CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le roi néoclassique est nu, mais le prétendant à sa succession est-il bien légitime ? Le champ des économistes présente en effet un certain air de famille avec les intrigues d’une série télévisée fantastique à la mode, avec une même aspiration à gouverner, une intolérance au pluralisme et une tendance à brouiller les frontières entre science et politique [Fourcade, Ollion et Algan, 2015], à ceci près que les affrontements y sont plus feutrés. En l’occurrence, la famille régnante depuis près de quatre décennies, les néoclassiques, souffre d’une sérieuse crise de légitimité, face au constat maintes fois répété de l’irréalisme tant de ses hypothèses [Keen, 2014 [2001]] que de ses prédictions et ses apories face à certains enjeux primordiaux, à commencer par l’écologie et le dérèglement climatique [Pottier, 2016]. La nature ayant horreur du vide (contrairement à certains auteurs, voir Klein et Romero, 2007), il se trouve heureusement un successeur tout désigné pour reprendre le flambeau de « science [lugubre] normale » : l’économie comportementale.

2Celle-ci ne se laisse pas aisément saisir, tant elle excède les frontières de l’économie, mais aussi celles de la sphère académique elle-même. Il revient dans le contexte francophone à un sextette de sociologues, tou.te.s membres du Centre de sociologie des organisations, d’avoir récemment attiré l’attention sur certains enjeux problématiques de cette nouvelle vogue dans les mondes de la recherche, mais aussi de l’action publique et du management, dans un petit essai aussi percutant qu’important [Bergeron et al., 2018] ; enjeux indissociablement épistémologiques et sociopolitiques sur lesquels il nous a semblé important de revenir ici. Car il semblerait que nous soyons en présence d’un impérialisme économique encore plus pernicieux que celui des néoclassiques, incarné notamment par les travaux de Gary Becker [voir, entre autres, Becker, 1993].

Une réelle rupture par rapport à l’économie standard ?

3Tout d’abord, il importe de préciser ce dont il est question car l’étiquette d’économie comportementale varie selon les auteur.e.s qui la mobilisent. On peut dire de manière très large que les travaux qui s’en revendiquent remettent en question le modèle de l’homo œconomicus et en particulier son hypothèse de rationalité des agents, le tout en étudiant les comportements « réels ». Cette divergence épistémologique a des implications méthodologiques puisqu’elle se détourne de la démarche hypothético-déductive pour privilégier une démarche inductive à partir d’expériences concrètes. Si certains travaux ont pu inspirer cette démarche [1], tous les observateurs s’accordent à reconnaître que l’économie comportementale a été inaugurée par les recherches de Daniel Kahneman et Amos Tversky [1979] à la fin des années 1970 et a prospéré ensuite à partir notamment de la consécration qu’a représenté l’attribution du prix de la Banque royale de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel à Vernon Smith et Daniel Kahneman en 2002 [2]. Depuis lors, pas moins de quatre autres chercheurs affirmant leur affiliation à ce courant ont également obtenu la fameuse distinction suédoise (Peter A. Diamond, Alvin E. Roth, Robert J. Shiller et surtout Richard Thaler en 2017). Certains, avides de vulgariser leurs découvertes, sont devenus de véritables stars auprès du grand public, comme Dan Ariely [Bergeron et al., 2018, p. 12], tandis que la part des articles traitant d’économie comportementale dans les quatre revues généralistes d’économie les plus réputées a presque doublé en une quinzaine d’années, atteignant près de 15 % de l’ensemble depuis le début de la décennie 2010 [ibid., p. 26]. En France, cet intérêt s’est traduit par la parution de plusieurs dossiers spéciaux dans les principales revues généralistes d’économie [Revue française d’économie, 2013 ; Revue économique, 2017], mais aussi dans le domaine de la finance [Albouy et Charreaux, 2005] où cela fait déjà vingt ans que Thaler lui-même a proclamé l’hégémonie du comportementalisme [Thaler, 1999].

