1 – Introduction
1Les injonctions à la conversion écologique des modes de vie sont omniprésentes dans le débat public. Elles exhortent les individus à devenir plus soucieux des conséquences à long terme des gestes les plus ordinaires du quotidien. Ces règles de vie, fondées sur un principe de solidarité intergénérationnelle et constitutives de ce qu’il est convenu d’appeler l’« écocitoyenneté », tant dans l’espace politique que médiatique, n’ont pourtant pas la neutralité sociale et morale ni même la cohérence [Zaccaï, 2009] dans laquelle elles se donnent à voir et à interpréter. Promues par l’État, et pourtant largement abandonnées à la logique des marchés [Cochoy, 2008], elles en appellent à la seule responsabilité individuelle dans l’adoption de comportements plus durables [Evans, 2011]. Ce faisant, ces règles homologuent l’idée que toutes les conduites sociales pourraient être révisées et que toutes se vaudraient du point de vue de leur contribution aux nuisances environnementales.
2Par le fait de redéfinir la légitimité des pratiques et des représentations sociales en anoblissant celles qui s’y conforment, les injonctions environnementales dessinent ainsi un horizon plus écologique de la « citoyenneté », inégalement accessible cependant, selon les groupes sociaux [Cornut et al., 2007]. Cet article vise donc à approfondir la connaissance du caractère inégalitaire de ces pratiques (trier ses déchets, réduire ses déplacements, ses consommations énergétiques domestiques, etc.), pourtant présentées comme accessibles à tous par les pouvoirs publics. Pour ce faire, il appréhende de concert les disparités sociales de contribution aux coûts environnementaux et celles relatives à la conscientisation des préceptes dits « éco-citoyens » en articulant les usages de l’énergie et les habitudes de consommation marchande à leurs justifications. L’objectif est de saisir les aspects pratiques et symboliques de la sensibilité écologique des individus en postulant que celle-ci donne lieu à des pratiques sociales animées par un souci de distinction [Bourdieu, 1979a].
3Après avoir, dans un premier temps, tracé le contour des pratiques considérées comme écologiques à l’échelle de cet article, nous mettons en évidence quatre structures de capitaux sociaux associées à des types de sensibilité écologique, chacune faisant l’objet d’une section spécifique : les désargentés aux études longues, les profils intermédiaires, ceux dont les ressources économiques sont bien supérieures à leur niveau de diplôme, et les milieux populaires. Dans la dernière section, ayant un caractère de discussion générale, nous montrons en quoi ces différents types d’écologisme vont de pair avec une segmentation de leurs domaines d’application et des profits de distinction qui y sont attachés.
Encadré 1. Retour sur les conditions d’enquête
Pour embrasser le phénomène le plus largement possible, nous nous sommes attachés à saisir les modes de vie des individus dans leur ensemble au lieu de centrer les entretiens sur les seuls aspects durables de l’existence. Aussi avons-nous choisi de ne pas trop leur expliquer les attendus de l’étude, présentée comme portant sur le thème plus général de la consommation et de l’organisation du quotidien. Cette relation d’enquête présente l’avantage d’éviter les discours convenus sur les « bonnes pratiques écologiques ». Elle est, de plus, apparue comme une nécessité, certains enquêtés refusant de s’exprimer sur ces questions, notamment dans les milieux populaires ainsi qu’au sein des catégories sociales élevées peu sensibles à l’environnement. Il faut aussi dire que pour ne pas rester dans un même réseau de sociabilité, les personnes interviewées ont été recrutées dans deux villes différentes (Nantes et Toulouse) par des échantillonnages en boule de neige, c’est-à-dire via les réseaux d’interconnaissances des enquêtés eux-mêmes, ce qui n’est pas sans soulever d’autres difficultés. En effet, ce n’est qu’en effectuant les entretiens que la structure et le volume de capitaux, dont résulte le discours des personnes interviewées, ont pu être découverts. Certains profils, comme les individus ayant un capital économique et culturel élevé, ont, de ce fait, été moins étudiés.
Afin de réduire ces différents biais, les entretiens ont été constitués en situation d’observation [Beaud, 1996], ces derniers ayant quasi systématiquement donné lieu à un examen visuel des parties communes de l’espace domestique (cuisine, salon, etc.) et de certains aspects centraux dans la conversion écologique des modes de vie : mode de chauffage, équipements électroménagers, etc. Ainsi avons-nous pu vérifier que les pratiques déclarées (à quelques exceptions notables comme la distance parcourue), notamment par les rares enquêtés qui ont su voir à travers le masque de la thématique des modes de vie un questionnement autour des pratiques écologiques (généralement les plus convertis), étaient globalement conformes à la réalité. De plus, pour limiter les effets d’imposition de problématique, les termes connotés (éco-efficience, bilan carbone, etc.) ont été chassés du guide d’entretien au profit d’expressions neutres et de questionnements moins sujets à interprétation : montant des factures énergétiques domestiques, puissance du ou des véhicules, etc. Par ailleurs, l’enquête s’intéressant aux déterminants pratiques et symboliques de la conversion écologique des modes de vie, les thèmes du logement, de l’alimentation et de la mobilité, ici centraux pour l’enquête, ont été complétés par des questionnements plus généraux sur l’origine sociale et géographique, les réseaux de sociabilité, le rapport à la nature, la culture et la politique.
2 – L’espace des pratiques
4La définition du périmètre des pratiques dites écologiques est en soi un enjeu de lutte à propos duquel le sociologue n’a pas à trancher. Par conséquent, plutôt que d’enfermer un ensemble hétérogène de conduites, goûts et attitudes dans une définition inévitablement normative, nous avons préféré les situer le long d’un continuum allant des plus au moins « écologiques », c’est-à-dire plus précisément en fonction de leur degré d’attention aux conséquences futures de gestes immédiats ainsi qu’aux effets globaux de comportements localisés [Lafaye et Thévenot, 1993].
