CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Marion Fourcade est professeure de sociologie à l’Université de Berkeley en Californie. Elle a travaillé sur les économistes aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni, les pratiques de valorisation de la nature en France et aux États-Unis, et se concentre aujourd’hui sur les nouvelles formes d’inégalités liées à l’économie numérique. Elle participe au dialogue entre les sociologies économiques française et américaine.

1 – Repenser l’inégalité dans l’économie numérique

2Une grande partie de vos travaux récents porte sur le credit scoring dans l’économie numérique[1]. Comment en êtes-vous arrivée à cet objet d’étude et comment le situez-vous par rapport à la sociologie économique contemporaine ?

3En effet, c’est un projet sur lequel je travaille depuis maintenant presque huit ans avec Kieran Healy [2], mais qui n’a pas commencé sur l’économie numérique : en 2008, au moment de la crise financière, je travaillais sur le vin. En voyant l’économie s’effondrer, je me suis rendu compte que j’avais envie de travailler sur des sujets plus centraux. Alors que beaucoup de gens à l’époque s’intéressaient à la sociologie de la finance, nous avons décidé de nous concentrer plutôt sur ce qui se passe tout en bas de l’échelle sociale, et en particulier sur les petits crédits, ce que l’on appelle aux États-Unis les pay-day loans[3]… Au fur et à mesure que nous sommes rentrés dans l’histoire de ce que l’on appelle la fringe finance (finance marginale) aux États-Unis, nous nous sommes aperçus de l’importance de la notation de crédit [4]. Parmi les gens qui ont recours à ces prêts, certains ont une mauvaise note de crédit (credit score) et ne peuvent accéder aux prêts des banques ou utiliser leur carte de crédit [5] ; d’autres utilisent le fait que ces prêts ne sont pas reportés dans leur historique de crédit, qu’ils cherchent justement à reconstruire. Nous avons eu accès à des transcriptions de focus groups, dans lesquelles on trouvait des phrases du genre « ces choses-là, je peux les cacher à mon mari » : les gens pouvaient aller négocier des prêts sans le dire aux institutions ou aux personnes qui regardaient leurs comptes. C’est donc par ce biais-là que nous sommes rentrés dans l’économie numérique. Nous étions relativement isolés dans l’étude de cette nouvelle économie du scoring : à l’époque, il y avait certes des chercheurs qui étudiaient le scoring, mais sans regarder du côté de la finance marginale ; et d’autres qui étudiaient la finance marginale, mais sans avoir cette entrée par le scoring. Il se trouve qu’aujourd’hui, même la finance marginale récolte des données détaillées et note les individus [6], mais à l’époque c’était moins courant.

4Nous avons écrit un article sur le rôle de la notation de crédit dans l’organisation de ce marché, et les mécanismes de stratification sociale qui en découlent [7]. Mais, dans le même mouvement, nous nous étions aperçus que des mécanismes de type scoring se diffusaient dans tous les marchés. On assiste aujourd’hui à une systématisation du scoring sur la base des big data. Par exemple dans l’éducation, où l’on est déjà habitué à classer les individus avec les notes et les tests d’aptitude, il n’est pas impossible d’imaginer que l’on s’achemine vers un système de « supernotation » qui servira (pourquoi pas ?) un jour de porte d’entrée au college. C’est par exemple ce qui se passe en Chine, où sont en train de se développer des systèmes de notation des individus qui incorporent des éléments des réseaux sociaux, des éléments du crédit, des éléments d’identification personnelle et des éléments qui ont à voir avec les habitudes d’achats ou le comportement moral. Dans ces systèmes, les données sont récoltées par les gouvernements (notamment les gouvernements municipaux) et par des entreprises privées, notamment financières. La note est produite sur une base extrêmement élargie et détermine l’accès des individus à certains biens ou certaines ressources.

