Mathieu Baudrin, Maintenir la technologie aérosol et son industrie : une enquête sur les collectifs industriels (1958-2017). Thèse de Sciences, techniques et sociétés, réalisée sous la direction de David PONTILLE (Directeur de recherche au CNRS), soutenue le 5 décembre 2018 à MINES Paristech. Jury composé de David DEMORTAIN, Chargé de recherche INRA (rapporteur) ; Emmanuel HENRY, Professeur à l’Université Paris Dauphine (rapporteur) ; Soraya BOUDIA, Professeure à l’Université Paris Descartes ; Pascale TROMPETTE, Directrice de recherche CNRS
1Située au croisement de l’étude des techniques, de la sociologie des marchés et de l’analyse des problèmes publics, cette thèse explore les conditions du maintien problématique d’une technologie aujourd’hui totalement intégrée dans notre quotidien : la technologie des sprays aérosols (mousse à raser, laque capillaire, insecticide, chantilly...). Impliquée dans de multiples crises, l’industrie des aérosols constitue un cas exemplaire permettant de donner chair aux questionnements liés à l’accroissement exponentiel des externalités négatives des sociétés industrielles : comment une industrie parvient-elle à développer ses activités productives malgré la démultiplication des controverses et des problèmes engendrés par ce qu’elle fabrique ?
2Du fait de ses implications empiriques pratiques (Où enquêter sur l’industrie ?), cette focale apporte une contribution spécifique à l’étude des agencements marchands qui consiste à ne pas présupposer l’existence d’une industrie stabilisée une fois pour toutes. En effet, comprendre comment des acteurs économiques parviennent à « faire industrie » suppose d’être particulièrement attentif aux efforts engagés par ces derniers pour faire exister et maintenir ladite industrie. Sans nier les postures stratégiques des acteurs économiques, la notion de réflexivité industrielle permet entre autres de déplier les dynamiques de cet acteur collectif et d’insister sur ses capacités de reconfiguration en considérant l’attachement de chacune des entreprises à la technicité de l’élément technique (boîtier, valve, diffuseur, gaz propulseur) présent dans l’assemblage final d’un aérosol. De ce point de vue, le maintien d’une industrie avant/pendant/après un moment critique passe simultanément par la stabilisation concrète de l’assemblage technologique produit.
3Pour explorer ce questionnement, la thèse s’appuie sur un matériau empirique inédit articulant des archives internes à l’industrie elle-même à une ethnographie contemporaine de cette dernière. Chacune des trois parties de la thèse explore une configuration problématique particulière.
4La première configuration problématique aborde sous un nouvel angle la controverse bien connue des gaz ChloroFluoroCarbones (CFC) contenus dans les bombes aérosols et détruisant la couche d’ozone en montrant notamment la capacité de l’industrie des aérosols à se recomposer tout en marginalisant les producteurs de CFC. L’élaboration d’un aérosol sans CFC s’accompagne d’une reconfiguration de l’industrie et des risques associés à cet emballage. D’un risque global difficilement calculable lié à l’usage des CFC, un basculement progressif de l’industrie s’opère vers un risque jugé plus maîtrisable lié aux gaz hydrocarbures. La deuxième configuration problématique, montre plus spécifiquement que la stabilisation des conditions d’existence d’un futur marché s’articule à une pratique des tests, une définition de leur méthodologie, la stabilisation des conditions de l’assemblage technique d’un nouvel aérosol, ainsi que la définition des intérêts communs aux collectifs d’industriels concernés. Enfin, la troisième configuration problématique se cristallise autour de la crise originelle de l’industrie des aérosols en lien avec le développement du mouvement consumériste aux États-Unis dans les années 1960 et montre que la préservation du principe technologique de l’aérosol favorise le développement de dispositifs de vigilance sophistiqués mis en place par l’industrie en miroir des lanceurs d’alerte.
5En proposant d’aborder l’action collective du « faire industrie » comme un acte problématique situé et dont il faut produire une analyse sociotechnique, la thèse invite à reconsidérer l’importance des acteurs industriels dans l’analyse des relations entre processus d’innovation et élaborations des marchés en sociologie économique.
6Mathieu BAUDRIN, docteur en Sciences, techniques et sociétés, assistant de recherche ARMINES au Centre de sociologie de l’innovation (CSI, MINES Paristech), mathieu.baudrin@mines-paristech.fr
César Castellvi, Le journaliste et son entreprise au Japon : étude sociologique du travail et des carrières dans un modèle professionnel en mutation. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction de Florent CHAMPY (Directeur de recherche au CNRS) et soutenue le 27 novembre 2018 à l’EHESS. Jury composé de Sébastien LECHEVALIER, Directeur d’études à l’EHESS ; Sandrine LEVEQUE, Professeure à l’Université Lyon III (rapporteure) ; Sophie POCHIC, Directrice de recherche au CNRS (présidente du jury) ; Denis RUELLAN, Professeur à Paris-Sorbonne Université (rapporteur) ; Kazuhiko YATABE, Maître de conférences à l’Université Paris Diderot ; Paul JOBIN, Maître de conférences à l’Université Paris-Diderot
7Cette thèse de doctorat porte sur les relations entre les journalistes de la presse quotidienne japonaise et les journaux pour lesquels ils travaillent. Elle a aussi pour ambition plus large de mener une réflexion sur la place des grandes entreprises dans la société japonaise contemporaine.
8Le journalisme de presse au Japon est organisé autour d’un élément central : l’entreprise de presse. Les entreprises s’occupent de la formation professionnelle et protègent les reporters de la concurrence, en les intégrant à leur marché du travail interne. Par l’intermédiaire de l’accréditation des reporters aux clubs de presse (kisha kurabu), elles contrôlent également l’accès à la matière première permettant l’exercice de l’activité en donnant un monopole sur les sources institutionnelles à leurs salariés. En retour, elles attendent des reporters un engagement fort et l’acceptation d’une appropriation de leur travail par l’entreprise, appropriation incarnée par l’anonymat des reporters dans les pages du journal. Ces éléments forment la logique organisationnelle du journalisme japonais. Le premier objectif de cette thèse est de décrire les principaux traits de ce modèle, tout en montrant comment coexistent des éléments relevant d’une logique de métier.
