1 – Introduction
1Le territoire est resté longtemps un impensé de la science économique et demeure aujourd’hui encore un élément marginal d’une partie de la théorie qui s’écrit hors du temps et de l’espace. Dans la théorie économique standard, le territoire n’est qu’un espace, un réservoir de ressources particulières et clairement définies dont les entreprises peuvent bénéficier. Du territoire comme ressource naturelle, on progresse ces dernières années vers la notion d’« identité territoriale », découpage administratif historique et politique, entendue comme une marque, un label, un terroir, un certificat d’authenticité censé promouvoir le territoire et sa qualité. À rebours de cette conception, les géographes et les aménageurs développent la notion de territoire comme un espace « vécu, perçu et approprié » [Frémont, 1976 ; Di Méo, 2004]. Pour saisir cette identité d’un territoire en particulier, nous avons mené pendant un an une étude sur « l’identité territoriale du Grand Évreux Agglomération » [1] (GEA), fondée sur 50 entretiens d’individus qui vivent, traversent, travaillent sur le territoire. L’objectif était de déterminer quelles étaient les représentations de la qualité du territoire, et si l’une d’entre elles se manifestait plus systématiquement et constituait alors la représentation majoritaire de l’identité du GEA, et in fine de sa qualité territoriale.
2Afin de saisir la multi-dimensionnalité de « l’identité territoriale », nous avons adopté une démarche d’emblée interdisciplinaire mobilisant l’apport de la géographie, de la sociologie pour placer au cœur de l’analyse les opérations de jugement des acteurs sur ce qu’est le territoire et la manière de le valoriser (2.).
3L’évaluation du territoire est une opération complexe (comme toute opération d’évaluation [Eymard-Duvernay, 1989, 2004, 2013]), qui intègre des dimensions cognitives (savoir ce qu’est le territoire, l’identifier et le définir), sociales (le territoire est par nature un bien collectif, à la fois support de la coordination, mais aussi résultat d’un accord), éthiques (l’évaluation comporte également une référence à une conception du juste et du bien), politiques (pour s’affirmer, la qualité doit être légitime, reconnue par tous). L’évaluation relève d’un dispositif : de personnes engagées dans l’action, d’objets techniques mobilisés qui objectivent l’évaluation, d’outils et d’épreuves de qualité que le discours des agents met en évidence. Nous situons notre analyse dans une perspective conventionnaliste en accordant une place privilégiée aux acteurs et à leurs discours, mettant en exergue leur capacité de jugement, c’est-à-dire leurs justifications, leurs dénonciations, leurs critiques, les replaçant dans des représentations distinctes de la qualité du territoire. Nous avons procédé à une analyse lexicale des discours sur la qualité du territoire via le logiciel ALCESTE, dont la particularité est de produire des statistiques textuelles à partir d’un corpus [Reinert, 1999, 2003] (3.). Au terme de l’analyse apparaissent des grammaires du jugement, des classes lexicales constituées de termes fréquemment utilisés par les agents, et spécifiques à un champ sémantique particulier qui révèle l’attachement à une conception de qualité, autrement dit une convention. L’approche conventionnaliste du territoire met en évidence une pluralité maîtrisée de conventions, c’est-à-dire une variété de représentations stables du territoire et de ses qualités. Après avoir mis en évidence la variété des conventions de qualité, nous étudions le rapport qu’elles entretiennent entre elles et vérifierons si l’identité du Grand Évreux Agglomération est traversée par des représentations conflictuelles ou si des compromis stables entre plusieurs conventions de qualité peuvent émerger (4.).
2 – Le territoire comme dispositif collectif situé
2.1 – De l’espace au territoire : abandon de l’hypothèse de rationalité substantielle et rôle du collectif
2.1.1 – De la rationalité substantielle à la rationalité interactive
4L’économie des territoires doit, pour lever l’hypothèse de neutralité des territoires, changer de forme de rationalité afin que les acteurs puissent comprendre et analyser l’environnement qui les entoure grâce à des connaissances spécifiques, s’accorder sur les valeurs qu’ils partagent et élaborer une stratégie de développement économique. En gardant l’hypothèse de rationalité substantielle, les agents économiques sont incapables de dépasser leurs intérêts personnels. En ce sens, et en se focalisant sur des calculs d’intérêts, la conception de rationalité substantielle est explosive et interdit la coopération entre les individus et la compréhension de l’environnement qui les entoure [Batifoulier et al., 2001].
5Les territoires sont alors les lieux support et les ressources de la coordination. Néanmoins, pour en expliquer le fonctionnement, la genèse et l’évolution, il convient de réorienter l’hypothèse de rationalité vers une rationalité interactive qui prend en considération la réciprocité des liens entre les acteurs et leur environnement. « L’environnement n’intervient plus alors comme une contrainte, il fournit également des ressources cognitives qui facilitent l’action des agents », c’est ainsi que Laville [2000, p. 1311] définit l’action située. Avec cette hypothèse renouvelée de la rationalité, la notion de territoire rejoint celle partagée, malgré la polysémie du terme, par les géographes, les sociologues, les anthropologues. Nous retiendrons ici la définition de Di Méo qui réussit la synthèse des courants de géographie sociale, d’économie des territoires et de sciences politiques : le territoire est un espace vécu, perçu, que les acteurs s’approprient. « Tout territoire social est un produit de l’imaginaire humain. Territorialiser, c’est donc construire et reconstruire sans cesse ce qui environne l’acteur social, matériellement et dans ses représentations : pour l’institution, c’est son aire de pouvoir et d’influence, pour l’individu c’est une subtile “alchimie” entre du personnel et du collectif » [Di Méo, 1996, p. 21].
