1« Supposons qu’une entreprise A ait une créance d’un million d’euros vis-à-vis de l’État ; que cette même entreprise doive 30 000 euros à l’un de ses salariés, mais aussi 500 000 euros à une autre entreprise B qui lui a fourni des biens et des services. À leur tour, le salarié et l’entreprise B doivent à l’État à titre d’impôts, respectivement 10 000 et 200 000 euros. » Voilà l’exemple que Yanis Varoufakis [1] proposait, dans un article du Financial Times du 1er août 2015 [Varoufakis, 2015], pour expliquer son « plan B », c’est-à-dire le plan qu’on aurait dû mettre en place au cas où les exténuantes négociations européennes auraient amené au « Grexit ». « Dans ce cas », continuait le ministre grec, « le système proposé ici permettrait un apurement immédiat d’un minimum de 210 000 euros d’arriérés ».
2Il s’agit du même « plan B » que M. Varoufakis a réexposé, presque dans les mêmes termes, dans son livre Conversations entre adultes [Varoufakis, 2017] et que nous retrouvons aussi, cette fois sous forme de contribution scientifique, dans les annexes du programme de DiEM25, European New Deal, dans l’annexe 2, An Outline of the Public Digital Payments Platform [Varoufakis, 2018]. Quand il était encore ministre des Finances, et surtout négociateur pour la Grèce avec les « institutions » européennes, ce plan a valu à M. Varoufakis une mise en accusation de la part de la Cour suprême de son pays, qui y voyait une tentative d’introduction subreptice d’une monnaie alternative, certes libellée en euro, mais constituant en réalité le premier pas vers une sortie de la zone euro. Certes, M. Varoufakis avait bien à l’esprit cette éventualité, que l’on retrouve aussi dans sa contribution au programme de DiEM25. Toutefois, il ne nous semble pas que l’éventualité de la sortie de la zone euro – volontaire ou forcée (et forcée parce que l’on en serait chassé ou parce que ce serait l’euro lui-même qui imploserait) – soit le point crucial de cette proposition.
1 – Un plan de monnaie fiscale fondé sur la compensation
3Précisément, notre présente contribution vise à considérer en elle-même la proposition de Varoufakis, en s’efforçant de faire abstraction de la perspective de sortie de l’euro dont celle-ci serait porteuse et en laissant par conséquent de côté les dérives potentiellement « subversives de l’ordre établi » du « Plan B ». Dans sa première formulation, cette proposition visait à résoudre un problème assez concret pour la Grèce, celui des arriérés du secteur public vis-à-vis du secteur privé qui, pendant les cinq dernières années avaient pesé plus de 3 % du PIB – comme Varoufakis le rappelait dans son article dans le Financial Times. Il convient de souligner qu’en ce qui concerne les arriérés de l’administration publique, la situation italienne actuelle est largement comparable à celle de la Grèce [2].
4Mais revenons à la logique du « plan Varoufakis ». Celui-ci est axé sur la compensation : l’entreprise A produit des biens et services pour l’État pour 1 million d’euros, et pour effectuer cette production elle fait usage de biens et de services intermédiaires pour une valeur de 500 000 euros et d’un salarié dont le salaire est de 30 000 euros. Des biens et des services sont donc produits, et l’État peut en faire usage. Mais aucun compte n’est encore soldé. Tant que l’État ne paie pas, l’entreprise A ne pourra pas repayer l’entreprise B et son propre salarié qui, à leur tour, ne pourront pas payer leurs propres dettes. Par conséquent, les entreprises ne pourront pas lancer de nouveaux investissements ; de même que le salarié ne pourra pas se lancer dans des projets personnels ou pour ses propres enfants. Et ainsi de suite.