9Un second objectif est d’analyser les conséquences de deux grands mouvements qui ont marqué l’ensemble de l’industrie depuis la fin des années 1990. Propre à l’industrie de la presse, le premier concerne l’évolution du lectorat et les transformations éditoriales auxquelles procèdent les entreprises afin d’y répondre. Le second, qui touche plus largement le monde du travail japonais, renvoie aux transformations de la place de l’entreprise dans la société. La thèse montre que les effets conjugués de ces deux mouvements sont à l’origine d’une forme d’affaiblissement de la logique organisationnelle. Les difficultés rencontrées par les entreprises pour attirer les jeunes diplômés de l’université qui constituent traditionnellement la principale source de main-d’œuvre dans les rédactions obligent ces dernières à diversifier leurs recrutements. La féminisation progressive des effectifs des journalistes et un intérêt de plus en plus grand pour l’embauche à mi-carrière de reporters ayant commencé leur carrière dans un autre média sont les témoins de cette diversification des profils. Par ailleurs, la mise en place de nouvelles politiques éditoriales centrées sur la mise en visibilité des effectifs par l’intermédiaire de la signature individuelle des journalistes vient bousculer l’anonymat traditionnel des articles pourtant central dans la logique organisationnelle. Ces évolutions viennent renforcer le développement d’une forme de marché du travail professionnel des journalistes où les mobilités entre rédactions sont des expériences de plus en plus partagées.
10Se situant théoriquement à la croisée de la sociologique interactionniste du travail et des professions, de la sociologie de la presse et de la sociologique économique, cette thèse prend appui sur une enquête de terrain centrée sur la rédaction d’un grand quotidien national, l’Asahi Shimbun, le deuxième plus grand journal au monde par le nombre de ses lecteurs. Les observations menées pendant deux ans et demi au sein de la rédaction du journal ont été complétées par des observations non participantes plus courtes dans d’autres rédactions. De plus, 72 entretiens qualitatifs ont été menés avec des reporters ainsi que d’autres personnes qui participent plus ou moins directement à la production de l’information au quotidien : certains membres de leur famille et les sources. Enfin, une analyse originale de données statistiques d’origine institutionnelle (associations industrielles, enquêtes ministérielles) complète les données qualitatives et permet d’observer à un niveau macro les transformations de la logique organisationnelle du journalisme japonais.
11César CASTELLVI, chercheur affilié au Centre Maurice Halbwachs (CNRS-EHESS-ENS) et au Centre de recherches sur le Japon (CNRS-EHESS), cesar.castellvi@ehess.fr
Thibaud Deguilhem, Revisiter le marché du travail en Amérique latine : segmentation, réseaux sociaux et qualité de l’emploi à Bogota. Thèse d’économie, réalisée sous la codirection de François COMBARNOUS (Maître de conférences HDR à l’Université de Bordeaux) et Jean-Philippe BERROU (Maître de conférences à Sciences Po Bordeaux), soutenue le 7 décembre 2018 à l’Université de Bordeaux. Jury composé d’Héloïse PETIT, Professeure à l’Université de Lille (présidente) ; François ROUBAUD, Directeur de recherche à l’IRD et à l’Université Paris-Dauphine (rapporteur) ; Michel GROSSETTI, Directeur d’études à l’EHESS et à l’Université de Toulouse Jean Jaurès (rapporteur) ; Pascale PHELINAS, Directrice de recherche à l’IRD et à l’Université Paris Diderot ; José Luis MOLINA, Professeur à l’Université Autonome de Barcelone
12Dans le contexte latino-américain, façonné par une urbanisation rapide, de fortes inégalités et une faiblesse des institutions de placement de la main-d’œuvre, les problématiques liées à la forme du marché du travail et à l’effet des dispositifs d’intermédiation relationnelle sur les conditions d’emploi apparaissent fondamentales. En prenant Bogota (Colombie) pour terrain d’étude, cette thèse se propose de décrire la structure de ce marché du travail local et d’analyser les effets des réseaux de relations sur la qualité de l’emploi des actifs occupés. Pour ce faire, elle adopte une démarche de recherche associant économie et sociologie reposant sur un cadre micro-socioéconomique et institutionnaliste.
13Dans la première partie, une réflexion théorique et analytique est tout d’abord conduite autour de la notion de qualité de l’emploi envisagée comme un indicateur pertinent afin de saisir toute la complexité des situations sur le marché du travail. Au prisme de la théorie de la segmentation, l’analyse de cette mesure de l’emploi permet d’envisager sous un prisme original les logiques et les effets différenciés du recours aux relations sociales pour s’insérer professionnellement. À partir de données quantitatives (enquête ménage) et qualitatives (entretiens collectifs), les analyses multidimensionnelle, économétrique et thématique du matériau qualitatif permettent de faire apparaître deux résultats importants : (i) la qualité de l’emploi traduit une structure fortement polarisée du marché du travail à Bogota, (ii) l’usage des relations est associé différemment à la qualité de l’emploi des travailleurs en fonction de leur segment, des réseaux de nécessité (segment vulnérable) s’opposant à des réseaux d’opportunité (segment protégé).
14Dans la seconde partie, s’appuyant sur la théorie de l’encastrement relationnel et de la sociologie des réseaux, la thèse se propose d’approfondir l’étude des effets des dimensions, configurations et mécanismes des réseaux de relations personnelles sur le marché du travail bogotain. À partir d’un système d’enquêtes mixtes, déployé dans la capitale colombienne entre 2016 et 2018, des données à la fois quantitatives et qualitatives originales sur les réseaux d’accès à l’emploi et leur dynamique ont été recueillies. Sur cette base, les analyses issues autant de la statistique multivariée, de l’économétrie que de l’application des narrations quantifiées permettent de mettre en évidence trois résultats principaux : (i) la combinaison entre un réseau potentiel étendu et un réseau actif cohésif augmente la probabilité de trouver un emploi plus satisfaisant, (ii) les liens forts, associés aux recommandations et au support social, constituent un bon vecteur d’amélioration substantielle du revenu entre deux emplois, (iii) les ressources et les relations personnelles se différencient nettement en fonction du type de changement d’emploi au cours des trajectoires professionnelles des acteurs (évolution qualifiée d’incrémentale lorsqu’elle se déroule au sein d’une même organisation, et radicale lorsqu’elle se situe entre deux organisations).