2.1.2 – De la proximité géographique à la proximité organisationnelle
6L’école de la proximité [Rallet et Torre, 1995 ; Gilly et Torre, 2000 ; Pecqueur et Zimmermann, 2004] articule d’emblée dans ses travaux la question du territoire tel que nous venons de le définir à une théorie économique des institutions. Si le concept central est la proximité, celui-ci se décline en deux aspects majeurs : une proximité géographique qu’il s’agit de mesurer à la distance plus ou moins grande entre des acteurs, et qui favorise leur rencontre physique et une proximité organisationnelle se traduisant par une appartenance.
7Le rapport entre les structures économiques et le territoire s’analyse ainsi en termes de dynamiques croisées, le territoire dispose de ressources qui peuvent être valorisées pour créer de nouvelles richesses, à condition que les acteurs en aient conscience et qu’ils dépassent leurs intérêts personnels pour coopérer et créer, ensemble, « une sorte de bien public qui les lie » [Colletis et al., 1999, p. 30]. Comme le souligne Robert Salais à partir de la somme des travaux du courant économique de la proximité, « les territoires peuvent commencer à être saisis comme des tissus de coordination au sein desquels les acteurs expriment des intentions vis-à-vis des autres, soit une recherche de voisinage, soit une visée d’éloignement pour incompatibilité » [Salais, 1998]. Le territoire est le lieu d’une dynamique collective d’accumulation de ressources, celui d’un apprentissage collectif favorisant l’innovation et les synergies d’acteurs qui confèrent des avantages aux produits et aux services locaux.
2.2 – La construction collective d’une « identité territoriale »
2.2.1 – Ni statique ni définitive
8L’« identité territoriale » est un terme polysémique aujourd’hui très en vogue. Cette identité est en effet l’objet d’un marketing territorial actif des collectivités publiques, elle constitue ainsi une marque dont l’objectif économique est de transposer ses qualités aux produits et aux services du territoire. Nombre de travaux ont mis en exergue la réduction de l’incertitude et la production de qualité certifiée en s’appuyant sur l’origine géographique des produits agroalimentaires notamment [Bouba Olga et al., 2012 ; Gorla et al., 2013 ; Climent-Lopez et Sanchez-Hernandez, 2015]. De la même manière, les exécutifs des collectivités territoriales usent de cette stratégie pour créer, renforcer une identité territoriale présentée comme un avantage compétitif dans la concurrence entre les territoires, dans des secteurs tels que le tourisme bien sûr, mais plus généralement pour tout ce qui relève de son attractivité. Si elle permet de réduire l’incertitude, en partie, en créant des repères pour la coordination (des labels, des certificats), l’identité territoriale n’est pas donnée, une fois pour toutes. Il ne s’agit pas d’une tradition que les acteurs perpétuent comme une routine. La notion d’identité territoriale est certes étroitement liée à la notion de patrimoine [Debarbieux, 2006 ; Billaudot, 2005], mais non pas tant comme des sédiments d’identité que comme la reconnaissance d’éléments partagés par les populations, ce qui permet d’objectiver la conscience de l’identité. Le patrimoine visé est à la fois économique (système productif local, milieu innovateur, autant de dénominations qui visent à définir le territoire dans sa visée économique), culturel [Greffe, 2005 ; Gravari-Barbas, 2005 ; Veschambre, 2009], social. Ces ressources ne sont donc pas figées, elles sont intrinsèquement liées à ceux qui les mettent en forme et les valorisent : les acteurs du territoire. L’identité territoriale dépend alors de l’action individuelle et collective des acteurs qui, par définition, sont mobiles, donc susceptibles de faire évoluer, de modifier l’identité du territoire qu’ils construisent collectivement. Plus l’identité est forte, plus les ressources sont partagées et valorisées par les acteurs du territoire, et plus les territoires sont reconnus.
2.2.2 – Un partage de représentations
9L’identité territoriale ne se réduit pas à la somme des identités individuelles qui vivent sur le territoire, parce qu’ils peuvent très souvent ne pas partager les mêmes aspirations, ne pas revendiquer la même appartenance, s’approprier différemment ses ressources, en résumé ne pas partager les mêmes représentations. Il s’agit d’une identité collective, mais qui suppose, en préambule, une adhésion de chacun à cette conscience territoriale partagée qui peut alors mener à la construction d’une identité du territoire. L’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, est une construction. La géographie s’est, plus tardivement que la sociologie, positionnée au travers notamment des travaux de Di Méo : « L’identité résulte toujours d’un rapport interactif entre agents et acteurs sociaux. Elle se forge en permanence et au présent, dans un cadre géographique en perpétuelle transformation. C’est une idéologie au sens d’un ensemble cohérent de représentations mentales qu’un individu ou un groupe d’individus se fait d’eux-mêmes et des autres, de leur place dans la société et dans l’espace » [2004, p. 340].
10La question de l’identité des territoires se négocie ainsi dans la tension entre des représentations qui diffèrent d’un individu à l’autre. L’identité territoriale est plurielle, elle rend compte des diverses manières de s’approprier et de se représenter le territoire dont on est issu, que l’on traverse, que l’on habite, que l’on investit. Les identités territoriales sont des identités collectives désignant la représentation et la volonté partagée par les individus d’appartenir à un groupe. Il s’agit alors de se déterminer consciemment et cette « identification commune […] souligne la part active qui revient aux individus dans la représentation et dans l’adhésion à ces collectifs » [Debarbieux, 2006, p. 342].
11Dès lors, une identité territoriale « forte » n’est pas que le fruit de l’héritage et des traces d’un passé glorieux, mais le résultat d’un partage de représentations sur ce qu’est ce territoire et sur les ressources qu’il convient de valoriser, ses qualités. Interroger l’identité des territoires, c’est in fine rendre compte de l’accord qui se réalise sur la qualité afin que celle-ci soit partagée par le plus grand nombre.
