CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Pour « transmettre un système de santé solide et performant aux générations futures », le comité Action publique 2022 préconise de « généraliser en priorité la télémédecine à tous les citoyens vivant dans une commune identifiée comme étant un désert médical, augmenter le recours à la télésurveillance à domicile pour un meilleur suivi des maladies chroniques, donner accès aux actes de télémédecine à toutes les professions médicales, diminuer le nombre d’hospitalisations en Ehpad » (2018, p. 52).

2La télémédecine est une forme de soins réalisée à distance au moyen de technologies de l’information et de la communication. Cinq actes de télémédecine sont identifiés par la législation française : la téléconsultation, la téléexpertise, la télésurveillance médicale, la téléassistance médicale et la régulation médicale [1]. Même si la télémédecine est reconnue légalement depuis la loi portant réforme de la santé et relative aux patients et aux territoires (HPST) de 2009, le principe des expérimentations n’est introduit qu’en 2014 par l’article 36 de la loi de financement de la Sécurité sociale. Le programme Etapes (Expérimentations de télémédecine pour l’amélioration des parcours en santé) est mis en place la même année et présente la stratégie nationale de déploiement de cette pratique médicale. En 2017, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) a recensé 196 actes de téléexpertise, 382 actes de téléconsultation et près de 1 000 suivis de patients en télésurveillance dans le cadre du programme Etapes [2] (les autres actes ne sont pas expérimentés dans le programme).

3Alors que la télésurveillance médicale apparaît comme l’acte le plus réalisé, ce sont pourtant les actes de téléconsultation et de téléexpertise qui sont entrés dans la Classification commune des actes médicaux de l’Assurance maladie suite à leur inscription dans le droit commun en 2018 [3]. La DGOS précise que pour la télésurveillance des ajustements organisationnels doivent encore être réalisés. Le cadre expérimental de la télésurveillance est ainsi reconduit pour quatre ans.

4Nous faisons l’hypothèse, dans cet article, que l’existence de tensions dans le processus d’institutionnalisation de la télésurveillance explique cette stratégie. En effet, l’institutionnalisation de la télémédecine s’est accompagnée d’objectifs de performance. En premier lieu, il s’agit de la réduction des inégalités d’accès aux soins, de l’amélioration de la prise en charge des patients et d’une meilleure répartition (virtuelle) de la démographie médicale. La télémédecine nourrit ainsi des espoirs d’amélioration de la qualité du système de santé. À ces objectifs qualitatifs sont venus s’ajouter, plus tardivement, des objectifs d’efficience et de maîtrise de la dépense publique. Dans cette perspective de performance, la puissance publique a cherché avant tout à normaliser les process de production de télémédecine.

5La mobilisation de l’économie des services permet de faire ressortir que, dans le cadre de la télésurveillance médicale, cette performance repose sur des acteurs invisibles dans les dispositifs institués, mais néanmoins institutionnalisés au regard des modalités d’évaluation de la performance de la pratique. L’institutionnalisation est alors entendue comme le processus de définition institutionnelle de l’organisation productive. Elle est marquée par la reconnaissance juridique de l’activité et la délimitation du champ de la pratique télémédicale. Nous parlons d’organisation institutionnalisée pour caractériser des rapports sociotechniques de production. Cet article discute en ce sens des espoirs d’amélioration du système de production de soins suscités par la télésurveillance médicale, et des conditions de la performance associées, principalement sous l’angle de l’efficience des dépenses publiques.

6Pour appréhender les espoirs associés à la télésurveillance médicale, il convient au préalable de présenter les promesses liées à la télémédecine dans sa globalité et le cadre légal et réglementaire de cette activité (2). Une large partie du cadre légal est consacrée à instituer une modification du périmètre des soins hospitaliers et à définir les process de production. Ces deux aspects sont discutés à partir des apports de l’économie des services, ce qui nous amène à identifier deux conditions nécessaires à l’efficience de la télésurveillance : un transfert d’activité en dehors de l’hôpital (3) et une mobilisation accrue du patient et de ses aidants pour permettre ce transfert (4). Ce dernier élément n’est cependant pas pris en compte a priori par les politiques de développement de la télésurveillance. Enfin, nous discutons les implications de ces conditions et montrons que la manière dont la performance de la télésurveillance est évaluée contribue à l’institutionnaliser (5).

2 – Les promesses de la télémédecine et son institutionnalisation a priori

7Si l’on suit les propos de la présidente du Haut Conseil français de télésanté, « l’objectif [de la télésanté, une appellation large de la télémédecine] est de mettre les nouvelles technologies de l’information et de la communication au service d’une santé équitable pour tous, afin de répondre, n’importe où, à la question angoissante pour le patient : qu’est-ce que j’ai ? De nombreux diagnostics peuvent être réalisés à distance, et la télésanté peut apporter une solution aux déserts médicaux, qui deviennent préoccupants. Je suis de la Creuse, les trois médecins de mon canton vont partir à la retraite. Avec les nouvelles technologies, on peut mesurer le pouls à distance […] et les mesures de glycémie d’un diabétique [4] ». Le Haut Conseil français de la télésanté, qui se compose de médecins et de sociétés savantes, mais aussi d’entrepreneurs et d’industriels de la santé, présente la télémédecine comme une réponse technologique aux attentes des patients et de leurs familles dans un contexte où l’accès aux soins pose problème dans certaines zones. La télémédecine semble alors être bénéfique pour les différents acteurs du système de santé.

8En effet, du point de vue des médecins, le recours à la télémédecine permettrait d’atténuer les effets néfastes de la désertification médicale sans revenir sur la liberté d’installation. En 2009, le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) publie un livre blanc sur la télémédecine qui précise qu’« à toute époque, les médecins ont incorporé dans leurs pratiques les innovations technologiques, afin d’améliorer l’exercice de leur art au service de la qualité des soins et de la prise en charge des patients. La diffusion de ces technologies a toujours conduit à de nouvelles façons d’exercer la médecine » [Lucas et al., 2009].