15L’ensemble de ces résultats fait prendre conscience des faiblesses des institutions du marché du travail et des dispositifs de placement de la main-d’œuvre à Bogota, en dépit des objectifs nationaux de travail décent placés au cœur de l’action publique depuis les années 2010. Pour cette raison, la conclusion de cette thèse propose une réflexion plus générale quant à l’identification de nouveaux leviers d’action pour les politiques d’emploi dans le contexte colombien.
16Thibaud DEGUILHEM, chercheur affilié au Groupe de recherche en économie théorique et appliquée (GREThA, UMR-CNRS 5113), thibaud.deguilhem@u-bordeaux.fr
Gaël Depoorter, Le « bal des hackers ». Sociologie critique d’un exotisme postmoderne. La « communauté du logiciel libre » entre tropisme individualiste et processus d’institutionnalisation. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction de Frédéric LEBARON (Professeur à l’ENS-Paris-Saclay) et soutenue le 28 novembre 2018 à l’Université de Picardie Jules Verne. Jury composé d’Antonella CORSANI, Maître de conférences HDR à l’Université Paris 1 (rapporteure) ; Maud SIMONET, Directrice de recherche au CNRS à l’IDHES-Nanterre (rapporteure) ; Patrick LEHINGUE, Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne (président de jury) ; Bruno AMBROISE, Chargé de recherche en philosophie au CNRS à l’ISPJS
17À la croisée de domaines variés de la sociologie (économique, du travail, de l’emploi, des groupes professionnels et des mouvements sociaux) et d’une posture épistémologique et réflexive, cette thèse vise à sortir les hackers et plus particulièrement les libristes de l’exotisation dont ils font l’objet. Elle propose une lecture renouvelée de cet espace social à travers la notion d’institution pour saisir la structuration de ce mouvement ainsi que les modalités, les usages sociaux et les effets de l’engagement des libristes dans leurs trajectoires. Pour mener à bien cette recherche, la thèse met donc en regard une enquête de terrain approfondie associant observations, entretiens et questionnaires, avec la discussion critique de plusieurs problématiques sociologiques traditionnelles sur le don, l’engagement, le lien social ou encore la culture au prisme des travaux existants sur cet objet.
18La première partie procède d’une sociogenèse de la « communauté du logiciel libre » à travers la restitution de l’émergence d’une informatique personnelle et l’éclosion du Libre en tant que revendication spécifique et sensée (chapitre 1). Cette dynamique conduit à interroger la structuration de la « communauté » du Libre, ses lieux, sa temporalité, ses organisations (chapitre 2). L’enjeu de cette partie est de décrire et justifier les trois termes de l’expression indigène de « communauté du logiciel libre ».
19La deuxième partie s’intéresse à l’élaboration ordinaire aussi bien que scientifique d’une « épistémologie hacker » qui propose une relecture du lien social recomposé en lien intersubjectif (chapitre 3). Celle-ci participe par ailleurs à la construction sociale de la figure du hacker élaborée à partir d’une grille d’analyse culturaliste (chapitre 4).
20Poursuivant le travail critique de discussion de ces catégories au prisme des données produites sur le terrain, la troisième partie interroge la manière dont les travaux de Mauss sont mobilisés pour décrire les hackers, et analyse ainsi les usages du concept de don. Il s’agit dans un premier temps de relever la manière dont il est mobilisé par les auteurs (chapitre 5), pour proposer une lecture critique du « don moderne » (chapitre 6).
21À partir de cette discussion des concepts traditionnellement mobilisés à propos des hackers et du Libre, il devient possible dans une quatrième partie de justifier le concept d’institution dans la description et la production du Libre. Le réinvestissement du concept de don à partir des enseignements classiques de Marcel Mauss permet alors de détailler les significations sociales portées par le Libre et de montrer en particulier que les libristes ne donnent pas, ils rendent (chapitre 7). Puis, la présentation des « figures performatives » du Libre est l’occasion de saisir la manière dont se structurent les rapports sociaux sur le terrain (chapitre 8).
22Enfin, la cinquième et dernière partie restitue la façon dont les libristes habitent, font vivre – donc définissent l’institution – et rendent visibles les usages sociaux du Libre. C’est à travers la description de leurs trajectoires qu’il est possible de saisir toute la force et le sens du Libre, les rétributions qu’ils peuvent en attendre, les perspectives qu’il rend possibles. L’analyse porte d’abord sur la manière dont le Libre accompagne la vocation professionnelle des informaticiens et leur permet de réenchanter leur métier, que ce soit par exemple en produisant et renouvelant le rôle social de l’informatique et de l’informaticien, ou en constituant un réseau de semblables (chapitre 9). Enfin, il apparaît que chez ceux qui s’y engagent en tant qu’amateurs il est mobilisé et autorise l’espérance d’une résolution de problématiques biographiques : bifurcation, compensation, reconversion, etc. (chapitre 10).
23Les discours classiques à propos du numérique ont tendance à rendre cet objet particulièrement « exotique », à creuser l’altérité des « hackers » et de ses praticiens les plus investis. En choisissant de centrer l’enquête sur la « communauté » du logiciel libre et les trajectoires de ses usagers, cette thèse cherche à éviter les dérives d’une analyse culturaliste excessive qui consisterait à décrire des types d’humains présumés distincts. En mettant en regard données empiriques et épistémologiques, cette enquête dévoile et décrit le processus d’institutionnalisation du Libre. La démarche a moins consisté à savoir ce que sont ces individus que ce qu’ils font. Il s’est ainsi agi de restituer toute l’épaisseur sociale de l’engagement et de la politisation des libristes. À distance des approches faisant du Libre une revendication idéologique, une démarche avant tout politique, cette thèse vise à restituer la primauté de la pratique. Ses praticiens ordinaires sont en effet avant tout redevables d’une institution socialisatrice, une « institution du sens » dont ils font usage, dont ils ont appris les codes, mobilisent la grammaire, respectent les contraintes et les règles. Certains libristes s’approprient progressivement la dimension politique à travers un lent processus de socialisation. Cependant, celle-ci est portée d’abord et avant tout par le Libre en tant qu’institution. Par le prisme de ce concept, cet univers social devient alors comparable à tout autre et s’extrait de la singularité dans laquelle il était tenu.