5Certes, pourrait-on dire, l’État ne paie pas parce qu’il est endetté de façon excessive – peut-être aussi parce qu’il a demandé des services inutiles et en tout cas au-dessus de ses moyens. Et maintenant qu’il doit se désendetter, il ne pourra qu’émettre des nouveaux titres de la dette ; à cela près que « les marchés » ne lui feront plus confiance, la méfiance étant mesurée par le « spread », l’écart de taux d’intérêt. Ainsi, ne pouvant ni payer ni s’endetter ultérieurement, le système économique du pays demeure-t-il au point mort.
6Si l’on se tient cependant à la logique de la compensation que nous venons d’évoquer, il faut quand même souligner que l’État n’a pas que des dettes : il a aussi des crédits fiscaux. L’entreprise B et le salarié doivent payer des impôts pour un montant global de 210 000 euros, et ils ne les paient pas précisément parce que l’État ne paie pas ses arriérés. Il s’agit, bien sûr, d’une situation paradoxale, car les échanges réels ont bien lieu, et la production est effectuée. Seul l’échange financier n’a pas encore eu lieu, à la suite d’un problème de liquidité. Le rapport débiteur-créancier n’a pas encore pu être clos, et avec une telle procrastination tout horizon d’avenir reste bouché. Cette situation est tout à fait paradoxale : comme si l’État avait décidé la construction de centres d’accueil pour les SDF, alors que ceux-là mêmes qui les ont construits ne peuvent pas payer les loyers de leurs propres habitations, au point de risquer de s’ajouter au nombre des sans domicile fixe !
7La compensation multilatérale que Keynes préconisait pour les échanges internationaux à Bretton Woods, mais que Wir et Sardex [3] pratiquent depuis longtemps au niveau local, vise précisément à relier la dimension financière à la dimension réelle : aucun échange, présent ou futur, ne doit être empêché du fait d’une indisponibilité de moyens de paiement. L’idée de Varoufakis pour résoudre la situation paradoxale qu’il décrit consiste à utiliser le mécanisme de la compensation en mettant en place un nouveau système de paiement qui fasse levier sur les crédits fiscaux. Dans ce système, pour reprendre l’exemple précité, de la liquidité serait libérée pour un montant de 210 000 euros, à savoir la valeur des crédits fiscaux bloqués. L’État paierait avec ces crédits libellés en euros l’entreprise A, qui pourrait s’en servir pour payer (en partie) l’entreprise B et le salarié, lesquels verraient de ce fait se réduire leur position débitrice vis-à-vis de l’État.
8Ainsi, chaque acteur de l’économie réduit sa dette. L’État ne doit pas attendre que le secteur privé paie les impôts pour se libérer de ses dettes. Il s’en libère tout de suite en payant avec des crédits (déjà existants !) des entreprises vis-à-vis de l’État, qui financent ensuite ce que les entreprises et les salariés doivent à l’État. C’est l’esprit et la pratique de la compensation : par là même, tous ces crédits disparaissent du « livre de compte » de la macroéconomie, avec une réduction correspondante des dettes de l’État. Réduction qui n’aurait pas eu lieu si les arriérés de l’État avaient été financés en recourant à des financements « externes » (par exemple un appel aux marchés obligataires), qui auraient augmenté le stock de dette publique.
9Certes, dans ces termes, le système aurait un impact macroéconomique assez limité. Dans le meilleur des cas, il allégerait la dette publique d’un montant égal aux arriérés dans l’économie. Néanmoins, il offrirait une certaine liberté au système monétaire et augmenterait la vitesse de circulation des échanges futurs entre secteur privé et secteur public. Il permettrait de se libérer du poids du passé, en desserrant les chaînes qui nous lient à celui-ci et en ménageant ainsi une place à l’esprit de projet des investisseurs privés.
10Or il est évident que l’impact macroéconomique du dispositif pourrait être augmenté en s’appuyant non seulement sur les crédits fiscaux existants mais aussi sur les crédits futurs. Dans ce cas, on assisterait à une véritable émission de crédits par l’État, dont le seul ancrage serait la confiance en la pérennité de l’État.