2.1 – Le périmètre des comportements « écologiques »
5Qu’elles relèvent de lourds investissements ou soient à moindre coût, les pratiques prises pour objet dans cet article sont spécifiques en ce qu’elles sont animées par un souci de limitation allant de la privation, à la restriction (de certains biens de consommation par exemple), en passant par la consommation engagée [Micheletti, 2003], c’est-à-dire la propension à opter pour des produits réputés peu énergivores, mais généralement onéreux (comme un véhicule hybride). Ainsi peut-il s’agir d’un écologisme « superficiel », via l’accès aux biens et services marchands, mais aussi, à un degré de conversion plus élevé, de l’autoproduction non marchande, laquelle peut d’ailleurs parfois prendre la forme de loisirs (pêche, cueillette, potager, recyclage, etc.).
6Bien qu’elles puissent être appréhendées d’une manière plus large, ces pratiques sont comparables, car chacune contribue, in fine, à minimiser la pression exercée sur l’environnement. Si les usages de l’énergie sont au cœur de l’analyse, l’article s’attarde toutefois principalement sur la manière dont les individus les rationalisent, certains travaux de sociologie [Cornut, Bauler et Zaccaï, 2007] et d’économie [Chancel, 2017] ayant établi que les groupes sociaux à capital économique élevé consomment et donc polluent globalement davantage que les plus défavorisés, comme le confirme le tableau ci-dessous résumant les principaux impacts, directs et indirects, des modes de vie des enquêtés sur l’environnement :
Répartition des enquêtés par catégorie sociale, sexe, et âge selon la mobilité, l’alimentation et le logement

Répartition des enquêtés par catégorie sociale, sexe, et âge selon la mobilité, l’alimentation et le logement
2.2 – Inégaux devant la pollution
7Les consommations énergétiques déclarées s’accroissent avec la taille du logement ainsi qu’avec la distance parcourue (en avion et en voiture notamment), donc à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale [Planchat, 2007]. Elles sont, de plus, souvent accentuées par des effets rebonds à l’usage, c’est-à-dire la tendance à consommer davantage du fait de l’amélioration des performances énergétiques. Plus généralement, les catégories aisées sont celles qui génèrent le plus d’impacts négatifs sur l’environnement, mais celles qui en subissent le moins [Emelianoff, 2010]. Par contraste, les nuisances environnementales se concentrent dans les territoires défavorisés [Theys, 2007], là où résident généralement les milieux populaires.
8Du côté de ces derniers, il faut compter sur les relégations socio-spatiales qui caractérisent leur mode de vie, et notamment sur la dissociation des scènes résidentielles, professionnelles et matrimoniales [Renahy, 2005]. Ils sont les premiers à subir le surenchérissement du foncier et l’embourgeoisement des centres-villes, ce qui, bien souvent, les rend captifs de l’espace rural, voire périurbain, alors que les politiques publiques d’écomobilité valorisent implicitement le mode de vie des habitants des espaces gentrifiés [Demoli, 2015]. Ainsi pour les plus démunis, il est, du fait de l’étalement urbain [Donzelot, 2004], quasiment obligatoire d’utiliser l’automobile, pourtant qualifiée d’indésirable, car devenue polluante et dangereuse, après avoir fait office d’emblème de la société de consommation [Grossetête, 2012]. En outre, si la contrainte économique peut parfois conduire les plus modestes à privilégier les véhicules d’occasion équipés de motorisations diesel – plus en phase avec leurs habitudes de déplacement qu’avec des impératifs statutaires –, ce moindre accès aux véhicules hautement distinctifs (électriques, hybrides, etc.), car récents et peu polluants, est contrebalancé par une faible mobilité [Wagner, 2007]. La distance sociale qui sépare les classes populaires des manières légitimes de se déplacer apparaît ainsi comme un coût secondaire de leur mise à distance de la ville durable et de la stratification résidentielle que structure la défense de l’entre-soi des plus privilégiés [Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007]. En déterminant la distribution des « profits d’espace » [Bourdieu, 1993], c’est-à-dire liés à l’accès aux aménités et à l’occupation d’un lieu valorisé [Backouche et al., 2011], les choix sociaux d’affectation du sol renforcent la dépendance des milieux populaires vis-à-vis de l’automobile. Pour autant l’auto-mobilité des catégories modestes reste la moins dangereuse, tant pour autrui que pour la planète. Les risques environnementaux opposent ainsi ceux qui y contribuent à ceux qui y sont exposés.
3 – Capital culturel élevé, capital économique faible : un intérêt au désintérêt ?
9Parmi les personnes rencontrées pour cette enquête, les individus diplômés, mais ne disposant que de faibles revenus mentionnent quasi immédiatement le respect de l’environnement comme la principale raison pour réduire leurs consommations d’énergie et rationaliser leurs comportements d’achat, sans même évoquer les bénéfices financiers de la démarche.
3.1 – Déclassement social et privations volontaires
10Issus des professions intellectuelles au sens large (cadres de la fonction publique, enseignants, etc.), ces enquêtés peu argentés au regard de leur niveau d’instruction affichent une attitude en phase avec la morale écologique, sur le mode du désintérêt, mettant en exergue les interdépendances générationnelles et l’impact négatif des activités humaines sur la planète. On peut comprendre cette attitude en tenant compte des trajectoires sociales [Reigner et Masulo, 2009] et notamment de la disjonction entre le capital économique (saisi à travers les revenus du travail, soit un salaire mensuel net généralement compris entre 1 300 et 2 000 euros) et le capital culturel certifié (par un titre scolaire). En effet, s’ils sont plus diplômés que leurs parents, leur niveau de revenu (seulement issu du travail à l’exception d’un enquêté propriétaire de son appartement) reste, selon leurs dires, inférieur au même âge. Ainsi sont-ils dans une situation paradoxale de déclassement économique subjectif (et dans l’immense majorité des cas objectif), mais d’ascension au regard du niveau de diplôme de leurs parents, et ce, quasi indépendamment du genre. Ce déclassement intergénérationnel peut aussi parfois être professionnel, certains occupant des emplois inférieurs à leur niveau de diplôme.