24Gaël DEPOORTER, chercheur affilié au Centre universitaire de recherches sur l’action publique et politique – Épistémologie et sciences sociales (CURAPP-ESS, UMR 7319), chercheur associé au Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication (GERIICO, Université de Lille), gaeldepoorter@protonmail.ch
Edoardo Ferlazzo, La forme financiarisée de la relation de crédit des collectivités locales françaises. De la crise à l’institutionnalisation. Thèse d’économie, réalisée sous la direction d’Ève CHIAPELLO (Directrice d’études à l’EHESS) et soutenue le 30 novembre 2018 à l’EHESS. Jury composé de Laurence SCIALOM, Professeure à l’Université Paris Ouest Nanterre (rapporteure) ; Stéphanie SERVE, Professeure à l’Université Paris Est Créteil (rapporteure) ; Antoine REBERIOUX, Professeur à l’Université Paris 7 (président du jury) ; Yamina TADJEDDINE, Professeure à l’Université de Lorraine ; Benjamin LEMOINE, Chargé de recherche CNRS ; Patrick LE LIDEC, Chargé de recherche CNRS
25Se situant à la croisée de l’économie institutionnaliste, des études sociales de la finance et de la gestion publique locale, la thèse étudie les différentes formes que la relation de crédit des collectivités locales a pu prendre au cours du temps. Tout particulièrement, sur la période récente, elle met en évidence l’émergence et l’institutionnalisation d’une « forme financiarisée », caractérisée par l’utilisation de produits financiers distribués sur les marchés financiers dans la gestion de dette des collectivités locales. Cette recherche développe une approche institutionnaliste où la relation de crédit et ses transformations historiques sont saisies à partir des régulations qui encadrent, de manière plus ou moins lâche, la demande de crédit émanant des collectivités locales, d’une part, et l’offre de crédit des acteurs financiers, d’autre part. Elle cherche notamment à rendre compte de la manière dont les interactions entre demande et offre de crédit sont conditionnées et en partie déterminées au niveau institutionnel. Deux types de pratiques d’emprunts financiarisées sont au centre de ce travail. Premièrement, le développement, à partir des années 1990, des produits structurés qui seront au centre de la crise des emprunts dits « toxiques », ainsi que les formes de gestion puis de sortie de cette crise (2004-2015), sont analysés. Deuxièmement, sur la même période, des émissions obligataires groupées de collectivités locales sont développées et vont déboucher sur la création de l’Agence France Locale (AFL), dont la thèse suit la genèse et le fonctionnement (2004-2018).
26La thèse montre, à partir de l’étude croisée de ces objets de recherche, que la période d’incertitude qui s’ouvre à compter de la crise financière de 2008 contribue paradoxalement à la poursuite et l’institutionnalisation du recours, pour les collectivités locales, à des produits faisant appel aux marchés et investisseurs financiers. Ce résultat n’était pas écrit dans la mesure où la crise des emprunts toxiques nourrit une vive critique d’une forme financiarisée qui s’était développée dans un contexte de libéralisation financière pour le prêt aux collectivités locales et de décentralisation. Le moment de réflexion institutionnelle, qui s’ouvre avec la crise, conduit les acteurs à tenter de dissocier la « mauvaise » finance de la « bonne » pour mieux pouvoir continuer à recourir à des formes d’emprunt financiarisées. Plus qu’une remise en cause profonde des pratiques en cours, la thèse affirme donc que la phase qui s’étend de 2008 à 2015 est le moment où les contours jugés légitimes de la forme financiarisée de la relation de crédit sont dessinés et fixés. Cette institutionnalisation pérennise une régulation de marché de la dette locale, incapable de limiter les dérives d’avant crise, perpétue des asymétries de pouvoir et d’expertise dans la relation de crédit entre collectivités locales et prêteurs et questionne en définitive le renforcement des inégalités d’accès au crédit entre collectivités locales.
27L’enquête par entretiens (n=61) et la collecte d’une abondante littérature grise se sont organisées principalement autour du décryptage des outils de gestion, dispositifs de gestion de crise et réglementations qui structurent la relation de crédit. La thèse les décode sous l’angle des conventions sociotechniques et sociopolitiques qu’ils incorporent et des présupposés qu’ils rendent légitimes, ce qui permet d’en souligner les effets de sélection et de disciplinarisation, souvent au détriment des plus petites collectivités. En ce qui concerne l’emprunt structuré, ce travail est complété par une analyse statistique et économétrique portant sur les communes « intoxiquées » qui met en valeur le rôle de déterminants fisco-financiers (endettement, effort fiscal, taux d’équipement) et socio-économiques (taux de chômage) dans le développement du recours à ce type d’emprunt.