5À quoi ressemblera une société organisée autour des systèmes de notation des individus ? Quelles en seront les conséquences pour la manière dont on pense l’inégalité ? La sociologie traditionnelle cherche à comprendre l’inégalité par l’éducation, les diplômes, l’arrière-plan familial, d’une part ; et par le marché du travail, d’autre part. Aujourd’hui, nous avons des mécanismes beaucoup plus forts et complexes, qui permettent de différencier les individus dans pratiquement tous les domaines en fonction de leurs comportements passés. Mes travaux visent donc à étudier comment ces mécanismes produisent des inégalités.

2 – Penser la solidarité dans un monde ordonné par les instruments opaques des grands acteurs du numérique

6Pendant longtemps, vous aviez un projet sur la place de la morale dans l’économie, quel est le rapport avec vos travaux relatifs à la classification ?

7La classification, c’est de la morale ! C’est la vieille question durkheimienne, le lien entre ontologie et hiérarchie. Dans le monde social, en général, quand on parle des classifications des individus, c’est pour hiérarchiser. Qu’est-ce qui est bon, qu’est-ce qui est mal, qu’est-ce qui est en haut, qu’est-ce qui est en bas ? Forcément, on en revient à des questions de moralité. Dans toute la sociologie française, chez Durkheim, Bourdieu, Foucault, Boltanski, on étudie le lien entre ce que sont les choses, une ontologie, et ce qu’elles valent, une échelle de valeurs (ou de « grandeur »).

8Vous réfléchissez également aux effets des technologies de notation numériques sur les processus de classement qui organisent la vie sociale. Pourquoi considérez-vous ces enjeux comme centraux, pour la sociologie économique et pour la sociologie en général ?

9On peut penser au premier abord que les pratiques de classement ordinales [8] sont associées à la responsabilisation des individus tandis que les pratiques de classement nominales permettent certaines formes de solidarité, mais il faut se méfier. Si vous avez une société qui est organisée autour de différences sociales nominales, la solidarité peut être de la solidarité entre les Blancs contre les Noirs, n’est-ce pas ? D’ailleurs, l’un des programmes phares de l’État-providence américain excluait, en grande partie, les catégories socioprofessionnelles dans lesquelles étaient concentrés les Noirs [9]. Ce qui est évidemment très problématique. Mais il est aussi vrai qu’à partir du moment où l’on se situe dans un monde organisé par des catégories nominales, la société a tendance à produire de la solidarité entre individus. Il y a donc une affirmation de solidarité, mais il y a en même temps une affirmation d’exclusion. Tandis que dans la logique d’ordinalisation, qui est une logique de classement des individus, tout le monde est jugé sur la base d’un même critère, on n’est pas autorisé à faire référence aux différences nominales, et d’une certaine manière c’est un grand progrès. Dans le même temps, les anciennes différences nominales se réaffirment souvent à travers ces instruments d’ordinalisation. Par exemple, les algorithmes fonctionnent sur la base de données de comportements passés, qui sont souvent le produit de discriminations anciennes. Enfin, on peut imaginer un monde où certaines classes sociales, certains groupes d’individus vont pouvoir se protéger contre les conséquences de ces nouvelles formes de classification, par exemple en achetant des services de gestion de leurs données personnelles.

10Pour l’instant, une grosse partie de la critique faite à l’encontre des systèmes de décision algorithmiques porte sur des questions de discrimination, parce que le droit américain fonctionne comme cela, et beaucoup moins sur des questions d’inégalités. Mon travail consiste en partie à faire ressortir l’importance des questions d’inégalités dans ces nouvelles formes de stratification basées sur des techniques d’ordinalisation. Mais aussi à les relier à la question des solidarités, dans un sens plutôt durkheimien : le monde d’aujourd’hui, où l’on note les individus sur la base de leur comportement de crédit, est infiniment supérieur au monde où les femmes ne pouvaient pas avoir accès au crédit sans l’accord de leur mari, où les Noirs avaient très peu accès au crédit parce que les banques ne prêtaient pas dans leurs quartiers (pratique du redlining[10]). On est dans un monde qui semble bien supérieur du point de vue de l’égalité. En même temps, on crée quelque chose de nouveau, c’est-à-dire que l’on crée l’individualisation du classement. Cela débouche sur un monde où il est très difficile de penser la solidarité. Je pense que c’est la vraie question politique que l’on doit se poser. Avec la dynamique d’ordinalisation à l’œuvre au travers des technologies numériques, on se trouve dans le moment polanyien où l’on est en train de détruire les solidarités passées mais où l’on n’a pas encore construit les solidarités futures. Je ne sais pas exactement où l’on se situe dans l’histoire, mais on n’a pas encore inventé l’État-providence de demain, parce qu’il va falloir repenser la solidarité dans un monde où il semble parfaitement légitime et efficient que les gens n’aient que ce qu’ils méritent, au vu de leurs comportements passés tels qu’agrégés par des instruments opaques protégés par le secret commercial.