11Du fait de ce faible niveau de revenu, nombre de ces enquêtés se caractérisent ainsi par l’obsession de ne pas gaspiller. Pour autant, la restriction matérielle immédiate n’est pas présentée comme un renoncement, mais, au contraire, comme une privation volontaire, une forme valorisante d’autocontrôle. On peut s’en apercevoir en s’attardant sur la trajectoire écologique de cet informaticien âgé de 34 ans, en couple sans enfants, qui, au fil de l’avancement d’un cursus universitaire repris sur le tard, a progressivement réduit les impacts négatifs de son mode de vie sur l’environnement, privilégiant un rapport au temps plus lent :
« J’ai trouvé un diplôme en cours du soir qui me permettait d’avoir une licence d’informatique. […] Il y a la notion écologique qui s’est instillée en moi pendant cette période. […] J’en avais ma claque du système. C’était vraiment du gâchis à tous points de vue. Et bien sûr après le gâchis écologique peut suivre. […] Mais alors comment c’est venu ça ? Progressivement, par petites étapes, comme dans plein de choses que je fais dans ma vie maintenant. On essaie de voir à long terme, d’éviter les erreurs qu’on fait en consommant certaines choses. La pensée qui est sous-jacente à tout ça, c’est de faire les choses petit à petit, plus lentement. »
13Alors que son niveau de revenu est inférieur à celui de ses parents et qu’il possède bien moins qu’eux au même âge, il se perçoit autrement que sur le mode du déclassement, car il place la réalisation de soi en dehors du dogme de la croissance et du consumérisme, à l’aune de la frugalité et de l’autonomie de son mode de vie (vis-à-vis de la grande distribution notamment) : « Je ne suis pas carriériste, ce que je veux c’est m’épanouir. Je préfère avoir un boulot qui m’éclate, des activités que je trouve enrichissantes, que plein d’argent à dépenser. […] Je privilégie des connaissances et des savoir-faire durables qu’on nous a fait oublier en deux générations. Par exemple je me fais du pain, j’apprends à faire le levain. »
14Ce souci est tel qu’il s’est démotorisé volontairement pour effectuer l’ensemble de ses trajets à vélo (25 km par jour), y compris pour s’approvisionner et se rendre sur son lieu de travail alors même qu’il réside en zone périurbaine dans une petite maison en location avec sa compagne : « Je suis contre la voiture. Comme je me suis rendu compte que j’arrivais à m’en passer, pourquoi ne pas essayer de multiplier l’usage du vélo. C’est une contrainte, mais c’est un défi de vie. Il y a la volonté de ne pas polluer. […] Globalement on ne vit pas plus mal comme ça. » Derrière cette tendance à considérer mieux vivre avec moins, ces enquêtés reconnaissent toutefois une forme d’intérêt au désintérêt dans leur adhésion aux prescriptions environnementales. Ainsi n’est-il pas rare qu’ils affichent un certain scepticisme quant aux effets de la démarche, admettant qu’elle permet aussi, et peut-être surtout, de se donner bonne conscience. « Mes efforts, ça n’impacte pas grand-chose. […] Juste face à soi-même on se sent un peu mieux, j’en tire une satisfaction », explique-t-il.
15Par ailleurs, si ces trajectoires de conversion peuvent également être en lien avec le capital social, il s’agit surtout d’un processus au long cours faisant écho aux principes non consuméristes forgés par l’éducation parentale, de nombreux enquêtés ayant vécu une enfance proche de la nature, dans un environnement culturel conforme à ces valeurs. De cette éducation sensible aux économies d’énergies, leur mode de vie garde la marque d’un fort attachement à la préservation de l’environnement, lequel ne peut toutefois être assimilé aux conversions plus radicales fondées sur la généralisation du principe d’autonomie [Pruvost, 2013]. Ainsi privilégient-ils les circuits courts de distribution mais n’ont pas totalement déserté la grande distribution, l’alimentation biologique tout en s’autorisant quelques écarts, les matériaux écologiques sans pour autant vivre dans des logements éco construits et les modes de transport alternatifs bien qu’encore propriétaires d’un véhicule motorisé et/ou friands de destinations exotiques pour les vacances.
3.2 – L’empreinte des formes scolaires du capital culturel
16Si la consommation « verte » dépend du niveau d’éducation [Eliott, 2013], reste qu’il est, d’un point de vue écologique, préférable d’être « pauvre » [Wallenborn et Dozzi, 2007], autrement dit de peu consommer. Or ces enquêtés sont à la fois « pauvres » et diplômés. Aussi convient-il de se demander ce que cette forme de sous-consommation distinctive doit à la convertibilité [Serre, 2012] et à la transférabilité [Lahire, 2013] du capital culturel ?
17En effet, les valeurs et les raisonnements véhiculés par l’institution scolaire ne sont pas étrangers à ce qui fait le fondement même des injonctions environnementales : un savoir-être empreint de bienveillance et d’empathie, ainsi qu’une argumentation opérant d’incessants va-et-vient entre le général et le particulier, le concret et l’abstrait. Ainsi, les formes scolaires du capital culturel sont susceptibles de prédisposer, par imprégnation avec le système éducatif, à l’adoption d’un point de vue réflexif sensible aux aspects théoriques et lointains des questions écologiques. L’hypothèse est d’autant plus probable que le capital culturel pèse sur la façon de rationaliser sa position dans l’espace social [Serre, 2012], ce qui n’est pas sans lien avec l’importance accordée aux biens matériels.