4Au sens étroit, l’économie comportementale désigne ainsi les travaux qui s’inscrivent dans la lignée directe de ceux de Kahneman et Tversky, dite « théorie des perspectives », mais dans une acception plus lâche qui peut inclure également les courants voisins de l’économie psychologique, l’économie expérimentale, la neuro-économie ou encore une partie de l’économie du développement pratiquant des expérimentations aléatoires [Jatteau, 2013]. Les auteur.e.s qui se réclament de l’économie comportementale revendiquent donc une ouverture vis-à-vis de la psychologie expérimentale et des neurosciences.

5Par ailleurs, s’ils réhabilitent d’une certaine façon les « esprits animaux » [Akerlof et Schiller, 2009] chers à John Maynard Keynes, la parenté des comportementalistes avec ce dernier ne doit pas être exagérée, tant ils évacuent nombre des propositions de l’auteur de la Théorie générale. En effet, alors que sa posture pourrait paraître totalement positive de par le primat donné à l’expérimentation, l’économie comportementale partage en réalité la normativité (ainsi qu’une certaine tendance à la dénier) de l’approche néoclassique. Elle qualifie en effet de « biais », « erreur » ou « anomalie » tout écart par rapport à la rationalité attendue qui reste donc la norme implicite [Bergeron et al., 2018, p. 14 et 36], tout comme l’hypothèse selon laquelle tout individu est mû par l’optimisation de sa satisfaction ou « utilité ». Cela recouvre au fond une grande variété de travaux assez différents par ailleurs, et suggère une approche large de l’économie comportementale à l’instar de celle qu’adoptent par exemple B. Douglas Bernheim et Antonio Rangel [2005, 2009]. Ceux-ci proposent ainsi de ranger sous l’étiquette d’analyse ou économie comportementale du bien-être (behavioral welfare economics) un vaste ensemble de travaux proposant un modèle non standard de décision par la révélation des préférences individuelles et qui peut de ce fait inclure ce que l’on désigne communément par économie psychologique, neuro-économie ou économie expérimentale. Ces disciplines se caractérisent en effet par la réalisation d’expériences, prenant la forme de « jeux » en laboratoire [Eber et Willinger, 2012 [2005]] ou d’expériences aléatoires in situ (dites aussi « randomisées ») [Banerjee et Duflo, 2008]. Ces dernières, que certains dépeignent justement comme un « nouveau comportementalisme », ont été largement critiquées tant du point de vue de leur validité interne qu’externe, avec un primat individualiste qui « oublie » collectifs et institutions (contrairement à Herbert Simon) et une tendance à la généralisation faisant peu de cas des variables contextuelles [Jatteau, 2013, 2016 ; Servet, 2018] [3]. Autant de critiques qui peuvent être étendues aux expériences de laboratoire qui forment le cœur de l’économie comportementale. Quoi qu’il en soit, pour toutes ces raisons, il semble bien que l’on ne s’éloigne que fort peu de l’approche néoclassique et de la conception de l’individu qui la sous-tend : celui-ci reste bien un atome soucieux de maximiser son utilité, la seule nuance étant en somme qu’il n’est pas forcément capable de prendre les décisions adéquates pour y parvenir.

Une réunification des sciences sociales en trompe-l’œil ?

6L’économie comportementale au sens large participe de ce que certains ont désigné comme un « tournant empirique » ou « appliqué » en économie [Cherrier et Backhouse, 2016] qui se serait opéré à partir de la seconde moitié des années 1980 [Hamermesh, 2013]. Ce tournant consiste notamment à reléguer la théorie à ambition générale dans les placards de l’histoire de la pensée. Comme pour renouer avec la vocation « scientifique » de la discipline, il s’agit de dépasser les querelles idéologiques, ou plus exactement de départager les théories concurrentes en présence par l’expérimentation suivant une épistémologie toute poppérienne. Un autre récipiendaire récent du prix de la Banque de Suède, Jean Tirole [2013, 2018], venant pourtant de l’économie industrielle, s’est fait le chantre de l’économie comportementale en considérant qu’elle serait l’opérateur privilégié de la réunification « progressive » et « inéluctable » des sciences sociales, étant donné que « les économistes, psychologues, sociologues, juristes ou politistes s’intéressent aux mêmes individus, groupes et sociétés » [Tirole, 2013, p. 30]. Dans sa conférence d’entrée à l’Académie des sciences morales et politiques, en 2011, Jean Tirole retrace une vision très personnelle de ce supposé mouvement d’unification au prisme de la micro-économie, en résumant succinctement les apports de la théorie des jeux et de la théorie de l’information et en soulignant qu’elles ont été « beaucoup utilisées dans tous les domaines de l’économie, mais aussi en science politique, en sociologie, en psychologie et en droit » [ibid., p. 14]. Il motive ensuite l’ouverture de l’économie à la psychologie et aux neurosciences par un réalisme consistant à considérer que « l’homo œconomicus et l’homo politicus ne se comportent pas aussi rationnellement que ne le prédit la théorie. Il faut bien reconnaître que nous avons tous des travers » [ibid., p. 15]. Il fait ainsi, lui aussi, résonner l’antienne d’un être humain défectueux car préférant le présent et donc la « procrastination », l’incohérence intertemporelle, la confiance en autrui – présentée comme « une information imparfaite sur la fiabilité et les préférences de l’autre » [ibid., p. 16] –, ou l’automanipulation des croyances, que Tirole a modélisée comme « l’équilibre d’un jeu entre les différentes incarnations d’un même individu » [ibid., p. 17].

