Baptiste Giraud, Karel Yon et Sophie Béroud, Sociologie politique du syndicalisme, Armand Colin, coll. « U : Sociologie », Paris, 2018, 223 p.
1S’il est un point sur lequel semblent s’accorder le chef de l’État français et les participant.e.s du mouvement des « Gilets jaunes », c’est bien leur commune défiance à l’égard des corps intermédiaires, et notamment des organisations syndicales. Il existe pourtant une abondante littérature en économie politique dans le sillage du courant de la VoC (Varieties of Capitalism) [1] qui met en évidence l’importance du « macro-corporatisme » au sein des « économies de marché coordonnées » (CME) dans la réduction des inégalités sociales et dans l’adaptation aux transformations économiques [2]. Sans minimiser leur intérêt, ces travaux abordent cependant le fait syndical de manière relativement surplombante, sans ouvrir la boîte noire des organisations, en examinant leurs activités concrètes et les relations qu’elles entretiennent avec leurs interlocuteurs. Autant de dimensions auxquelles s’intéressent en revanche un nombre croissant de travaux au croisement de la sociologie et de la science politique dont se propose de rendre compte ce manuel intitulé Sociologie politique du syndicalisme, contribuant de ce fait à institutionnaliser par là un courant de recherches dans l’espace francophone, pour ne pas dire français. Comme l’expliquent en effet les trois auteur.e.s, eux-mêmes spécialistes reconnus de la question, en introduction, trois axes animent plus particulièrement leur projet éditorial : la mise en évidence des spécificités du syndicalisme hexagonal au regard notamment des évolutions réglementaires qui l’encadrent ; la revisite d’un objet d’études particulier en discutant la thèse entrée dans le sens commun d’une « cartellisation » des organisations syndicales, qui aurait coupé leurs responsables de leur base sous l’effet de leur « professionnalisation » et d’un financement public rendant les cotisations, et donc la syndicalisation, accessoires [3] ; et enfin, comme l’indique le titre de l’ouvrage, poser les jalons d’une sociologie politique du syndicalisme décloisonnée de la sociologie des mouvements sociaux, de la sociologie électorale ou de celle de l’action publique et s’appuyant sur une méthodologie renouvelée, privilégiant les enquêtes de terrain, la variation des échelles d’analyse et l’attention aux trajectoires sociales des militant.e.s.
2Le manuel est lui-même découpé en six chapitres, traitant chacun d’une dimension particulière de ce projet, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité des travaux existants, comme le reconnaissent du reste d’emblée les auteur.e.s en pointant eux-mêmes les angles morts de leur démarche (quasi-absence de dimension comparatiste, mais aussi en France de certaines organisations syndicales et scènes de l’activité syndicale – par exemple la représentation dans les organismes paritaires –, moins ou pas investiguées – ce à quoi on pourrait ajouter la gestion des activités sociales au sein des comités d’entreprise). Le premier chapitre propose un retour socio-historique sur l’institutionnalisation du syndicalisme « à la française », question déjà bien balisée par les recherches. Les auteur.e.s reviennent ainsi sur les différentes ambivalences de ce processus, telles que la double structuration – professionnelle et territoriale – des confédérations hexagonales ; l’intégration progressive à l’ordre économique et politique ou un rôle à cheval entre groupe d’intérêt et contre-pouvoir. Les auteur.e.s abordent ensuite la question du pluralisme syndical et de sa proximité avec le champ politique, avec de nouveau un recul historique qui pénètre cette fois davantage au cœur des différentes confédérations. À l’encontre du lieu commun affirmant que les syndicats français seraient « malades de la politique », les auteur.e.s montrent au contraire les récentes recompositions du paysage syndical français et la redéfinition de la distance à la politique qui les animent, elle-même étant le résultat de luttes proprement politiques (p. 67). S’il est indéniable que le champ des relations professionnelles s’est autonomisé progressivement au fil de son institutionnalisation, les rapports, avec ses propres enjeux, espaces et temps d’affrontements, il serait pour autant hâtif d’acter une « dépolitisation » générale de celui-ci comme le montre l’examen des réseaux militants accompli par certains travaux.
3La question de la représentativité syndicale fait l’objet du troisième chapitre. Cette thématique a évidemment été remise au premier plan par la loi du 20 août 2008 et des dispositions afférentes, dont les auteur.e.s ont eux-mêmes, avec d’autres collègues, exploré la genèse et les effets. Derrière l’ambition visant à « rénover la démocratie sociale » en mettant fin notamment à la présomption de représentativité des cinq grandes confédérations au profit d’une plus grande place accordée aux résultats des élections professionnelles, les auteur.e.s pointent les différentes zones d’ombre qui n’ont pas été questionnées : la représentativité patronale tout d’abord, mais aussi l’ambivalence des indicateurs retenus pour mesurer l’audience de la représentativité syndicale, compte tenu de l’hétérogénéité des enjeux électoraux selon le scrutin et le contexte localisé. « L’évolution de l’audience des organisations syndicales témoigne moins des retournements d’une hypothétique “opinion salariale” que des évolutions structurelles qui affectent le monde du travail […]. Les résultats électoraux reflètent en outre les modalités différenciées d’implantation des organisations syndicales et doivent par conséquent moins être pris comme un indicateur de la capacité d’opiner des salariés que de la capacité d’organiser des syndicats » (p. 106), résument ainsi les auteur.e.s. Quoi qu’il en soit, cette centralité accordée aux élections a d’ores et déjà modifié la relation entre représentant.e.s des syndicats et salarié.e.s, de même que le fonctionnement des organisations. C’est bien au fond l’équivalence entre vote et démocratie qui est ainsi en question ici comme ailleurs, et qui se pose avec acuité dans le monde professionnel, où les rapports de subordination sont encore la règle.
4Après avoir pointé justement l’ambivalence des motivations des salarié.e.s appelé.e.s à voter pour leurs représentant.e.s, Baptiste Giraud, Sophie Béroud et Karel Yon se penchent dans le chapitre suivant sur la pluralité des logiques d’adhésion syndicale en partant du constat de la faiblesse relative des taux de syndicalisation dans la société française contemporaine – même si ces taux restent incomparablement supérieurs à ceux de l’adhésion aux partis politiques. Ils examinent tout d’abord les différents obstacles à l’engagement syndical, institutionnels et socio-économiques, sans oublier la répression patronale, avant de se pencher plus positivement sur les motivations de l’adhésion et leurs recompositions mises en évidence par plusieurs travaux récents, sans oublier la manière dont les organisations façonnent différemment les pratiques d’engagement, mais aussi les facteurs du désengagement militant.
5Le cinquième chapitre est justement consacré aux stratégies de « renouveau syndical », qui démontrent le souci des organisations syndicales de rallier de nouvelles et nouveaux adhérent.e.s contrairement à certaines idées reçues en la matière. En dépit des obstacles structurels examinés précédemment, les auteur.e.s mettent ainsi en évidence les différentes manières par lesquelles toutes les organisations, « installées » comme autonomes, s’emploient à élargir et diversifier leurs bases militantes. Celles-ci s’efforcent ainsi en particulier d’atteindre des catégories professionnelles jusque-là laissées plus ou moins en marge de leurs cibles : femmes, jeunes, précaires et chômeurs. Et pour ce faire, elles font aussi évoluer leur répertoire d’action collective en se rapprochant des pratiques d’« organizing » en vogue dans le monde anglo-saxon, même si le mot lui-même n’a pas (encore ?) de traduction dans la langue de Molière. Si l’enjeu de « s’adapter au salariat tel qu’il est » a été plus ou moins approprié dans la plupart des organisations syndicales, il ne se heurte pas moins à certains obstacles d’ordre « culturel », tels qu’une réticence plus forte qu’ailleurs au « syndicalisme de service », mais aussi une professionnalisation militante qui complique l’intégration de « sang neuf ».
6Le dernier chapitre traite lui aussi d’une recomposition en cours, celle du répertoire d’action collective des syndicats français, sur lequel deux des auteur.e.s se sont également penchés avec d’autres il y a une dizaine d’années dans un ouvrage remarqué tiré notamment d’une analyse fine des résultats de l’enquête REPONSE de la Dares [4]. Ils pointent ainsi le déclin des grèves traditionnelles, mesurées par l’indicateur des Journées individuelles non travaillées qui ne doit cependant pas occulter l’essor d’autres formes moins coûteuses mais plus adaptées à des salarié.e.es et organisations moins dotées en ressources militantes, tels que les débrayages de courte durée, les pétitions, manifestations. Ne doivent pas non plus être occultées les formes d’appropriation syndicale des dispositifs d’action institutionnels, avec l’articulation entre négociation et action collective, trop souvent opposées à tort, l’investissement dans les institutions représentatives du personnel (IRP) et une tendance à la juridicisation des relations professionnelles, même si le recours aux prud’hommes connaît une tendance à la baisse, accélérée par les modifications introduites par la loi Macron de 2015. Ces transformations justifient en tous les cas le caractère crucial s’il en est d’une dimension de l’activité syndicale trop souvent négligée : la formation des militant.e.s et des salarié.e.s pour leur permettre de connaître leurs droits pour savoir les défendre, et comment.
7Gageons précisément que ce manuel, qui assume son positionnement dans un champ de recherche foisonnant, constituera rapidement un outil très utile pour cet enjeu, et que son public n’est ainsi pas voué à la sphère académique, même si là aussi, l’appel au décloisonnement que lancent les auteur.e.s gagnerait à être poursuivi, entre disciplines comme entre espaces nationaux.
8Igor MARTINACHE
9Université de Lille, Clersé et Ceraps
Cyril Lemieux, La sociologie pragmatique, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2018, 128 p.