3 – Analyse lexicale des grammaires de qualité du Grand Évreux Agglomération
3.1 – « Ce que parler veut dire » : considérer le discours comme un acte
12À partir du moment où les agents économiques deviennent des acteurs, dotés de capacités réflexives, il convient d’analyser comment le procédé d’interprétation aboutit à une identité collective, comprise comme un ensemble de valeurs partagées par le plus grand nombre, et qui assurent la cohésion, qui font « monde commun ». Ce monde commun est, dans la théorie de l’économie des conventions, qualifié de « modèle d’évaluation » [Eymard-Duvernay et al., in Orléan, 2004] ou de « convention constitutive ». Un même produit peut donner lieu à des interprétations différentes sur sa qualité, en fonction des représentations de ce qu’est la qualité, c’est-à-dire la manière dont les agents se représentent la valeur. La coordination suppose donc au préalable un accord sur ce qu’est le bien et la manière de le valoriser. « Dans l’économie des conventions la pluralité est toujours présente, la solution non retenue est en sommeil, reléguée au second plan et pouvant être activée en situation en fonction de la vision du collectif. Si la coordination est réussie, elle ne s’impose pas : les représentations se sont préalablement coordonnées » [Larquier et al., 2006, p. 23]. Introduire les justifications des acteurs, c’est considérer que l’action est accompagnée d’une argumentation. Les représentations des agents, sur ce qu’est le territoire, sont saisissables à partir du discours, des mots employés pour définir, commenter, informer, évaluer. Comme le résume F. Eymard-Duvernay dans un de ses derniers articles, « l’homo conventionalis calcule et parle » [2013].
3.2 – Éléments méthodologiques, principes du logiciel Alceste
13En prenant appui sur les discours des acteurs du territoire, nous procédons à une analyse des modes discursifs et argumentatifs. Avant de présenter la méthode de traitement du matériau d’enquête par le logiciel Alceste, il convient de parler du corpus qui sera analysé. Nous avons interrogé 50 personnes en constituant un échantillon représentatif de la population du GEA à partir des données de l’Insee [2009] en termes de genre, d’âge, de niveau de revenu et de qualification et de distribution de la population sur les différentes communes qui composent l’agglomération (cf. tableau 1).
Présentation de l’échantillon (50 personnes interrogées)
Classes d’âge | En % | Population mère, en % |
---|---|---|
18-24 ans | 10 | 12 |
25-34 ans | 14 | 20 |
35-44 ans | 38 | 24 |
45-55 ans | 22 | 18 |
55-65 ans | 8 | 9 |
Plus de 65 ans | 8 | 17 |
Ressources mensuelles du foyer (en euros) | En % | Population mère en % |
---|---|---|
0-450 | 8 | 9 |
450-1 000 | 8 | 9 |
1 000-1 500 | 10 | 20 |
1 500-2 500 | 28 | 25 |
2 500-3 500 | 22 | 24 |
3 500-5 000 | 16 | 8 |
Plus de 5 000 | 8 | 5 |
Niveaux de diplôme | En % | Population mère en % |
---|---|---|
II (bac +5) et I (bac + 8) | 10 | 9 |
III (bac +2) | 22 | 12 |
IV (bac) | 24 | 33 |
V (BEP, CAP) | 24 | 28 |
VI (sans qualification) | 20 | 23 |
Présentation de l’échantillon (50 personnes interrogées)
14Nous avons également constitué notre échantillon de manière à représenter l’importance de la population d’Évreux par rapport à la population globale du GEA en interviewant 22 Ébroïciens domiciliés dans l’ensemble des quartiers de la ville, mais avons veillé à ce que 17 habitants des autres communes s’expriment, notamment pour saisir les représentations d’un territoire composé de communes rurales aux aspects très variés. Enfin, 11 personnes résidant hors de l’agglomération ont été interrogées, considérant que ceux qui font le territoire sont aussi ceux qui y travaillent, y exercent des activités sociales, associatives, sans toutefois y être domiciliées.
15Nous avons élaboré un questionnaire dont l’enjeu était de saisir la multi-dimensionnalité des discours sur la qualité des territoires. Comme le souligne F. Jany-Catrice, « sur des objets aussi flous que le “développement durable”, la “qualité de vie”, le “bien-être”, les indicateurs finissent par incarner le concept. Le débat raisonné sur le concept et ses présupposés est remplacé par un portefeuille d’indicateurs censé exprimer la multi-dimensionnalité du concept » [2013, p. 650]. Nous n’avons donc pas demandé aux acteurs de classer, de hiérarchiser les éléments qui détermineraient la qualité du territoire, nous avons au contraire recueilli des discours, des témoignages, sans coder a priori les critères qui définiraient la qualité. Nous avons ainsi guidé les personnes interrogées afin qu’elles s’expriment sur la « richesse du territoire » en termes de ressources économiques, sociales, culturelles. Bien que notre étude porte sur le Grand Évreux Agglomération, nous n’avons pas focalisé l’enquête sur les compétences administratives, fonctionnelles de l’agglomération. Nous avons adopté une démarche compréhensive, considérant qu’il ne s’agissait pas de « dévoiler » des intentions ou des raisons d’agir, de dire ce qui était « mal compris », mais plutôt de considérer tout discours comme une représentation du territoire. Il ne s’agit pas de comprendre ce qu’un acteur « veut » dire, mais d’analyser ce qu’il dit. Les entretiens duraient en moyenne une heure et balayaient un spectre large de questions ouvertes dont l’encadré 1 précise les items majeurs.
Encadré 1. Précision méthodologique sur la grille d’entretien
La grille d’entretien comporte ensuite quatre grands items à partir desquels les personnes interrogées peuvent développer un discours qui permette de saisir leurs représentations du territoire.
- Les mobilités (circulation, stationnement, temps de parcours domicile-travail, offre de transport en commun (tarifs, lignes, fréquence), liaisons départementales (bus et car), régionales (TER).