3 – Étudier les transformations contemporaines de l’État

11Dans vos travaux précédents sur les économistes, vous étudiiez l’État comme producteur de l’économie[11]. Vous êtes-vous éloignée des approches institutionnalistes dans vos articles sur le scoring ? Si oui, est-ce parce que les rapports entre État et secteur privé ont changé ?

12Quand je suis arrivée à Harvard, j’ai commencé à travailler avec des chercheurs institutionnalistes, comparatistes et socio-historiens, et ma thèse est très inspirée par cette tradition-là. Je pense que j’ai, comme d’autres, été affectée par un changement profond dans la manière dont on pense l’État dans les sciences sociales aujourd’hui, quelque chose qui a à voir en partie avec la révolution foucaldienne, pour le dire rapidement. Foucault a transformé la manière dont on voyait l’État. Lorsque j’étais étudiante, on parlait encore de l’État d’une manière plutôt wébérienne ; avec l’arrivée de thèmes comme la gouvernementalité, on s’est aperçus que l’État était beaucoup plus difficile à définir. Je pense que l’État en tant qu’objet a un peu disparu ou, en tout cas, qu’il a changé de forme. Cela a d’ailleurs permis beaucoup de travaux très intéressants sur la frontière entre l’État et l’économie [12], qui ont montré que cette frontière se déplace selon les domaines, qu’elle est constamment contestée. On s’est donc mis à regarder l’État autrement, depuis sa périphérie en quelque sorte, et moins depuis les hautes sphères ; à s’éloigner de la sociologie traditionnelle des élites. La publication du cours de Bourdieu sur l’État [13] a aussi participé à ce changement générationnel dont je suis probablement issue.

13L’autre influence est venue des objets que je commençais à regarder, notamment cette économie de la notation, produite en grande partie dans le marché, mais parfois en symbiose avec l’État. Lorsque le gouvernement chinois accorde une licence à Alibaba pour développer un système de « notation de crédit social » et abonde ce système avec ses propres données, par exemple, l’État est directement impliqué. Par le biais des technologies de scoring, je me suis aussi intéressée à la notation souveraine [14]. Là, l’État apparaît comme variable dépendante : comment ces acteurs de marché que sont les agences de notation regardent-ils les États ? Comment en parlent-ils ? De variable organisatrice des professions et parfois de l’évaluation, l’État est devenu une variable à regarder de l’extérieur. J’ai donc changé un peu de perspective, mais je ne pense pas avoir abandonné l’État : je me considère comme une sociologue politique et je pense que l’État est toujours très important dans mon travail.

14La transformation du rôle de l’État vous amène-t-elle à reconfigurer votre méthode comparative, dans vos travaux sur la production des données et plus généralement ?

15Je trouve la comparaison internationale extrêmement utile. On ne sait pas ce qui est intéressant dans ce que l’on étudie tant qu’on ne l’a pas confronté à une façon différente d’organiser la même activité sociale. Pour moi, la comparaison doit toujours être au moins implicite. Dans mes travaux sur la notation de crédit, je n’ai pas de cas français car ça n’existe pas de la même manière en France, mais justement, c’est intéressant de se demander pourquoi ça n’existe pas de la même manière en France. Un autre exemple sur la collecte des données numériques : l’Europe a adopté des lois de protection de la vie privée qui empêchent la collecte de certaines données, ou qui interdisent les décisions automatiques (par algorithme) dans tout un ensemble de domaines [15]. Pourquoi en Europe et pas aux États-Unis ? Si on veut comprendre l’écologie américaine, il faut se demander comment cela pourrait être autrement. Même si je ne travaille pas toujours directement sur l’Europe, je garde toujours à l’esprit cet angle-là. Pour moi, et là je suis fondamentalement durkheimienne, la comparaison est au centre de la sociologie et vraiment fondamentale d’un point de vue méthodologique.

