1979), La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, Paris.
-
[8]
Pierre Bourdieu (1997), Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, p. 64-75.
-
[9]
Citons comme ouvrages emblématiques de cette approche : Alain Desrosières (1993), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris ; Emmanuel Didier (2009), En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, La Découverte, Paris.
-
[10]
Andrea Mennicken, Wendy N. Espeland (2019), « What’s New with Numbers? Sociological Approaches to the Study of Quantification », Annual Review of Sociology, n° 45, p. 223-245.