11La « sociologie pragmatique » est un courant qui hybride, en minorant leurs différences, la théorie de l’acteur-réseau développée dans les années 1980 par Bruno Latour et Michel Callon au Centre de sociologie de l’innovation (CSI) et la sociologie de la critique élaborée à la même époque par le Groupe de sociologie pragmatique et morale (GSPM) à partir du modèle des économies de la grandeur de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Celui-ci est ici présenté par l’un de ses auteurs, Cyril Lemieux, dans la collection encyclopédique « Repères » des éditions La Découverte à partir de dix principes auxquels se reconnaissent, par-delà les différences, ces deux ensembles de travaux. Dès le départ, l’auteur explique que les chercheurs se revendiquant de la sociologie pragmatique se retrouvaient sur un concept fondamental, celui d’épreuve, mais s’opposaient également sur d’autres, comme celui de cités – proximités et différences présentées par Bruno Latour sous la forme d’un dialogue imaginaire entre un doctorant de chacun des deux laboratoires concernés [5]. Il existe désormais une volonté d’affirmer avant tout ce qui unit ces deux traditions et fait l’originalité de l’approche pragmatique en sociologie. La mise en ordre ambitieuse proposée par cette introduction à la sociologie pragmatique est intéressante à lire du point de vue de la socio-économie, et en particulier de l’économie des conventions, dans la mesure où ce programme admet deux entrées [6], l’une en économie, l’autre en sociologie, et que son entrée sociologique relève précisément de la sociologie pragmatique. Cyril Lemieux associe d’ailleurs aussi bien à cette dernière les travaux d’Alain Desrosières et Laurent Thévenot sur les catégories socioprofessionnelles que ceux de François Eymard-Duvernay et Emmanuelle Marchal sur le recrutement [7]. Un objectif de ce compte rendu sera alors d’interroger, dans une perspective unidisciplinaire [8], la singularité de l’économie des conventions par rapport à la sociologie pragmatique. Autrement dit, par-delà les jeux de langage disciplinaires, on peut se demander si l’économie des conventions n’aurait pas également trouvé là enfin son « Repères » [9].
12Dans les trois premiers chapitres, l’ouvrage pose les bases de la sociologie pragmatique à partir de trois perspectives complémentaires : celles des principes qui la constituent, de leurs conséquences méthodologiques et des concepts élaborés au fil de travaux menés dans différents domaines dont le quatrième chapitre montre l’étendue [10]. Un dernier chapitre répond aux critiques les plus fréquemment adressées à cette approche, en particulier celle de minorer le rôle des inégalités sociales.
13Les principes introduits au premier chapitre sont systématiquement mobilisés dans les suivants, ce qui confère une clarté et une cohérence à la présentation d’ensemble. Aucun de ces principes n’est cependant propre à la sociologie pragmatique, ce que ne conteste pas Cyril Lemieux en prenant même soin de signaler systématiquement à quelle tradition chacun renvoie, et notamment les filiations avec des courants sociologiques américains, comme l’interactionnisme… lui-même influencé par la philosophie pragmatique ! L’un des principes centraux de ce courant, l’anti-essentialisme, répond ainsi à l’affirmation de William James selon laquelle « ce qui existe réellement, ce ne sont pas les choses, mais les choses en train de se faire ». Il faut donc étudier des processus : des organisations en mouvement, des catégories statistiques en cours d’élaboration, la science « en action », les conventions dans leur dynamique. Ce n’est toutefois pas au pragmatisme de James que cette approche doit son nom, mais à la pragmatique linguistique, d’autant qu’un deuxième principe, l’empirico-conceptualisme, maintient cette sociologie à bonne distance d’une perspective philosophique : ce principe de démarcation affirme la nécessité d’articuler systématiquement théorie et empirie. Le principe d’internalisme ajoute que l’enquête doit d’abord être compréhensive : il s’agit de « prendre au sérieux » la manière dont les individus se représentent leurs situations d’interaction, les collectifs auxquels ils prennent part, et les motifs de leurs actions. Il s’agit encore, selon un principe antiréductionniste, de « prendre au sérieux » le sens de la justice des acteurs en procédant à une analyse « positive » de la manière dont ils critiquent ou justifient une situation – « positivement signifiant ici le refus de réduire de telles opérations à d’autres, qui seraient “cachées” ou “inconscientes”, comme la maximisation d’un intérêt personnel ou l’élaboration d’une stratégie » (p. 14) [11]. Proche du précédent, le principe de pluralisme invite à « penser le monde social sur un seul et unique plan, en renonçant par conséquent à l’idée qu’existerait un niveau “profond” commandant le niveau superficiel de l’action et du jugement » (p. 30). Il consiste également dans l’affirmation d’une pluralité (irréductible) de régimes d’actions. Nous retrouvons ici le pluralisme « horizontal » des « cités » et le pluralisme « vertical » des régimes d’engagement qui sont au cœur de l’articulation entre valeurs, coordination et rationalité proposée par l’économie des conventions [12]. Trois des cinq autres principes peuvent être lus comme des conséquences de l’hypothèse d’incertitude radicale qui se trouve également au fondement de l’approche conventionnaliste. Le principe de capacité maintient une incertitude sur « ce dont les individus sont capables », leurs compétences étant évolutives et révélées à l’issue d’épreuves dont le résultat ne peut jamais être connu d’avance. Le principe de symétrie insiste aussi à sa manière sur l’incertitude inhérente aux épreuves en évitant d’attribuer a priori à ceux à l’avantage desquels tourne une confrontation le surcroît de force qui ne peut leur être reconnu qu’à l’issue de l’épreuve. C’est un moyen d’étudier des inégalités en train de se produire plutôt que de les tenir pour acquises une fois pour toutes. Mobilisant sur un plan épistémologique cette hypothèse d’incertitude radicale, le principe d’indétermination relative réaffirme quant à lui cette opposition classique entre sciences sociales et sciences de la nature : contrairement aux lois de la nature, les régularités sociales ne répondent pas à des rapports déterministes mais seulement probabilistes. Les deux derniers principes, enfin, ont en partage la place centrale accordée à la réflexivité [13]. Le principe de résistance promeut un « constructivisme réflexif » qui entend dépasser le relativisme du constructivisme en tenant compte de la place des objets dans la coordination : à la fois contrainte et ressources pour les acteurs, leur matérialité permet de sortir des seules dimensions symboliques et discursives des rapports sociaux (comme dans le passage des cités aux mondes communs, ou des conventions aux mondes de production). Le principe de réflexivité dit de tenir compte dans l’analyse des différentes relations entre le chercheur et la réalité étudiée, notamment des effets performatifs du discours sociologiques et de la continuité entre les compétences critiques des personnes étudiées et celle du sociologue.
14Une fois ces principes posés, l’auteur présente trois séries de concepts visant à théoriser la pratique (ce sont les concepts d’épreuve, de régime et de dispositif), le conflit (affaires, montée en généralité, opérations critiques et cités) et la société (personne, grammaire et société). Nécessaire, cette sélection penche nettement du côté du GSPM (sept des dix concepts sont dus à cette branche de la sociologie pragmatique) et laisse de côté des concepts clé pour le CSI, comme ceux d’intermédiaire, de traduction, de boîte noire, de captation, de cadrage ou de débordement. L’économie des conventions reprend en revanche à son compte au moins huit de ces dix concepts. Elle ne laisse à vrai dire de côté que celui d’affaire, moins mobilisable dans ces domaines de recherche, mais utilise aussi celui de dispositif de manière sensiblement différente [14]. Ce recoupement repose la question de celui entre EC et sociologie pragmatique et incite à mentionner les concepts centraux pour l’économie des conventions qui ne sont pas présents dans l’ouvrage, à commencer par celui de « convention » lui-même, terme dont on ne retrouve dans le livre qu’une occurrence (p. 73), et qui est uniquement employé dans son acception de sens commun. Mais après tout, le dictionnaire des conventions lui-même ne contient pas d’entrée « convention » [15] et l’emploi de ce terme n’a jamais été considéré par ses tenants comme une condition nécessaire ni suffisante pour mener une analyse conventionnaliste [16]. Selon les auteurs, l’absence des concepts d’investissement de forme, de rationalité (limitée ou interprétative), de (modèle) d’entreprise, de (convention de) qualité, d’équilibre de règles, de (pouvoir de) valorisation ou encore de régime d’intersubjectivité et de normativité, apparaîtra plus ou moins préjudiciable dans l’optique de présenter l’économie des conventions à partir de la sociologie pragmatique. Mais, comme le souligne Cyril Lemieux, sa présentation à partir de concepts ne vise pas l’exhaustivité. Son but est plutôt « d’indiquer les quelques grands champs de réflexion (la pratique, la conflictualité, la société) dans lesquels la sociologie pragmatique a cherché à déployer (…) son travail de conceptualisation » (p. 61-62). Un travail identique pour l’économie des conventions mériterait donc bien d’être mené, même si celui-ci ne suffirait pas à lui seul pour défendre son originalité.
15L’opérationnalisation des dix principes présentés plus haut se traduit dans le chapitre consacré aux méthodes par une manière particulière d’observer (comme des épreuves), de décrire (du point de vue particulier de chaque acteur) puis d’expliquer et de critiquer le monde social, en insistant sur le caractère « techniquement premier » de la description et de la compréhension sur l’explication et la critique. L’attention portée aux jugements normatifs des acteurs (doter les agents économiques d’une « capacité de jugement éthique » [17]) permet de fonder une « critique interne » de leurs actions et des dispositifs, fondée sur leurs propres règles – démarche appliquée dès sa thèse par l’auteur à la critique des médias [18]. On retrouve, semble-t-il, une même bascule normative dans la manière dont Olivier Favereau propose de repenser le concept d’exploitation chez Marx. Ce n’est donc pas dans cette posture qu’on trouvera l’originalité de l’économie des conventions. Un examen externe de cette dernière peut conduire à conclure que celle-ci n’innove d’un point de vue méthodologique que relativement à sa discipline de départ (en introduisant en économie des formes d’enquête empirique et des modalités de preuves plus reconnues dans d’autres disciplines), mais en aucun cas du point de vue plus large des sciences sociales. Mais c’est faire abstraction de ce que peut produire de nouveau une étude des phénomènes économiques qui, bien qu’elle comprenne l’économie comme une réalité sociale et s’autorise pour penser ses objets le renfort d’autres disciplines, s’efforce de rester à l’intérieur de l’analyse économique : une évolution du langage de l’économie [19]. C’est la raison pour laquelle, bien que l’économie des conventions partage la plupart [20] des principes de la sociologie pragmatique brillamment exposés dans cet ouvrage, nous attendrons encore son « Repères ».
16Franck BESSIS
17Université Lyon 2, Triangle
Ian Gough, Heat, Greed and Human Need: Climate Change, Capitalism and Sustainable Wellbeing, Edward Elgar, Cheltenham, 2017, 264 p.