16En évoquant l’influence foucaldienne, vous parlez fréquemment dans vos travaux (par exemple dans « Classification situations »[16]) de néolibéralisme et de l’usage parfois trop large qui est fait du concept. L’employez-vous dans un sens différent des foucaldiens ?

17Non, j’en suis assez proche. Les premiers travaux sur les néolibéralismes adoptaient une perspective macrosociale : le néolibéralisme, c’était la libéralisation des échanges et des flux de capitaux, c’était la dérégulation, c’était les privatisations des entreprises nationales, c’était tous ces phénomènes-là, parfois alignés avec le monétarisme en politique monétaire. C’était comme cela qu’on parlait du néolibéralisme, et c’est à cela que je faisais référence dans mon premier article qui employait le terme [17]. Plus tard, on a commencé à lire Foucault, les political theorists s’y sont mis, et on est arrivés à une conception beaucoup plus microsociale, selon laquelle le néolibéralisme avait plutôt à voir avec la production d’une subjectivité fondée sur la responsabilisation de l’individu dans tous les domaines.

18Il me semble qu’aujourd’hui c’est une bonne manière de penser le concept, en tout cas j’utilise le mot dans ce sens-là : je ne fais pas forcément référence à Hayek et Friedman, mais plutôt à cette sorte d’epistémè, qui est le moment historique dans lequel on vit, et dans lequel la solidarité semble disparaître. On vit dans une société qui produit de plus en plus d’arguments (politiques, moraux) pour que les risques soient individualisés et que les individus subissent les conséquences de leurs « choix ». Je crois que c’est quelque chose d’assez récent, et je trouve important d’en parler comme d’une forme de culture diffuse, qui se retrouve chez les hommes politiques, qui se retrouve souvent, aux États-Unis en particulier, dans les associations caritatives, le non-lucratif, le bénévolat, qui ont exactement le même discours de responsabilisation de l’individu. Cette logique néolibérale s’inscrit dans de nombreux domaines, assez éloignés de ce que l’on définissait initialement comme néolibéralisme dans un sens macrosocial.

4 – Une sociologie à l’interface de plusieurs traditions théoriques

19Comment parler de morale en étudiant des dispositifs de calculs suivant une approche de type science and technology studies (STS)[18], comme vous le faites ? Que penser des reproches faits aux STS d’être souvent dépolitisantes ?

20Mon cadre vient probablement de ma formation de sociologie, assez classique, très théorique et plutôt macrosociale, comparée et historique. Mon livre sur les économistes n’est pas très STS. Je suis arrivée vers les STS assez tard, plutôt par envie de creuser certaines choses que j’avais vues dans le côté macrosocial mais que je voulais étudier plus en détail, et je trouvais que les STS fournissaient une méthode extrêmement utile permettant de suivre les outils, de suivre les instruments, etc. Dans mon travail sur l’évaluation économique des dommages aux ressources naturelles, je voulais essayer de comprendre comment cette méthode de l’évaluation contingente [19] avait été mise en place, comment elle avait gagné la bataille contre les autres méthodes. Il se trouve qu’une fois que j’ai commencé à regarder ces éléments empiriques, tout le reste est revenu, ce n’étaient pas simplement des choses qui se passaient entre scientifiques : il y avait le droit, la mobilisation politique, tout un ensemble de phénomènes qui rentraient en ligne de compte. L’article que j’écrivais sur le sujet [20], dont je pensais qu’il serait très STS au début, est redevenu très macrosocial. D’une certaine manière, j’essaie toujours de comprendre des choses très fines en référence à l’ensemble du contexte politique, social, moral, culturel, dans lequel elles s’inscrivent. Je ne sais pas si je vous donne une bonne réponse. J’essaie de tout faire rentrer dans mes études de cas, même les cas les plus étroits.