9Pour les industriels, la télémédecine représenterait de nouveaux débouchés. Le Syndicat national de l’industrie des technologies médicales (Snitem) pointe par ailleurs que la télémédecine représente la possibilité de créer de nouveaux métiers autour du numérique [Snitem, 2017]. À ce sujet, Gaglio et Mathieu-Fritz [2018] notent que la télémédecine peut être associée à une économie des promesses qui repose sur « la croyance selon laquelle les technologies pourront résoudre les problèmes économiques et sociaux, comme – pour ce qui concerne la télémédecine – la carence en médecins dans certains territoires ou le vieillissement de la population » (p. 17).

10Du point de vue des patients, la télémédecine est considérée comme un moyen de réduire, d’une part, les files d’attente pour certaines spécialités et, d’autre part, les inégalités d’accès à des soins de qualité en rendant possible le recours à des médecins spécialisés non présents dans certaines zones géographiques.

11Enfin, pour la puissance publique, l’outil de télémédecine est considéré comme un instrument permettant simultanément de réduire les coûts de la santé en limitant les transports des patients et les durées d’hospitalisation et d’améliorer la qualité des soins en utilisant des technologies de pointe [Hazebroucq, 2003]. C’est pourquoi l’investissement initial se doit d’être soutenu. Le 26 septembre 2017, le Premier ministre Édouard Philippe a annoncé un investissement de 100 millions d’euros pour « accélérer la transformation du numérique » des établissements de santé. Dans cette enveloppe, 50 millions d’euros sont destinés à la télémédecine et au financement des équipements nécessaires.

12L’outil de télémédecine semble ainsi porter en lui les éléments nécessaires à la modernisation du système de santé et à l’encadrement de la dépense. Toutefois, le régime de la preuve de cette efficacité pose question : « Associer les technologies à un espoir d’amélioration des conditions de vie, à défaut de pouvoir prouver leur efficacité future, constitue une réponse à l’incertitude » [Gaglio et Mathieu-Fritz, 2018, p. 17]. Un acte en particulier semble porteur de promesses difficiles à évaluer : celui de télésurveillance médicale. Dans son rapport de 2017 concernant la Sécurité sociale, la Cour des comptes précise qu’« en permettant d’éviter des hospitalisations, la télésurveillance des malades chroniques grâce à des dispositifs connectés apparaît comme la forme de télémédecine la plus prometteuse » [2017, p. 304].

13Par ailleurs, le rapport mentionne que la France compte 11 millions de personnes en affection de longue durée, dont l’état de santé est à l’origine de 60 % des dépenses d’Assurance maladie. Ce sont donc autant de personnes qui, selon la Cour des comptes « pourraient bénéficier à terme d’une télésurveillance de leurs paramètres de santé à un moment ou l’autre de leur parcours de soins » [ibid., p. 304]. L’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation pointe également que, pour trois maladies chroniques, le diabète, l’insuffisance rénale et l’insuffisance cardiaque, 100 000 hospitalisations ont eu pour unique objet en 2015 la surveillance. D’après Dumez et al. [2015] le développement de la télésurveillance permettrait une économie, pour les comptes de la santé, pouvant aller jusqu’à 2,6 milliards d’euros. Ce montant reflète l’agrégation des dépenses évitées de séjours hospitaliers, de séances de dialyse, de consultations et de transports sanitaires. La télésurveillance permettrait ainsi une prolongation de la prise en charge par des médecins hospitaliers au sein même du domicile du patient. Pourtant, l’inscription de la télésurveillance dans le droit commun n’est pas envisagée avant 2022. L’argument avancé par la puissance publique pour justifier ce choix est le fait que les modalités organisationnelles, financières et technologiques ne sont pas suffisamment stabilisées. Nous cherchons alors à identifier la forme organisationnelle de la télésurveillance afin de mettre en évidence les supports de l’efficience espérée et leur soutenabilité.

3 – La télésurveillance : conditions de délocalisation d’un service hospitalier

14La télésurveillance vise à permettre la réalisation d’un suivi de l’état de santé d’un patient par un professionnel médical directement depuis le domicile du patient. À titre d’illustration, pour le suivi de l’insuffisance cardiaque, la télésurveillance vise à « assurer un monitoring clinique étroit pour les patients cardiaques les plus lourds, permettant à ceux-ci d’éviter l’hospitalisation ou de l’écourter » [Martin et Rivoiron, 2012, p. 86]. La télésurveillance est généralement mise en place à l’initiative d’un médecin hospitalier. Dans notre exemple, le cardiologue propose une prise en charge par télésurveillance « au patient hospitalisé dans son [centre hospitalier] pour décompensation cardiaque » [ibid.]. De cet exemple il ressort que la télésurveillance vise une prolongation de la prise en charge par des médecins hospitaliers au sein même du domicile du patient.

15L’approche en termes de services architecturaux [Djellal et al., 2004 ; Djellal et Gallouj, 2006], si elle est focalisée sur l’innovation, offre également un cadre pour discuter de la place de la télésurveillance relativement à l’offre hospitalière. Dans ce cadre, le contenu d’une offre de service est appréhendé comme un assemblage de services principaux et de services élémentaires. Le service élémentaire de base y est constitué de la médecine, des soins ; les services élémentaires périphériques incluent eux l’hôtellerie, la maintenance, la gestion-administration, le nettoyage, etc. Les auteurs suggèrent qu’une partie de la réalisation des services proposés par l’hôpital se trouve localisée en dehors de l’hôpital, en s’appuyant sur des réseaux « formels ou informels, intégrés ou non, appuyés ou non sur les NTIC » [Djellal et al., 2004, p. 242]. La télésurveillance, puisqu’elle rend possible, par la technologie, la réalisation des services de soins hospitaliers en dehors de l’hôpital, peut alors être interprétée comme un élément du service proposé par l’hôpital.

16Relativement à un acte de soins classique, la télésurveillance modifie les conditions technologiques de la production. Ces technologies contribuent à modifier le lieu de production : les soins ne sont désormais plus seulement produits à l’hôpital, mais aussi au domicile du patient et à l’hôpital (via des technologies). De fait, le patient n’a plus à se déplacer pour se rendre sur le lieu de soins. Si la télésurveillance permet d’éviter le transport du patient, ce faisant, il ne peut plus bénéficier d’un certain nombre de services élémentaires de l’offre hospitalière qui restent ancrés sur le lieu de soins (comme les services de lingerie, de restauration, etc.).