19Le réchauffement climatique constitue l’un des principaux défis écologiques de notre époque et ses effets dévastateurs se font déjà sentir. Depuis la Révolution industrielle, le niveau moyen des températures sur la planète s’est élevé d’un degré. Au cours de la même période, les inégalités globales se sont considérablement accrues et tiennent désormais davantage au lieu de naissance qu’à la position de classe, même si ces déterminants sociaux sont loin d’avoir disparu. Comment concilier l’impératif de justice sociale avec la nécessité de préserver les équilibres écologiques ? Telle est la question centrale du livre de Ian Gough.
20Les conséquences sociales et politiques du changement climatique sont potentiellement incommensurables. Pourtant, la plupart des analyses de ce phénomène mettent principalement l’accent sur ses dimensions technique ou économique – l’éco-efficacité des productions – sans guère prendre en compte sa dimension sociale. Le récent livre de Ian Gough vient combler cette lacune. En s’appuyant sur sa grande expérience des politiques sociales, domaine auquel il a consacré l’essentiel de sa carrière académique, l’auteur articule une série d’analyses théoriques et empiriques produites sur cette question et propose un cadre conceptuel – une « économie politique éco-sociologique » (eco-social political economy) – qui trace les voies d’une transition vers un monde à la fois plus juste et plus sûr entre un « présent dangereux » et un « avenir apparemment impossible ». Quoique nécessaire, le pari était risqué. Disons-le d’emblée : il est parfaitement tenu, à la fois sur le fond et sur la forme.
21Le livre se divise en deux parties. La première pose les bases conceptuelles de l’analyse et montre comment la question du réchauffement climatique est étroitement liée à celle des inégalités, les deux trouvant leur racine dans le système politique et économique dominant. La seconde partie est centrée sur les pays développés du Nord et développe une stratégie en trois étapes permettant d’engager le changement radical nécessaire pour faire face au défi climatique.
22Le premier chapitre analyse les conséquences pour le bien-être humain du changement climatique. Il s’ouvre sur le fameux doughnut popularisé par Kate Raworth [21], avec un anneau supérieur qui symbolise le plafond à ne pas dépasser pour préserver les équilibres environnementaux, et un anneau intérieur qui représente le plancher minimum de satisfaction des besoins humains. « Le but, écrit l’auteur, doit être de respecter les frontières biophysiques tout en recherchant un bien-être durable : c’est-à-dire le bien-être de tous les peuples actuels et des générations futures. »
23Ce chapitre synthétise ensuite les conséquences connues concernant le changement climatique. Après avoir rappelé les limites des politiques actuelles, l’auteur souligne la double injustice qui caractérise le changement climatique : les populations les plus touchées par ses conséquences sont à la fois les moins responsables de ses causes et également celles qui ont le moins de ressources pour y faire face. À cela pourrait s’ajouter une troisième injustice qui réside dans le fait que des politiques uniquement centrées sur la dimension écologique risquent d’avoir des effets socialement négatifs et d’accroître les inégalités. D’où la nécessité, souligne l’auteur, de penser les politiques climatiques et les politiques sociales dans un même mouvement.
24Dans le deuxième chapitre, I. Gough mobilise le cadre théorique développé en 1991 avec son collègue Len Doyal [22]. Cette théorie propose un modèle hiérarchisé des besoins humains universels. Au niveau le plus général, elle identifie trois besoins fondamentaux – la santé physique, l’autonomie et la participation à la vie sociale – ainsi qu’un certain nombre de besoins intermédiaires (logement, alimentation, relations sociales…). La satisfaction de ces besoins universels nécessite l’accès à des ressources dont les caractéristiques concrètes sont historiquement et culturellement déterminées. Une « stratégie duale », qui s’appuie à la fois sur les savoirs codifiés des experts et sur les savoirs d’expérience des citoyens, est alors proposée par l’auteur pour définir ces ressources concrètes. Cette approche, dont les chercheurs britanniques ont été les pionniers, a déjà été mise en œuvre dans d’autres pays, dont la France, pour déterminer le panier de biens et services nécessaires pour avoir un niveau de vie minimum acceptable [23]. Elle est mobilisée dans la seconde partie du livre pour réorienter la consommation des pays riches vers des productions à faible intensité de carbone.
25L’auteur montre que ce concept de besoin humain universel fournit le socle le plus solide pour identifier le bien-être minimal (l’anneau intérieur du schéma de K. Raworth) auquel tous les êtres humains doivent pouvoir accéder. D’un point de vue normatif, le concept de besoin définit en effet une obligation morale bien plus forte que la référence aux « préférences des consommateurs » ou le concept assez flou et malléable de « bonheur subjectif » ; cela justifie notamment d’accorder la priorité à la satisfaction des besoins humains sur l’accès à des biens de consommation de luxe. Par ailleurs, le caractère universel des besoins permet de prendre en compte la dimension globale des conséquences du changement climatique ainsi que la dimension intergénérationnelle du phénomène.
26Le chapitre 3 retrace l’accélération phénoménale des émissions des gaz à effet de serre (GES) depuis la Révolution industrielle en soulignant sa cause principale, à savoir la poursuite indéfinie du profit et de l’accumulation capitaliste. Il discute la stratégie de « croissance verte » qui constitue aujourd’hui le principal mot d’ordre des politiques gouvernementales et des institutions internationales. L’auteur souligne les incohérences de cette stratégie et montre que, si elle est nécessaire, elle reste en tout état de cause insuffisante pour enrayer les conséquences potentiellement catastrophiques du changement climatique.
27En outre, cette stratégie de croissance verte masque le rôle des inégalités globales de revenus et de consommation dans la contribution de chaque pays aux émissions de GES. Les engagements définis au niveau international restent en effet définis par rapport aux productions territoriales (nationales) d’émissions de GES. Or, on observe un découplage croissant entre la production de ces gaz – désormais majoritairement située en dehors des pays riches d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale – et l’empreinte carbone liée à la consommation qui reste, elle, massivement concentrée dans les pays les plus riches de la planète [24]. La consommation des 10 % les plus riches de la planète est ainsi responsable de près de la moitié des émissions de CO2 tandis que la consommation de la moitié la plus pauvre de la population mondiale n’engendre qu’environ 10 % de ces mêmes émissions.
28Dans le dernier chapitre de cette première partie, I. Gough fait le lien entre les exigences écologiques et la satisfaction minimale des besoins humains à l’échelle de la planète. L’argument moral que propose la théorie des besoins humains trouve ici sa plus claire illustration à travers la citation d’une étude de la Banque mondiale. Celle-ci montre que, si les 40 millions d’automobilistes américains qui ont des sport utility vehicles (SUV) utilisaient des voitures plus économes en carburant, cela permettrait de compenser les émissions de gaz à effet de serre nécessaires pour procurer de l’électricité aux 1,6 milliard d’êtres humains qui en sont aujourd’hui privés. À partir d’indicateurs certes perfectibles, l’auteur montre également qu’il n’existe pas nécessairement de contradiction entre la réalisation d’un bien-être satisfaisant (mesuré par l’indicateur de l’espérance de vie) et de faibles émissions de GES compatibles avec l’objectif de maintenir dans des limites acceptables le réchauffement climatique. Ce qui permet d’ouvrir des perspectives raisonnablement optimistes quant à la possibilité de concilier ces deux impératifs.
29La seconde partie du livre se concentre sur les pays riches et sur les changements politiques nécessaires dans ces pays pour affronter le défi du changement climatique. L’attention accordée à ces pays se justifie pour deux raisons. D’abord, ce sont ces pays qui portent la majeure responsabilité dans les émissions de GES, à la fois par leur production passée et leur consommation présente. Ensuite, leur richesse donne à ces pays une capacité d’action déterminante dans la lutte contre le changement climatique. Ils disposent ainsi de plus de 80 % du surplus de ressources disponible pour financer les politiques climatiques. Ils portent, en conséquence, une « double obligation » qui fait écho à la double injustice qui frappe la plupart des autres pays pauvres ou en développement.
30Dans cette partie, l’auteur développe une stratégie de transition en trois étapes. De façon très pragmatique, la première prend appui sur les engagements déjà pris par les gouvernements pour réduire la production de GES. L’auteur propose d’approfondir ces politiques de « décarbonisation » et identifie plusieurs mesures susceptibles de concourir de façon significative à cet objectif (hausse du prix du carbone, normes en matière de logement et d’énergie, investissements publics…). Dans la mesure où ni les mécanismes de marché ni les initiatives locales ne seront suffisants pour réaliser des progrès significatifs dans ces divers domaines, l’auteur plaide pour une intervention plus forte des pouvoirs publics.
31La seconde étape de la stratégie vise non pas la réduction de la production de GES dans chaque territoire, mais la nécessité de rendre soutenable l’empreinte carbone de nos consommations. Il s’agit de parvenir à recomposer la consommation des pays riches afin qu’elle puisse non seulement être durable et prévenir les risques du changement climatique, mais aussi permettre d’assurer un niveau de vie minimum acceptable à tous. C’est ici que l’auteur propose de prendre appui sur la stratégie duale identifiée dans sa théorie des besoins humains afin de définir les limites minimales et maximales de satisfaction des besoins qui soient compatibles avec les limites des émissions de GES. L’auteur propose également une série de politiques éco-sociales intégrées et susceptibles d’être mises en œuvre. Enfin, en prenant appui sur l’exemple du Royaume-Uni, l’auteur montre aussi que, dans les conditions actuelles, si toute la population de ce pays se situait au niveau de vie minimum acceptable [25], le volume des émissions de GES serait inférieur de 37 % à son niveau actuel. La réduction serait très significative, mais elle resterait bien en deçà de ce qui est nécessaire pour contenir le réchauffement climatique dans des limites acceptables.
32Dans la mesure où ni les politiques de « croissance verte » ni la recomposition de la consommation ne seront suffisantes pour contenir les effets du changement climatique dans des limites acceptables, la troisième étape envisage la transition, par la décroissance, vers une économie stationnaire. La réduction du temps de travail est au cœur de cette politique éco-sociale qui vise non seulement à diminuer le niveau de la demande, mais également à libérer du temps pour satisfaire des besoins non matériels.