21Donc les STS vous aident à comprendre les choses d’un point de vue microsocial, et ensuite vous cherchez à convoquer d’autres références pour relier cela à des enjeux plus larges ?

22Oui, c’est ce que j’essaie de faire dans beaucoup de mes travaux. Pour la question du scoring, par exemple, je m’intéresse à la notation, et on pourrait faire une magnifique étude ethnographique de cet instrument, chez Uber ou je ne sais où (je veux dire, on pourrait faire une très belle ethnographie si on y avait accès – or, y avoir accès, c’est une autre paire de manches), pour comprendre comment ces outils sont construits à l’intérieur de ces systèmes complexes. Ce n’est pas la méthode que j’utilise. Je m’intéresse souvent à des phénomènes qui se trouvent derrière le voile de l’entreprise ; ce sont pour beaucoup des choses sur lesquelles il est très difficile de faire de la sociologie aujourd’hui, il faut trianguler par l’extérieur en essayant de prendre en compte tous les points de vue. Sur l’économie numérique, par exemple, on doit parler aux régulateurs, aux associations qui se battent contre les attaques à la vie privée, aux entreprises, etc. Quand on fait cela, on se retrouve immédiatement confrontée à des phénomènes beaucoup plus larges.

23Mais vous ne vous considérez pas comme faisant partie d’une tradition théorique particulière ?

24Non. Certains pensent que je suis bourdieusienne. J’aime beaucoup Bourdieu, je l’enseigne énormément, je l’utilise beaucoup, je le conseille souvent, mais ce n’est pas le seul outil que j’utilise. Je n’ai pas de bonne réponse à cela. Étienne Ollion [21] a fait une analyse des sociologues français aux États-Unis et dans son analyse j’apparaissais comme quelqu’un de très éclectique. On a les importateurs de Bourdieu, on a les importateurs de Latour et Callon, moi j’importe un peu de tout !… Mais je le fais parce que cela me sert. J’enseigne la sociologie de la même façon : toujours à partir des objets. Pour moi, c’est le phénomène qui doit conduire la recherche. Et si cela veut dire emprunter à gauche ou à droite ce qui est utile, je pense qu’il faut le faire. Il faut bien connaître la théorie sociologique, mais je pense que toute bonne recherche sociologique doit être dirigée par l’objet. C’est la raison pour laquelle Bourdieu est un grand sociologue : Homo Academicus, La Noblesse d’État ou La Distinction sont des ouvrages d’une grande densité empirique. Je pense que la force de sa théorie vient précisément du fait qu’il a étudié de nombreux objets empiriques très disjoints. C’est la même ambition qui inspire un livre que j’ai laissé de côté pour l’instant, mais auquel j’espère revenir un jour : étudier trois objets totalement différents (l’évaluation de la nature, la hiérarchisation des livres sur Google Books et les classifications de vins), pour ensuite monter en généralité, et dire quelque chose d’intéressant et de systématique sur les ontologies de mesures et de classification en France et aux États-Unis.

5 – De la sociologie du marché à celle du capitalisme

25Diriez-vous que vous étudiez les dispositifs marchands et les marchés plutôt que le capitalisme ? Plus largement, comment comprendre la différence entre les approches par le marché et celles par le capitalisme en sociologie économique ?