11En 2018, Varoufakis, dans le European New Deal, élaborait un tel calcul de soutenabilité macroéconomique : « Des organisations et des particuliers pourraient acheter des crédits auprès de l’administration fiscale… [qui] pourraient être utilisés par la suite, d’ici un an par exemple, pour payer des impôts futurs avec un escompte (disons du 10 %) ».
12Il est clair que c’est ici que résident les points les plus critiques du plan : avec l’engagement de flux fiscaux futurs, l’idée de base se transforme : d’un simple expédient technique pour remédier à un problème déjà existant, on passe à un nouveau système d’émission et de gestion monétaire. Avec ceci de particulier, qu’il s’agirait d’un système arrimé à mais, en même temps, désarrimé de l’euro, dans la mesure où, d’une part, son unité de compte resterait l’euro, et, de l’autre, l’État regagnerait une certaine capacité d’émission. Est-il possible de discuter, hors de tout préjugé, de la faisabilité d’un plan de cette sorte, d’abord pour résoudre problème des arriérés, puis pour voir dans quelles limites en étendre l’utilisation à des crédits futurs ? S’agirait-il, surtout dans sa version ample, d’un système condamné à l’autodestruction [Perotti, 2018], ou simplement d’un système demandant une articulation bien réfléchie et une régulation attentive ? Sans une régulation adéquate, le système pourrait donner lieu à des abus monétaires, grâce à la « planche à billets » si chère à tous les souverainistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, en France aussi bien qu’en Italie, peut-être simplement pour « joindre les deux bouts » face à des gestions opaques ou en porte-à-faux. C’est ce que Varoufakis ne manquait pas de souligner en 2015 à propos de la Grèce : le résultat souhaitable d’une « augmentation de liquidités publiques fiscalement soutenables » avec, de ce fait, un « retour plus rapide au marché des capitaux » ne peut se faire qu’à « condition que le niveau total des crédits fiscaux soit fixé avec un plafond prédéterminé » [Varoufakis, 2015].
13Comment déterminer ce plafond ? Évidemment, l’effet à éviter est que la diminution des recettes fiscales impliquée par l’escompte ne soit pas (plus que) compensée par une augmentation du PIB (une diminution de l’output gap négatif) et donc des recettes en termes absolus. L’effet expansif d’une injection de liquidités ne doit être ni sous-estimé ni surestimé. Il s’agit ici d’une question de calcul des multiplicateurs mis en action par l’émission de monnaie fiscale. Tâche difficile, qui peut néanmoins reposer sur une hypothèse désormais admise, y compris par l’économie dite « mainstream », à savoir que le taux de croissance d’un système économique en situation de « stagnation séculaire » est structurellement supérieur au taux d’intérêt « neutre » (à savoir le taux d’intérêt compatible avec le plein emploi) [Krugman, 2018], et donc qu’il y a des marges pour des politiques fiscales « agressives » de réabsorption d’output gap négatifs [Blanchard-Summers, 2018].
2 – Un plan pour l’euro, pas contre l’euro
14S’il était régulé ainsi, un système d’escompte fiscal pourrait non seulement ne pas porter préjudice à l’architecture de la monnaie unique, mais il pourrait même contribuer à la transformer en une monnaie commune, capable de tenir ensemble l’instance de la stabilité et l’instance de l’autonomie des politiques économiques nationales.
15Le « plan Varoufakis » naît dans une situation d’urgence, et même (maintenant nous pouvons l’affirmer sans crainte d’être contredits) de chantage de la part des « institutions » vis-à-vis du gouvernement grec. Face à l’histoire, chacun assumera ses propres responsabilités. En ce qui concerne l’avenir, il est en revanche plus que légitime de se poser la question suivante : pourquoi assimiler ce plan à un « plan B » ? Ne pourrait-il pas s’avérer être un complément utile, sinon l’élément essentiel d’un « plan A » bien conçu ? Loin de se réduire à une alternative radicale à l’euro, il y a là, en germe, un instrument de gestion alternatif et innovant à l’intérieur de l’euro-système, et surtout un dispositif efficace de politique « macro-prudentielle ».