18Il faut enfin noter que ces enquêtés déclarent ouvertement leur orientation à gauche, ce qui les incline à globalement réprouver le consumérisme et l’esprit du capitalisme [Boltanski et Chiapello, 1999]. Les titres de presse qu’ils fréquentent conduisent au même constat : Libération, Politis ou encore Le Canard enchaîné. Ce clivage recoupe l’opposition entre la socialisation politique des écologistes alternatifs et celle des réformistes [Delage, 2004]. Il en dit également long sur la dimension politique de ces pratiques ordinaires. Il y a là matière à préciser l’affinité qui relie l’écologisme aux classes moyennes [Billemont, 2006 ; Juan, 2007 ; Theys, 2007] en montrant qu’il reçoit un accueil, sans doute, particulièrement favorable au sein des composantes diplômées, déclassées et anticonsuméristes. Cette configuration, de plus en plus répandue dans un contexte de massification scolaire, est d’autant plus structurante au sein de ces fractions que l’environnementalisme confère un sens positif aux restrictions. Aussi peut-on supposer que les injonctions environnementales sont subjectivement ajustées aux conditions matérielles et symboliques d’existence de ces individus qui ne sont pas parvenus à « tenir leur rang » (au sens matériel). Ainsi peuvent-elles contribuer à mettre en cohérence ces trajectoires sociales en convertissant la restriction subie en sobriété choisie. Elles présentent, de ce point de vue, l’avantage éthique de donner une signification positive à l’autolimitation, et plus généralement au déclassement matériel dans la mesure où, en matière de protection de l’environnement, bien faire revient, dans bien des cas, à faire moins ou ne pas faire (notamment désinvestir les énergies fossiles).
4 – De quelques variations de la bonne volonté écologique des profils intermédiaires
19Lorsqu’il est incorporé en dehors de l’école, hérité du milieu familial [Bourdieu, 1979b] ou en lien avec l’acquisition de connaissances issues d’univers de socialisations très divers (professionnels, amicaux, sportifs, etc.), le capital culturel prend la forme de valeurs, de goûts, qui permettent de se sentir moralement supérieur et de faire valoir sa dignité [Serre, 2012]. Ce capital culturel incorporé, qui se contracte généralement par imprégnation avec les normes issues d’interactions avec des individus mieux situés dans l’espace social, c’est-à-dire via les réseaux de sociabilité, se rencontre principalement chez les enquêtés appartenant aux couches moyennes salariées (en l’occurrence ici celles vouées à la vente de biens et de services : vendeur, chauffeur, etc.) et aux fractions des catégories intermédiaires plus dotées en ressources économiques qu’en titres scolaires (métiers du commerce, paramédicaux, etc.).
4.1 – Le poids des socialisations secondaires
20Ainsi, les trajectoires et perspectives d’intégration sociale, dont cet état du capital culturel est dérivé, éclairent grandement la sensibilité écologique de ces enquêtés. Généralement issus de sociabilités de haute extraction, cette bonne volonté écologique reste prioritairement indexée aux impératifs économiques, comme si les effets produits par cet état du capital culturel gardaient « la marque maladroite et illégitime de son acquisition tardive » [Serre, 2012, p. 2]. Plus précisément, lorsque les principes de justification glissent vers le pôle des avantages financiers, ils constituent généralement un indicateur d’appartenance aux fractions de classe proches du pôle économique et possédant des titres scolaires non généralistes. Les prises de position sont alors très fréquemment marquées par une tendance à ne pas faire prévaloir les raisons écologiques sur celles d’ordre économique ainsi qu’à porter un regard moins désintéressé sur l’environnement. C’est typiquement le cas de cet ingénieur qui se différencie des plus convertis par un niveau de revenu supérieur, un diplôme davantage professionnalisant, une trajectoire professionnelle non déclassée et une orientation politique libérale favorable à l’économie de marché :
Si les (positions et) prises de position sont très variables dans ces groupes sociaux aux contours imprécis [Bouffartigue et al., 2011], la pression normative semble néanmoins s’intensifier au sein des fractions argentées, qui évoluent régulièrement dans les régions hautes de l’espace social, pour régresser dans les composantes défavorisées [Chauvel, 2006].« Dans mon travail, j’aime bien le challenge d’extraire de l’énergie du vent. Il se trouve que ça marche pas mal en ce moment, donc d’un point de vue personnel et développement de carrière c’est intéressant. Je me suis orienté vers des solutions technologiques plus que d’être impliqué dans une ONG. […] Je ne suis pas prêt à tirer un trait sur quelque chose qui m’exclurait de la société dans laquelle je vis. »
4.2 – Marquer son rang dans l’espace social
21Pour les mieux lotis, régulièrement exposés aux pressions normatives, les conversions écologiques semblent s’inscrire dans le prolongement d’un style de vie associant plus explicitement le bien-être à la consommation. Les fonctions domestiques de l’argent sont alors plus ostentatoires (panneaux solaires, éoliennes, etc.), car destinées à marquer son rang dans l’espace social.