28Edoardo FERLAZZO, chercheur affilié au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS-EHESS), edoardo.ferlazzo@gmail.com
Émilien Julliard, Réformer les syndicats. Une sociologie politique du syndicalisme états-unien des mouvements sociaux des années 1960 aux années 2010. Thèse de sociologie politique, réalisée sous la direction de Michel OFFERLÉ (Professeur émérite à l’ENS Paris) et soutenue le 30 novembre 2018 à l’EHESS. Jury composé de Johanna SIMÉANT-GERMANOS, Professeure à l’ENS Paris (présidente du jury) ; Sophie BÉROUD, Professeure à l’Université Lyon 2 (rapporteure) ; John KRINSKY, Professeur à la City University of New York (rapporteur) ; Romain HURET, directeur d’études à l’EHESS ; Arnaud MIAS, Professeur à l’Université Paris-Dauphine
29Le syndicalisme états-unien est à l’heure actuelle un objet peu investi empiriquement en France. Pourtant, il fait l’objet de nombreux usages savants et militants dans un contexte de « crise » du syndicalisme et, plus largement, des formes de représentation des classes populaires. Dans ce cadre, il a été appréhendé sous l’angle de campagnes d’action, en particulier de syndicalisation (ou d’organizing) visant des travailleurs précarisés et minorisés. De part et d’autre de l’Atlantique, celles-ci sont considérées comme un des principaux moyens de « revitaliser » le syndicalisme. Différemment, cette thèse a proposé de faire des campagnes d’action l’aboutissement d’entreprises de mise en réforme du syndicalisme américain, remontant aux mouvements sociaux des années 1960. Ces réformes ont été portées par des acteurs pluriels (syndicalistes, universitaires, éducateurs syndicaux, consultants, militants associatifs), promouvant un rapprochement du champ syndical de l’espace des mouvements sociaux et du monde associatif. Ces acteurs ont entendu faire des syndicats des organisations plus « militantes » et « efficaces ». Ils ont valorisé des savoir-faire et des représentations de luttes des années 1960 ainsi que des dispositifs managériaux et des outils de gestion venus du monde de l’entreprise, déjà utilisés par des associations.
30La recherche s’appuie une enquête ethnographique et socio-historique, portant sur deux syndicats majeurs et des centres universitaires spécialisés sur le syndicalisme et les relations professionnelles. Des observations de pratiques syndicales et des entretiens ont été réalisés. Ils ont été accompagnés d’un travail sur archives et de la consultation de documents, dont la comptabilité des structures syndicales étudiées, qui a fait l’objet de traitements statistiques.
31La thèse est constituée de neuf chapitres répartis en trois parties. La première revient sur les logiques de production d’un discours sur la « crise du syndicalisme », à la fois dans le champ universitaire et le champ syndical. La circulation d’acteurs entre ces espaces sociaux, auxquels il faut ajouter l’univers associatif et celui du conseil auprès des organisations syndicales, crée des référents et contribue à légitimer un « nouveau » modèle de syndicalisme. La deuxième partie ouvre la boîte noire d’organisations syndicales investies par des réformateurs. Elle propose une sociologie des luttes pour le contrôle et le formatage des organisations syndicales, tout en prenant en compte les effets de la « rationalisation » des syndicats (centralisation, fusions-absorptions, mise en place de centres d’appel pour traiter les doléances des syndiqués, etc.). Les rôles des adhérents et des permanents sont altérés, au sens où les services proposés aux syndiqués (centraux dans le syndicalisme états-unien) sont mis au second plan au profit de tâches plus « militantes ». De même, les filières de recrutement des syndicalistes sont affectées, puisque les titres scolaires et des expériences hors du champ syndical sont valorisés pour certaines fonctions. La troisième partie lie ces mutations à l’évolution du répertoire d’action syndicale et des formes d’engagement des travailleurs. Elle se base sur l’étude de campagnes organisées lors de tentatives de syndicalisation, de négociations collectives et d’actions dans le champ politique. Elle souligne la place secondaire qu’occupent les adhérents dans ces campagnes, où les permanents ont notamment recours à des modes d’action relevant du plaidoyer. Toutefois, des formes de politisation des travailleurs existent et sont entretenues par les syndicalistes.
32Ce faisant, cette thèse vient combler un vide à propos de notre connaissance du syndicalisme états-unien et complexifie notre compréhension de ce qui a été qualifié de « revitalisation syndicale ». En effet, elle invite à considérer la porosité de syndicats aux mouvements sociaux autrement que sous l’angle de la seule valorisation de modes d’action plus contestataires. Ce travail contribue plus largement au décloisonnement de l’étude du syndicalisme, en faisant dialoguer des travaux d’historiens, de sociologues, de politistes et de chercheurs en relations industrielles. Enrichissant une sociologie politique du syndicalisme en plein essor en France, les résultats de cette thèse font également écho à des travaux portant sur les ONG, les associations ou encore les partis politiques.
33Émilien JULLIARD, chercheur postdoctoral à l’Université Paris-Dauphine, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO), et associé au Centre Maurice Halbwachs (CMH), emilienjulliard@gmail.com
Geoffrey Leuridan, Approche dynamique de la fiabilité et de la résilience organisationnelles : entre organisation et situation. Étude in situ d’un service d’accueil des urgences vitales. Thèse de sciences de gestion, réalisée sous la codirection de Benoît DEMIL (Professeur à l’Université de Lille) et Bénédicte VIDAILLET (Professeure à l’Université Paris-Est Créteil), soutenue le 9 novembre 2018 à l’Université de Lille. Jury composé de : Benoît JOURNÉ, Professeur, Université de Nantes (rapporteur) ; Annick VALETTE, Professeure, Université Grenoble-Alpes (rapporteure) ; Hervé LAROCHE, Professeur, ESCP Europe ; Xavier LECOCQ, Professeur, Université de Lille
34Pour certaines organisations, la défaillance ou une sous-performance n’ont pas que des conséquences en termes de survie économique, mais également sur les membres qui y travaillent, l’environnement écologique, ou la société dans son ensemble. Au-delà de leurs spécificités, ces organisations ont un point commun qui constitue notre thème de recherche : le maintien de la fiabilité et leur capacité de résilience face aux situations rencontrées. Cette thèse s’attache à formaliser ces modes de fonctionnement au travers d’une approche processuelle de la fiabilité et de la résilience organisationnelles d’un service d’accueil des urgences vitales d’un centre hospitalier français.
35La démarche ethnographique que nous opérons dans cette thèse nous positionne au plus près du quotidien de l’activité d’un service d’urgence médicale. Nous y décrivons les pratiques en lien avec les processus de maintien de la fiabilité identifiés dans la littérature : culture, intégration des nouveaux membres, confiance, coordination, apprentissage. Nous mettons également en évidence la présence d’un slack organisationnel – des ressources en excès maintenues par l’organisation – nécessaire à la gestion de l’urgence vitale. Ces résultats soulignent le caractère multiniveaux des processus et leurs conséquences sur la fiabilité et la résilience de l’unité de soins.