33L’économie politique de ces trois transitions s’arrime ainsi dans une première phase aux engagements actuels des nations pour réduire les gaz à effet de serre pour aller, à terme, vers une économie stationnaire moins gourmande en consommations et en émissions de GES. C’est là la seule situation véritablement capable d’apporter une réponse satisfaisante au défi du changement climatique tout en organisant une répartition plus équitable des revenus et de la consommation. Conscient du caractère aujourd’hui politiquement inaudible de cet objectif ultime, l’auteur envisage une étape de transition, par la recomposition de la consommation, qui doit permettre non seulement de contribuer encore davantage à la lutte contre le changement climatique mais de consolider les bases sociales et politiques permettant d’enclencher la transition vers la décroissance. L’élargissement du débat démocratique sur la manière dont les besoins sont satisfaits constitue à cet égard un élément clé et il s’agit là, sans doute, de l’élément le plus novateur de l’approche développée par I. Gough.
34Grâce à la richesse des références mobilisées, à la rigueur et à la clarté d’exposition des arguments systématiquement repris et synthétisés à la fin de chaque chapitre, l’ouvrage de I. Gough est accessible à un large public, bien au-delà du cercle des universitaires et spécialistes, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.
35La première partie constitue peut-être l’apport le plus substantiel du livre et emporte la conviction du lecteur sur la nécessité d’un changement radical pour affronter les défis écologiques et sociaux de notre époque. Il est difficile à sa lecture de ne pas adhérer à la conclusion de l’auteur selon laquelle « l’équité, la redistribution et la priorité accordée à la satisfaction des besoins humains, loin de nous détourner de la tâche fondamentale de “décarbonisation” de l’économie, constituent au contraire des dimensions fondamentales des politiques climatiques ».
36La seconde partie du livre propose une stratégie pour engager une bifurcation vers un modèle à la fois plus juste et plus soutenable. Elle suscitera sans doute des débats et, peut-être, des controverses, notamment parmi les partisans du revenu universel auquel l’auteur consacre quelques pages critiques dans un des derniers chapitres. Il reste que la réflexion d’ensemble constitue sans doute à ce jour la contribution la plus achevée pour penser les transformations aujourd’hui indispensables de nos sociétés.
37Pierre CONCIALDI
38Institut de recherches économiques et sociales, Noisy-le-Grand
Michel Offerlé (dir.), Patrons en France, La Découverte, Paris, 2017, 660 p.
40Patrons en France est un livre-portrait. Le portrait d’une classe sociale, celle du patronat, dans toute sa variété, de l’entrepreneur individuel au PDG de grand groupe du CAC 40, qui dirige des milliers de salariés. Si les patrons ont leurs sociologues, aucune recherche ne s’était attelée, jusqu’à maintenant, à présenter dans toute sa diversité le groupe social des « commerçants, artisans, chefs d’entreprises » dans la nomenclature des PCS de l’Insee. C’est chose faite avec cette somme de plus de six cents pages, fruit d’un travail collectif réalisé à la suite d’un séminaire de recherche qui s’est tenu entre 2013 et 2015, avec des étudiants de l’École normale supérieure et de l’Université Paris I. Dirigé par Michel Offerlé, l’ouvrage fait intervenir une trentaine d’étudiants et chercheurs en sciences sociales (notamment des politistes et des sociologues), qui se sont partagé le travail de terrain.
Une série d’entretiens
41Le point de départ du groupe de travail consiste en une double question, au départ très large : comment devient-on chef d’entreprise et que fait-on quand on l’est ? Pour y répondre, un guide d’entretien commun a été élaboré, portant sur « la production et l’actualisation des “dispositions entrepreneuriales” » (p. 16). L’enjeu consistait à replacer chaque trajectoire professionnelle « dans l’espace successif des possibles » et de réencastrer les « dispositions au calcul » (p. 17) des chefs d’entreprise dans les structures sociales et les formes de socialisations qu’ils ont connues. Le livre débute par la description parallèle de deux journées types : celle d’un patron de très grande entreprise et celle d’une restauratrice en banlieue parisienne. On sent bien, à travers ces deux récits, que les deux enquêtés n’appartiennent pas au même monde social. Et pourtant, tous deux sont désignés par le même label de « patron ».
42Patrons en France semble avoir été conçu sur le modèle de La misère du monde dirigé par Pierre Bourdieu et paru en 1993. En effet, à l’instar de cet autre fameux livre collectif, il se compose d’une introduction générale et de trente-six entretiens, introduits, chacun, par un titre et un texte qui les contextualisent et s’emploient à faire ressortir l’ethos entrepreneurial de l’enquêté. Le livre, tout en possédant sa cohérence, son unité et sa rigueur d’exposition, peut ainsi se lire, soit de façon linéaire, soit en allant piocher ça et là des textes à partir du sommaire, en fonction des thématiques abordées. Chaque entretien a été retravaillé par ceux qui l’ont mené : un angle a été choisi, et seule une partie de l’entretien est livrée ici. Par ailleurs, parce qu’« un texte oral ne saurait être un brouillon transcrit » (p. 26), les retranscriptions ont été allégées et certaines formulations rectifiées.
Une évolution de l’espace patronal
43En ouverture de cette série d’entretiens, l’ouvrage propose une synthèse quantitative de plusieurs enquêtes Emploi, signée par Cédric Hugée (p. 28 et suiv.). L’objectif est de compléter une connaissance trop fragmentaire de ce groupe social et d’étudier les grands traits des dirigeants d’entreprises françaises et leur évolution. Le groupe social n° 2 des PCS de l’Insee a, en effet, connu certaines modifications depuis vingt ans. Les statistiques font notamment apparaître une baisse des effectifs d’artisans et commerçants, ainsi qu’une légère féminisation d’une population qui demeure très masculine. Mais une des transformations les plus notables concerne l’augmentation de la proportion de diplômés du supérieur, notamment chez les chefs d’entreprise. Il est par ailleurs à noter une importante ligne de clivage interne relativement aux origines sociales : alors que les artisans et commerçants partagent des origines populaires, les chefs de moyennes et grandes entreprises se caractérisent plutôt par des origines élevées.
44Du point de vue qualitatif, le portrait du groupe réalisé dans le livre ne vise pas la représentativité statistique (p. 609), mais cherche à décrire l’espace patronal dans sa diversité. Même s’il laisse subsister des zones d’ombre (du fait des conditions parfois difficiles d’obtention des entretiens, notamment avec les plus « petits » patrons), le livre s’efforce, à travers la variété des trajectoires individuelles qu’il relate, de balayer l’ensemble du spectre de la classe sociale patronale. Même si l’entrée sur un tel terrain peut sembler difficile, au premier abord, l’échantillon compte tout de même cinq représentants des plus grandes fortunes de France (d’après le magazine Challenges) et six patrons du CAC 40 (p. 19). Parmi eux, quelques noms n’ont pas été anonymisés : Jean-Louis Beffa, Françoise Gri, Pierre Pringuet, Jean-David Chamboredon, Emmanuel Charrier (p. 610 et suiv.).
Un plan thématique
45La structure de l’ouvrage reflète les préoccupations des chercheurs. La première partie est consacrée aux « trajectoires entrepreneuriales », thème classique des sciences sociales. Elle montre que, même si la reproduction sociale existe dans ce milieu, on « ne naît pas patron » nécessairement, et certaines trajectoires relatées s’avèrent « improbables » (p. 43). Intitulée « surfaces patronales », la deuxième partie s’intéresse spécifiquement à la dimension hiérarchisée du monde patronal (p. 145), mesurée à l’aune de la taille de l’entreprise (en nombre de salariés et en chiffre d’affaires) et donne à voir un univers marqué par l’existence de luttes de classe internes et ambivalentes. La troisième partie s’intéresse quant à elle au « puzzle du capital entrepreneurial », autrement dit à la façon dont certaines combinatoires de ressources sociales et de capitaux peuvent s’avérer efficaces dans le monde économique (p. 248).
46La quatrième partie s’intéresse à ce que les auteurs appellent la « culture de la décision » (p. 331). Puisque l’activité du patron consiste à « diriger une entreprise », donc à décider, il s’agit de montrer sur quel type de socialisation s’appuient la transmission et l’acquisition des dispositions « à l’exercice de l’autorité ». La cinquième partie aborde pour sa part le « rapport à l’argent », sujet délicat à propos duquel les enquêtés, parfois millionnaires, expriment une tendance au « détachement » et à la dénégation de « l’accumulation pour l’accumulation » (p. 408). Enfin, la sixième partie se centre sur les « valeurs, goûts et opinions » des patrons, notamment à propos de la politique et la culture (p. 497). Concernant la politique, il apparaît que « le militantisme patronal est aussi une pièce du capital social » de certains enquêtés (p. 500). Concernant la culture, c’est notamment le goût affiché de certains grands patrons pour l’opéra qui sert à analyser l’intensité de leur volonté de distinction (p. 501).
Un capital entrepreneurial renouvelé
47Au terme de l’étude, M. Offerlé propose de définir le patronat par la négative et la séparation statutaire : « un patron c’est d’abord quelqu’un qui est en dehors du monde salarial, il est séparé d’avec les autres », écrit-il ainsi (p. 571). Il fait aussi ressortir un imaginaire commun repoussant : « la figure du fonctionnaire ». Il souligne que c’est un monde professionnel qui a, lui aussi, « ses marges » (p. 574), faites de petites entreprises qui survivent, de petits entrepreneurs qui dénient leur statut de patron, mais aussi d’entrepreneurs du numérique qui prônent l’entreprise « libérée ». Il soutient, aussi, que c’est le milieu professionnel où le rôle des individus est le plus « multiforme » (p. 577). C’est ce qui explique, selon lui, le fait qu’une controverse interne existe sur la définition de ce qu’est un « vrai chef d’entreprise », ou que le terme « patron » ne fait pas l’unanimité au sein du groupe social. « Je ne suis pas un patron, je suis un dirigeant », affirme ainsi un enquêté (p. 581).