22Pour autant, les motifs écologiques restent, malgré ces investissements de forme [Thévenot, 1986], mis en équivalence avec les impératifs économiques, comme le montre le cas de ce kinésithérapeute âgé de 39 ans qui exerce dans une prestigieuse clinique située à proximité d’une grande ville. Son alimentation ainsi que son logement portent la marque de sa proximité avec le corps médical qui l’incline à « manger bio » et à conformer la maison qu’il vient de faire construire à 40 km de son lieu de travail au label BBC (Bâtiment basse consommation, un label devenu obligatoire pour les constructions neuves en 2013) ; à l’image de certains de ses « collègues » chirurgiens orthopédiques, néanmoins propriétaires de logements situés non loin de la clinique. Il en va de même de ses déplacements, sa bonne volonté écologique s’accommodant mal de son goût prononcé pour le pilotage, lequel le rappelle à son origine populaire. Ainsi a-t-il dû refouler son désir de 4x4 au profit d’une berline de luxe, un véhicule lourd et puissant, mais moins directement conspué pour son caractère hautement polluant :
« La considération environnementale était centrale [parlant de son logement] dans le sens où ça me fait faire des économies à long terme. […] Je ne peux pas dire que c’était plus la priorité, c’était 50/50. C’est autant ma fibre écolo que de me dire que je vais consommer un peu moins. […] J’aime aussi le confort. […] Si demain on me demande ce que j’aimerais faire, je répondrais du pilotage et ça pollue. […] Par exemple, l’image d’un mec qui roule en 4x4 n’est pas bonne, ça me met un frein parce que je n’ai pas envie de passer pour un blaireau alors qu’il y a dix ans tu étais le plus beau du monde en 4x4. »
24Moins idéologiques que pragmatiques, ces conversions que l’on peut qualifier de compensatoires, dans la mesure où elles permettent de maintenir le niveau de confort sans accroître la pollution, s’opposent à l’écologie comme style de vie sobre. Elles trouvent souvent leur origine dans certaines consommations médiatiques qui traduisent un goût pour tout ce qui touche à la question du bien-être et de l’évasion, comme en atteste l’attrait de ces enquêtés pour certains titres de presse portés sur le voyage : Géo, National Geographic, la santé : Psychologie, l’information pratique : Que choisir, 60 millions de consommateurs, ainsi que pour les entreprises d’esthétisation de la nature, comme les documentaires de Yann Arthus Bertrand.
25En somme, appréhender les classes moyennes et intermédiaires au prisme de la sensibilité environnementale est, en soi, une manière de contribuer à mieux caractériser ces groupes sociaux. Le degré d’intégration des injonctions écologiques traduit les déplacements transversaux dans la stratification sociale et leurs incidences sur le capital culturel incorporé. Souvent dérivé du capital social, il semble opposer une fraction autodidacte et peu conformiste aux composantes plus « orthodoxes » qui valorisent les diplômes professionnalisants et la réussite matérielle. Ainsi creuse-t-il les différences internes plus qu’il ne remet en cause les hiérarchies verticales.
5 – Capital économique élevé, capital culturel faible : un terrain favorable au scepticisme écologique ?
26L’effet, communément interprété comme favorable dans le sens commun, du niveau de revenu sur la sensibilité écologique mérite d’être nuancé, de nombreux enquêtés issus des couches fortunées affichant un profond mépris pour la chose environnementale. Chez ces individus, recrutés parmi les médecins (du public et libéraux) et les cadres supérieurs du privé, les fractions proches du pôle économique et peu diplômées s’opposent à celles plus richement dotées en titres scolaires. En effet, les premiers affichent une adhésion idéologique plus forte au dogme de la croissance et du progrès, à l’instar des classes intermédiaires argentées qui tendent à associer le bien-être au confort matériel.
5.1 – L’effet modérateur du capital culturel incorporé
27Comme l’illustre la comparaison de deux cadres du privé que tout oppose, le capital culturel peut être plus clivant que l’argent vis-à-vis des conceptions matérialistes du « bien-être ». Mariés, deux enfants, ils sont sur le point de prendre leur retraite de directeur commercial. Respectivement fils d’agriculteur et de petit fonctionnaire (mères femmes au foyer), ils gagnent environ 7 000 euros par mois, vivent en zone périurbaine dans de confortables pavillons et ont connu une trajectoire socioprofessionnelle très ascendante sans le moindre diplôme. En dépit de ces similitudes, leurs points de vue sur le sujet sont diamétralement opposés, à l’instar de leur mode de vie, comme l’illustre la question des déplacements.
28L’un roule en Porsche (480 chevaux), prend ses vacances dans de luxueux hôtels à l’étranger et déclare : « Je suis amoureux de bagnoles, je ne fais pas trop attention à l’écologie, je suis plutôt pilote. […] Il faut se faire plaisir aussi, je ne vais pas culpabiliser. » L’autre qui, gagné par les scrupules écologiques, cherche à minimiser ses déplacements, y compris pour ses congés, affirme : « Des fois j’ai des scrupules. […] À Paris, ça m’arrive de louer une voiture, mais je la pose et je prends le métro. […] J’ai aussi le réflexe d’économiser mes déplacements. » Ces écarts traduisent leur dotation différentielle en capital culturel incorporé, dans la mesure où c’est par l’intermédiaire de la vocation de son fils pour l’écologie, lequel achevait un master 2 en géographie lors de la construction du logement de son père (labellisé effinergie), que cet enquêté s’est progressivement soucié de la durabilité de son mode de vie : « Mon fils finissait ses études d’écologie, on s’est pris au jeu avec lui. […] Ça rejoint nos préoccupations de gens économes, on voulait faire une maison comme on vit. […] C’est plus par souci de laisser un avenir à ceux qui seront derrière nous, parce que les bobos écolos, ça me gonfle. » Par contraste, son homologue est peu ou pas exposé à ce principe de légitimité, étranger à son environnement social immédiat.