16Bien concocté, un système de ce genre ne représenterait guère une menace pour l’euro. En soi, le pur et simple effacement des arriérés ne comporte aucun risque : il se limite à parachever un rapport financier qui, du fait des échanges réels qui lui préexistent, ne demande qu’à être clôturé, afin de pouvoir libérer de l’espace pour de nouveaux échanges. On pourrait même dire que, dans la mesure où ces échanges auraient lieu, le système n’entraînerait pas une « dés-euro-isation », mais qu’il serait au contraire « eurifique », dans la mesure où ces nouveaux échanges demandent de l’argent, à savoir des euros. L’extension du système aux crédits futurs pourrait, bien entendu, renforcer cet effet, si elle se traduisait en une augmentation de la demande effective interne. Une fois de plus, les détails de son implémentation seraient cruciaux. C’est à ce stade qu’une question politique, et non technique, se pose.
17Une méthode visant à équilibrer et à gérer les comptes et les échanges à l’intérieur d’un pays ne devrait pas être vue comme une menace à l’euro-système établi, mais plutôt comme un instrument susceptible de lui conférer plus de flexibilité. Mais son implémentation devrait être discutée et étudiée dans un dialogue serré entre États nationaux et institutions européennes, afin qu’il puisse être mis en place de façon ordonnée et coordonnée, et non pas comme une méthode subreptice destinée à aboutir à une sortie de l’euro. Rien, dans les traités qui instituent l’euro, n’empêche l’émission de ce type d’instrument libellé en euros [Bossone et al., 2017]. Le thème politique devient celui de la fin de surdité au changement qui a caractérisé jusqu’ici les élites européennes, et qui les a transformées en meilleurs alliés de leurs propres adversaires, à savoir les anti-euro de gauche et de droite. Il faut affronter ce thème, ne serait-ce que parce que des alternatives viables font défaut, et que le statu quo ne peut plus être maintenu, ni du point de vue politique ni du point de vue économique. Pour bien comprendre cela, il est utile de faire un pas en arrière.
3 – L’euro, la stabilité et la coopération entre nations
18En 1957 (à la fin de l’heureuse expérience de l’Union européenne des paiements et à la veille de la signature des Traités de Rome), dans les pages de l’Economic Journal, James Meade s’interroge sur la manière optimale de tenir ensemble en Europe « occidentale » le libre-échange, le plein emploi et l’équilibre des balances des paiements dans chaque pays [Meade, 1957]. Pour Meade, l’objectif principal c’est bien le plein emploi. Dans cette optique, dans une phase de récession, c’est-à-dire face à des taux de chômage élevés et stables, sinon même en augmentation, des « politiques internes de stabilisation » visant au plein emploi doivent être mises en œuvre sans attendre. Et si un pays se trouve dans une situation de déficit commercial, puisque des politiques de restriction des importations ne sont aux yeux de Meade ni possibles ni souhaitables, il faut recourir à l’instrument de la variation du taux de change. C’est toujours Meade qui, en faisant référence à une Allemagne déjà structurellement excédentaire, nous rappelle qu’il est très difficile que les économies excédentaires adoptent des politiques inflationnistes, en recyclant volontairement, et de façon clairvoyante, leurs propres surplus. En l’absence de l’instrument de la variation du taux de change, seule une « autorité européenne supranationale avec de fortes prérogatives gouvernementales » pourrait se charger des déséquilibres, par le truchement de politiques de transferts financiers. Si cette autorité n’existait pas, alors les ajustements ne seraient que « réels » et, nécessairement, feraient passer au second plan l’objectif du plein emploi : une solution non optimale aux yeux de Meade, car sur le plan des rapports « réels », les ajustements retombent sur les pays économiquement les plus faibles, en affaiblissant ainsi, à long terme, également les plus forts. La myopie, teintée parfois d’un certain moralisme, des institutions européennes a empêché de saisir ce phénomène structurel.