48L’ouvrage propose enfin une réflexion sur la figure de l’entrepreneur. Pour en décrire les traits spécifiques, M. Offerlé considère qu’il faut se départir de l’idée, naturalisante, qu’il s’agirait d’individus « héroïques » dotés de caractéristiques exceptionnelles, et s’intéresser plutôt aux « dispositifs, points d’appui, équipements » sur lesquels reposent leurs « pratiques entrepreneuriales » (p. 582). Il invite ce faisant à s’interroger sur la notion de « capital entrepreneurial ». Dans La distinction, dans les années 1970, P. Bourdieu décrivait un monde patronal en porte-à-faux, caractérisé par un capital économique élevé mais un capital culturel faible. Au cours des vingt dernières années, l’augmentation du niveau d’étude au sein de ce groupe social, invite à définir désormais le « capital entrepreneurial » comme une combinaison de capital économique et de capital culturel, reposant sur des domaines d’investissement variés, par exemple l’opéra et le ballet, mais aussi les clubs de sport, notamment de football. À cela s’ajoute, enfin, le capital social patronal, lié à l’origine familiale, aux clubs, réseaux et autres organisations, mais aussi aux dimensions mondaine ou médiatique.
Des socialisations patronales
49Pour M. Offerlé, c’est la notion beckerienne de « carrière » qui apparaît la mieux appropriée pour saisir et analyser les socialisations entrepreneuriales, où « l’échec fait partie de l’initiation » (p. 587) et où « la scolarisation ne fait pas tout, et apprend peu de choses du métier » (p. 583). Il rappelle que, dans cet univers singulier, les « destructions » aussi revêtent une dimension quasi esthétique parce qu’elles sont considérées comme « créatrices » (dans une optique schumpeterienne), et qu’elles peuvent constituer des challenges : « détruire des emplois pour préserver l’avenir » (p. 593). Plus généralement, à chaque niveau de la hiérarchie patronale, chacun semble traversé par « la satisfaction de jouer un rôle social », et pas seulement par celle de « cracher du résultat ». « Je ne suis pas paternaliste, dit ainsi un enquêté, mais je suis proche des gens. » Un autre souligne : « On fait vivre quatre-vingt-cinq familles » (p. 598-599).
50Les entretiens contiennent, étonnamment, peu de discussions sur la notion de capitalisme et sur le fonctionnement de l’économie contemporaine, la financiarisation, la mondialisation. Lorsqu’est évoquée la « domination », c’est de celle des grands patrons sur les autres dont il est question. Mais elle est contrebalancée par une socialisation au système qui conduit à des formes d’accommodement et de consentement actif (p. 603). Cette ambivalence qui produit de l’acceptation chez les « dominés des dominants » semble renvoyer à une forme de « misère de position », analogue à celle que décrivait P. Bourdieu dans La misère du monde, à propos du monde social en général. Patrons en France nous amène ainsi, progressivement, à concevoir l’existence d’une homologie structurelle entre l’espace patronal et l’espace social, ce qui n’est pas le moindre de ses résultats.
51Fabien ELOIRE
52Université de Lille, Clersé
Patrice Flichy, Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », Paris, 2017, 432 p.
54L’ouvrage de Patrice Flichy se présente comme une réflexion stimulante sur le travail et ses frontières. Les individus s’engagent-ils différemment dans leur travail (rémunéré) et dans leur passion, leur hobby ? Que change vraiment le numérique, à l’heure des débats sur la montée en puissance de plateformes comme Uber ou Airbnb ?
55Les deux premières parties de l’ouvrage (qui en compte quatre) sont consacrées à une réflexion sur la manière dont les sciences sociales conceptualisent la question du travail depuis la fin du XIXe siècle. P. Flichy note en particulier l’héritage très marquant pour la sociologie du travail française des travaux de Marx. Comme François Vatin l’a bien établi, les auteurs fondateurs comme Friedmann ou Naville construisent avant tout une sociologie du salariat (masculin) et déplorent l’émiettement des tâches et l’aliénation qui en découle. Les loisirs apparaissent alors comme des activités de plaisir au potentiel libérateur, le monde de la « vie véritable », celui de l’autonomie (André Gorz).
56P. Flichy souligne les apories de cette séparation très structurante en identifiant même un retournement plus récent dans l’approche des loisirs et de la consommation. Dans les travaux sur la mise au travail des consommateurs par exemple, le temps libre apparaît sans cesse grignoté par d’autres activités contraintes. Les obligations de la sphère domestique, le temps dévolu aux médias, la consommation qui transforme les individus en travailleurs malgré eux, laissent penser que le « vrai loisir » aurait lui-même disparu. C’est cependant pour P. Flichy le symptôme d’une impasse théorique : si certaines tâches effectuées par les clients peuvent être effectivement aliénantes, elles coexistent avec un plaisir à consommer qui participe par ailleurs à la construction des identités.
57La thèse défendue consiste alors à effacer la frontière entre travail et loisirs pour défendre la continuité des modes de faire : « Étudions plutôt comment l’individu s’engage dans l’activité, réalise son désir d’accomplissement, va au bout de son expérience, recherche le plaisir du faire, mais aussi se mobilise pour faire face à l’imprévu, associe effort et produit » (p. 76). En mobilisant les concepts d’activité et d’engagement, P. Flichy s’inscrit dans une sociologie d’inspiration pragmatiste, attentive au contenu des modes de faire et de vivre, portant une attention particulière aux zones de débordement entre le travail et le loisir.
58Pour P. Flichy, l’identité se construit tout aussi bien par le travail que par les passions et les hobbys. Le chapitre 3 est consacré à l’exploitation des résultats de l’enquête « Histoire de vie » de l’INSEE pour 2003. À travers l’analyse de questions choisies, il montre que le loisir n’est pas l’envers du travail, qu’il n’y a pas de lien entre l’importance donnée au travail et les pratiques des loisirs. Les loisirs ne semblent ainsi pas remplacer un travail aliénant et dévalorisé (il rappelle que les ouvriers gagnant au Loto ne souhaitent pas arrêter leur travail). En se concentrant tour à tour sur les « travaillants » et les chômeurs, les femmes au foyer, les étudiants, les retraités, P. Flichy montre que travail et loisir s’entrelacent pour construire une identité commune du faire : « Les loisirs ne se substituent pas au travail pour ceux qui en sont insatisfaits ou pour ceux qui n’en ont plus à titre provisoire ou définitif. Les loisirs et encore plus la “culture cultivée” (culture classique ou savante) ne sont pas ces instruments de libération que Dumazedier avait cru découvrir » (p. 127).
59La deuxième partie, intitulée « L’autre travail », revient sur divers mouvements alternatifs au travail capitaliste depuis le XIXe siècle, à commencer par l’utopie du socialiste William Morris, et son mouvement Craft. Sont ensuite abordés les maker spaces, le mouvement des hackers, l’utopie hippie (à la croisée de la contre-culture des années 1960-1970 et des hobbyists), la musique punk et les partisans du logiciel libre. La diversité des thématiques peut désarçonner en raison du rapport parfois plus ténu que ces mouvements entretiennent avec la problématique du travail. Pourtant, P. Flichy parvient à les rassembler en analysant pour chacun d’eux la vision du faire qui les sous-tend et surtout les contradictions qui les traversent encore : comment tenir ensemble la promesse d’un travail artisanal créateur tout en produisant un art à bas prix accessible à toutes les classes sociales ? Comment garantir des licences libres de droit tout en assurant une rentabilité économique des logiciels libres ? Les voies de résolution sont nombreuses et les bifurcations par rapport aux utopies initiales aussi. Sur le plan du travail, ces utopies ne définissent pas de nouvelles manières de travailler mais des ressources pour développer des projets. Elles constituent ainsi une culture commune selon P. Flichy, souvent tournée vers le futur et s’appuyant sur des technologies nouvelles et créatrices de nouveaux modes d’engagement (p. 174-175).
60Dans la troisième partie, P. Flichy traite plus spécifiquement du numérique. Il revient d’abord sur les débuts de la micro-informatique et les bouleversements que cela a opérés dans le monde de l’entreprise. Certains exportent vers le travail des passions qu’ils avaient à la maison. Flichy traite alors deux cas d’autoproduction : le logiciel libre et la production musicale.
61Le chapitre 6 traduit les intérêts de recherche plus souvent associés à l’auteur de L’imaginaire d’Internet [26] puisqu’il y mobilise un certain nombre de travaux produits au CNET – devenu Orange Labs – sur l’analyse des usages des Télécoms et des dispositifs numériques au travail et à domicile. L’expertise et l’érudition de l’auteur en ce domaine permettent de démontrer, s’il le fallait encore, que l’analyse des TIC est loin d’être un domaine clos sur lui-même. Il permet au contraire d’aborder le travail, les loisirs, mais aussi la culture, les utopies, la famille, etc. Flichy achève ce chapitre en proposant le concept de « travail ouvert », qu’il développe dans la suite de l’ouvrage.
62Dans les chapitres suivants, l’auteur s’appuie sur 39 entretiens pour analyser comment le numérique donne une actualité nouvelle à la rencontre entre travail et hors travail. L’auteur a recueilli auprès des interviewés des récits sur leurs pratiques et leur engagement dans des activités de travail et/ou de loisir, à condition que cet engagement soit fort et qu’il s’appuie sur des dispositifs numériques. On trouve ainsi des usagers de plateformes comme Airbnb, Blablacar, Etsy ou Uber mais également World of Warcraft, YouTube, OpenstreetMap ou des blogs. L’intérêt est ici de comprendre comment les individus articulent, enchevêtrent ou séparent leurs activités principales et secondaires et quel rôle y joue le numérique. Parmi la variété des cas de « travail ouvert » décrits, P. Flichy identifie divers degrés d’engagement : certains individus abandonnent tout pour s’adonner à leur passion quand d’autres s’appuient sur les plateformes « collaboratives » pour simplement en tirer un revenu complémentaire. L’autre ligne de tension concerne l’unification des activités : certains individus parviennent à accorder totalement leur passion et leur vie professionnelle (un randonneur informaticien créateur d’un site collaboratif de promenades), d’autres mènent des vies séparées. Mais dans la majorité des cas, ce sont des accords plus ponctuels entre des activités a priori sans rapport qui émergent, comme cet ingénieur passionné de jeux vidéo, qui met au service du jeu ses compétences informatiques et de management. P. Flichy insiste sur la circulation des savoirs et des compétences d’une sphère à l’autre, au point d’affirmer que toutes ces activités sont au fond un « travail ». Sans s’étendre, il note que les cadres parviennent facilement à faire circuler leur expérience et leurs compétences d’une sphère à l’autre, alors que les ouvriers et employés pratiqueraient davantage le bricolage.