5.2 – La dépendance aux prises de positions politiques préexistantes
29Ces variations sont significatives de l’importance des préférences politiques chez ceux qui possèdent bien davantage de capital économique que culturel. Il faut dire que l’adhésion assumée aux orientations néolibérales et/ou souverainistes s’accommode mal d’une idéologie qui se donne à voir comme altruiste et désintéressée. Le cas de cet électeur du Front national, cadre commercial d’une soixantaine d’années, aisé, mais peu doté en capital culturel et social, est significatif. En effet, ses préférences politiques, qui sont, selon ses propos, l’expression de son départ d’Algérie pour la France à l’âge de 8 ans lors de l’indépendance, l’amènent à appréhender la question de l’environnement au prisme du « problème » de l’immigration. En conséquence, il ne se sent pas concerné par l’écologie, se dit climato-sceptique et ne souscrit pas aux discours d’individualisation de la responsabilité des changements climatiques imputant, comme d’autres enquêtés aux préférences politiques comparables, la situation aux « Chinois » :
Les variations qui opposent cette droite xénophobe et les orientations plus libérales se traduisent chez les seconds par un moindre rejet du discours d’individualisation ambiant à propos des responsabilités dans les changements climatiques [Comby, 2015]. En dépit de ces variations, ces prises de position rappellent que dans les couches aisées, les injonctions environnementales ne sont généralement pas conformes aux intérêts matériels immédiats ni même au goût de certains pour les biens de consommation ostentatoires.« Je ne suis pas un gaspilleur. C’est aux Chinois de faire un effort. […] Quand tu as cinq gosses et que tu n’as pas trop de revenus, tu fais gaffe à tout. Moi, je fais gaffe à moins de choses. Quant à penser aux autres, je n’en ai rien à foutre ! Quand je suis rentré d’Algérie, je me suis fait tout seul, je n’ai pas pleuré comme un Roumain. […] Je regrette, mais les valeurs comme éteindre la lumière quand tu vois que les Chinois ou Monsanto dégradent tout, on ne va pas faire des économies en France. »
6 – Capital économique et culturel faible : de la sobriété subie aux lectures critiques
30Les attitudes à l’égard de l’écologie rencontrées chez les personnes peu dotées en capital scolaire et économique oscillent entre l’indifférence et le rejet, alors même que les catégories modestes ont généralement un mode de vie sobre. Recrutés pour l’essentiel parmi les ouvriers du bâtiment, ces enquêtés se moquent des questions environnementales, car elles sont considérées comme éloignées des impératifs quotidiens. Ainsi tendent-ils à critiquer plutôt qu’à suivre les règles de comportement écologique, et ce, moins par méconnaissance ou ignorance que par défiance.
6.1 – Frustrations relatives et mise à distance de l’écologie
31Si le nouvel horizon que dessinent des prescriptions environnementales est classiquement vu d’un œil critique dans les milieux populaires, c’est qu’il participe très directement du déclassement matériel et symbolique dans un contexte d’érosion du pouvoir d’achat et de désagrégation des cultures ouvrières [Beaud et Pialloux, 1999]. Ainsi, ces enquêtés déclarent de manière prévisible avoir réduit leurs consommations énergétiques seulement en raison des économies financières occasionnées par de tels comportements. Or c’est précisément la prégnance des soucis financiers qui les amène dans bien des cas à contester l’ordre social et plus précisément le caractère formel des modes de vie « écocitoyens » dont ils sont tenus à distance par la segmentation des habitudes de consommation.
32Cette tension est particulièrement visible chez les individus situés au carrefour des classes populaires et moyennes, compte tenu de la pression normative associée à leur positionnement charnière dans l’espace social. Le cas d’un ancien intérimaire (ouvrier, serveur), marié, deux enfants, qui a longtemps vécu des expédients de l’économie souterraine avant d’être embauché comme animateur au sein d’une petite commune rurale, est révélateur. Sa position sur le sujet traduit l’ambivalence de son positionnement social, économiquement proche des classes populaires, mais culturellement comparable aux plus convertis, certains de ses amis d’enfance plus scolarisés étant très sensibles à la protection de l’environnement. Il en sait trop sur le sujet pour ne pas percevoir les profits de distinction dont il est privé par son niveau de revenu, ce qui l’amène à se distancier des prescriptions environnementales :
« Pour moi le premier truc, c’est d’arriver à subvenir à ma famille dans le maximum de préservation de ce qu’il y a autour. Quand ce n’est pas possible, je choisis d’arriver à subvenir à mes besoins. Faire le kéké avec l’écologie, je ne peux pas. […] Si j’avais la possibilité de dire aux gens, je viens de construire une baraque écolo parce que c’est bien pour la nature, bien sûr que je le ferais. […] Mais pour moi, c’est comme si je roulais en Ferrari. Ce n’est que du rêve. »
34Plus généralement, les enquêtés de milieux populaires n’apparaissent pas dominés par un sentiment d’illégitimité environnementale dans la mesure où ils sont conscients, non seulement, de ne pas polluer, mais surtout, de ne pas être en mesure de se démarquer ostensiblement dans l’espace social par leur rapport à la nature.
6.2 – Les fondements matériels de la contestation
35Les postures critiques ne sont pas dénuées de fondements matériels. Alors que la plus grande partie du budget des catégories modestes sert aux dépenses liées au logement (et dans une moindre mesure à l’alimentation), l’augmentation rapide du prix des énergies contribue à accroître la part de ce poste dans le budget global des ménages, et ce d’autant plus que l’on descend dans l’échelle des revenus [Cahiers du Clip, 2012]. Or la nette progression du temps libre disponible par personne en emploi se traduit dans les milieux populaires par un accroissement du temps de présence au domicile [Degenne et al., 2002], donc des consommations énergétiques domestiques. Ce repli ancillaire, inscrit dans l’histoire au long cours de la domestication des classes populaires [Fabiani, 2013], expose tout particulièrement leurs membres au surenchérissement des coûts de l’énergie, lesquels participent beaucoup plus directement que par le passé du déclassement économique des groupes en déclin, et plus généralement des principes constitutifs de la stratification sociale.