7On voit bien dans un tel discours que la remise en cause du modèle de l’homo œconomicus est menée au nom du réalisme psychologique et d’une défense de la discipline économique en faisant amende honorable pour sauver ce qui peut encore l’être, à savoir l’individualisme méthodologique [4]. Il s’agit certes de reconnaître la complexité des motivations humaines, qui ne peuvent se résumer par un calcul permanent de chacun.e visant à optimiser sa propre utilité, mais il n’est en revanche nullement question de discuter la pertinence d’une approche partant des individus envisagés comme des atomes du social. Il s’agit seulement de raffiner celle-ci en introduisant de nouveaux facteurs cognitifs et émotionnels, et partant de la renforcer, de sorte qu’elle constitue un socle toujours plus inébranlable désormais non plus seulement de l’économie, mais des sciences sociales en général. L’ouverture nécessaire de l’économie aux autres disciplines afin de mieux appréhender les comportements individuels doit ainsi se limiter aux approches partageant ce socle individualiste et comportementaliste [5]. Celles qui mettraient en avant des faits sociaux, des institutions ou des rapports de pouvoir ou de domination ne semblent en revanche pas avoir droit de cité.

8De même, la question cruciale du « no bridge », la (non-)possibilité d’articuler niveaux micro- et macro-économiques, pose question. En effet, alors que celle-ci n’a pas trouvé encore de réponse adéquate, le fait d’ériger la méthode expérimentale comme un « gold standard » en le généralisant à d’autres contextes que celle où elle est mise en œuvre pose question ; de même que l’opportunité de traiter les phénomènes sociaux comme des effets émergents, en partant invariablement de comportements individuels, que ce soit sous la forme d’un agent représentatif ou de modèles multi-agents. Les discussions ontologico-épistémologiques radicales soulevées depuis une quarantaine d’années par le courant du réalisme critique, introduit en économie notamment par Tony Lawson [2015], sont totalement ignorées, de même que l’existence d’autres approches de l’économie (institutionnalismes historiques, évolutionnismes, keynésianismes, marxismes, etc.). L’enjeu de la « réunification scientifique » n’est en fin de compte envisagé que sous l’angle très réducteur d’un atomisme s’avérant tout à fait compatible avec l’économie standard [6], indépendamment là encore des débats profonds et féconds dans les sciences sociales [Orléan, 2011]. Tout se passe comme si le mainstream mettait en œuvre la stratégie du « good cop, bad cop » : après l’attaque outrancière du pamphlet de Pierre Cahuc et André Zylberberg [2016] qualifiant toute approche alternative de « négationnisme », il s’agirait désormais de faire preuve de repentance et d’un œcuménisme de façade, sans aller jusqu’à une réelle intégration des autres sciences sociales [7]. En tous les cas, on voit déjà le paradigme comportemental pénétrer les différents sous-champs de l’analyse économique, tels que le travail [Villeval, 2016] ou l’environnement [Shogren et al., 2010].

Des petits « coups de coude » en guise de politique publique ?