36Au-delà d’une description des pratiques, nous analysons l’activité de l’unité de soins sous la forme de trajectoires de prise en charge des patients. Ceci nous permet d’étudier trois points d’inflexion de ces trajectoires face à la dynamique des situations rencontrées et l’incertitude inhérente à l’activité d’un service d’accueil des urgences vitales. Maîtrise de la saturation de l’unité, gestion de l’imprévu et capacité à créer un slack situationnel viennent répondre à la volatilité et à l’urgence vitale des situations qui impose une action immédiate.
37Dans un troisième temps, nous nous intéressons à l’articulation des niveaux organisationnel et situationnel. Nous mobilisons ici le concept d’espace de discussion, dont nous proposons une relecture, avec des espaces de discussion routinisés et des espaces de discussion interstitiels. Ces différentes formes d’espaces de discussion permettent de construire, dans le temps, la fiabilité et la résilience organisationnelles. Si la fiabilité et la résilience se situent dans et entre les acteurs, elles se situent également dans et entre les niveaux organisationnel et situationnel.
38Enfin, ces résultats invitent à s’attarder sur la tension entre l’impératif de fiabilité et les ressources nécessaires à sa mise en place. Le maintien de la fiabilité se révèle plus complexe dans les faits où les différentes dimensions de la performance organisationnelle peuvent s’opposer, notamment l’impératif de fiabilité face à la rationalisation des coûts. La question de la défaillance face au manque de moyens renvoie, là aussi, à une réalité plus complexe. La diminution des moyens n’entraîne pas, de manière linéaire, une diminution de la qualité ou de la sécurité des soins. La tension liée à l’amélioration de l’efficience de l’organisation est absorbée par les processus mis en place et l’éthique professionnelle des soignants. Il se pose alors la question d’un point de rupture que peut amener cette tension et des conséquences sur la sécurité du patient, mais également sur le personnel soignant.
39Geoffrey LEURIDAN, Maître-assistant associé à l’IMT Atlantique, LEMNA, UBL, geoffrey.leuridan@imt-atlantique.fr
Marie Mourad, La lutte contre le gaspillage alimentaire en France et aux États-Unis. Mise en cause, mise en politique et mise en marché des excédents alimentaires. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction de Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Directrice de recherche au CNRS-CSO, soutenue le 2 octobre 2018 à Sciences Po Paris. Jury composé d’Ève CHIAPELLO, Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (présidente) ; Guy DEBAILLEUL, Professeur associé à l’université de Laval (Canada) ; Ève FOUILLEUX, Directrice de recherche au CNRS, Laboratoire interdisciplinaire Sciences Innovations Société (rapporteure) ; Ronan LE VELLY, Professeur à SupAgro Montpellier (rapporteur) ; et Sophie DUBUISSON-QUELLIER
40Alors que des militants anticonsuméristes récupèrent des produits encore comestibles dans les poubelles de supermarchés états-uniens depuis les années 1980, la France est le premier pays, en février 2016, à voter une loi spécifiquement dédiée à la « lutte contre le gaspillage alimentaire ». Comment est-on passé de critiques militantes à la prise en charge institutionnelle d’un problème ? À travers le cas de la lutte contre le gaspillage alimentaire en France et aux États-Unis, cette thèse met en évidence les rouages de la transformation d’organisations capitalistes par l’incorporation de critiques sociales et écologiques, selon le processus théorisé par Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999). Reposant sur l’analyse qualitative de 213 entretiens et de plus de 125 observations menées de 2013 à 2017 au sein d’associations environnementales et caritatives, d’administrations publiques et de firmes des deux pays, ce travail de recherche retrace la construction de la cause du gaspillage (chapitre 1), son inscription à l’agenda (chapitre 2) et dans des instruments d’action publique (chapitre 3), puis ses effets sur le fonctionnement de la production et des marchés alimentaires, par des mécanismes de revaluation (chapitre 4), de remarchandisation (chapitre 5) et de recatégorisation (chapitre 6).
41L’argument proposé est que des militants, des chargés de la responsabilité sociale et environnementale d’entreprises, des fondateurs de start-up autant que des acteurs politiques ont assuré non seulement la remise en cause mais aussi la remise en marché de produits alimentaires jusqu’alors jetés. Alors que des processus de gouvernance participative dans les deux pays favorisent les principales firmes du secteur alimentaire, aux intérêts les mieux structurés, les principaux instruments d’action publique adoptés tendent à individualiser et à dépolitiser la cause, en ciblant principalement les consommateurs. À la fois aux États-Unis et en France, des entrepreneurs du gaspillage alimentaire travaillent simultanément à reconstruire la ou les valeur(s) des produits alimentaires considérés jusqu’alors sans valeur, de sorte que la réduction du gaspillage alimentaire soit source d’optimisation économique. Avec des firmes du traitement des déchets, ils parviennent à re-marchandiser des matières alimentaires jusqu’alors invendables dans de nouveaux circuits, pour la création d’énergie, l’alimentation d’animaux ou le compost. Ces nouveaux usages des excédents alimentaires créent une concurrence pour des circuits de don et de redistribution alimentaires, offrant eux aussi des contreparties marchandes. Certains entrepreneurs encouragent en outre à re-catégoriser des produits auparavant écartés des circuits de distribution, comme les fruits et légumes « moches » jusqu’alors invendus en raison de critères esthétiques tels que leur taille ou leur couleur. Le hors-standard devient un nouveau standard, et le « moche » une source de valeur marchande, au sein de circuits alternatifs autant que conventionnels.
42Dans une démarche consensuelle et progressive, des militants et des acteurs publics ont contribué à une transformation des marchés alimentaires qui bénéficie aux firmes dominantes comme à des fondateurs d’entreprises et d’associations se saisissant de nouvelles opportunités marchandes. Tous ne remettent que rarement en question les aliments produits et le fonctionnement d’ensemble du système alimentaire de pays industrialisés. En proposant un éclairage réflexif sur leurs initiatives, cette thèse invite les acteurs engagés contre le gaspillage à interroger leur propre rôle, actuel et futur, dans l’adaptation du capitalisme.