- Le bassin d’emploi et l’activité économique du territoire (les secteurs d’activités, les entreprises du bassin, les chambres consulaires, l’offre commerciale, l’artisanat, les pépinières d’entreprises, les pôles de compétitivité, la recherche, les zones d’activités).
- L’offre de services (éducation, santé, sécurité, logements, numérique).
- La culture, le patrimoine et le tourisme (architecture, lieux emblématiques, paysage et aménagement urbain, festivals, évènements).
Cette méthodologie ne permet pas de comparaison directe entre deux entretiens, mais là n’était pas l’objectif. La visée était de constituer in fine un corpus suffisamment étendu pour être traité par un logiciel d’analyse textuelle qui rassemble l’ensemble des entretiens en un texte unique.
16L’analyse lexicale menée avec le logiciel Alceste conduit à la construction de « mondes lexicaux ». Cette méthode se démarque de l’analyse de contenu, l’utilisateur du logiciel n’intervenant pas sur le découpage du texte, de sorte qu’aucun présupposé ne vient influencer les résultats. Les classes lexicales forment alors des ensembles sémantiques cohérents (dont le vocabulaire est proche), des registres d’argumentation homogènes qui outillent les justifications des personnes [2].
17L’objet de l’analyse menée par Alceste est de faire apparaître ces « classes » lexicales ou « mondes lexicaux » composés de phrases (des unités de contexte dans la terminologie d’Alceste) dont le vocabulaire est proche. La proximité se traduit par le fait que deux unités de contexte partagent un nombre minimal d’occurrences. La répétition de « mots pleins » (qui ont un contenu immédiat) constitue une classe. C’est la présence ou l’absence de ces mots pleins qui permet une catégorisation. Les classes forment des ensembles cohérents, des registres d’argumentation différents correspondant à des mondes lexicaux distincts qui appareillent les justifications et les représentations des personnes interrogées. L’analyse vise à mettre en évidence la pluralité des registres de justification. Des grammaires de qualité apparaissent ainsi à partir de l’argumentaire contenu dans les textes du corpus. La démarche est exploratoire et permet de formuler des hypothèses.
3.3 – Cinq champs lexicaux, cinq grammaires de qualité
18Le traitement du corpus par le logiciel ALCESTE a révélé cinq « mondes lexicaux » caractérisés par un vocabulaire spécifique. La classification descendante hiérarchique a permis de stabiliser ces cinq classes. La classe 1 et la classe 2 s’opposent fortement aux classes 3, 4 et 5 : elles sont plus « proches », mais se séparent néanmoins en « mondes lexicaux » distincts. Ensuite, nous pouvons, à l’aide du tableau qui suit, lire pour chaque forme lexicale sa valeur de χ2 d’association dans la classe (cf. tableau 2). Plus la valeur de χ2 d’association est grande, plus le lien est fort. Le χ2 est un test qui mesure l’écart entre les fréquences observées et les fréquences théoriques ou attendues [3]. La majorité des occurrences ont une fréquence comprise entre 10 et 30. Le χ2 mesure ainsi l’intensité de l’occurrence à l’intérieur d’une classe. Cela montre alors qu’un mot est caractéristique (caractéristique, mais non exclusif, l’exclusivité n’apparaît que pour des mots dont la fréquence est de 100 % dans une même classe). Les classes identifiées constituent ainsi des grammaires « types » qui organisent le sens de l’action des personnes engagées dans une des catégories. Elles offrent des ressources aux acteurs pour justifier leurs actions.
Cinq « mondes lexicaux » caractérisés par un vocabulaire spécifique

Cinq « mondes lexicaux » caractérisés par un vocabulaire spécifique
19Il faut noter, et c’est ici le point commun entre la méthodologie de l’analyse textuelle choisie et l’appareil théorique de l’économie des conventions, que chaque entretien, chaque discours contribue à l’ensemble des classes grammaticales. Autrement dit, des justifications multiples sont avancées par les acteurs pour légitimer leurs actions (c’est le cadre des économies de la grandeur [Boltanski et Thévenot, 1991]) et à chaque sujet, chaque question ou groupe de question, un individu peut très bien passer d’un registre d’argumentation à un autre. C’est aussi l’originalité du traitement sémantique qui permet de ne pas « enfermer » les individus dans une identité ou un registre en fonction de catégorisations, mais bien de considérer uniquement leurs discours, sans codage a priori, dans une logique compréhensive. Comme le soulignent Batifoulier et Larquier [2001], « l’approche interprétative [des conventions] considère que l’on ne peut pas se contenter du seul niveau de la syntaxe si l’on veut donner un sens à la notion de convention. La différence entre syntaxe et sémantique est celle entre le grammairien et l’écrivain. »
4 – Une cartographie conventionnaliste du territoire
4.1 – Des mondes lexicaux aux conventions de qualité
20Nous retrouvons, à condition de réinterpréter les classes en fonction du contexte d’énonciation, les conventions constitutives mises en lumière par l’économie des conventions (civique, industrielle, domestique, inspirée), ainsi qu’une convention plus récente, théorisée notamment par Buclet [2011, 2015], la convention du développement durable. Les classes ainsi constituées reflètent les discours idéaux-typiques de justification au nom des grandeurs considérées (autrement dit des valeurs jugées supérieures, c’est-à-dire des qualités). À chaque convention correspondent ainsi des « équipements de forme » [Eymard-Duvernay, 1989], des objets, des ressources spécifiques et des épreuves caractéristiques.
4.1.1 – Convention de qualité civique : un territoire démocrate et républicain
21Pour analyser les cinq classes (cf. encadrés 2 à 6) issues du traitement lexical, nous avons construit des encarts de présentation précisant :
- les mots caractéristiques de la classe (nous avons choisi d’éliminer les mots associés dont le Chi2 n’était pas supérieur à 10) ;
- que les mots exclusifs, c’est-à-dire n’appartenant qu’à une des classes, apparaissent en gras.