9L’approche comportementale ne pose enfin pas seulement problème d’un point de vue épistémologique, mais également politique, dans la mesure où elle prétend également influencer les politiques publiques, afin qu’elles-mêmes inspirent les bonnes décisions aux individus. Cette ambition est résumée par le concept de « nudge » popularisé par Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein dans un best-seller éponyme paru il y a une dizaine d’années [Thaler et Sunstein, 2010 [2008]]. Désignant littéralement le fait de pousser quelqu’un du coude pour l’inciter à agir autrement qu’il ne l’aurait fait spontanément, ce concept part de la distinction entre deux systèmes cognitifs, l’un « automatique », l’autre « réflexif » (les systèmes 1 et 2 de Kahneman] et de la mise en évidence de différentes heuristiques que nous utilisons ordinairement pour analyser les situations dans lesquelles nous nous trouvons. La tendance à privilégier le premier système sur le second pour gagner du temps, de même qu’une propension au grégarisme, seraient ainsi la source de « biais » qui font diverger nos comportements de ce que l’on désire ou désirerait réellement, du choix de ce que l’on va manger à celui d’un plan d’épargne-retraite, en passant par l’achat d’une extension de garantie sur nos appareils électroménagers.

10La distinction que les auteurs opèrent entre les « simples mortels » que nous sommes pour la plupart et les « écônes » réflexifs en permanence les conduit à nier l’optimalité des marchés et la vertu disciplinaire de la concurrence, mais ils n’en tirent pas la conséquence selon laquelle il s’agirait de mieux les encadrer : « L’État peut, bien entendu, déclarer illégales certaines activités, mais en tant que paternalistes libertaires, nous préférons la méthode douce – et nous savons pertinemment que les gouvernements sont peuplés de simples mortels » [ibid., p. 149]. Thaler et Sunstein se revendiquent en effet d’un « paternalisme libertaire » [Thaler et Sunstein, 2003], ce qui, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est aucunement un oxymore à leurs yeux comme ils s’en expliquent [Sunstein et Thaler, 2003]. Cet équilibre précaire entre respect des libertés individuelles et la poursuite d’un intérêt général que la « main invisible » des marchés ne peut suffire à réaliser se trouve en effet selon eux dans l’architecture des choix, c’est-à-dire la manière dont ceux-ci sont présentés aux individus qui les abordent. Ils développent ainsi un certain nombre d’éléments déjà existants, qui permettent d’aider ces derniers à ne pas se laisser abuser par leur système automatique, par exemple en présélectionnant pour eux un choix par défaut qui s’avère bénéfique ou en rendant le choix obligatoire, par l’amélioration des systèmes de retour d’information (tel le signal sonore qu’émet votre ordinateur lorsque sa batterie est presque vide), ou encore le fait de fournir des repères dans le cas de choix complexes, ou que l’on n’effectue que peu de fois dans son existence (comme se marier ou acheter un bien immobilier).

11Toutes ces propositions apparaissent très bien intentionnées, et les multiples exemples de nudges présentés par les auteurs sont très consensuels, au point d’être entrés dans l’imaginaire collectif (telle la mouche dessinée dans les urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam et dupliquée dans le monde entier ou l’ordre de présentation des aliments dans les self-services pour mettre en avant ceux qui sont meilleurs pour la santé et/ou l’environnement). L’accueil réservé à cette théorie est d’autant plus favorable que Sunstein et Thaler s’expriment dans un style très vivant et accessible et n’hésitent pas à mettre en scène leurs propres maladresses. Il serait cependant trompeur de chercher le diable dans les détails, car il se niche plutôt dans le cadre général. Les deux auteurs s’emploient ainsi dans l’avant-dernier chapitre à répondre d’emblée aux critiques, comme pour les empêcher d’avance, ou les phagocyter à l’instar du nouvel esprit du capitalisme. À l’argument de la « pente savonneuse » (effet pervers qui verrait les nudges ouvrir la voie à un paternalisme autoritaire), ils répondent que « dans de nombreux cas, il est inévitable d’avoir recours au nudge, sous une forme ou une autre – demander au gouvernement de ne se mêler de rien n’a donc aucun sens » [Thaler et Sunstein, 2010 [2008], p. 371]. Car « de même qu’il n’y a pas de bâtiment sans architecture, il n’y a pas de choix sans contexte » [ibid., p. 372]. En un mot, le nudge est inévitable, donc à quoi bon en discuter le principe ? Sauf que le périmètre même de ce qu’est un nudge n’est lui-même pas très clair et les différents travaux sur la question se présentent souvent comme un catalogue de cas dont l’homogénéité n’est pas frappante. Quoi de commun entre le rapprochement des lignes peintes sur la route pour inciter les automobilistes à freiner en leur donnant une impression d’accélération, la programmation des options par défaut des appareils électroniques ou des configurations de logiciels à installer et le fait de donner un dollar par jour à des adolescentes mères tant qu’elles ne tombent pas enceintes de nouveau ?