17La télésurveillance s’inscrit dans un mouvement de développement des prises en charge ambulatoires en coordination avec l’hôpital [5], qui vise à permettre la réalisation d’économies sur les services périphériques aux soins. Dans cette configuration, le service architectural considéré est difficilement soutenable dans l’architecture hospitalière. Du point de vue analytique, on se trouve face au passage d’un « package », organisé par et au sein de l’hôpital, à un service assemblé dont les modalités de coordination en vue de l’assemblage débordent les frontières de l’organisation hospitalière. Dans une perspective d’économie de la production, la télésurveillance produit un service de suivi médical hospitalier, qui ne peut être appréhendé isolément, a fortiori dans une optique architecturale. La télésurveillance s’insère au sein d’un service complexe de prise en charge d’une maladie chronique. Ce service peut être considéré du point de vue architectural à la condition d’observer également la façon dont les services élémentaires sont articulés (comment se fait la coordination des différents services). Les différents éléments constitutifs du service de prise en charge d’une maladie chronique comprennent alors des soins médicaux spécialisés, des soins médicaux de généraliste, de la télésurveillance, des soins infirmiers, mais aussi des services d’aide à la réalisation des activités de la vie quotidienne (hygiène, change), d’hôtellerie, de restauration, etc.

18La télésurveillance, en ajoutant un service supplémentaire dans l’offre hospitalière, autorise un transfert de tâches en dehors de l’hôpital. Dans cette configuration, si l’hôpital n’organise plus un package, le patient est amené à reconstruire lui-même l’architecture du service, et à coordonner l’organisation de la production des différents services, en lien avec les médecins et professionnels de santé. Même si l’usage du service principal n’est pas fondamentalement modifié par la technologie de la télésurveillance, les conditions de la coordination des services élémentaires se voient changées. Or, le cadre légal de la télésurveillance ne gère pas explicitement la problématique de la coordination. Pourtant, les débats autour de la création d’un statut d’infirmier coordinateur de parcours en santé ou de télémédecin [Esterle et al., 2011] assurant la coordination des soins indiquent bien une carence dans ce domaine. En l’absence de cadre légal commun, la question de la coordination par l’hôpital s’organise de façon disparate selon les projets de télésurveillance. Elle se restreint pour l’essentiel à l’aspect médical d’une prise en charge qui peut être plus complexe et nécessiter des soins infirmiers, l’appui d’une auxiliaire de vie pour de l’aide aux activités de la vie quotidienne (hygiène, repas). Autrement dit, la coordination portée par l’hôpital autour de la télésurveillance reste centrée sur les services élémentaires, mais ne gère pas la coordination des services périphériques, laissant au patient le soin de reconstituer le package.

19Lorsque la puissance publique, ou les promoteurs de la télémédecine, évoquent la maîtrise des dépenses de santé, ils réfèrent à la partie socialisée de ces dépenses, c’est-à-dire celles gérées par l’Assurance maladie obligatoire (AMO). C’est donc à cet endroit qu’il convient de rechercher les économies que la télésurveillance est supposée rendre possibles. Pourtant, si l’Agence des systèmes d’information partagés de santé [6] avance que la télémédecine permettrait de réaliser plusieurs milliards d’euros d’économies par an à l’Assurance maladie pour la prise en charge des maladies chroniques [7], les sources des économies réalisées grâce aux nouvelles technologies restent assez floues. Au milieu des années 2000, la question de la performance de la télémédecine est posée. En effet, Silber [2005] pointe que, jusqu’au début des années 2000, aucune étude n’a permis de justifier l’efficacité économique de la télémédecine. De la même façon, Kerleau et Pelletier-Fleury [2002] mettent en évidence le décalage entre les attentes liées au développement de la télémédecine et la réalité. Depuis la reconnaissance juridique de la télémédecine, le débat autour de l’efficacité supposée de la télémédecine est de nouveau ouvert et l’absence de cadre d’évaluation renforce les inquiétudes des financeurs [Gaglio et Mathieu-Fritz, 2018].

20S’il est attendu que la télémédecine, en favorisant le maintien au domicile du malade et en limitant les déplacements des patients et des médecins, permet de réaliser des économies, la source de ces économies potentielles semble en réalité se trouver ailleurs que dans l’introduction de nouvelles technologies à proprement parler. En organisant les soins au sein même du domicile du patient, la télésurveillance participe au développement de la médecine ambulatoire. Elle constitue un prolongement de l’hospitalisation à domicile, une offre de soins, au sein de laquelle les charges d’hôtellerie (restauration, blanchisserie) et la prise en charge de certains actes de la vie quotidienne (change, hygiène) sont transférées de l’hôpital vers le domicile, et sont reportées des personnels hospitaliers vers l’entourage du patient (aidants professionnels ou non). Cette forme d’organisation des soins permet à l’Assurance maladie de réaliser des économies relativement aux hospitalisations à temps complet tout en assurant des soins de même qualité [Sentilhes-Monkam, 2005]. En privilégiant l’ambulatoire, voire en évitant le recours à l’hospitalisation, seuls les coûts de la télésurveillance à domicile attribués à l’acte de soins sont alors recensés par l’AMO.