Encadré 2. Analyse de la première classe lexicale
22Il convient de replacer ces éléments textuels dans les argumentations des acteurs du territoire pour comprendre le sens de leur action et la manière dont ils la valorisent en mobilisant ces répertoires de qualité :
- Au sein du quartier, avez-vous des espaces pour exprimer ces désaccords ?« La démocratie participative a été kidnappée par quelques voix du quartier et la mairie a reculé face à quelques grandes gueules qui prétendaient parler au nom des autres. »« Les conseils de quartier existent, d’ailleurs la démocratie participative était un pilier de la campagne de Michel Champredon (maire d’Évreux à l’époque de l’enquête) et il l’a fait. Et le successeur, s’il devait y en avoir un, ne remettrait pas cela en cause. Il est arrivé que les conseils de quartier s’opposent à la ville, ce sont des citoyens libres, qui se forment, qui s’intéressent. »
23Ce qui rassemble ces deux interprétations différentes, c’est l’idée que la démocratie « participative » ou « citoyenne » soit l’expression « libre ». On oppose donc ici un engagement militant et un intérêt citoyen, affranchi de logiques partisanes. L’idée développée est celle de la légitimité d’une décision politique, prise par des élus (« la mairie », « la ville ») qui serait validée par un conseil de citoyens, dont on comprend qu’ils acquièrent le statut d’experts du quotidien. Les conseils de quartier sont dès lors des équipements de forme [Eymard-Duvernay, 1989] au sens où les collectivités locales investissent dans ces opérateurs de médiation entre l’institution territoriale, gouvernée par des élus, et les « habitants », les « gens ». Une des épreuves des politiques territoriales est donc dans cette convention de qualité d’organiser les conditions d’une démocratie « citoyenne », de donner aux habitants les outils de prise de décision collaborative. Sur le territoire d’Évreux, marqué par un épisode médiatique d’émeutes du quartier le plus populaire (en 2008), les discours cherchaient à démontrer une représentation apaisée de la ville :
- Vous vous sentez en sécurité sur le territoire ?« Dans le quartier, il n’y a aucun problème, pas de milice, pas de délinquance, pas de drogue. »« Je viens du quartier de la Madeleine et l’insécurité est un fantasme. C’est un territoire où les valeurs de la République sont respectées. Les communautés religieuses ne s’affrontent pas ici, ce n’est pas un problème pour les gens. »
24Une autre épreuve territoriale de la convention civique peut être réinterprétée comme l’égalité de tous les territoires, la République s’incarne dès lors que ses valeurs sont également respectées dans tous les quartiers.
4.1.2 – La convention de qualité industrielle : les projets d’avenir du territoire
Encadré 3. Analyse de la deuxième classe lexicale
25C’est la performance qui est ici valorisée au travers des adjectifs qui qualifient les objets et les personnes de cette convention : local/intelligent/favorable/productif/qualifié/content. Cette représentation industrielle du territoire est plus que les autres marquée par un vocabulaire qui oriente le discours vers l’avenir. C’est le « projet » qui est souvent jugé par les acteurs de cette convention, qui d’une manière générale ont tendance à adopter un discours positif : mobilisant des adjectifs qui soulignent la confiance dans les perspectives futures alors même que le territoire est marqué par une forte désindustrialisation.
- Que pensez-vous de l’offre commerciale sur le territoire ?« Comme partout il y a un turnover très important des vitrines, beaucoup de fermetures de petits commerces, mais il y a la concurrence avec internet aujourd’hui, il faut s’adapter. Il y a le projet de villages des marques dans l’Eure, beaucoup sont inquiets, mais c’est un projet qui pourra profiter à tous en termes de dynamique. »
- Pour vous, la situation économique est donc plus favorable aujourd’hui ?« Il y a eu du renouveau, sur la zone franche des entreprises de services se sont implantées et ça emploie beaucoup de gens. »
26On retrouve ici la logique du projet telle que développée par Boltanski et Chiapello [1999], qui mettent en évidence la forme du réseau d’entraide et de coopération d’acteurs engagés temporairement dans une construction collective L’épreuve de la convention industrielle relève d’une capacité à mettre en relation des compétences, via les « pôles », les « zones » qui sont autant de regroupements territoriaux d’acteurs. Les politiques publiques territoriales apparaissent dès lors comme des facilitateurs de regroupement de projets d’initiative privée, la zone franche en est un exemple.
27L’université est valorisée par la convention industrielle comme un élément structurant du développement économique en ce qu’elle participe à former localement des compétences, à situer une main-d’œuvre qualifiée. Ce sont d’ailleurs les filières courtes qui sont davantage mises en avant par les acteurs interrogés, en ce qu’elles sont professionnalisantes.
- L’enjeu c’est donc la formation post-bac c’est ça ?« Il est toujours intéressant pour les recruteurs. C’est un vivier, c’est important qu’il y ait des étudiants, des jeunes, il faut la développer. L’IUT c’est la chimie, la physique. Plus l’offre sera importante et plus ça permettra de se développer. »
- Que manque-t-il pour vous pour que ces synergies puissent exister ?« L’opportunité serait de créer une université en collaboration avec certaines entreprises : un pôle de compétitivité, et développer ses accès avec la jonction de l’autoroute. C’est aux politiques de lancer le train et qu’ensuite tout le monde suive. »
28Dans cette convention industrielle, les épreuves territoriales sont celles du « projet » susceptible, s’il est bien outillé et notamment par des dispositifs publics d’aides aux entreprises, de créer une dynamique économique de territoire.