36On comprend alors pourquoi, dans sa forme extrême, cette propension à contester plutôt qu’à se soumettre aux règles du jeu peut donner lieu à des formes de résistance active, voire à des actes attentatoires à l’environnement. Lorsque les injonctions « éco-citoyennes » sont amalgamées au discours des autorités publiques, ne pas respecter l’environnement c’est aussi, pour certains, contester l’ordre social et politique, comme l’illustrent les propos de cet ouvrier louant avec sa compagne un petit appartement mal chauffé en zone périurbaine :
« Je sais que si tu jettes ton mégot dans la rue, il finira dans la mer. Mais je me dis qu’avec ce qu’ils nous font payer comme impôts, ils ont quand même du monde pour les balayer ! Sans pitié, j’écrase mes clopes par terre. […] À qui demande-t-on d’agir ? Au plus petit, à ceux qui ont le moins de moyens de le faire. […] C’est injuste de nous demander de changer alors que ce n’est pas nous qui polluons le plus. »
38Par ailleurs, la mise en œuvre des principes de vie (dits) « éco-citoyens » se heurte aux usages sociaux du temps dans les classes populaires, de nombreux travaux sur la culture ouvrière [Hoggart, 1970 ; Bourdieu, 1979a] ayant souligné une préférence pour le présent, l’avenir n’étant pas (ou plus) assuré. Or, si le rapport à l’avenir qu’implique toute forme de prévoyance est une des dimensions les plus structurantes de l’ethos des différents groupes sociaux, cette relation malaisée aux aspects durables de l’existence se double d’un profond pessimisme au point d’apparaître comme un trait distinctif des milieux populaires côtoyés pour cette enquête. Le fatalisme ambiant s’accompagne, de surcroît, d’un sentiment d’impuissance résumé par des expressions récurrentes qui traduisent, sans doute, la place centrale de la télévision dans leurs consommations culturelles pour ceux qui ne sont pas (encore) en rupture avec le système médiatique : « L’information rend impuissant », « Ça nous met dans la culpabilité », « De toute façon c’est mal parti ». Ce manque de confiance, très largement imputé au surenchérissement des coûts de la vie et à la raréfaction de l’emploi, n’est pas sans effet sur la sensibilité écologique, car croire en l’avenir revient ici à croire que les efforts entrepris valent la peine.
7 – Des profils de conversion aux profils de distinction
39Les personnes rencontrées pour cette enquête n’ont pas pleinement embrassé l’alternative écologique, telle qu’elle est par exemple vécue dans certaines communautés [Lacroix, 1981 ; Hervieu-Léger, 1987]. Elles s’adonnent à des pratiques écologiques compensatoires de leur style de vie. Or leur visibilité sociale dépend étroitement des aspects de l’existence mis en conformité avec les prescriptions environnementales. En effet, selon qu’il s’agisse du logement, de l’alimentation ou des transports, tous les comportements dits « vertueux » ne se valent pas socialement (ni au regard de leur contribution aux nuisances environnementales), car certains sont visibles alors que d’autres ne le sont pas. En outre, tous ne comportent pas des avantages immédiats et individuels pour ceux qui les adoptent.
40Alors que l’on tire, par exemple, immédiatement profit d’une alimentation biologique sur le plan sanitaire, on ne peut pas en dire autant du fait de trier ses déchets. Dans le même ordre d’idées, il est plus coûteux de vivre dans un logement éco-construit que de se déplacer en vélo. Les domaines d’applications des normes de comportement écologique n’ont donc pas la même rentabilité symbolique, autrement dit le même pouvoir classant dans l’espace social, car tous ne sont pas en phase avec les « fonctions sociales de l’esthétisation et de la moralisation du rapport à la nature » [Fabiani, 2013, p. 5].
7.1 – L’invisibilité sociale de l’écologisme domestique
41La différenciation sociale de la sensibilité écologique va de pair avec une segmentation de ses domaines d’application. Les enquêtés issus des milieux populaires sont davantage sensibles aux économies d’énergies invisibles, c’est-à-dire opérées dans l’espace privé [Schwartz, 1990]. Il est prévisible que l’attention portée aux économies d’énergie domestiques soit une fonction croissante du temps passé au domicile. Ils sont, de surcroît, plus directement concernés par la sur-occupation de l’habitat : petites surfaces et familles nombreuses. Par conséquent, dans ces milieux, on semble intégrer les prescriptions environnementales là où elles sont les moins coûteuses et les plus immédiatement rentables au sens où elles se traduisent, via la chasse au gaspi, par une réduction quasi immédiate de la facture énergétique. Il s’agit, par conséquent, d’une conversion invisible de basse intensité qui ne donne lieu à aucun profit de distinction. En outre, la captivité relative des classes populaires du rural, voire du périurbain, rend vaine toute tentative d’agir en matière de déplacements alors que leur rapport à l’alimentation est notoirement favorable au surpoids et à l’obésité.
42S’il est malaisé de parler du rapport à l’alimentation des classes populaires dans leur ensemble – celui des ouvriers, « petits » agriculteurs entretenant un potager, n’étant pas le même que celui d’une caissière, etc. –, reste que la contrainte économique conduit généralement ces enquêtés à privilégier le prix – d’où une certaine tendance à stocker de la nourriture en promotion lorsque le budget l’autorise –, donc des aliments souvent caloriques à forte empreinte énergétique, comme le confirme en creux la tendance très majoritaire à définir un bon repas par la satiété. Les produits biologiques ainsi que les modes d’approvisionnement alternatifs sont trop onéreux et chronophages, a fortiori en période de récession économique [Blavier, 2017], au regard du niveau de revenu et des contraintes temporelles [Southerton, 2006] : horaires de travail atypiques, désynchronisation des agendas des deux conjoints [Lesnard et Saint Pol, 2008] et temps partiels subis qui ne sont pas reconvertis en autoproduction (ou sur des secteurs bien précis comme l’auto-construction) et qui limitent la possibilité d’adopter une alimentation plus locale [Autio et al., 2013].
43Parmi les enquêtés issus des classes moyennes à faible revenu, lesquels sont généralement urbains ou périurbains et détenteurs de titres scolaires dévalorisés, les préoccupations énergétiques liées au domicile se doublent d’impératifs sanitaires se traduisant par une alimentation plus respectueuse de la provenance, des modes de culture et/ou des saisons. Il faut dire que, la valeur foncière augmentant à mesure que l’on se rapproche des centres-villes, ils résident fréquemment dans des appartements en location où il n’est pas possible d’améliorer l’isolation. Ainsi agissent-ils principalement sur le terrain de l’alimentation, le plus immédiatement rentable à court terme et à un niveau individuel : coopératives bio, commerce équitable, marché, etc.