21Pourtant, un ensemble de tâches conjointes doit être effectué pour maintenir à domicile le malade [Gallois, 2013]. En modifiant l’architecture du service hospitalier, la télésurveillance participe d’un processus de transfert de tâches réalisées par la sphère médicale dans le cadre de soins « classiques » vers la sphère familiale. Leur réalisation s’effectue alors au sein de la famille, à travers une autoproduction ou bien en recourant à un prestataire de services. Dans chacun de ces deux cas, la charge de l’organisation de ces tâches et celle du soutien à la réalisation d’actes de la vie quotidienne ne relèvent plus du système soignant, leur financement sort alors du périmètre de l’AMO. La source d’économies la plus palpable de la télésurveillance tient de fait dans sa capacité à transférer le support de coût de l’Assurance maladie à d’autres sources de financements. Ces financements peuvent provenir de dispositifs collectifs dédiés à la prise en charge de la dépendance, comme l’Allocation pour l’autonomie, qui est gérée par les conseils départementaux. Les sources de financement peuvent également avoir une origine privée, qu’il s’agisse d’assurances santé souscrites en complément de l’AMO, ou qu’elles proviennent directement des revenus du ménage, voire du cercle familial s’il y a des transferts entre générations pour financer ces services. Enfin, sans relever à proprement parler d’un financement, les activités de services élémentaires périphériques aux soins hospitaliers peuvent également être autoproduites dans le cercle familial.

22De plus, en ne mobilisant pas les capacités d’hospitalisation pour des patients pris en charge par la télésurveillance, cette dernière contribue au processus de rotation des lits nécessaire à l’efficience du système hospitalier. En effet, depuis la mise en place de la tarification à l’activité en 2004, les ressources des hôpitaux proviennent, pour ce qui est des activités de médecine, chirurgie et obstétrique, d’une rémunération de leur activité sur la base des actes réalisés selon le type de pathologies et de patients. Dans ce système, un traitement rapide des patients permet d’augmenter le nombre de prises en charge et les ressources de l’hôpital [Domin, 2013]. Les prises en charge rapides accroissent également l’accessibilité aux soins (en termes de liste d’attente).

23C’est par cette double dimension, d’une part, de transferts d’actes en dehors du champ couvert par l’AMO et, d’autre part, de soutien à la performance d’un hôpital centré sur le plateau technique et l’acte intellectuel que la télésurveillance peut être interprétée comme une source d’économies pour le système de soins.

4 – La télésurveillance : du travail invisible dans les process de production

24Nous venons de mettre en évidence qu’une partie de l’efficience de la télésurveillance réside dans un transfert de tâches à l’extérieur de l’hôpital. Une autre partie de cette efficience émane d’une nouvelle forme de division du travail concernant la production de soins en tant que service élémentaire de base. Les patients et leurs aidants réalisent une partie de l’acte médical, parfois intégré au sein même des protocoles de soins, de façon invisible. Ce travail invisible s’avère en revanche institutionnalisé par la manière dont la performance est instituée.

25Les approches en termes d’économie des services mettent également l’accent sur une caractéristique intrinsèque au process de production des services : la coproduction. Elles proposent un cadre analytique qui permet de caractériser les relations de services comme « modalités de connexion entre les prestataires et les clients à propos de la résolution du problème pour lequel le client s’adresse au prestataire (l’objet du service) » [Gadrey, 1994, p. 24]. Le triangle des services permet d’analyser le process de production en reliant intervenant (P), consommateur/client (C) et support du service (S). Nous le mobilisons ici pour rendre compte d’un service particulier, celui de télésurveillance au sens où sa production relève tout à la fois de relations synchroniques, mais aussi, et surtout de relations diachroniques. Le processus de production implique alors plusieurs temps distincts dans la relation de services, ces temps pouvant être décrits comme un enchaînement de relations de services au sein d’un même processus de production. La caractérisation des relations de services, au regard des protagonistes impliqués, permet ainsi de décrire le découpage en tant qu’ensemble de relations de services successives ou simultanées.

26Dans le cadre de la télésurveillance, la relation de services est dématérialisée, ou plutôt elle se matérialise grâce à des technologies médicales [8], qui permettent une coproduction à distance. La coproduction implique que les services ont potentiellement une dimension relationnelle singulière, qui renvoie à un engagement dans la relation de production différent de celui de la production industrielle de biens. Or la télésurveillance introduit du capital dans la relation de soins. Dans son sens strict, l’industrialisation relève de la substitution du travail par le capital, et de l’accroissement de la division du travail. La télésurveillance peut alors être interprétée comme une nouvelle forme d’industrialisation des services de soins, qui se situe directement au sein de la relation médecin-patient. Il convient alors de détailler son process de production en distinguant la procédure décrite dans la loi HPST de sa forme effective constatée lors de la production réelle.

27En effet, en donnant un cadre juridique à la télémédecine, la puissance publique a cherché à en normaliser la production, et a de ce fait précisé les acteurs participant à la production. Pour rappel, dans sa définition juridique, la télésurveillance a « pour objet de permettre à un professionnel médical d’interpréter à distance les données nécessaires au suivi médical d’un patient et, le cas échéant, de prendre des décisions relatives à la prise en charge de ce patient. L’enregistrement et la transmission des données peuvent être automatisés ou réalisés par le patient lui-même ou par un professionnel de santé » [art. R 6316-1 du Code de la santé publique].

28Du point de vue institué, la configuration de production de la télésurveillance implique seulement le patient qui devient actif en tant que support de soins, un professionnel médical [9] (qui n’est pas physiquement présent au domicile), et éventuellement un autre professionnel de santé [10]. Or, du point de vue de son process de production, la télésurveillance engage une relation de service diachronique entre un patient et un médecin : dans un premier temps, le patient réalise la mesure de ses paramètres au moyen d’un appareillage simplifié relativement à celui utilisé par le médecin (par exemple, un pèse-personne qui mesure également la tension, le pouls) [11]. Dans un second temps, le médecin interprète les informations transmises. Le cas échéant, il peut décider d’entreprendre une action de soins et alors entrer en contact direct avec le patient.