63Dans un second temps, l’auteur montre que le numérique offre des opportunités pour se réapproprier son activité. Le travail ouvert est d’abord un travail complet, c’est-à-dire dont on parvient à réaliser l’intégralité des tâches (à la manière archétypale d’un objet conçu, produit et vendu sur Etsy), et selon lui choisi (le chauffeur de VTC subit un ensemble de contraintes mais est toutefois libre de choisir s’il part travailler ou non). Par ailleurs, les plateformes numériques permettent de valoriser des compétences développées par ailleurs mais restées en friche (une spécialiste de la reliure qui redécouvre cette compétence alors qu’elle se passionne pour l’édition d’un fanzine, p. 291), ou de valoriser des aptitudes « ordinaires », comme savoir conduire ou recevoir chez soi. Enfin, l’auteur montre que ce travail ouvert, l’est aussi sur un ailleurs : avec le numérique le travail est visible. Cela permet d’accéder à des marchés et produit également la nécessité de s’exprimer et de réfléchir à son identité en ligne, à sa réputation.
64La quatrième et dernière partie de l’ouvrage s’intitule « Le travail avec le numérique » et traite plus spécifiquement des plateformes en ligne et leur rôle dans le cadrage du travail ouvert. Flichy défend ici une vision relativement optimiste du numérique, où « la technique digitale rend possible la démocratisation de l’activité productive » (p. 343). Dans le sillage d’une histoire d’Internet insistant sur le potentiel libérateur de la technologie (on pense tout particulièrement à la biographie de S. Brand par Turner [27], mais aussi aux écrits antérieurs de P. Flichy sur les amateurs), l’auteur restitue dans le chapitre 10 les outils fournis aux individus pour gagner en autonomie, contourner les gatekeepers, s’autoformer, accéder à des marchés. Puis il montre également comme ces mêmes plateformes cadrent les activités, par le biais d’algorithmes qui hiérarchisent les offres et les jugements (via des notes et avis), tout en fournissant des dispositifs de confiance et de sécurité pour faciliter les échanges.
65Le dernier chapitre traite d’un débat épineux et actuel sur le rôle des plateformes, que d’aucuns analysent comme le symbole d’un capitalisme numérique exploitant un néo-prolétariat par l’extraction de valeur à leurs dépens (digital labor [28]). D’autres, comme P. Flichy, défendent une position plus nuancée, attentive aux discours des individus et au sens qu’ils donnent à leurs modes d’engagement dans les activités.
66À la fin de l’ouvrage, l’auteur pose la question de la « fin du salariat », en s’appuyant sur les travaux de Robert Castel. Est alors développée la figure de « l’individu numérique intégré », souvent inscrit dans des activités vocationnelles où le statut de freelance est relativement courant. Le numérique lui offre des opportunités de visibilité, de flexibilité du temps de travail et en somme un engagement dans une activité réellement désirée. À cette figure s’oppose celle de « l’individu numérique désaffilié », dont le livreur de repas à vélo ou le travailleur à la tâche serait l’archétype : le travail sur la plateforme y est une activité faute de mieux, réalisée seul et pour des revenus souvent très bas.
67Si P. Flichy ne nie pas cette sombre réalité, son livre jette un regard plus volontiers optimiste sur le numérique et ses effets sur la vie des individus, en particulier les mieux dotés. Le parti pris stimulant d’inscrire l’ouvrage dans les utopies historiques du faire offre donc une mise en perspective essentielle pour mettre à distance les discours catastrophistes sur le couple travail et numérique. Reste cependant à évaluer plus précisément ce potentiel libérateur du travail ouvert en fonction des caractéristiques sociales des individus.
68Marie TRESPEUCH
69Sorbonne Université, GEMASS
Sébastien Fontenelle, Mona Chollet, Olivier Cyran, Laurence De Cock, Les éditocrates 2 : Le cauchemar continue, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2018, 224 p.
71Cet ouvrage, écrit par des journalistes et une historienne, n’est pas à proprement parler un ouvrage universitaire. Pourquoi, dès lors, en rédiger une chronique dans la Revue française de socio-économie ? Dans le numéro 21 (2018) intitulé : « Futurs économiques », Roland Canu écrivait un article au titre évocateur : « Lire l’avenir économique dans la presse. Une exploration des discours journalistiques pendant la crise des subprimes ». La question à laquelle essayait de répondre l’auteur était celle, notamment, du degré de pluralisme, accordé ou non, aux discours d’expertise, en ce qui concerne la science économique, dans la presse quotidienne nationale entre 2007 et 2014. Or la thèse défendue dans l’ouvrage, dont il est question ici, s’énonce comme suit : il existe, depuis de très nombreuses années [29], un petit nombre d’éditorialistes, dont le fonds de commerce consiste à défendre une certaine vision du monde dans l’espace public en y monopolisant la parole sur différents supports médiatiques (presse écrite, télévision, radio, réseaux sociaux…). Autrement dit, l’univers médiatique diffuserait, de par une poignée d’individus bien établis, un discours monolithique sur le monde économique et social. Ce livre est composé d’une introduction et de 10 portraits de ces fameux éditorialistes. Il s’agit de Brice Couturier, Franz-Olivier Giesbert, Jacques Julliard, Arnaud Leparmentier, Jean Quatremer, Élisabeth Lévy, Plantu, Natacha Polony, Valérie Toranian, Éric Zemmour.
72Dans l’introduction, les auteurs expliquent que les « éditocrates », selon des nuances qui leur sont propres, défendent une conception de l’économie néolibérale et unanimement favorable à la politique de l’Union européenne. Que de cette conception découlent plusieurs traits saillants, à savoir que les personnes au pouvoir et les plus riches sont toujours défendus alors que quiconque s’oppose à cette politique et entend défendre ses droits acquis incarnerait le « mal ». Que, paradoxalement, tous ces éditorialistes se placent dans la posture de « briseurs de tabous », victimes expiatoires de censeurs, et dont le but ultime consiste à interdire tout débat d’idées, à propager une « police de la bien-pensance » [30] alors que manifestement leur comportement se coule parfaitement dans l’ordre établi. « Puis encore, comme son hôte, après avoir tout de même rappelé qu’il [Éric Zemmour] a été “plusieurs fois condamné par les tribunaux pour provocation à la haine”, lui demande si ces condamnations l’incitent “à la prudence”, il répond, allongeant d’un trait de comparatisme sa coutumière plainte victimaire, et comme s’il était complètement inconscient que le fait même qu’il soit invité à la formuler, à une heure de grande écoute, à l’antenne d’une des plus importantes radios françaises [Europe 1] dit toute la ridicule inanité d’une telle conjecture : “je pense que ces condamnations sont faites pour me faire taire et pour me faire perdre mes activités professionnelles” » (p. 155).
73Selon les auteurs, il s’agit en fait d’une manière hypocrite de diffuser une idéologie et une interprétation de la réalité parfois totalement contraire aux « faits » [31]. Plus précisément, la ligne défendue par ces éditorialistes consiste à toujours ne présenter comme seule politique possible une ligne néolibérale allant dans le sens de la destruction des acquis sociaux, à affirmer que les Français les plus modestes doivent absolument faire des efforts pour permettre à l’État de rembourser la dette publique, à insister pour que le Code du travail soit allégé, à fustiger les corps intermédiaires et tout particulièrement les syndicats, à qualifier de « populiste » toute personne qui prônerait toute autre ligne politique et économique, à pourfendre « l’assistanat », à distiller du venin sur toute initiative qui consisterait à demander au peuple son avis par référendum. Bref, selon ces éditorialistes, alors qu’eux-mêmes ne dévoilent jamais le montant de leurs émoluments, et qu’ils travaillaient généralement pour plusieurs employeurs (dont certains touchent des subventions publiques), il est nécessaire de réduire les dépenses publiques, les aides sociales et les protections dont peuvent bénéficier les plus modestes, pour fluidifier le marché du travail.
« Et nul ne connaît, au juste, le montant des émoluments que leur vaut la scansion de ces insanités, car les éditocrates, si généreux de leurs exhortations à diminuer les aides sociales quand elles vont aux nécessiteux, se montrent beaucoup plus taiseux sur le sujet de leurs salaires. Mais on sait du moins que l’État les gave d’aides publiques à la presse dont l’utilisation n’est que peu contrôlée, et que ces grands producteurs d’appels à mieux surveiller l’usage que font les pauvres de leurs allocations ne se peinent nullement de ce ruineux laxisme ».
75Après la clôture de l’introduction, commence la galerie de portraits. Ces derniers contiennent, et sont donc étayés, de nombreuses citations de l’éditorialiste concerné soigneusement remises dans leur contexte ; l’ensemble des portraits finit par former, par petites touches impressionnistes, une photographie assez convaincante. Cependant, le vitriol, à l’état pur ou presque, qui irrigue l’ensemble de portraits, conduit à desservir la thèse des auteurs. Puisque ces derniers sont eux-mêmes journalistes, l’impression que l’ouvrage perd en objectivité pour se transformer en « mission vengeresse » s’insinue parfois dans l’esprit du lecteur jusqu’à édulcorer l’efficacité de la démonstration. Ainsi, à titre d’illustration, est-il possible de lire dans le portrait de Brice Couturier, ces phrases au ton très caustique. Le fait que la fin de la citation frôle le procès d’intention nuit à la crédibilité des auteurs : « Devant un public d’admirateurs boutonneux, le nouveau président prononce un discours mettant en valeur les gens qui réussissent par opposition “à ceux qui ne sont rien”. La phrase fait l’effet d’une gifle sur les galériens du marché du travail […]. Brice Couturier est aux anges. Volant au secours de son champion malmené sur les réseaux sociaux, il retweete le message de la “Team Macron”, l’un des comptes de La République en marche : À ceux qui s’offusqueraient trop vite de l’expression “ceux qui ne sont rien”, rappelons qu’on la retrouve dans… L’Internationale. On imagine sans mal combien l’ex-maoïste qui a fait mai 1968 avec les sous de la bonne a pris plaisir à cette facétie. Le chant d’espoir des damnés de la terre – “Nous ne sommes rien, soyons tout” – capturé par la France des start-uppers : quelle splendide revanche » (p. 23).