19Ainsi, la situation dans laquelle baigne l’Europe d’aujourd’hui avait-elle été préalablement bien décrite par Meade : pour ne pas toucher au libre-échange, on a (en partie) corrigé les déséquilibres cumulés aux dépens du plein emploi. Les déséquilibres ont été corrigés en imposant des politiques d’austérité aux économies déficitaires, en l’absence de l’instrument du taux de change et d’une autorité européenne supranationale capable de corriger les déséquilibres – sans oublier la réticence des pays excédentaires à mettre en place des politiques expansives, ou de « recycler » leur surplus. Aujourd’hui encore, huit ans après la première correction déflationniste, nous répugnons encore à l’idée même d’un débat sur des politiques de stabilisation interne (potentiellement non inflationnistes, qui plus est), en nous concentrant encore sur les « réformes structurelles ».
20Peut-être le moment est-il venu de revoir l’ordre des priorités. Car cet ordre est en partie dû aux règles auxquelles les États se sont pliés en signant les traités de fonctionnement de l’Union européenne. Au moment de la signature, il était prévu que l’application de ces règles amènerait à une « convergence » entre les économies de l’Union et, à plus forte raison, de la zone euro. Or cette convergence n’a pas eu lieu. Malgré cela, la nécessité d’une révision en profondeur des règles semble rester taboue : les amendements faits au pacte de stabilité et de croissance – le Six-Pack, le Fiscal Compact et le Two-Pack – s’ils témoignent d’un malaise perçu, ne remettent pas en question les critères en eux-mêmes et ne contribuent qu’à brouiller la situation.
21C’est dans un tel contexte de raidissement dogmatique et de rafistolages contre-productifs, que le plan de Varoufakis est considéré comme « anarchique » dans ses effets et dans ses intentions. Et pourtant, il n’est pas anarchique, parce que, comme nous venons de le voir, il est axé sur le principe d’un fonctionnement correct des gouvernements nationaux et sur une reformulation de l’arché qui devrait régir les rapports de coopération entre États – qu’ils soient déficitaires ou excédentaires – ainsi qu’entre l’Union européenne dans son ensemble et les territoires qui la constituent, dans l’esprit de cette subsidiarité que la Constitution italienne rappelle de façon explicite depuis 2001 dans sa Ve Section.
22Toutefois, penser les choix effectués dans le cadre de l’ordre précédent selon un autre principe ordonnateur permet déjà de les présenter sous un autre jour. Nous faisons ici surtout référence à l’introduction de seuils pour certaines variables macroéconomiques fondamentales dans le cadre de la Procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques. Prenons par exemple le seuil sur la balance courante comme pourcentage du PIB : même si les seuils sont encore asymétriques, avec un avantage pour les pays excédentaires (+6 % contre le -4 %), et même si le seuil positif n’a pas été respecté (que l’on se réfère aux données sur le surplus allemand des trois dernières années), qu’on le veuille ou non, le principe est passé selon lequel un surplus non remis en circulation peut lui aussi représenter un problème pour la stabilité du système dans son ensemble.
23Comme toute zone monétaire, la construction de l’euro a dû et doit encore se confronter aux contraintes du trilemme de Mundell-Fleming, selon lequel, entre ces trois caractéristiques, à savoir taux de change fixe, mobilité libre des capitaux et politique monétaire indépendante, un pays ne peut en choisir que deux, en renonçant à la troisième.
24Dans son ensemble, la zone euro a renoncé au taux de change fixe afin d’avoir les deux autres ; mais à l’intérieur de la zone euro, si l’on admet que chaque pays court toujours un risque de « redénomination » que les marchés à leur tour escomptent, à savoir le risque de sortir de l’euro en rétablissant la monnaie nationale, alors l’on admet que chaque pays à l’intérieur de la zone s’engage à maintenir un accord de fixité maximale du change. Avec cet effet paradoxal que la zone euro s’est en fait constituée comme si cette combinatoire théoriquement impossible était en réalité possible, et souhaitable.