29La mobilisation du triangle des services indique que la production de télésurveillance nécessite, en routine, quatre étapes et appelle la réalisation de deux ou trois relations de services, selon l’état de santé du patient [12]. Une première étape vise à la production d’informations sur l’état de santé du patient. Pour la réalisation de cette étape, Oudshoorn [2008, 2011] pointe le rôle actif du patient dans la réalisation de son propre diagnostic. À partir d’un exemple d’un dispositif de télésurveillance cardiaque, destiné à faciliter le diagnostic sur des irrégularités cardiaques complexes, l’auteur identifie que le patient réalise deux types de travail, un travail visible et un travail invisible. Le travail visible représente les actions de production d’information telles qu’elles sont explicitées dans la notice du dispositif de télésurveillance. La notice faisant office de marqueur de visibilité du travail. Le travail invisible est absent des discours et des représentations sur les technologies de télésurveillance [13]. Il réfère à des actions et à du travail n’étant pas répertoriés dans la notice ni visibles dans les discours dominants sur la télésurveillance. Il s’agit en particulier, dans le cas étudié, du moment au cours duquel l’information doit être relevée (les informations étant à enregistrer lorsque le patient sent des anomalies dans son rythme cardiaque). Pour pouvoir décider de ce moment, le patient doit réaliser un monitoring de son corps. Il y a dans ce cas un transfert de responsabilités du médecin vers le patient. Il s’agit également de l’apprentissage de la « bonne technique » pour réaliser la mesure, la notice étant trop évasive sur cet aspect, qui est variable d’un patient à l’autre. Le travail du patient lors de la production d’information servant au diagnostic n’est pas une nouveauté liée à la télémédecine (dans le cadre d’une consultation traditionnelle, pour qu’un médecin diagnostique un rhume ou une angine, il est nécessaire que le patient l’informe qu’il a le nez qui coule, une légère fièvre, des maux de gorge…) [Strauss et al., 1997]. Dans la gestion d’une maladie chronique, le travail du patient est bien plus complexe, et comporte également une dimension explicite (visible), par exemple suppléer une infirmière dans la gestion de sa machine de dialyse lorsque ce type de soins est fréquent, et une dimension implicite (invisible), prise pour acquise par le corps médical. Parmi ce travail implicite se trouvent des tâches de transmission d’informations sur l’état de santé, mais aussi de coopération pendant les examens et procédures médicaux, notamment, en adoptant la position corporelle nécessaire [ibid.].

30Dans une configuration où le patient est autonome, il produit seul le travail, visible et invisible, lié à cette étape. Cependant, dans une configuration où le patient souffre d’une maladie chronique invalidante et n’est pas en capacité de réaliser lui-même les gestes de production des informations, la réalisation de la télésurveillance implique une relation de service supplémentaire, « invisible » au sens où elle n’est pas prise en compte dans la normalisation de la production telle qu’instituée par la loi HPST. En effet, pour que l’acte se concrétise, un ensemble d’autres acteurs secondaires est amené à être mobilisé afin de seconder les principaux protagonistes. Ainsi, en plus des professionnels du champ de la santé, le patient-support du service peut se voir secondé par un aidant n’étant ni un professionnel médical ni un professionnel de santé, mais un aidant professionnel ou non professionnel [14] [Bili, 2012 ; Laila, 2009]. Cet aidant intervient pour accompagner/assister le patient à la prise de ses données médicales et leur transmission. Le patient dépendant n’est alors plus le seul acteur de sa prise en charge, mais devient également le support d’une autre relation de service nécessaire à une prise en charge par télésurveillance. Il s’agit de la première étape.

31La deuxième étape est celle d’une transmission automatisée des informations produites à l’étape 1. Cette étape n’engage pas de relation de service [15]. La troisième étape est celle du traitement de l’information, le médecin (ou un professionnel de santé) réalise un diagnostic de l’état de santé du patient en son absence, mais à partir des données produites à l’étape 1 et transmises à l’étape 2 [16]. Enfin, la quatrième étape n’est effective que si le diagnostic révèle une dégradation de l’état de santé du patient. Dans une telle configuration, le médecin prend contact par téléphone avec son patient et organise une prise en charge médicale adéquate (consultation en face à face et/ou hospitalisation).

32La séparation des lieux de production autorise (et rend nécessaire) une nouvelle forme de division du travail, dans laquelle il est possible de distinguer l’acte technique, de production d’information, relativement à l’acte intellectuel d’interprétation des informations (diagnostic). Sous cette forme de division du travail, les professionnels médicaux réalisent l’acte intellectuel. Le patient et ses aidants ont alors la charge de la production des actes techniques. Le travail technique réalisé par le patient et ses aidants n’est toutefois pas de second ordre. Nicolini [2006], Daudelin et al. [2008] et Mathieu-Fritz et Gaglio [2018] mettent en évidence que la division du travail qui s’opère dans la réalisation d’actes de télémédecine concerne des éléments qui sont au cœur du métier du médecin. Les patients réalisent alors une partie de l’activité de production de soins relevant antérieurement du travail du médecin [17], voire de leur « vrai boulot » [18]. Compte tenu de la nécessaire réalisation des actes techniques par le patient, la présence de professionnels médicaux ne constitue alors pas une condition suffisante à la réalisation d’actes de soins de télésurveillance. La participation du patient est reconnue et donc – au moins une partie de – son travail n’est pas invisible. Le cadre institutionnel de la télésurveillance reconnaît en effet l’exigence de cette participation des patients et semble gérer cette reconnaissance sous la forme d’une substitution entre le travail du médecin et celui du patient, le patient réalisant une partie des prises d’information autrefois effectuées par le médecin. Cependant, cette participation comme support et comme facteur de production d’information n’est pas nécessairement suffisante à la réalisation du service. Si l’état de santé (usuel ou non) du patient ne lui permet pas de réaliser seul le travail qui lui a été attribué, l’appui d’un aidant devient une condition nécessaire. Dans cette perspective, Bili [2012] met en évidence que, quel que soit le niveau d’autonomie du patient, l’aidant non professionnel devient acteur de l’acte de soin, ce qui rend nécessaire son intégration dans la conception même de l’acte.

33L’aidant réalise ainsi un travail invisible qui sort du cadre juridique et des nomenclatures d’activité, ce qui est facilité par l’absence de compensation monétaire [19] [Laporthe, 2005]. Toutefois, la DGOS, organe public chargé du déploiement de la télémédecine, concède d’ailleurs la présence d’acteurs « opérationnels de soutien » dans la production des actes [Barge et al., 2012] sans pour autant que leur rôle ne soit rendu visible – au moins en partie – en reconnaissant leur travail dans le cadre des process juridiquement normalisés [20]. Invisible, leur travail ne peut de facto faire l’objet d’une validation monétaire qui viendrait le rémunérer.