76Par ailleurs, à nos yeux, il manque un cadre général et rigoureux permettant de resituer l’ensemble des critiques adressées à chacun des éditorialistes concernés dans une vision plus globale du système médiatique. En effet, si les auteurs sont convaincus de l’existence d’une propagation éditoriale et médiatique d’une vision idéologique monolithique de la société, il convient alors de la dénoncer. Toutefois, stigmatiser des individus ad hominen constitue-t-il la meilleure manière d’y parvenir ? De fait, le lecteur peut, parfois, se demander si les auteurs, en leur for intérieur, ne voudraient pas réduire la liberté de parole et d’expression des éditorialistes pourfendus dans cet ouvrage.
77Qui plus est, si leur thèse est juste, encore conviendrait-il de s’interroger sur les conditions d’accès de ces éditorialistes aux différentes antennes et journaux. Les auteurs ne négligent pas complètement cet aspect des choses. Il est, en effet, abordé très brièvement à la fin du portrait de Plantu ; de façon plus détaillée dans celui d’Éric Zemmour : « L’éditocrate bénéficie donc de cette circonstance très particulière que ses proférations les plus délirantes – ou les plus haineuses – lui valent un appui constant de ses employeurs et de ses pairs. Car il assure aux premiers de confortables dividendes. “La loi de l’audience est dure mais c’est la loi”, expliquera Henri Maler, de l’association Acrimed. Avec Éric Zemmour, audience garantie, ça fait “polémique”, ça “clashe” et ça “buzze”, comme dit le vocabulaire en vigueur dans les médias qui aiment par-dessus tout le bruit qu’ils font ou qu’ils entretiennent. Rien n’est plus urgent que d’accueillir le génie méconnu pour étendre la surface de son audience. Et les seconds prospèrent, comme lui, dans la flatterie de ce qu’il y a de plus bas dans leurs clientèles » (p. 152). Pour conclure, la lecture de cet ouvrage, d’un point de vue formel, s’avère très agréable. À l’évidence, les auteurs sont non seulement des journalistes rompus à l’exercice de la rédaction mais ils possèdent également le souci d’écrire pour capter l’attention et être compris par le plus grand nombre.
78Frédéric CHAVY
79CNRS, Clersé
Clément Carbonnier, Nathalie Morel, Le retour des domestiques, Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2018, 112 p.
81La domesticité n’aurait pas totalement disparu avec le XXe siècle, c’est la forme de cette domesticité qui a évolué. Voici la thèse de l’ouvrage de Clément Carbonnier et Nathalie Morel. Nous sommes passés de la figure du domestique, de l’employé de maison qui vit chez son maître et le sert, à une forme de domesticité déguisée qui passe par les emplois dans le secteur des services à la personne. Le point commun reste que les tâches sont effectuées au sein du domicile des particuliers. Ce que l’on voit alors, ce n’est plus la même forme d’exploitation. Aujourd’hui, l’exploitation passe par des conditions de travail dégradées dans les services à la personne. Il y a une polarisation de la société avec d’un côté une polarisation des emplois –, entre développement des emplois très qualifiés et peu qualifiés et réduction des emplois intermédiaires – et d’un autre côté une polarisation entre les personnes modestes et les plus aisées, entre les femmes et les hommes et entre les femmes entre elles. Cette polarisation n’est pas « naturelle », elle repose sur un choix de société, appuyé par les politiques publiques mises en œuvre, notamment celles pour soutenir la demande de services à la personne depuis les années 1980 à travers des dispositifs de réductions d’impôt. En effet, outre les mutations économiques et sociétales que nous avons connues, comme la hausse de l’emploi féminin ou encore les mutations technologiques qui allègent le temps consacré au travail domestique, principalement dévolu aux femmes, les pouvoirs publics ont cherché à favoriser les services à la personne ; secteur qui serait un « gisement d’emplois » et qui se veut une réponse à de nouveaux besoins sociaux, comme l’aide aux personnes âgées et handicapées et la garde des jeunes enfants. Ce secteur regroupe en effet des services visant à améliorer le quotidien des particuliers par une externalisation des tâches domestiques et familiales.
82Depuis les années 1990, sous l’égide de la Commission européenne, plusieurs pays du continent ont soutenu le développement des services à la personne. Les objectifs affichés sont de répondre à des besoins sociaux mais aussi la lutte contre le chômage via le subventionnement d’emplois non qualifiés. Derrière cela, c’est la question de l’expansion de l’emploi féminin qui est posée. Cela se fait de deux manières : du côté des femmes qualifiées, les services à la personne leur permettent de se dégager du temps qu’elles peuvent réallouer pour leur travail rémunéré, et de l’autre cela permet de créer de la demande de travail pour les femmes non qualifiées. En effet, 96 % des salariés du secteur des services à la personne en France sont des femmes. C’est d’ailleurs pour cela que les auteurs accordent les substantifs au féminin lorsqu’ils s’intéressent aux salariés de ce secteur.
83En France, sont mises en place depuis les années 1990 des politiques de subventionnement des services domestiques à travers des politiques d’exonérations de cotisations sociales et d’exemptions fiscales (notamment à travers une réduction d’impôt sur le revenu transformée depuis en crédit d’impôt). On cherche à stimuler la demande de services à la personne avec pour objectif de créer de l’emploi et de résorber le chômage des personnes les moins qualifiées. C’est notamment ce qui a été affirmé dans le plan Borloo de 2005, qui a permis de structurer le secteur des services à la personne qui compte aujourd’hui 1,2 million de salariés, soit 5 % de l’emploi total en France.
84Mais est-ce que ces politiques de soutien au secteur des services à la personne ont vraiment permis de créer autant d’emplois que ce qui était annoncé ? C’est l’un des questionnements centraux des auteurs. Ils mesurent l’efficacité des mesures de déductions fiscales ciblées sur les services à la personne en coût public par emploi à temps plein créé. Ils s’intéressent aux emplois qui ont été créés grâce aux subventions, en prenant soin d’enlever les emplois qui auraient été créés même sans ces subventions, c’est-à-dire qu’ils s’intéressent au coût d’opportunité de cette politique. Pour évaluer l’effet de la politique, ils prennent en compte les différents changements de plafond suite aux réformes de 1992 à 2003. Finalement, ils montrent que l’effet de ces subventions est très faible sur le nombre d’emplois créés par rapport au coût que cela représente pour la collectivité. Par exemple, la réforme de 2003, qui augmentait le plafond de la réduction d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile de 6 900 euros à 10 000 euros, a coûté 88 millions d’euros pour 553 emplois équivalent temps plein (EETP) créés, soit un coût par EETP créés de 159 494 euros. Il existe surtout des effets d’aubaine importants, qui bénéficient principalement aux ménages les plus aisés, notamment avec le passage de la réduction d’impôt à un crédit d’impôt.
85C. Carbonnier et N. Morel interrogent principalement la qualité des emplois dans ce secteur. Les politiques fiscales cherchent à jouer sur la demande mais n’interrogent pas l’offre et donc la qualité des emplois créés et des services proposés. Les conditions de travail se traduisent, la plupart du temps, par de faibles rémunérations, notamment en raison des temps de travail très partiels que l’on retrouve dans ces métiers. Comme les heures travaillées ne sont pas toujours payées en tant qu’heures pleines, les salaires sont aussi très faibles (notamment pour le travail de nuit dans le cadre de l’aide à domicile aux personnes âgées mais aussi les temps de déplacements qui ne sont pas totalement pris en charge). C’est également un secteur où les perspectives d’évolution de carrière sont très réduites voire inexistantes, et où l’on retrouve une quasi-absence de formation professionnelle.
86Ce sont les salariées du particulier-employeur qui sont les plus vulnérables puisque les conventions collectives sont plus difficiles à faire appliquer avec ce type d’employeurs, par rapport aux services prestataires. Or ce sont les services du particulier-employeur qui ont été initialement soutenus par les pouvoirs publics, les mauvaises conditions de travail sont renforcées par une représentation limitée des intérêts des salariées. Comme le travail se fait au sein des domiciles des particuliers, il est solitaire. Il est alors difficile pour les salariées de former des collectifs de travail pour représenter leurs intérêts. Il n’y a d’ailleurs quasiment pas de représentation syndicale dans ce secteur. Même s’il existe des conventions collectives, il est difficile d’appliquer les réglementations concernant les conditions de travail et les règles d’hygiène et de sécurité, surtout parce que le travail s’effectue dans un lieu inaccessible par les services compétents en la matière, en l’occurrence le domicile des particuliers. Enfin, la mauvaise qualité des emplois est renforcée par le fait que ce sont des tâches dont les compétences ne sont pas reconnues comme telles et qui sont essentiellement effectuées par des femmes et donc considérées comme « naturelles ».
87L’autre objectif des politiques publiques de soutien aux services à la personne est de répondre aux nouveaux besoins sociaux liés à la dépendance des personnes âgées et à la garde des jeunes enfants (avec en tête l’augmentation du taux d’emploi féminin). Les auteurs analysent l’impact redistributif des mesures de subventions fiscales. Ce qu’il en ressort, c’est que ce sont surtout les ménages les plus aisés qui bénéficient de ces mesures et que celles-ci s’apparenteraient plutôt à des subventions pour des services « de confort ». En effet, les ménages aisés consomment des services à la personne et bénéficient d’effets d’aubaine, puisqu’ils auraient tout de même consommé ces services, même s’il n’y avait pas eu de subventions. Les ménages modestes quant à eux, comme ils consomment peu de ces services, bénéficient peu de ces subventions, leur coût restant en effet trop élevé. La subvention se présentant sous la forme d’un crédit d’impôt, il faut tout de même que les ménages avancent une partie de la somme nécessaire à financer ces services. C. Carbonnier et N. Morel en déduisent que ce système de subvention est un système régressif et antiredistributif et que la prise en charge des besoins sociaux est donc plutôt faible. Cette antiredistributivité du dispositif est justifiée, pour les pouvoirs publics, par le fait que les ménages modestes ont accès à des prestations ciblées, auxquelles les ménages aisés n’ont pas accès, et qu’il faudrait donc compenser cette différence d’accès aux prestations. Ce que l’on observe, c’est que cette fragmentation du système entraîne des différences importantes d’accès aux services concernés, au détriment des ménages modestes, pour qui la prise en charge est nécessaire et ne sert pas une consommation de confort. Ce sont, par exemple, les enfants des ménages les plus aisés qui sont dans la majorité des cas gardés par des services de garde formelle en France tandis que les ménages modestes ont plutôt tendance à garder leurs enfants à la maison. Cette problématique de la garde d’enfants souligne la polarisation qui existe alors entre les femmes des milieux aisés et celles des milieux modestes. Les politiques de soutien aux services à la personne ont comme but la mise au travail des femmes et donc une meilleure conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, or ce sont les femmes des ménages aisés qui bénéficient le plus des services à la personne. Cela leur permet d’augmenter le temps qu’elles consacrent à leur activité rémunérée, donc leurs revenus et leurs perspectives de carrière. De l’autre côté, les femmes « non qualifiées » des milieux modestes ont accès à des emplois, grâce aux politiques de subventionnement, mais ceux-ci sont « bas de gamme », de mauvaise qualité et mal rémunérés, ne permettant pas aux salariées de concilier correctement leur vie familiale et leur vie professionnelle. Pour C. Carbonnier et N. Morel, les politiques de soutien aux services à la personne ont tendance à réduire les inégalités de genre au sein des couples aisés en les transférant vers des inégalités entre les femmes de catégories socioprofessionnelles différentes.