12La liste des nudges présentés par Thaler, Sunstein et leurs épigones donne un peu l’impression d’un inventaire à la Prévert dans lequel ils rangent des dispositifs qui n’ont pas été conçus dans cet esprit (le GPS par exemple) et qui confond les différents ressorts sur lesquels ces dispositifs s’appuient. On trouve ainsi entremêlés les différents « biais » cognitifs – la tendance à l’inertie ou la procrastination, le souhait de faire comme tout le monde, la tendance à se croire davantage observé par autrui qu’on ne l’est en réalité, les contradictions de la volonté à court et à long terme, l’« accélération sociale » [Rosa, 2013] qui donne le sentiment d’être toujours à court de temps ou encore l’indifférence face à plusieurs options disponibles –, mais aussi les diverses finalités du nudge (perdre du poids, préparer sa retraite, conduire prudemment, respecter la nature, etc.). De même, ils réifient un peu vite les « intérêts » et préférences des individus en se contentant d’affirmer que les nudges doivent « promouvoir les intérêts des gens, tels qu’ils les conçoivent eux-mêmes » [Thaler et Sunstein, 2010 [2008], p. 24], précisant, non sans contradiction, qu’il est à leurs yeux « légitime d’influencer le comportement des gens afin de les aider à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé » [ibid.].

13À l’instar des néoclassiques, ils considèrent les préférences comme un donné, dont la formation, sociale s’il en est, ne se discute pas. Tout au plus est-il admis un mimétisme en matière comportementale qui peut pousser à se conformer à la norme. Mais les auteurs font eux-mêmes silence sur le caractère socialisateur des nudges, autrement dit sur la tendance que ces derniers pourraient avoir à modifier les dispositions des individus à moyen ou long terme. Une autre contradiction importante de cette approche réside dans le caractère central accordé à la publicité et la transparence, entendue comme l’interdiction faite aux pouvoirs publics de « choisir une politique qu’il[s] ne pourrai[en]t ou ne voudrai[en]t pas défendre publiquement » [ibid., p. 384]. Or, si certains nudges reposent directement sur cette information (par exemple des dispositifs indiquant en temps réel votre consommation d’énergie pour vous inciter à la limiter ou indiquant la forte proportion de vos voisins qui trient leurs déchets pour vous pousser à les imiter), d’autres fonctionnent d’autant mieux que leur principe est ignoré par les usagers et usagères, qui sinon pourraient, par esprit de contradiction, agir de manière exactement contraire à celle attendue d’eux/elles.

14Plus encore, les auteurs espèrent que leur approche générale pourra constituer une « authentique troisième voie capable de transcender certains des débats difficiles auxquels les démocraties contemporaines sont confrontées », un « terrain neutre viable dans une société souffrant d’une inutile polarisation » [ibid., p. 400]. On ne saurait mieux exprimer un déni du politique dans sa dimension collective et agonistique. On retrouve ainsi dans l’approche par les nudges le même biais individualiste de la politique que dans la civilisation électorale qui considère que la volonté générale serait le simple fruit de l’agrégat de l’expression de volontés individuelles [Lehingue, 2011]. Il en va de même avec le passage de l’intérêt individuel à l’intérêt général, en passant par les intérêts particuliers, et il n’est pas anodin que Sunstein et Thaler affirment que leur paternalisme libertaire se range sous la bannière du « paternalisme asymétrique », dont le principe directeur est qu’il « faut concevoir des politiques susceptibles d’aider les membres les plus frustes de la société tout en imposant le moins de coûts possibles à ses membres les plus éclairés », ajoutant que leur propre version implique « que les coûts imposés aux membres les plus éclairés de la société soient maintenus à un coût proche de zéro » [Thaler et Sunstein, 2010 [2008], p. 393]. L’élitisme à peine voilé qui irrigue une telle vision n’est pas sans faire écho aux contradictions de la démocratie représentative contemporaine avec la mise en avant des « experts » [Frank, 2017], dont la légitimité tend à supplanter celle de l’expression de la volonté populaire dans les urnes comme dans les rues [8]. En outre, le coût très faible attribué aux politiques de nudge comparé aux politiques incitatives « classiques » (la fiscalité notamment) est un argument clé pour sa large adoption et s’accommode fort bien de l’idée que l’État « pèse » démesurément sur l’économie. Il s’agirait finalement de solutions à coûts économique et politique zéro.