34Outre le travail du patient visible dont nous avons pointé la nécessité, notre analyse révèle une partie invisible du travail, au sens où elle n’est pas intégrée dans les process de production juridiquement définis, qui est nécessaire à la production de la télésurveillance : la production des aidants. En modifiant les conditions de production, la télésurveillance amène à introduire de nouveaux acteurs dont la participation aux soins est nécessaire. Si cette nouvelle organisation des soins renforce et étend le rôle du patient et de ses aidants dans la production de soins, elle interroge également la réponse à la prise en charge du risque de maladie chronique sur une base collective via l’AMO.

5 – L’invisibilité des aidants : une institutionnalisation par l’évaluation de la politique publique

35Les espoirs liés à la télémédecine reposent largement sur l’efficience attendue de la pratique, et c’est à travers cette recherche d’efficience que la télémédecine s’institutionnalise. L’action publique en faveur du déploiement de la télémédecine s’inscrit dans le contexte du new public management, qui donne un sens particulier à l’évaluation. Les pratiques d’évaluation justifient l’engagement de l’État dans le capitalisme [Jany-Catrice, 2012]. Elles reposent sur une convention surprenante de « neutralité des chiffres ». Les chiffres seraient en effet garants d’une évaluation objective et sans parti pris. L’évaluation y devient synonyme d’évaluation de valeur et cette dernière se doit d’être monétaire. Ce qui ne possède pas d’équivalence monétaire ne vaut donc rien et ce qui ne vaut rien, ne coûte rien [Del Rey, 2013]. Or nous avons vu que la production par le patient et ses aidants ne donne pas lieu à un flux monétaire dédié lors de la production de télésurveillance. Ces derniers participent toutefois à la création de la valeur, de façon similaire aux bénévoles associatifs, dont la contribution tend à être valorisée. Par ailleurs, les travaux académiques suggérant la constitution d’un statut pour les aidants et la reconnaissance de leur activité constituent une littérature robuste et renvoient à des problématiques anciennes et bien connues [Laporthe, 2005]. Ne pouvant nier réellement une implication de la sphère familiale dans la production de télésurveillance, comment la puissance publique organise-t-elle l’évaluation de son action (et l’évaluation de la légitimité de son action) ?

36Différents organismes sont chargés par les pouvoirs publics de l’évaluation de la télémédecine et de la télésurveillance. L’Agence nationale d’appui à la performance [21] a été chargée, à l’échelle nationale, d’évaluer la performance économique des projets de télémédecine pouvant bénéficier des subventions nationales [Martin et Rivoiron, 2012]. À ses côtés, d’autres organisations telles que la Haute Autorité de santé (HAS), le Commissariat général à la stratégie et à la prospective et des groupes de travail interministériels ont pour mission d’évaluer et de mettre en place des outils d’évaluation de la télémédecine [HAS, 2011]. Le nombre d’organismes en charge de l’évaluation de la politique publique en faveur de la télémédecine témoigne donc bien de l’attention que la puissance publique porte à cette question. Cette évaluation doit lui permettre de légitimer à plus long terme son intervention en faveur de nouvelles formes de soins nécessitant un investissement capitalistique fort, mais supposées à même de contribuer à l’efficience du système de santé.

37D’une manière générale, deux grands types d’outils sont proposés pour mener cette évaluation : les évaluations de coûts [22] et les évaluations multicritères [23] [Le Goff et Nassiri, 2005]. La première famille a pour objectif de répondre davantage à la question de la performance économique stricto sensu des projets, et organise une comparaison des projets de télémédecine par rapport à une pratique traditionnelle de la médecine. La HAS a effectué une revue de la littérature internationale de ces formes d’évaluation en procédant à une distinction selon les actes de télémédecine évalués [HAS, 2011]. Deux évaluations de projets de télésurveillance français ont été recensées. La première est une étude de minimisation des coûts et concerne la télésurveillance de patients atteints de pathologies cardiaques. Les résultats mentionnent que les coûts évités de transport et de consultation sont significatifs. Cette perspective rend compte des modifications architecturales de l’hôpital, à travers la prise en compte des coûts évités, et indirectement des coûts des services élémentaires périphériques évités par un transfert sur le patient et son entourage. Les coûts induits pour l’entourage, via la prise en charge de ces services par les patients et leur entourage, ne sont cependant pas mentionnés. La seconde est une évaluation comparative des coûts dans le cadre de la surveillance de l’apnée du sommeil en hôpital et en télésurveillance à domicile. Si la télésurveillance permet de minimiser les coûts, l’évaluation coût-efficacité révèle que la surveillance hospitalière est préférable à la télésurveillance. Ici encore, les patients et leurs aidants ne sont pas mentionnés comme supportant des coûts dans la production de la télésurveillance, qu’il s’agisse de leur production de services élémentaires périphériques externalisés ou de leur implication nécessaire dans le travail de soins découlant de la prise en charge par télésurveillance. Concernant ces deux études, la HAS précise que les résultats, la méthodologie, et le manque de maturité des projets ne permettent pas de tirer de conclusion générale sur la performance des projets. Néanmoins, la procédure d’évaluation choisie dans chacun des cas permet de renforcer l’idée d’une invisibilité du travail des aidants malgré leur implication dans un projet de télésurveillance.