4.1.3 – La classe « mobilités » : une convention de développement durable
Encadré 4. Analyse de la troisième classe lexicale
29Trois thèmes majeurs se dégagent dans le discours des personnes interrogées sur le territoire du GEA. Les deux premiers thèmes sont liés au temps (minute/heure/matin/soir) et au prix (coût/cher/euro), les dimensions économique et temporelle sont étroitement liées aux autres aspects développés dans le discours, ces termes apparaissent donc comme des variables associées, des contraintes que les mobilités, via les politiques publiques de transport, ont pour fonction de solutionner.
- Vous-même, utilisez-vous les transports en commun de l’agglomération ?
- Et quant aux liaisons ferroviaires ? [avec Paris ou Caen]« Il faut essayer de réduire le temps de trajet avec Paris, je ne sais pas où en est le projet de TGV. Si on peut réduire de 15 minutes, c’est déjà ça. On verra à quel prix. Mais 15 minutes c’est important, multiplié par tous les trajets quotidiens, ça en fait du temps hors famille. »
30Ces éléments de discours correspondent aux développements théoriques des proximistes qui considèrent que la proximité géographique n’est pas une relation binaire proche/lointain, la prise en compte des mobilités des agents (des transports, du temps) relativise l’éloignement géographique et incorpore la perception qu’en ont les acteurs économiques.
31Par ailleurs, ce que certains travaux ont identifié comme une « convention de développement durable » [Plumecocq, 2012 ; Buclet, 2015, 2011 ; Zuindeau, 2000] apparaît ici nettement. En effet, le discours des Ébroïciens sur la mobilité fait clairement apparaître le registre du développement durable. Les termes piste/cyclable/durable/voie/vert(e)/covoiturage orientent assez nettement le discours vers une prise en compte de la dimension écologique des transports et des déplacements sur le territoire.
- Comment jugez-vous l’offre de transports en commun ?« Je trouve aussi qu’il y a une bonne desserte de transports en commun, il y a notamment une navette qui est mise à disposition pour les agents de la ville dans le cadre du développement durable. »
- Comment vous rendez-vous sur votre lieu de travail ?« Cela m’arrive de venir en vélo, je prends la voie verte. C’est très bien ce qu’ils ont fait, ils ont profité de la voie de chemin de fer pour faire une voie verte, une voie écologique. »
32Les valeurs durables, comme les nomme G. Plumecocq [2012], apparaissent ici clairement via les termes choisis pour qualifier les nouvelles démarches, pratiques, mises en place par la collectivité territoriale. Le recyclage d’une ancienne voie de chemin de fer, la lisibilité de l’intention avec sa dénomination « voie verte », et qui a pour effet d’objectiver un dispositif et de l’inscrire dans une démarche globale à laquelle les habitants peuvent adhérer.
33La classe « mobilités » repose ainsi sur un « nouveau régime conventionnel » [Buclet, 2011], celui du développement durable. À partir d’une large adhésion de la population à ses valeurs, ce sont les politiques publiques qui doivent transformer les pratiques de mobilités en créant des aménagements, des équipements, des dispositifs en phase avec la convention « durable ». L’épreuve de ce monde constitué des valeurs durables est une « épreuve de réalité », puisqu’il s’agit en définitive de passer du discours sur la nécessité absolue d’un développement durable à la pratique effective des habitants.
4.1.4 – La classe des aménités : une convention inspirée
Encadré 5. Analyse de la quatrième classe lexicale
34Ces aménités sont à la fois construites et environnementales, elles participent à définir le GEA à travers son patrimoine comme le font les géographes. En partie hérité, c’est également un patrimoine qui se construit et qui se valorise au-delà du territoire. Deux thèmes majeurs sont traités par cette grammaire des qualités : les aspects culturels et naturels. Ce n’est pas tant parce que ces réseaux ont trait à la culture, prise dans un sens large, qu’ils s’appuient sur la convention inspirée telle que Boltanski et Thévenot [1991] la définissent, mais parce que les jugements de qualité s’expriment dans une grammaire « inspirée », qui valorise des émotions, le vécu, les affects. Les personnes et les objets du monde inspiré sont évalués à partir d’une « intériorité » qui est ici mise en avant dans l’expression des jugements, et qualifiés par l’esthétique qu’ils manifestent.
- Et sur le plan culturel ?« Au niveau culture, on a un super-cinéma, la salle du Cadran, qui est trop petite car tous les spectacles sont pris d’assaut, mais la proximité de Paris peut nous laisser heureux. »
- Il se passe des choses culturellement ?« Il y a plein de choses culturellement à Évreux, un festival rock, des concerts dans les bars, pendant le festival, mais aussi en dehors, il y a une culture rock, mais aussi une culture du cinéma, une culture visuelle. »
35Le patrimoine est ici perçu comme un atout de développement économique lié au tourisme, les discours s’orientent sur ce qui est donné « à voir », « à visiter ».
- Comment qualifier l’architecture du territoire ?« La cathédrale est imposante, on ne voit que ça dans Évreux, elle est jolie quand même. »
- Et le patrimoine ?
36Le patrimoine naturel a fait l’objet d’une évaluation très positive, partagée par l’ensemble de notre échantillon. Néanmoins, contrairement à la convention précédente, le patrimoine environnemental n’est pas valorisé sous l’angle de la dimension écologique, il est qualifié en termes esthétiques et d’attachement personnel.
- Pourquoi avez-vous déménagé dans ce quartier ?« J’adore la partie du quartier Saint-Michel, j’adore cet environnement, l’Iton. J’ai envie d’en connaître davantage, on y va avec ma fille, faire du roller. »
- Pourquoi est-ce votre quartier « préféré » ? (le centre-ville)« La balade qu’ils ont faite, c’est bien autour de l’Iton. Il y a souvent des gens, des amoureux, quand le soir est tombé, c’est éclairé, c’est romantique. »
4.1.5 – Travail, famille, boulangerie : la convention domestique
Encadré 6. Analyse de la cinquième classe lexicale
37La convention de qualité domestique outillée par ce registre sémantique s’organise autour de trois idées-forces : le commerce, la scolarisation et le travail. Le registre du commerce n’est pas que « marchand », au sens où il n’est centré quasi exclusivement que sur l’alimentaire (courses/drive/Carrefour/Leclerc/boulangerie/commerces) et dans une appréciation qui est de l’ordre des « commodités » et vue sous l’angle de la proximité.