15Finalement, les nudges paraissent sous-tendus par une confusion, particulièrement dans l’air du temps, entre sphères privée et publique, réduisant les citoyen.ne.s au rang de consommatrices.eurs qu’il s’agirait d’aider à effectuer leurs choix en les influençant sans les contraindre. La différence est ténue, et c’est d’ailleurs là que repose toute l’ambiguïté du libéralisme économique en se focalisant sur les libertés formelles plutôt que réelles, comme l’ont déjà montré maints auteurs depuis Marx. Si les nudges ont à raison déjà suscité de nombreuses discussions et réponses sous forme de justifications à certains problèmes éthiques et pratiques [Adams, 2014 ; Nagatsu, 2015 ; Barton et Grüne-Yanoff, 2015 ; Sunstein, 2017], il importe cependant de souligner leur portée politique et la conception du social sous-jacente, qui dépasse largement le seul enjeu de leur évaluation et efficacité, enjeu auquel certains (à commencer par leurs concepteurs) tendent à réduire le débat [Sunstein, 2017]. Au « mieux », ils participent à ce que l’on pourrait qualifier de « néo-technocratisme », marqué par une tendance à la dépolitisation de certains enjeux [9] en les présentant comme essentiellement techniques [10], le tout dans une optique résolument libérale. Ceci pourrait expliquer pourquoi ils ont – pour l’heure ? [11] – principalement eu du succès aux États-Unis, sous l’administration Obama dont Sunstein a été le conseiller, ou au Royaume-Uni depuis le gouvernement Cameron auprès duquel Thaler a obtenu une oreille attentive.

16L’engouement n’a semble-t-il pas diminué depuis lors [Hallsworth et al., 2018]. Dans une vision plus pessimiste, portés par les expériences visant à les perfectionner, les nudges pourraient progressivement être intégrés à un nombre croissant de dispositifs participant à l’extension du néolibéralisme comme mode de gouvernementalité particulièrement insidieux et intrusif, avec un pouvoir que les technologies numériques promettent de décupler [Zuboff, 2019] [12]. Dans un tel scénario, le politique serait progressivement réduit à un affrontement entre « architectes des choix », notamment entre les nudges et les contre-nudges que déploient d’ores et déjà certaines firmes privées pour préserver leurs intérêts menacés par les nudges déployés par les pouvoirs publics [13] [Sunstein, 2017]. Ce faisant est évacuée toute discussion sur le cadre général, à savoir celui d’un capitalisme marchand lancé dans une quête effrénée de « toujours plus » et d’optimisation des moindres situations, avec des conséquences écologiques et sociales qu’il n’est pas besoin de rappeler. C’est seulement dans un tel cadre que la défense du « choix de ne pas choisir » [Sunstein, 2014] peut avoir du sens [14], mais à quel prix ?