38La seconde forme d’évaluation des projets de télémédecine s’intéresse davantage à l’efficience médico-économique et n’exclut pas d’emblée les patients et leurs familles de son investigation. Une matrice d’impacts est créée et représente les objectifs à atteindre. L’évaluation consiste ensuite à mesurer le degré de satisfaction pour des objectifs déterminés en amont. L’accent est mis davantage sur la qualité des soins et le bien-être du patient. Dans la construction des matrices d’impacts, les aidants et les familles sont mentionnés et les coûts qu’ils subissent, tout comme leur participation au projet font partie des informations recensées. Ils sont donc bien reconnus pour leur participation à la mise en œuvre de l’acte de télémédecine, néanmoins cette reconnaissance se restreint au travail visible que ceux-ci réalisent. Cependant, si ces éléments apparaissent dans le volet qualité de l’évaluation, ils disparaissent dans le volet performance économique. Ainsi, alors que les ressources technologiques et matérielles sont identifiées dans les coûts de production et dans les facteurs de production en tant que coûts d’investissement, les tâches effectuées par les patients et leurs familles disparaissent des éléments recensés dans ces mêmes grilles, qu’il s’agisse des tâches de soins ou des services périphériques. Malgré une volonté d’introduire les aidants et les familles dans ces formes d’évaluation multicritères, leur participation n’est comptabilisée que dans un objectif d’évaluation qualitatif. Leur participation à la production reste quant à elle largement invisible, et cette invisibilité se voit même, d’une certaine manière, institutionnalisée par une évaluation partielle de la production de télémédecine. L’attribution d’un critère d’efficacité économique à la télémédecine en termes de dépenses (publiques) de santé interroge de facto la nature de la considération envers les patients et leurs aidants nécessaires à la production de soins hospitaliers.

6 – Conclusion

39L’objet de cet article était de discuter les espoirs suscités par la télémédecine, et des conditions de la performance associées, en particulier sous l’angle de l’efficience des dépenses publiques. Après avoir dressé un panorama de la télémédecine en France, notre analyse s’est focalisée sur un acte particulier, la télésurveillance médicale. La mobilisation de deux approches complémentaires de l’économie des services permet de faire ressortir que cette performance repose sur des acteurs invisibles dans les dispositifs institués. Plus précisément, nous avons tout d’abord vu que la télésurveillance venait modifier l’architecture de l’offre de soins hospitaliers. En introduisant un service élémentaire supplémentaire dans l’architecture hospitalière, cette forme de médecine amène à raisonner en termes de prise en charge globale du patient, ce qui implique à la fois une nouvelle forme de coordination des services élémentaires et un transfert de certains de ces services en dehors du cadre hospitalier. Nous avons ensuite montré que l’introduction de technologies dans la relation de soins modifie fondamentalement les process de production à l’œuvre et fait intervenir de façon renforcée des personnes a priori externes à la production de soins : les aidants, professionnels ou non. La dissociation opérée entre l’acte intellectuel réalisé à distance et l’acte technique effectué sur place entraîne la participation d’acteurs non médicaux dans l’accomplissement de l’acte. Les tâches techniques deviennent du ressort de professionnels non systématiquement médicaux, voire d’aidants non professionnels (les familles). Si l’implication de ces aidants peut apparaître naturelle et non économique, car elle est largement invisible et n’engage pas de flux monétaire, elle vient pourtant modifier substantiellement les contours des soins. Cette modification se concrétise par le déplacement de l’acte de soins d’un lieu médicalisé (l’hôpital) à l’espace de vie du patient (le domicile) et par l’allongement de la chaîne de production de l’acte, opérant une division renforcée du travail. Une telle séparation dans l’activité de production de soins permet la réalisation d’un transfert de la réalisation de la tâche des professionnels médicaux ou de santé vers le patient et ses aidants (familles ou aides à domicile).

40L’efficience de la télésurveillance repose sur l’invisibilité comptable du travail d’un nombre important de facteurs de production du service de télésurveillance. Si le service de soins reste similaire dans son objectif et son résultat, les modalités d’organisation de cette production de soins font que le transfert réalisé l’est vers une partie non intégrée par les comptes de la santé, ni même dans le cadre des évaluations de la performance de la télémédecine. In fine, nous avons montré à l’aide de l’exemple de la télésurveillance que c’est par l’implication accrue des patients et des aidants, pour la prise en charge des services élémentaires périphériques aux soins ainsi que par leur participation au processus de soins, que se situent les baisses de coûts (potentielles) et l’efficience promises par la télémédecine. Néanmoins, cette implication des familles dans la production de soins réduit le périmètre des dispositifs collectifs de gestion du risque maladie. Il apparaît alors que, d’une certaine façon, l’évaluation de l’efficience est restreinte à celle des dépenses publiques et à une logique comptable, alors que le concept d’efficience réfère implicitement à l’optimum parétien et au premier théorème du bien-être supposé caractériser la situation de l’ensemble des agents.