43Marie MOURAD, chercheure affiliée au Centre de sociologie des organisations (CSO) marie.mourad@sciencespo.fr
Damien Piron, Des régions qui comptent – La reconfiguration néolibérale de la Belgique fédérale saisie par les finances publiques. Thèse de sciences politiques et sociales, réalisée sous la direction de Catherine FALLON (Chargée de cours, Centre de recherches SPIRAL) et soutenue le 28 septembre 2018 à l’Université de Liège. Jury composé de Marc BOURGEOIS, Professeur ordinaire, Université de Liège (co-superviseur) ; Christian DE VISSCHER, Professeur ordinaire, Université catholique de Louvain ; Benjamin LEMOINE, Chargé de recherches CNRS, Université Paris Dauphine ; Peter MILLER, Professor of Management Accounting, London School of Economics and Political Science ; Nicolas THIRION, Professeur ordinaire, Université de Liège (président du jury) ; Gert VERSCHRAEGEN, Universiteit Antwerpen (membre du comité d’accompagnement)
44Les dynamiques de fédéralisation et d’européanisation refaçonnent le cadre de gestion des finances publiques en Belgique. D’un côté, le fédéralisme budgétaire et fiscal répartit les ressources financières entre les différentes collectivités belges ; de l’autre, la gouvernance budgétaire européenne impose des seuils contraignants de déficit et de dette publics. Cette thèse de sociologie politique des finances publiques interroge la transformation de la Belgique et de ses régions sous l’effet de ces programmes sociotechniques sous l’angle de l’analytique de gouvernement foucaldienne et des études des sciences et des techniques (STS). Sur le plan empirique, la généalogie et les effets sociopolitiques des appareillages comptables européens et fédéraux qui forment cette infrastructure de gouvernement des politiques budgétaires en Belgique sont explorés à l’aide de cinq controverses : la quantification des « transferts financiers » entre la Flandre et la Wallonie, la réforme du système de financement des entités fédérées, l’émergence d’une infrastructure européenne de surveillance des statistiques de finances publiques, le calcul de la dette de la Région wallonne et, enfin, le traitement comptable d’une technique innovante d’investissement : le partenariat public-privé.
45Le cas situé des régions belges illustre le processus d’économicisation de l’État à l’œuvre à l’ère néolibérale, à savoir la quête obstinée d’une rationalisation économique et comptable de l’action publique – et sa dépolitisation corrélative. En dépit de leurs différences, le fédéralisme budgétaire et fiscal belge et de la gouvernance budgétaire européenne sont animés par la volonté de fabriquer des régions « qui comptent », à la fois dotées d’une envergure politique de premier plan, mais également incitées à faire un usage « économiquement rationnel » de leurs ressources. Dans le domaine des finances publiques, cette « rationalisation économique de la politique et de l’État » (Davies, 2017) se présente sous deux formes complémentaires : d’une part, un État « consolidateur », engagé en faveur d’une politique budgétaire orthodoxe à travers des normes (quasi) constitutionnelles et la délégation de larges pouvoirs discrétionnaires à des organes technocratiques (Eurostat, Conseils budgétaires indépendants, etc.) ; d’autre part, un État « compétiteur », incité à gérer les services publics selon une logique marchande et à entrer en concurrence avec les autres territoires (inter)nationaux afin d’attirer des contribuables aisés dans le but d’accroître ses ressources budgétaires.
46En synthèse, les interactions entre les logiques de décentralisation budgétaire et de consolidation des finances publiques accélèrent la marchandisation et la (quasi-)privatisation du patrimoine et des services publics en Belgique. Pour continuer à investir dans leur économie dans un contexte de surveillance budgétaire européenne, tout en conservant une autonomie de décision budgétaire vis-à-vis de leurs homologues, les différentes autorités belges multiplient le recours à des montages déconsolidants, tels que les partenariats public-privé. La rhétorique du « partenariat » masque toutefois une inflexion profonde de la relation entre l’État et le marché. Désormais, la concrétisation d’un investissement public ne dépend plus uniquement de la décision des pouvoirs publics, mais de l’évaluation de sa rentabilité financière par des investisseurs privés, placés en position de juges ultimes de la pertinence des politiques envisagées.
47Damien PIRON, Université de Liège, Centres de recherches SPIRAL et Tax Institute, damien.piron@uliege.be
Thierry Rossier, Affirmation et transformations des sciences économiques en Suisse au XXe siècle. Thèse de science politique, réalisée sous la direction d’André MACH, professeur de science politique, Université de Lausanne, et de Felix BÜHLMANN, professeur de sociologie, Université de Lausanne, soutenue le 27 juin 2017 à l’Université de Lausanne. Jury composé de Mikael BÖRJESSON, Professeur, Uppsala Universitet ; Thomas DAVID, Professeur, Université de Lausanne ; Frédéric LEBARON, Professeur, ENS Paris-Saclay ; Franz SCHULTHEIS, Professeur, Universität St.Gallen
48Se centrant sur les professeurs d’université de sciences économiques (économie et gestion d’entreprise), cette thèse se pose la double question de comment cet espace disciplinaire a acquis du pouvoir et de l’influence dans les universités suisses, l’État et le secteur privé ; et comment cet espace s’est structuré au cours du temps en fonction de logiques autonomes et hétéronomes. Elle fonde son matériau empirique sur une base de données biographiques récoltées par son auteur et portant sur tou.te.s les professeur.e.s en poste dans les douze universités suisses à cinq dates (1910, 1937, 1957, 1980, 2000). Cet objet revêt une importance particulière, puisque les économistes et les gestionnaires sont parmi les principaux producteurs de discours scientifiques légitimant l’illusio du champ économique et les transformations néolibérales, défendant par là les intérêts particuliers d’une classe capitaliste composée des plus grands actionnaires et dirigeants d’entreprises.