- Vous vivez désormais à Huest, pourquoi êtes-vous venu habiter cette commune ?« Je suis venu habiter ici parce qu’il y a tout sur cette commune. Avant, j’étais sur Arnières, ça fait plus campagne, ici il y a tout, boulanger, médecin, pharmacien. »
- Vous faites vos courses ici au village ?« Je vais chez le boulanger du coin, avoir mon réseau de commerçants, c’est des gens que je connais, ça m’arrive régulièrement d’y aller comme ça et de ne pas avoir d’argent sur moi et de repasser plus tard. »
- Vous faites vos courses sur la commune ?
38Il ne s’agit donc pas tant d’une offre commerciale diversifiée au sens d’une multiplicité de commerces de détail et d’enseignes de la grande distribution, où la concurrence garantirait aux clients des prix bas et une bonne qualité de services, mais plutôt du rapport qu’entretiennent les habitants à « leurs » commerces de proximité. Dans cette grammaire de qualités apparaissent également l’authenticité du territoire, le « terroir », la tradition qui inscrit durablement l’ancrage territorial, mesurés par la filiation (les liens de parenté) et la propriété foncière : il s’agit là d’une définition claire du patrimoine hérité et transmis de génération en génération.
- Quelle est votre histoire avec ce territoire ?« Huest est le village où j’ai toute mon histoire, j’ai mes chevaux, j’ai un haras, j’ai toute ma vie ici. [C’est ici que] que toute mon histoire a pris place, mes parents habitent ici depuis toujours. »
- Pourquoi êtes-vous venus habiter ici ?« Notre choix c’était la campagne pour la campagne. On habite à côté du château, avec des champs. On a acheté le terrain à notre voisin. Au départ il ne voulait pas, attention les gens ici… puis finalement il s’en est débarrassé. »
- Des problèmes de voisinage, c’est-à-dire ?« Les gens qui arrivent maintenant, j’espère qu’ils peuvent évoluer, ils ne comprennent pas qu’il peut y avoir du bruit, des machines agricoles par exemple, quand on a les chargeurs de sapins, évidemment ça fait du bruit, pis pas à 11 heures, mais tôt le matin. Nous n’avons que des nouveaux voisins, c’est difficile de s’entendre avec eux. »
39Il s’agit d’une critique interne, du monde domestique envers ces propriétaires, garants des traditions et de l’héritage qui ont mis à mal le patrimoine commun en acceptant progressivement de vendre des parcelles de leurs terres pour que s’implantent de nouveaux habitants, qui eux ne partagent pas les mêmes valeurs. La critique porte sur les propriétaires ou sur les élus qui favorisent la construction de « lotissements » :
- Comment s’est-il modifié ? (le territoire)« Saint-Sébastien il y a encore quelques années ils étaient 4 000 habitants. Le maire, courageux comme pas deux, il a pas voulu payer l’amende, et d’un seul coup il s’est mis à respecter la loi. Il a créé sa zone, 350 logements, 3 centres sociaux. Voilà maintenant les habitants de Saint-Sébastien ils viendront aussi de l’ANRU, de la Madeleine, on va entasser du RSA et perdre l’identité du terroir. »
- La commune s’est agrandie ?
4.2 – L’identité territoriale du GEA : des qualités négociées par des compromis
40Les cinq conventions identifiées (civique, industrielle, de développement durable, inspirée et domestique) constituent des modèles d’évaluation permettant d’interpréter les règles et les usages du territoire du GEA. Les individus ainsi dotés d’une capacité d’interprétation peuvent se coordonner via une représentation partagée de la valeur du territoire.
41La première conclusion est donc celle d’une pluralité maîtrisée : il n’existe pas autant de représentations du territoire que d’habitants, mais bien des représentations communes et partagées sur ce qui fait la valeur du territoire du GEA, ces jugements recueillis lors des entretiens sont outillés par des grammaires de qualités que nous avons détaillées. Ces conventions de qualité du territoire relèvent d’une dimension « éthico-supérieure » [Postel, 2016] manifestée dans les justifications autour de questions territoriales qui suscitent des débats, des controverses au sein du collectif formé par les habitants du territoire. Elles relèvent de représentations distinctes de la qualité et de la manière de valoriser le GEA, elles induisent une hiérarchie sociale du territoire et de ses qualités. Ainsi, selon la convention interrogée, un projet d’implantation d’une grande enseigne ou « un village des marques » sera par exemple plus ou moins valorisé. Au terme de l’analyse sémantique, deux compromis se dégagent : une représentation issue du compromis civique-industriel souvent opposée à celle d’un compromis domestique-inspiré.
42Cette opposition explique nombre de débats locaux et de conflits entre les habitants, les usagers, et les politiques territoriales menées à l’époque de notre enquête. Ces conflits d’usage ou de définition des priorités sont ici éclairés selon le registre d’argumentation mobilisé. Se plaçant du point de vue du compromis civique-industriel, les justifications pour l’extension d’un périmètre de zone franche par exemple se comprennent via l’ordre de grandeur établi, à partir des qualités mises en avant par ces conventions de qualité civique et industrielle. Cette grille d’analyse conventionnaliste dote en réalité les acteurs d’un outil supplémentaire et inédit pour construire des diagnostics territoriaux situés.