Notes

  • [1]
    La téléconsultation permet à un professionnel médical de donner une consultation à distance à un patient. La télé-expertise permet à un professionnel médical de solliciter à distance l’avis d’un ou de plusieurs professionnels médicaux. La télésurveillance médicale permet d’interpréter à distance les données nécessaires au suivi médical d’un patient. La téléassistance médicale permet à un professionnel médical d’assister à distance un autre professionnel de santé. La régulation médicale réfère à la régulation téléphonique des urgences hospitalières (Samu).
  • [2]
    Des actes de télémédecine sont réalisés en France en dehors de la stratégie nationale de déploiement, nous n’en tenons pas compte ici puisque les dépenses ne sont pas prises en charge par l’Assurance maladie obligatoire. Ces actes ne relèvent donc pas du champ de cet article.
  • [3]
    Avenant n° 6 à la convention nationale organisant les rapports entre les médecins libéraux et l’Assurance maladie signée le 25 août 2016.
  • [4]
    Ghislaine Alajouanine, présidente du Haut Conseil français de la télésanté : « Il faut un plan quinquennal pour mailler le territoire en télésanté », interview publiée par l’Argus de l’assurance, http://www.argusdelassurance.com/interviews-exclusives/ghislaine-alajouanine-presidente-du-haut-conseil-francais-de-la-telesante-il-faut-un-plan-quinquennal-pour-mailler-le-territoire-en-telesante.60953 Mis en ligne le 15 février 2013, consulté le 29 mars 2014.
  • [5]
    Le scénario médian des projections de l’activité hospitalière publié par la DREES prévoit que la part des séjours en ambulatoire passe de 39,6 % en 2012 à 49,5 % en 2030 [Brilhault et al., 2017].
  • [6]
    L’Agence regroupe des acteurs publics pour organiser le déploiement. Plus particulièrement, son action consiste au développement des systèmes d’information. À cet effet, elle sollicite des industriels producteurs de solutions matérielles et logicielles de télémédecine.
  • [7]
    Interview de Pierre Leurent, président du groupe de télémédecine de Syntec Numérique postée sur le site internet de l’Asip santé, consultée le 29 mars 2014.
  • [8]
    Bien que l’ordinateur soit un dispositif essentiel dans le suivi à distance des patients, le recueil des informations et paramètres de suivi clinique tels que le poids, la pression artérielle, le pouls nécessite l’utilisation d’un ensemble de technologies complexes supplémentaire. À titre d’exemple, cela peut être un pèse-personne ou un tensiomètre connectés au réseau internet. L’appareillage doit être homologué dans le cadre d’un protocole médical.
  • [9]
    D’un point de vue légal, seuls les médecins, les chirurgiens et les sages-femmes peuvent bénéficier du statut de professionnel médical (art. L 4111-1 du Code de la santé publique). Pour des raisons de clarté de l’exposé, nous utilisons indifféremment le terme de médecin pour qualifier un professionnel médical.
  • [10]
    Le terme professionnel de santé peut faire référence soit à un professionnel médical, soit à un professionnel paramédical.
  • [11]
    La simplification de l’interface de l’appareil s’accompagne du transfert d’une partie de la complexité de la prise de mesure vers l’appareil.
  • [12]
    Hors routine, un ensemble de services liés à l’installation du dispositif, à sa mise en fonctionnement et à la formation du patient est nécessaire. Nous ne l’intégrons pas ici à notre analyse, qui est centrée sur le process routinier de la télésurveillance.
  • [13]
    Plus précisément, l’auteur parle de « telecare technologies », ces dernières sont plus larges que la télémédecine au sens où elles ne sous-tendent pas nécessairement une prise en charge médicale, toutefois, le cas qu’elle étudie correspond à ce que la législation française nomme la télésurveillance.
  • [14]
    Les aidants non professionnels sont des proches de la personne, généralement le conjoint.
  • [15]
    Certains appareillages de télésurveillance nécessitent toutefois un échange vocal entre le patient qui doit transmettre les informations et la personne en charge de réceptionner les données, l’échange étant destiné à indiquer que les données peuvent être envoyées. Oudshoorn [2008, 2011] identifie que cet échange permet également la réalisation d’un travail invisible par les opérateurs en charge d’assurer la réception des données qui, lors de la réception des données, en donnent une première interprétation au patient.
  • [16]
    À ce stade, une délégation de tâches vers l’appareil peut également apparaître. En effet, la technologie peut opérer un prédiagnostic ou filtrage, si bien que le professionnel de santé ne fera pas systématiquement la lecture et l’interprétation des données fournies.
  • [17]
    À tout le moins, ces tâches techniques relevaient de l’organisation hospitalière et étaient réalisées par des médecins ou professionnels de santé hospitaliers.
  • [18]
    Cette expression renvoie à la distinction entre le « sale boulot » et le « vrai boulot » proposée par Bidet [2011] afin de développer une sociologie de l’activité, fondée sur l’analyse du travail en acte. Le vrai boulot réfère aux tâches situées au cœur du métier et qui sont transférées à un autre corps de métier lors de la division du travail. La désignation du vrai boulot varie ainsi selon la manière dont les individus appréhendent ce qui constitue le cœur de leur métier. Le phénomène de délégation du vrai boulot dans la télémédecine a été formalisé par Mathieu-Fritz pour ce qui est des délégations du vrai boulot vers les personnels paramédicaux [Mathieu-Fritz, 2016 ; Mathieu-Fritz et Esterle, 2013]. La délégation de l’acte technique du médecin vers le patient est-elle considérée par les médecins comme relevant ou non du « vrai boulot ». Cette question demeure.
  • [19]
    Des dispositifs permettent, dans des conditions très restreintes et à l’exclusion du conjoint, d’assurer à l’aidant une rémunération minimale via l’Allocation personnalisée d’autonomie ou la Prestation de compensation du handicap tels que définis dans l’article L 245-12 du Code de l’action sociale et des familles. Néanmoins, cette rémunération s’effectue dans un cadre situé hors de l’Assurance maladie.
  • [20]
    La participation des aidants au travail de production de la télésurveillance est parfois reconnue dans les protocoles de soins. Cependant, hors de ces protocoles, leur travail reste invisible.
  • [21]
    L’Anap a été créée en 2009 par la loi HPST. Son rôle est « d’aider les établissements de santé et médico‐sociaux à améliorer le service rendu aux patients et aux usagers, en élaborant et en diffusant des recommandations et des outils dont elle assure le suivi de la mise en œuvre, leur permettant de moderniser leur gestion, d’optimiser leur patrimoine immobilier et de suivre et d’accroître leur performance, afin de maîtriser leurs dépenses » (extrait de la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 – art. 18 (V)).
  • [22]
    De type minimisation des coûts, coût-utilité, coût-efficacité, coût-bénéfice.
  • [23]
    Par exemple, le Model for assessment of telemedicine ou la grille d’évaluation multidisciplinaire santé autonomie.
Français

En France, les acteurs de santé tout comme la puissance publique voient en la télémédecine une réponse aux problématiques contemporaines du système de santé (amélioration de la qualité des soins et réduction des dépenses de santé). Un acte nourrit plus particulièrement les espoirs : la télésurveillance médicale. Cet article discute de la cohérence des objectifs de performance associés à l’acte de télésurveillance. En mobilisant l’économie des services, nous caractérisons les process de production. Nous révélons ainsi la participation d’une catégorie de producteurs invisibles, les patients et les aidants. Cette invisibilité apparaît alors comme la condition nécessaire à l’efficience attendue de la télésurveillance.

  • télémédecine
  • télésurveillance
  • performance
  • process de production
  • économie des services

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Florence Gallois
Université de Reims Champagne-Ardenne, REGARDS
Amandine Rauly
Université de Reims Champagne-Ardenne, REGARDS
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/rfse.023.0203
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