26Je ne pense pas que ce soit une caractérisation très juste de mes travaux, notamment de mes travaux récents, parce que c’est vraiment du capitalisme que je parle. L’image du marché vient de la théorie néoclassique ; c’est une image intéressée par un phénomène, la rencontre entre l’offre et la demande. Une grande partie de la sociologie économique et toute la sociologie des réseaux sont liées à cette problématique : si vous vous demandez comment les entreprises s’approvisionnent chez des fournisseurs, vous posez la question du « comment », du lien qui permet de produire un prix, une quantité, etc. Même Bourdieu se situe dans cette problématique de l’économie néoclassique, plutôt que dans la problématique du capitalisme, lorsqu’il explique la rencontre entre l’offre et la demande par des homologies de champs, relayées par l’habitus [22]. La problématique du capitalisme, c’est la problématique de Marx, c’est une problématique d’accumulation et de profit. C’est une problématique qui se concentre sur l’origine du profit, la création de valeur, l’appropriation de valeur et les conséquences de tout cela en termes d’inégalités, quitte à parler aussi d’exploitation, d’aliénation, etc. Mes travaux très récents se situent dans cette problématique. Dans « Seeing like a market » [23], par exemple, nous cherchons à comprendre comment le profit est produit dans l’économie numérique.

27Il me semble que l’on assiste aujourd’hui à un retour des théories du capitalisme pour deux raisons. D’abord, encore une fois, l’économie donne le ton : le livre de Thomas Piketty [24] a complètement changé la donne en posant la question des phénomènes d’accumulation derrière les inégalités qu’il met en évidence. Par ailleurs, on se situe dans l’après-crise. Fondamentalement, la crise de 2008 redore le blason des approches par le capitalisme. Elle rappelle que lorsque tous les économistes et les sociologues marxistes, les David Harvey de ce monde, disaient « ça va mal se passer, un jour où l’autre le capitalisme va s’effondrer », ils avaient raison [25]. Donc on redécouvre le capitalisme, même s’il a toujours été là, évidemment. D’une certaine manière, quand on enseigne Marx ou Polanyi comme je le fais tous les ans, on garde constamment le capitalisme en tête, au-delà du marché.

6 – Économistes et sociologues

28En ce qui concerne les disciplines, vous qui avez beaucoup travaillé sur les économistes, pensez-vous que les économistes soient plus légitimes que les sociologues pour porter un discours de politique économique ?

29C’est compliqué parce que vous me posez la question comme une question de morale, c’est-à-dire en termes de légitimité, alors que vous me posez une question qui est fondamentalement politique. Le travail de sociologues comme Bourdieu consistait toujours à regarder l’origine et la trajectoire sociales des individus, puis chercher comment celles-ci s’expriment de manière inconsciente dans les prises de position des individus et dans la structuration des champs : on peut effectivement répondre à la question de ce point de vue là. Ce sont les travaux de Bourdieu lui-même dans Homo academicus[26], poursuivis par des chercheurs comme Frédéric Lebaron, dans lesquels on voit bien qu’à l’intérieur du champ économique, les différentes origines sociales sont liées à différents positionnements, à différentes institutions et finalement différents positionnements idéologiques. On pourrait aussi appliquer cela à l’économie par rapport à la sociologie, ou encore à d’autres domaines.

30En réalité, notre rôle en tant que sociologues consiste toujours à dénaturaliser les prises de position, notamment dans les disciplines qui travaillent sur le matériau humain, et qui sont donc particulièrement sensibles à des forces hétéronomes. Par exemple, pour comprendre la profession des économistes aujourd’hui, il est important de savoir que non seulement (aux États-Unis mais également dans un certain nombre d’institutions en France) les économistes ont des salaires beaucoup plus élevés que les autres chercheurs en sciences sociales, mais qu’ils sont aussi beaucoup plus proches du pouvoir, qu’ils sont beaucoup mieux inscrits dans le marché, y compris particulièrement proches du marché financier. De ce point de vue là, les économistes ont une position sociale très différente de celle des sociologues. En raison de leur accès aux institutions de pouvoir, ils se retrouvent avec une certaine capacité à dire : « c’est ainsi qu’il faut faire ». C’est pour cela que j’ai pu parler, avec mes co-auteurs, de l’esprit « fix it » des économistes [27] : on le voit très bien par exemple dans le livre de Cahuc et Zylberberg [28], les économistes ont une très grande confiance dans le fait que la méthode économique va permettre de résoudre tel ou tel problème. Ils pensent qu’ils peuvent réformer l’éducation grâce à l’économie ; il y a beaucoup de domaines sur lesquels ils n’ont jamais travaillé, mais ils croient pouvoir tout réformer en appliquant suffisamment de connaissances économiques, en réalisant suffisamment d’expériences.