25C’est en vertu de ce qui reste une impossibilité que certains pays à l’intérieur de la zone euro ont dû subir des arrêts soudains des flux de capitaux. Deux nations déjà – Chypre entre mars 2013 et avril 2015 et la Grèce depuis 2015 [4] – ont dû recourir à des contrôles sur les flux de capitaux – qui sanctionnent la réalité d’une rupture de l’euro, si du moins on s’en tient aux arguments de ceux qui ont toujours été opposés auxdits contrôles. Les contrôles des mouvements de capitaux, affirmait-on, introduisent une fongibilité différenciée de l’euro entre différentes économies, avec l’effet que ceux qui adoptent des contrôles se trouvent avec un panier de biens achetables qui serait inférieur en termes qualitatifs et quantitatifs, comme si chacun avait une monnaie différente.
4 – Du « plan B » au « Plan A »
26Si les contrôles sur les mouvements de capitaux sont aujourd’hui considérés comme une condition de survie de l’euro ex post, c’est-à-dire une fois la crise déclenchée, alors des architectures monétaires qui, au lieu d’imposer des restrictions sur les flux de capitaux, rendaient ceux-ci moins nécessaires pour la stabilité du système, pourraient constituer une réponse structurelle innovante, et non pas un simple rafistolage des architectures anciennes. On devrait donc considérer ces nouvelles architectures comme des conditions non pas de survie, mais d’existence de l’euro ex ante, c’est-à-dire comme des moyens de prévention de la crise. Dans ce cas également, ce qui, grâce à des monnaies fiscales du genre de celle proposée par M. Varoufakis, pourrait disparaître, c’est l’idée d’un euro parfaitement fongible entre pays. Cela entraînerait la fin de l’idée d’intégration financière, telle que l’entend la rhétorique courante de la liberté inconditionnée de mouvement de toute forme de capital. Mais cette disparition n’entraînerait pas la disparition de l’euro.
27Ce qu’il s’agirait de faire, ce serait de distinguer entre des circuits de monnaies fiscales délimités territorialement (au niveau d’un État ou d’une région) et un euro qui fonctionnerait désormais comme unité de compte pour le règlement des échanges commerciaux entre les économies de la zone euro.
28Le passage de l’euro d’un statut de monnaie unique à un statut de monnaie commune est au centre d’une autre contribution dont le titre est Going Forward from B to A? Proposals for the Eurozone Crisis [Amato et al., 2016]. En voici le raisonnement : à des monnaies fiscales destinées à circuler à l’intérieur des territoires des États émetteurs, avec des effets de soutien et d’expansion de la demande intérieure, un mécanisme visant à atténuer les effets déséquilibrants que les croissances intérieures pourraient avoir sur les comptes extérieurs de chaque pays doit intervenir en accompagnement. En effet, une relance de l’économie intérieure peut entraîner une augmentation des importations non accompagnée par une égale élasticité dans l’augmentation des exportations.
29Si l’euro devenait l’unité de compte d’une chambre de compensation (qui à son tour pourrait être mise en fonction à partir de la plateforme de paiement transfrontalier « Target 2 » [5]), dans laquelle il serait possible d’enregistrer les paiements relatifs aux importations et exportations de chaque pays ; et si, en s’appuyant sur les propositions de Keynes à Bretton Woods [Amato et Fantacci, 2012, p. 133-145], toutes les positions déséquilibrées (déficits mais aussi surplus) étaient exposées à des charges symétriques croissantes au fur et à mesure que lesdits déséquilibres augmentent, alors un mécanisme de réajustement réel pourrait être amorcé. Dans la mesure où ce mécanisme fonctionne comme un stabilisateur automatique, la convergence effective de tous vers l’équilibre réduirait ipso facto tant la nécessité que la possibilité de mouvements de capitaux : la nécessité parce qu’il y aurait moins de déficits à financer, la possibilité parce qu’il y aurait aussi moins de surplus pour les financer.