49Premièrement, cette recherche insiste sur leur affirmation institutionnelle et disciplinaire dans l’académie. Les professeur.e.s de sciences économiques accumulent un large volume de capital de pouvoir académique (i.e. des ressources liées à des postes institutionnels exécutifs). Dans la période récente, ils/elles sont les plus nombreux.ses à occuper des positions de recteur d’université toutes disciplines confondues.
50Deuxièmement, les professeur.e.s de sciences économiques deviennent les professeur.e.s les plus représenté.e.s parmi les élites économiques suisses (les grands patrons). Certain.e.s réalisent également des carrières parmi les élites politiques (les élus nationaux) et les élites administratives (les hauts fonctionnaires fédéraux). Une standardisation des carrières s’opère entre deux types de profil : purement académique et partiellement extra-académique.
51Troisièmement a lieu un processus de « nationalisation » des profils de professeur.e.s après 1914 et de ré-internationalisation dès les années 1970. L’internationalité d’« excellence » scientifique par les séjours de recherche se déplace des pays germanophones et francophones vers les États-Unis au cours du siècle. Le prestige scientifique (citations dans des revues prestigieuses) est fortement lié aux ressources internationales et opposé aux positions dans la hiérarchie académique, les entreprises et l’État, plus nationales.
52Quatrièmement, cette opposition est confirmée par l’étude des interactions entre différents capitaux des professeur.e.s. À un pôle scientifique et international s’oppose un pôle « mondain », caractérisé par des capitaux nationaux, académiques, politiques et économiques. Le pôle scientifique utilise de plus en plus les mathématiques, et chacun des deux pôles a ses propres domaines de spécialisation. La dominance parmi les professeur.e.s, outre l’usage de mathématiques et l’étude d’objets particuliers, se traduit également par une interdisciplinarité relativement soutenue, particulièrement avec les sciences « dures ».
53En conclusion, cette thèse affirme que c’est par cette division du travail entre deux pôles de professeur.e.s, ceux/celles lié.e.s à la pratique scientifique et à l’excellence internationale, et ceux/celles lié.e.s à l’administration des universités, des entreprises et de l’État, et par le renforcement historique de cette division, que les professeur.e.s de sciences économiques sont « partout » et que la discipline a pu affirmer son pouvoir dans la société suisse.
54Thierry ROSSIER, chargé de recherche, LIVES, Université de Lausanne, thierry.rossier@unil.ch
Alice Valiergue, Vendre de l’air. Sociologie du marché « volontaire » des services de compensation carbone. Thèse de sociologie, réalisée sous la direction de Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Directrice de recherche au CNRS et soutenue le 1er octobre 2018 à l’Institut d’études politiques de Paris. Jury composé de Philip BALSIGER, Professeur assistant à l’Université de Neuchâtel ; Franck COCHOY, Professeur à l’Université Toulouse-Jean Jaurès (rapporteur) ; Marie TRESPEUCH, Maîtresse de conférences à l’Université Paris-Sorbonne ; Pascale TROMPETTE, Directrice de recherche au CNRS (rapporteure) ; et François VATIN, Professeur à l’Université Paris Nanterre
55S’inscrivant dans le champ de la sociologie économique, cette thèse porte sur le marché dit « volontaire » des services de compensation carbone. Sur ce marché, des entreprises, qui n’ont aucune obligation de souscrire à ces services, achètent à des opérateurs privés, ONG ou entreprises, des « crédits carbone » pour « compenser » leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Pour obtenir ces crédits, les opérateurs mettent en œuvre des projets de réduction des émissions de GES dans les pays du Sud. Journalistes, ONG environnementales et scientifiques considèrent cependant que ce marché, d’une part, ne permet pas de réduire efficacement les émissions et, d’autre part, que les populations du Sud encourent de potentiels dangers avec la mise en œuvre de tels projets. La thèse interroge ainsi l’apparent paradoxe du choix des entreprises d’investir dans des services environnementaux contestés alors que ces derniers ne constituent pas une obligation réglementaire et peuvent mettre en danger leur réputation.
56Pour résoudre cette énigme, la thèse analyse le rôle joué par divers dispositifs et montre l’importance d’étudier le travail marchand ainsi que le contexte dans lequel des acheteurs s’approprient l’offre proposée. L’argumentation, reposant sur l’analyse d’entretiens (127), d’observations (un mois) et de sources écrites, est structurée en cinq chapitres qui visent à rendre compte du fonctionnement de ce marché contesté. Le premier revient sur les origines historiques du marché et des contestations morales qui le traversent de ses débuts à nos jours. Il replace ce marché dans le contexte des politiques internationales qui ont vu le jour depuis les années 1990 pour faire face au problème des changements climatiques. Le deuxième chapitre porte sur le rôle de la labélisation dans ce marché. La thèse se poursuit ensuite avec ce que nous avons nommé la stratégie de l’intégration verticale, consistant pour les vendeurs à aller directement dans les pays du Sud pour y mettre en œuvre des projets de compensation carbone, alors qu’ils n’ont pas d’expérience de l’aide au développement. Il s’agit pour eux de mieux vendre leurs crédits carbone en se démarquant de l’image d’un opérateur uniquement « commercial » (chapitre 3). Le quatrième chapitre détaille quant à lui les rouages du travail marchand pour rencontrer et s’attacher des clients. Enfin, le cinquième chapitre rend compte de l’appropriation de ce nouveau service par les clients. Il révèle que les conditions d’achat de crédits carbone par les clients deviennent compréhensibles à l’aune de leurs stratégies et du contexte organisationnel ou concurrentiel dans lequel ils agissent.
57En plus d’explorer les rouages d’un marché contesté, cette thèse ouvre des pistes de réflexion sur les transformations de l’économie par la question environnementale : loin de produire un quelconque changement brutal dans les modes de production, les services de compensation révèlent plutôt l’émergence de nouvelles formes de comptabilité environnementale au sein des entreprises.
58Alice VALIERGUE, chercheuse associée au Centre de sociologie des organisations (Sciences Po, CNRS), alice.valiergue@sciencespo.fr