31Les sociologues, eux, sont à l’extérieur des institutions de pouvoir, ils ont un positionnement plutôt critique. Il est rare de voir des sociologues qui disent : « c’est comme cela qu’il faut faire »… Il y a des exceptions bien sûr. Mais c’est parce que nous avons, en réalité, intériorisé notre position marginale et que nous sommes de facto dominés, donc nous nous retrouvons toujours à nous positionner, souvent de manière antagoniste, par rapport à la science économique.

32Pour autant, il faut également ajouter que la sociologie et la critique sociologique sont très normatives. Je pense que la sociologie, en faisant de la critique, s’inscrit totalement dans le débat politique. Il ne faut pas l’oublier. Mais l’habitus professionnel et disciplinaire des sociologues, d’une part, et leur conscience particulièrement aiguë de la complexité du monde réel, d’autre part, font qu’ils ont moins tendance à proposer des solutions. C’est une vraie question : que ferions-nous si les institutions de pouvoir faisaient appel à nous ?

33Cette relation différenciée au pouvoir pour les sociologues et les économistes s’exprime-t-elle de la même manière en France et aux États-Unis ?

34Si l’on compare le rapport entre économistes et sociologues en France et aux États-Unis, on a tendance à penser que les chercheurs aux États-Unis sont davantage dans leur tour d’ivoire, la France étant par contraste un pays beaucoup plus petit, beaucoup plus centralisant et centralisé administrativement autour des institutions parisiennes. De ce point de vue là, il me semble que les chercheurs français se retrouvent beaucoup plus naturellement impliqués dans la politique et dans l’État, souvent à un très haut niveau. Les États-Unis sont un pays très décentralisé, avec des institutions où les gens en général gagnent plutôt bien leur vie, on a des disciplines qui dans l’ensemble ont été plus autoréférentielles et ont surtout beaucoup moins l’ambition de transformer le débat public. Je pense qu’il y a un changement dans la sociologie américaine récente, par exemple les livres d’Arlie Hochschild [29] ou de Matthew Desmond [30] ont cherché à toucher des publics beaucoup plus larges pour changer le débat. Mais c’est suffisamment rare pour qu’on puisse le remarquer. Je pense que la sociologie américaine est plus autoréférentielle que la sociologie française, c’est clair, tandis que les Français sont plus interdisciplinaires, les sociologues et les économistes se parlent beaucoup plus en France. Le champ de la sociologie économique, on le partage en partie avec le champ de l’économie hétérodoxe, en France beaucoup plus qu’aux États-Unis.