30En fait, le contrôle des mouvements de capitaux est et reste un instrument plutôt vexatoire qui risque d’empêcher également des transactions internationales vitales pour les processus productifs de chaque pays. S’il était possible de parvenir à limiter ex ante certaines transactions financières, l’euro pourrait continuer à être parfaitement fongible pour des produits financiers liés à l’échange de biens et services, mais pas pour des produits financiers spéculatifs. En adoptant des politiques de « contrôle de qualité » sur les flux financiers ex ante on éviterait que la réalité nous impose d’adopter des politiques de contrôle indifférenciées ex post, qui risquent toujours de ne se révéler vexatoires que pour les petits épargnants, parce que les grands investisseurs, bien informés quant à eux, ont pu éluder les effets de ces contrôles en anticipant leur fuite, comme cela s’est produit en Grèce en 2015.
31Ce qu’il nous faut, c’est un nouvel horizon de pensée, qui sache libérer la construction européenne de certains dogmes opaques et dangereux. La proposition de Varoufakis, mais aussi d’autres projets de monnaie fiscale attentifs aux limites d’émission et aux modalités de circulation et d’articulation avec les circuits de l’économie réelle, locale et nationale [pour la France : Kalinowski et Théret, 2016 ; Théret et Coutrot, 2018], ont le mérite d’introduire dans le débat sur la zone euro un nouveau principe ordonnateur, idéal et politique, celui de la démocratisation de l’euro.
32En effet, quelle menace pèserait sur l’euro si chaque pays se dotait d’un système de paiement pour la gestion de ses échanges intérieurs, avec la possibilité d’une « émission en compensation », selon les modalités décrites au début de cet article ? Réponse : aucune menace, si chaque système est bien conçu dans ses règles. Si chaque État pouvait équilibrer ses propres comptes nationaux par le truchement d’un système parallèle, en se fondant sur les crédits fiscaux, l’euro se verrait renforcé en ce qu’il est proprement appelé à être : une monnaie internationale, qui gère les échanges extérieurs de chaque nation.
Notes
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[1]
Économiste, ministre grec des Finances de janvier à juillet 2015, du gouvernement Tsípras I.
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[2]
Le montant des arriérés a été récemment estimé à 31 milliards d’euros, avec un délai moyen entre 27 et 58 jours, et des pointes de 543 jours pour les communes et de 310 pour les « Province » (l’équivalent administratif des Départements français). Cf. https://www.bancaifis.it/wp-content/uploads/2018/05/Marketwatch-PA_maggio2018.pdf
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[3]
Fondée en 1934, la Banque WIR de Bâle est la plus ancienne et plus puissante organisation pratiquant la compensation multilatérale entre entreprises. En 2010, Sardex a repris et amélioré le dispositif de WIR en le lançant en Sardaigne et après dans 15 régions italiennes. Cf. https://www.wir.ch/ et https://www.sardex.net/. Voir aussi Amato [2016].
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[4]
Pour Chypre, cf. https://www.americanexpress.com/us/foreign-exchange/articles/capital-controls-in-the-eurozone/. En ce qui concerne la Grèce, bien qu’il y ait eu une « relaxation » dans les « capital controls », les contrôles sont encore en force et, paraît-il, les banques ne veulent pas encore qu’il soient enlevés (cf. http://www.ekathimerini.com/237530/article/ekathimerini/business/banks-in-no-rush-for-end-of-capital-controls).
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[5]
Target2 est l’acronyme de Trans-European Automated Real-time Gross settlement Express Transfer system (système de transferts express automatisés transeuropéens à règlement brut en temps réel). Il s’agit d’un système de paiement permettant aux banques de l’Union européenne de transférer des fonds en temps réel dans tout le territoire de l’Union. Chaque banque centrale de l’eurosystème a un compte courant sur lequel sont enregistrés les paiements entrants et sortants des banques commerciales, suite, indifféremment, à des opérations commerciales ou purement financières. Le solde de chaque BC indique la position multilatérale nette de son pays vis-à-vis de tous les autres.