Notes

  • [1]
    Voir par exemple les expériences en laboratoire du psychologue étasunien Louis Leon Thurstone et de son laboratoire de psychométrie, pour mesurer des courbes d’indifférence auprès d’individus concrets dès les années 1930 ; voir aussi les travaux après-guerre d’Herbert Simon [1955] sur la rationalité limitée (bounded rationality).
  • [2]
    La distinction par ces auteurs de deux circuits cognitifs et décisionnels distincts qu’ils ont baptisés « système 1 » (instinctif et émotionnel) et « système 2 » (lent et réfléchi) [Kahneman, 2012 [2011]] est largement passée dans le sens commun.
  • [3]
    Les débats épistémologiques et méthodologiques sont encore vifs quant à la portée et aux limites de ces expériences de terrain : voir le numéro spécial que la revue Social Science & Medicine y a consacré en organisant un débat autour des réflexions d’Angus Deaton et Nancy Cartwright [2018, vol. 210].
  • [4]
    Défense dont les plus mainstreams parmi les mainstreams se seraient bien passés. David K. Levine s’élève contre les prétentions révolutionnaires de l’économie comportementale. Selon lui, la théorie standard (dans sa version récente mâtinée de théorie des jeux) est un succès, elle explique nombre de phénomènes, et souvent bien mieux que l’approche comportementale censée la supplanter [Levine, 2012]. En outre, selon lui, les « biais comportementaux » ne permettraient de rendre compte que de phénomènes marginaux, modulations parfois insensibles de comportements standards.
  • [5]
    Il existe pourtant d’autres manières de concevoir le comportement humain par le prisme d’une pluralité de logiques d’action, et même de repenser la signification du concept de « rationalité » [voir Arnsperger, 2008].
  • [6]
    Ce que suggère également l’importance relative des citations croisées mise en évidence par les sociologues du CSO dans leur base de données des articles parus entre 1992 et 2016 dans les principales revues généralistes étasuniennes [Bergeron et al., 2018, p. 17-19].
  • [7]
    On retrouve ici la distinction entre pluralisme par juxtaposition et par intégration récemment avancée par Florence Jany-Catrice et André Orléan [2018] à propos du manuel du réseau CORE.
  • [8]
    Les politiques économiques constituent un espace privilégié de telles tendances, comme en témoigne le traitement du gouvernement grec par la troïka Commission européenne, BCE et FMI [Varoufakis, 2017] pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres.
  • [9]
    C’est notamment manifeste en matière d’écologie, où l’importation de la logique des nudges [Sunstein et Reisch, 2014 ; Schubert, 2016] apparaît comme une manière d’évacuer toute action radicale et coercitive en la matière, à l’instar de la rhétorique des « petits gestes »…
  • [10]
    La fascination actuelle pour les neurosciences [Wisnia-Weill, 2018] de certains dirigeants, comme l’actuel ministre de l’Éducation nationale, est symptomatique de cette croyance en la possibilité de résoudre par là tous les « problèmes » sociaux, comme s’ils existaient naturellement.
  • [11]
    Une association baptisée « Nudge France » a été créée en 2015 pour promouvoir ces derniers dans l’Hexagone, tandis que la firme BVA s’y emploie également à travers sa cellule dédiée, créée en 2013, qui compte plusieurs « partenaires » et clients institutionnels, tant privés (BNP-Paribas, Danone, Orange, etc.) que publics (l’ADEME ou la Sécurité routière). Voir leurs sites Internet respectifs.
  • [12]
    Au profit des auteurs, il faut néanmoins remarquer que le projecteur porté sur les nudges permet de déjouer certaines stratégies marketing qui reposent de longue date sur les mécanismes psycho-sociaux pointés par Thaler et Sunstein, tels que ces abonnements d’essai qui deviennent payants au bout de quelques mois si le souscripteur ne les annule pas expressément ou les contrats de crédit, en particulier aux États-Unis.
  • [13]
    À noter que Thaler et Sunstein ne placent pas pour autant les pouvoirs publics du côté de la vertu et considèrent que ceux-ci peuvent également faire partie de ceux qu’ils appellent les « voyous » de l’architecture de choix [Thaler et Sunstein, 2010 [2008], p. 374-374].
  • [14]
    Il n’est du reste pas anodin de constater que le nudge est également défendu par des auteurs relevant explicitement de l’hétérodoxie [Tomer, 2018], notamment la fameuse Doughnut Economics [Raworth, 2017].

Bibliographie

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Igor Martinache
Université de Lille, Clersé
Philippe Roman
ICHEC Brussels Management School
Géraldine Thiry
ICHEC Brussels Management School
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/05/2019
https://doi.org/10.3917/rfse.022.0007
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