35Entretien réalisé en mars 2018

Notes

  • [1]
    Dans cet entretien, par économie numérique on entend l’économie en tant qu’elle est transformée par les acteurs, pratiques et instruments des nouvelles technologies. En particulier, l’économie numérique a entraîné l’émergence de nouvelles pratiques de classement (scoring) des individus dans leur vie économique. Voir récemment Fourcade M. et Healy K. (2017), « Seeing like a market », Socio-Economic Review, vol. 15, n° 1, p. 9-29.
  • [2]
    Kieran Healy est associate professor à l’Université de Duke aux États-Unis : il a travaillé sur les fondements sociaux du don d’organe, le bénévolat et l’altruisme. Il a co-écrit plusieurs articles avec Marion Fourcade, cités dans cet entretien.
  • [3]
    Prêts à la consommation, de très court terme, avec des taux d’intérêt très élevés.
  • [4]
    La capacité d’un individu à obtenir un crédit dépend de sa note telle qu’établie par des établissements spécialisés, à partir d’un ensemble de données (par exemple, l’historique de remboursement de ses prêts passés ou encore ses revenus).
  • [5]
    Aux États-Unis, les cartes bancaires les plus courantes sont des cartes de « débit » et non des cartes de crédit comme en France. L’obtention d’une carte de crédit est soumise à certaines conditions.
  • [6]
    Ce système de notation s’appelle Teletrack, il est exploité par l’entreprise CoreLogic Teletrack qui collecte des données individuelles, les transforme en notations de crédit et les vend aux institutions prêteuses.
  • [7]
    Fourcade M. et Healy K. (2013), « Classification Situations: Life-Chances in the Neoliberal Era », Accounting, Organizations and Society, n° 38, p. 559-572.
  • [8]
    Marion Fourcade distingue trois principes de classification : nominal (catégories qualitatives : par exemple, salariés et non-salariés), cardinal (catégories quantitatives mais non ordonnées : par exemple, le montant du revenu d’un individu), ordinal (catégories quantitatives et ordonnées : par exemple, sa position dans une échelle de revenu). Voir Fourcade M. (2016), « Ordinalization: Lewis A. Coser Memorial Award for Theoretical Agenda Setting 2014 », Sociological Theory, vol. 34, n° 3, p. 175-195.
  • [9]
    Le Social Security Act de 1935 excluait les travailleurs agricoles et les domestiques, professions dans lesquelles étaient concentrés les Noirs, notamment dans le Sud du pays.
  • [10]
    Le redlining consiste en l’exclusion de certains individus de l’accès au crédit sur des critères géographiques.
  • [11]
    Fourcade M. (2009), Economists and Societies, Princeton University Press, Princeton.
  • [12]
    Par exemple Mitchell T. (2002), Rule of Experts: Egypt, Techno-Politics, Modernity, University of California Press, Berkeley.
  • [13]
    Bourdieu P. (2012), Sur l’État : cours au Collège de France (1989-1992), Seuil, Paris.
  • [14]
    Fourcade M. (2017), « State Metrology. The Rating of Sovereigns and the Judgment of Nations », in K. Morgan, A. Orloff (dir.), The Many Hands of the State, Cambridge University Press, New York.
  • [15]
    La GDPR, General Data Protection Regulation.
  • [16]
    Fourcade M. et Healy K. (2013), « Classification Situations: Life-Chances in the Neoliberal Era », Accounting, Organizations and Society, n° 38, p. 559-572.
  • [17]
    Fourcade M (2002), « The Rebirth of the Liberal: Paths to Neoliberalism in Four Countries », American Journal of Sociology, vol. 108, n° 3, p. 533-579.
  • [18]
    Les STS renvoient à des recherches interdisciplinaires en sciences sociales menées à partir des années 1960-1970. Elles s’intéressent à l’influence des facteurs sociaux sur les recherches scientifiques et les innovations technologiques ainsi qu’aux effets de ces dernières sur la société.
  • [19]
    Évaluation économique s’intéressant à la valeur de certains biens non marchands tels que des sites naturels ou des monuments.
  • [20]
    Fourcade M. (2011), « Cents and Sensibility: On the Nature of “Nature” in France and the United States », American Journal of Sociology, vol. 116, n° 6, p. 1721-1777.
  • [21]
    Christin A. et Ollion E. (2012), La sociologie aux États-Unis aujourd’hui, La Découverte, Paris.
  • [22]
    Bourdieu P. (2000), Les structures sociales de l’économie, Seuil, Paris. Voir aussi Fourcade M. (2007), « Theories of Markets and Theories of Society », American Behavioral Scientist, n° 50, p. 1015-1034.
  • [23]
    Fourcade M., Healy, K. (2017), « Seeing like a market », Socio-Economic Review, n° 15, p. 9-29.
  • [24]
    Piketty T (2013), Le Capital au XXIe siècle, Seuil, Paris.
  • [25]
    Harvey D. (2018), The Limits to Capital, Verso, London, 2nd ed.
  • [26]
    Bourdieu P. (1984), Homo academicus, Minuit, Paris.
  • [27]
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Réalisé par 
Théo Bourgeron
University of Edinburgh, Sciences Po, IDHES-Nanterre
Apolline Taillandier
Sciences Po, MaxPo, Paris
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/05/2019
https://doi.org/10.3917/rfse.022.0205
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