7.2 – Les gains symboliques de l’éclectisme écologique
44Chez les enquêtés plus argentés, la contrainte symbolique se substitue à la contrainte économique [Herpin, 2004]. Les injonctions environnementales s’appliquent ainsi peu ou prou sur les mêmes pans du mode de vie, mais de manière plus ostentatoire, car elles sont plus fréquemment vues comme une opportunité pour marquer son rang, c’est-à-dire se démarquer des fractions désargentées et, peut-être aussi, se faire remarquer des plus privilégiés. Rappelons, en effet, qu’en apparence le plein rendement symbolique de la bienséance environnementale est, potentiellement, du côté des individus dotés de toutes les sortes de capitaux, les plus prompts, et à même de s’offrir des logements et des véhicules basse consommation, formes renouvelées d’ostentation de la réussite sociale, ou encore d’adopter une alimentation intégralement biologique ; ce qui en dit long sur la capacité de l’économie libérale à intégrer la critique écologique [Boltanski et Chiapello, 1999] « par le haut » et à rendre la domination légitime [Pinçon et Pinçon-Charlot, 2014].
45Ces conversions que l’on peut qualifier d’esthétisantes, certes non intégrales et pétries de contradictions, mais dont tous les aspects du mode de vie peuvent porter la marque, sont de fait les plus distinctives. Comme en matière de consommation culturelle [Coulangeon, 2004], l’éclectisme écologique des plus privilégiés s’oppose aux conversions segmentées de ceux qui le sont moins, ainsi qu’à celles moins ostentatoires des plus « convertis », qui opèrent par restriction plutôt que par compensation.
7.3 – L’effet des différences de sexe et de positionnement dans le cycle de vie
46Ces variations ne sont pas insensibles aux effets des différences de genre et de position dans le cycle de vie. Les injonctions environnementales n’abolissent pas les divisions sexuées du travail domestique ni les assignations traditionnelles qui en découlent [Delphy, 1997] au sein des ménages où ces fonctions ne sont pas sous-traitées. En conséquence, les hommes sont plutôt concernés par les espaces extérieurs au domicile – jardin, garage, voiture – les plus visibles, donc profitables symboliquement, alors que les femmes sont davantage confinées aux espaces et aux fonctions domestiques peu visibles : la cuisine, l’alimentation – d’où une féminisation relative de l’attention portée aux produits biologiques, de saison, locaux et aux modes d’approvisionnement alternatifs, laquelle tend à s’accentuer avec le capital culturel – et les dépenses liées à la maintenance du foyer [Zelizer, 2005], produits d’entretien ménager et corporel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’intérêt accordé aux bénéfices sanitaires et corporels de l’alimentation est particulièrement saillant chez les enquêté(e)s appartenant aux classes moyennes et intermédiaires qui sont les plus féminisées [Thévenot et Desrosières, 1998].
47S’agissant du cycle de vie, si la retraite peut, en comprimant les revenus et en libérant le temps, contribuer à accroître la sensibilité écologique, les plus âgés, qui ont profité des fruits de la croissance au sein de la population étudiée, ont un rapport tendanciellement plus relâché aux injonctions environnementales que ceux (nés dans les années 1970-1980) dont l’avenir est hypothéqué par le fardeau climatique. Par ailleurs, la parentalité est très largement partagée comme le moment fondateur d’une prise de conscience écologique se traduisant, notamment, par un mieux-disant alimentaire. On est d’autant plus sensible à l’environnement que sa progéniture va en hériter. D’autres ruptures biographiques moins pondérables, communément perçues comme des incidents [Perrin-Heredia, 2011] – les séparations (via les décohabitations), les deuils, la maladie, le chômage –, sont également dans bien des cas à l’origine d’une redéfinition des habitudes de consommation [Barrey et al., 2016], mais aussi du rapport au temps, à l’argent et aux autres.
8 – Conclusion
48Si la conversion écologique des modes de vie contribue à des dynamiques inégalitaires fondées sur l’appartenance de classe, les sensibilités environnementales se laissent, en revanche, difficilement enfermer dans un groupe social en particulier. Elles débordent des principes de stratification trop exclusivement fondés sur le niveau de revenu. Lorsqu’il est placé sur le terrain de la morale environnementale, conçue comme une invitation à la modération et à la sobriété matérielle, le capital économique peut, à partir d’un certain point (que la relativité du seuil de pauvreté impose de sans cesse définir et redéfinir) et selon les répertoires de dispositions, perdre de son pouvoir classant au profit du capital culturel. L’intégration précoce, puis sa confirmation par des études longues, des raisonnements réflexifs, abstraits et lointains [Bernstein, 1975] dont procèdent certaines formes scolaires du capital culturel créeraient, en revanche, des conditions particulièrement favorables à la prévoyance écologique.
49En valorisant la sobriété, les injonctions environnementales procèdent d’un phénomène plus large de retournement des normes qui reconfigure la légitimité des modes de vie en prenant part à des stratégies de singularisation moins exclusivement fondées sur le seul niveau de revenu. De ce fait, la dignité écologique n’est pas le monopole des couches fortunées. Chez les individus instruits, modérément argentés et rétifs à la société de consommation, la sensibilité écologique s’exprime discrètement, en tout cas sans stratégie de distinction affichée, confirmant en creux le vieil adage : ceux qui en parlent le moins sont ceux qui en font le plus [Boltanski, 1976]. Si l’écologie est un problème de riche, reste que la richesse matérielle pourrait, à terme, devenir un problème pour l’écologie. Ce constat est d’autant plus probable qu’à l’échelle des classes sociales, les catégories aisées sont, en dépit des tentatives d’accroître l’acceptabilité écologique de leurs modes de vie, à la fois celles qui génèrent le plus d’impacts négatifs sur l’environnement et celles qui en subissent le moins.