43En reprenant les grammaires idéales-typiques construites au paragraphe précédent, on peut illustrer ces conflits de représentations à propos de l’offre commerciale notamment. Ainsi, dans la convention domestique, la fidélité, la connaissance personnelle (ce qui éloigne d’une vision d’un marché atomisé) des commerçants, les liens de confiance qui s’établissent sur la durée sont autant d’attributs de grandeur du territoire, ce qui en fait sa force et sa résilience. À l’opposé, dans un registre industriel, les notions de « pôles », de « centres », de « ZAC » ou encore de « villages des marques » mettent en avant des justifications s’appuyant sur des registres de qualité industrielle, où l’efficacité, la compétitivité des « enseignes » l’emportent sur les liens de proximité et de fidélité. Aucune de ces deux conventions n’est plus légitime que l’autre, elles s’appuient toutes deux sur des représentations collectives qui contiennent des visions alternatives de la qualité du territoire et des manières de le valoriser, des conceptions incommensurables du juste et du bien [Orléan, 2004].
44De même, le thème de l’éducation, systématiquement abordé au cours des entretiens, n’est pas évalué avec les mêmes grilles de qualités selon que le discours appartient à la classe industrielle ou domestique. Dans la convention industrielle, l’éducation est appréciée sous l’angle de la formation et de son lien avec les entreprises du territoire, ayant vocation à créer des « synergies » et à apparier de manière plus efficace offre et demande d’emplois, tandis que dans la convention domestique, l’éducation est envisagée sous l’angle de l’organisation quotidienne, des transports ou de la carte scolaire.
45Enfin, l’un des enjeux majeurs au moment de l’enquête portait sur l’extension des communes situées en périphérie de la ville-centre, de nouveaux programmes de logements étaient lancés dans le cadre d’une rénovation urbaine et faisaient largement débat. Dans les communes rurales, l’extension de la population est favorisée par des règles d’urbanisme que produisent les élus de l’agglomération. C. Tiebout [1956] éclaire ce phénomène par une approche théorique renouvelée, il propose d’appréhender les municipalités comme des clubs (souligné par E. Charmes [2011]). Selon la théorie économique des clubs se pose la question de la taille limite pour continuer de bénéficier de l’exclusivité de services que permet l’adhésion. C’est pour Charmes exactement le cas des communes résidentielles périurbaines et la raison pour laquelle les nouveaux habitants refusent généralement l’agrandissement de « leur » commune. Toutefois, plus qu’une question de taille optimale, nous avançons ici l’idée qu’il s’agit davantage d’une représentation collective de la qualité de vie du territoire, basée sur des valeurs domestiques, qui s’oppose à une convention civique. Dans le registre civique en effet, la mixité sociale est un élément important du territoire, valorisé par les discours et incarné par exemple dans les politiques de constructions de logements sociaux.
46Les acteurs interrogés, en justifiant leurs représentations de la qualité du GEA, fournissent des argumentaires qui contribuent à définir un bien qu’ils partagent, le territoire. La dynamique de celui-ci peut résulter d’une représentation partagée qui domine les autres conventions, à un moment donné. Dans notre étude, aucune convention de qualité ne paraît en situation d’imposer sa représentation de la qualité, au contraire, deux compromis civique-industriel et domestique-inspiré apparaissent souvent à l’origine des désaccords, mais constituent également des leviers pour tenter de trouver des règles communes qui satisferont à l’ensemble des ordres de qualité constitués.
5 – Conclusion
47Notre question de recherche était celle de l’identité du territoire dont nous avons souhaité mettre en évidence le caractère construit, collectif et négocié.
48C’est une partie de ce processus que nous avons identifié, celui de la qualification du territoire par ceux qui le traversent, y vivent, y travaillent. Cette co-construction de la qualité fait apparaître clairement la dimension plurielle et collective de l’identité territoriale. Dès lors, la valorisation, revalorisation de l’identité d’un territoire est le fruit d’une construction, une ressource finalement qui n’a rien de naturel, mais qui correspond à un accord sur des principes et des valeurs partagés. À l’instar des auteurs conventionnalistes [Favereau et Eymard-Duvernay, in Orléan, 2004 ; Salais, 1998, et également Eymard-Duvernay, 2004] qui ont souligné la construction politique du marché et de l’entreprise, dans l’approche que nous avons développée, le territoire est une construction politique du bien commun. Elle s’exprime par le discours qui permet d’objectiver les représentations des habitants, et soutient les justifications d’accord sur la nature et la qualité du territoire. Le territoire est ainsi défini par des conventions de qualité qui sont autant de références normatives. Enfin, ce sont bien les habitants, les résidents, les travailleurs, ceux qui vivent le territoire qui concourent à le définir en fournissant des grammaires de sa qualité, et non seulement ceux qui ont le pouvoir politique et les compétences administratives de le valoriser. Il s’agit ici d’une approche conventionnaliste du « politique », au sens où les capacités politiques sont plus largement répandues, chez les individus quels qu’ils soient, et pas simplement cantonnés aux institutions « du » politique.
Notes
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[1]
Cette étude est le fruit d’un contrat de collaboration et de recherche passé entre le laboratoire CIRTAI IDEES LE HAVRE UMR 6266 et le « Grand Évreux Agglomération » (GEA). Le périmètre de l’étude engendre une réelle question sur l’identité de ce territoire en construction et de création relativement récente (1999).
-
[2]
C’est à travers le rythme et la répétition qu’apparaissent les sujets et les objets dans le discours. Max Reinert, concepteur du logiciel, insiste sur la notion de « résonance » au cœur de la méthode, la répétition d’une même occurrence permet de modéliser les traces du discours [1999].
-
[3]
Ici, il n’y a pas d’a priori. La fréquence théorique sera donc une équipartition des fréquences. Le χ2 mesure en fait, pour chaque forme, l’intensité de l’écart. Par exemple, l’occurrence « enfant » de la classe 5 a un χ2 de 21 ; Un nombre important qui s’explique par la fréquence (60) dans cette classe, par rapport à d’autres occurrences.