88Les politiques de subventionnement des services à la personne sont rarement remises en cause. Pour résorber le chômage, tout en gardant un revenu minimum garanti, la stratégie française a été, dans les années 1990, de maintenir le niveau du salaire minimum mais de baisser le coût du travail par des exonérations de cotisations sociales employeurs et de subventionner fiscalement le secteur des services à la personne. Dans cet ouvrage, C. Carbonnier et N. Morel proposent une stratégie alternative basée sur un investissement social massif dans l’éducation. L’objectif étant d’augmenter le niveau général de qualifications de la population pour favoriser la demande de services à la personne (plus de personnes auront des revenus élevés et donc la possibilité d’externaliser certaines tâches). Par ailleurs, la hausse des qualifications permettrait d’augmenter le pouvoir de négociation des salariées de ces services pour qu’elles puissent obtenir des salaires plus élevés et une reconnaissance qui se retranscrira dans la qualité de l’emploi. La politique de capital humain doit également être axée sur la formation continue des travailleurs et donc sur la valorisation de leurs compétences. Enfin, plutôt que des mesures de subventionnement des services à la personne qui ont montré leurs nombreuses limites, les auteurs prônent un investissement direct dans des services publics de qualité et surtout accessibles à tous, en améliorant par exemple les capacités d’accueil collectif des très jeunes enfants. Cela poserait néanmoins la question de l’acceptabilité sociale de ces mesures. Ce sont en effet majoritairement les ménages les plus aisés qui bénéficient des subventions fiscales, alors qu’ils ne seront pas les seuls à bénéficier des services publics.
89Cet ouvrage permet de questionner les politiques publiques ciblées sur le développement du secteur des services à la personne et de montrer qu’elles conduisent à une polarisation de la société, polarisation qui est construite socialement. En plus du coût par emploi créé important pour des résultats peu satisfaisants, les auteurs montrent que ces politiques permettent surtout de financer des services « de confort » pour les ménages les plus aisés. C’est un secteur fortement féminisé dans lequel le temps partiel contraint est plus développé qu’ailleurs, ce qui renforce les inégalités entre les femmes et les hommes, notamment dans les ménages modestes. Finalement, on observe un retour de la domesticité soutenu par l’État qui passe par des conditions de travail et d’emploi dégradées et qui renforce les inégalités.
90Oriane LANSEMAN
91Université de Lille, Master 2 « Action publique, institutions et économie sociale et solidaire »
Notes
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[1]
David Hall, Peter Soskice, Varieties of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press, Oxford, 2001.
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[2]
Voir, entre bien d’autres références, Cathy J. Martin, Katherine Thelen, « The State and Coordinated Capitalism: Contributions of the Public. Sector to Social Solidarity », World Politics, vol. 60, 2007, p. 1-36.
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[3]
Voir notamment les travaux de Dominique Andolfatto et Dominique Labbé (par exemple : Toujours moins ! Le déclin du syndicalisme à la française, Gallimard, Paris).
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[4]
Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Broissieux, Le Croquant, 2008.
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[5]
Bruno Latour (2006), Changer de société. Refaire de la sociologie, La Découverte, coll. « Armillaire », Paris.
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[6]
Olivier Favereau (1995), « Conventions et régulation », in R. Boyer et Y. Saillard Y. (dir.), Théorie de la régulation : état des savoirs, La Découverte, Paris, p. 511-520.
-
[7]
La filiation a aussi été discutée par François Eymard-Duvernay (2009), « Les enfants des cités en économie », in M. Breviglieri, C. Lafaye, D. Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice, Economica, Paris, p. 173-186.
-
[8]
André Orléan (2005), « La sociologie économique et la question de l’unité des sciences sociales », L’Année sociologique, vol. 55, n° 2, p. 279-305.
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[9]
Car il est en effet question d’un « Repères » sur l’économie des conventions depuis suffisamment de temps pour que plusieurs jeunes chercheurs intéressés par cette approche aient pu expérimenter dans leur chair l’idée de « long terme ».
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[10]
Sont tour à tour présentées des recherches spécifiques sur le travail, l’économie, l’État, les mouvements sociaux, l’environnement, la santé, la culture et les médias. Dans le domaine du travail, Cyril Lemieux choisit de se concentrer sur Les hommes et les machines de Nicolas Dodier avant de citer également les travaux de Francis Chateaureynaud, de François Eymard-Duvernay et Emmanuelle Marchal, ou encore ceux d’Alexandra Bidet. Dans le domaine de l’économie, il retient l’analyse socio-historique de la dette publique réalisée plus récemment par Benjamin Lemoine mais cite également entre autres les travaux de Michel Callon, Jeanne Lazarus ou Emmanuel Kessous. Qu’ils se revendiquent explicitement de la sociologie pragmatique ou non, Cyril Lemieux mobilise des auteurs qui adoptent une grande partie des principes exposés au chapitre 1.
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[11]
Sur ce principe, comme sur d’autres, les différences entre CSI et GSPM évoqués plus haut réapparaissent. La déclinaison « CSI » du principe d’antiréductionnisme consistant avant tout à affirmer l’irréductibilité du tout à la somme de ses parties, d’une partie au tout, ou plus généralement l’hétérogénéité des forces dont l’association produit des collectifs ou des institutions.
-
[12]
François Eymard-Duvernay, Olivier Favereau, André Orléan, Robert Salais et Laurent Thévenot (2006), « Valeurs, coordination et rationalité : trois thèmes mis en relation par l’économie des conventions », in F. Eymard-Duvernay (dir.), L’économie des conventions, méthodes et résultats, tome 1, Débats, La Découverte, Paris, p. 23-44.
-
[13]
Thématique privilégiée par le Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités, que dirige aujourd’hui Cyril Lemieux et qui rassemble des philosophes et des sociologues pour la plupart formés au CSI ou au GSPM, la réflexivité est également présente dans les principes de pluralisme et de capacité. Dans l’économie des conventions, elle peut être vue comme l’un des principaux éléments d’explication du changement institutionnel. L’ambition du LIER est d’enquêter sur les déterminants de cette réflexivité.
-
[14]
Baudoin Roger (dir.) (2012), L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Lethielleux/Collège des Bernardins, Paris.
-
[15]
Il contient en revanche une entrée « convention constitutive » et une entrée « mauvaise convention ». Philippe Batifoulier, Franck Bessis, Ariane Ghirardello, Guillemette de Larquier et Delphine Remillon (dir.) (2016), Dictionnaire des conventions. Autour des travaux d’Olivier Favereau, Presses du Septentrion, coll. « Capitalismes – Éthique – Institutions », Lille.
-
[16]
Philippe Batifoulier (dir.) (2001), Théories des conventions, Economica, Paris.
-
[17]
Christian Bessy et Olivier Favereau (2003), « Institutions et économie des conventions », Cahiers d’économie politique, n° 44, p. 119-164.
-
[18]
Cyril Lemieux (2000), Mauvaise presse : une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Métailié, Paris.
-
[19]
Olivier Favereau (2005), « Quand les parallèles se rencontrent : Keynes et Wittgenstein, l’économie et la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, vol. 47, n° 3, p. 403-427.
-
[20]
Une exception de taille : nul besoin de respecter le principe empirico-conceptualisme, qui rappelons-le fait figure de principe de démarcation pour la sociologie, lorsque l’on raisonne, comme cela peut encore être le cas en économie, à partir de faits stylisés – sur ce point, voir Olivier Favereau (2016), « L’impact de la financiarisation de l’économie sur les entreprises et plus particulièrement sur les relations de travail », Rapport pour Bureau international du travail.
-
[21]
Kate Raworth (2017), Doughnut Economics: Seven ways to think like a 21st century economist, RH Business Books, London.
-
[22]
Len Doyal, Ian Gough (1991), A Theory of Human Need, Macmillan, London.
-
[23]
ONPES (2015), Les budgets de référence : une méthode d’évaluation des besoins pour une participation effective à la vie sociale, Rapport 2014-2015.
-
[24]
En France, par exemple, l’empreinte carbone par habitant liée à la consommation dépassait de près de 60 % (59 %) celle résultant de la production en 2015, alors que cet écart était de seulement 15 % en 1995.
-
[25]
Ce niveau de vie minimum acceptable est défini en mobilisant la stratégie duale préconisée par I. Gough, dans le cadre du programme MIS (Minimum Income Standards) développé depuis 2008 par l’Université de Loughborough. Voir http://www.lboro.ac.uk/research/crsp/mis.
-
[26]
Flichy P. (2001), L’imaginaire d’Internet, La Découverte, coll. « Sciences et société », Paris.
-
[27]
Turner F. (2012), Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence, C&F Éditions, Caen.
-
[28]
Scholz T. (dir.) (2013), Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York et Londres.
-
[29]
Un premier volume est paru en 2009 : Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle, Mathias Reymond (2009), Les éditocrates ou comment parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n’importe quoi, La Découverte, Paris.
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[30]
Cette expression revient plusieurs fois sous la plume des éditorialistes en question.
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[31]
Les auteurs notent ainsi que si, à neuf ans d’intervalle, les éléments de l’idéologie sont restés relativement stables, est venu récemment s’ajouter un élément particulièrement aggravant de la situation : la stigmatisation de certaines catégories de la population pouvant aller jusqu’à la xénophobie.