1Depuis la crise des dettes souveraines, notamment celle qui s’est déroulée en Grèce, une proposition monétaire a été versée au débat public pour lutter contre les politiques d’austérité. Dans plusieurs articles, Thomas Coutrot et Bruno Théret suggèrent l’émission d’une monnaie « fiscale complémentaire » [Théret, 2012, 2015 ; Coutrot et al., 2015, 2017, 2018] [1] pour éviter ou répondre aux récessions économiques. Cette proposition s’inspirait de l’expérience monétaire qui a pris forme en Argentine en 2000 à la suite de la crise du « Currency board » [Colliac, 2005] et des politiques d’austérité, dans laquelle les États provinciaux, pour pallier la rareté monétaire, ont émis des bons du Trésor [2] afin d’honorer leurs engagements [Zanabria et Théret, 2007]. Coutrot et Théret tentent de fournir les bases et les justifications permettant de développer cette monnaie fiscale dite complémentaire dans le cadre d’un État membre de la zone euro. Fiscale, car cette monnaie serait émise par l’État et gagée sur le prélèvement futur de l’impôt. Complémentaire, car ses limites de validité demeureraient nationales et ne concurrenceraient pas l’euro.
2Sans se pencher sur la question de la confiance (des ménages et des entreprises) qu’engage nécessairement l’émission d’une nouvelle monnaie, cet article interroge la capacité des monnaies fiscales à mettre fin aux politiques d’austérité. Nous analyserons l’impact de ce dispositif sur les mécanismes économiques qui conduisent à ces politiques. Par ce biais, nous introduirons les enjeux macroéconomiques de la zone euro, ce qui nous permettra de mettre en perspective cette proposition monétaire.
3Dans une première section, nous rappellerons les caractéristiques fondamentales d’une monnaie fiscale complémentaire [3]. Puis, dans une deuxième section, nous déterminerons l’effet de cette monnaie au regard des politiques économiques des États, qui dépendent du régime politique de la monnaie européenne. Enfin, dans une troisième section, il s’agira d’examiner la capacité des monnaies fiscales à s’opposer aux politiques d’austérité, ce qui nous conduira à en évaluer les limites.
1 – Les monnaies « fiscales » pour résoudre l’austérité et la récession économique
4La monnaie fiscale est envisagée par Coutrot et Théret comme un moyen de mettre fin aux « politiques d’austérité actuelles qui menacent le projet européen lui-même » [Coutrot et al., 2017] ; plus largement, « pour s’opposer aux politiques d’austérité actuelles il y a un besoin urgent d’émettre ce type de monnaie partout où la monnaie unique conduit à la récession, au chômage de masse, à l’augmentation de l’insécurité sociale, au déclin des services publics et à des investissements de long terme insuffisant pour effectuer la transition écologique [4] » [Coutrot et Théret, 2018].
5Au niveau technique, il s’agirait de bons du Trésor, gagés sur les recettes fiscales anticipées, n’ayant pas cours légal et ne pouvant pas donner lieu à des crédits de la part des institutions bancaires. Ces bons pourraient être injectés par l’intermédiaire du Trésor via le paiement partiel des salaires des fonctionnaires, des pensions de retraites, des prestations sociales ou encore des transferts vers les collectivités publiques. En échange, l’État s’engagerait à l’accepter pour le paiement des impôts.
6Ces bons du Trésor circuleraient conjointement à l’euro et lui seraient convertibles au pair, mais seulement à l’échelle nationale. De ce fait, il serait impossible de les échanger sur les marchés de change. Afin de s’assurer que la confiance dans les bons du Trésor reste stable, la convertibilité serait limitée à des périodes spécifiées. Cette limitation serait justifiée par la nécessité de garantir son caractère de crédit public et de la recycler dans les paiements de salaires et de pensions, avec pour objectif qu’elle circule effectivement, en étant tenue dans un réseau institutionnel d’acceptation réciproque.
7Ces titres publics s’avéreraient « de durée limitée mais renouvelable » et de faible dénomination (5 à 50) sous la forme de billets ou de monnaie électronique. Nous ne savons pas si un taux d’intérêt serait ajouté à ces titres de dettes publiques, nous ne pouvons que le supposer, puisque pour des raisons de confiance Coutrot et Théret [2018] affirment que « cette acceptation peut aussi être renforcée par l’émission de billets avec une durée de vie limitée, par exemple de 2 ans avec intérêt, mais avec un coupon zéro » [5]. À ce titre, Bruno Théret [2015] signale que, dans une situation d’austérité budgétaire « radicale » [6], ces divers groupes sociaux seraient enclins à accepter ce type de monnaie car son émission représenterait un pouvoir d’achat supplémentaire et permettrait de payer ses impôts.
1.1 – Les conditions monétaires et légales
8En réponse à l’article de Théret en 2015, Harribey [2015] souligne que l’on peut interpréter cette proposition de deux manières distinctes selon qu’il s’agit effectivement d’une création monétaire ou non, c’est-à-dire basée sur une épargne préexistante.
- Si le moyen de financer l’injection de la monnaie fiscale provient de l’achat de bons du Trésor à partir de l’épargne des individus, qui est une monnaie déjà émise en euros par le système bancaire et que les épargnants détiennent grâce à leurs revenus antérieurs, ils vont le temps du prêt en perdre la disponibilité. Par conséquent, cette « émission » correspond finalement à un emprunt de l’État sur les agents non financiers.
- Lors d’une création monétaire ex nihilo, l’État décide d’émettre des titres publics disposant d’un certain taux d’intérêt. Il les remboursera au terme d’une période qu’il aura lui-même fixée. L’objectif implicite d’une telle manœuvre vise à permettre le retour de cette monnaie via le paiement des impôts et ainsi de ne pas rembourser ces titres publics. Nous sommes alors en présence d’une création monétaire.
9Il nous semble que la proposition pour l’introduction de monnaie fiscale correspond à la seconde possibilité car elle est conforme avec l’expérience argentine des monnaies « provinciales » et avec l’objectif des auteurs : « Émettre une monnaie de crédit d’impôt par l’État en parallèle de l’euro émis par les banques commerciales pourrait autoriser un gouvernement national progressiste d’injecter des liquidités d’une manière indépendante, efficace et ciblée, réduisant ainsi immédiatement sa dette flottante et finalement sa dette consolidée [7] » [Coutrot et Théret 2018].
10Une dernière étape est nécessaire pour que l’introduction de cette monnaie produise un effet dynamique sur l’économie. D’une part, les bons du Trésor doivent remplir la fonction de moyen de paiement au sein de l’économie en complément, et non en concurrence, de l’euro. D’autre part, ils ont un effet multiplicateur si leurs injections passent par un travail productif. Par cet effet multiplicateur, ces bons du Trésor augmentent la consommation et l’épargne, tout en protégeant du déséquilibre extérieur puisqu’ils ne circuleraient que sur une base nationale. Sous ces conditions, cela peut mettre fin aux politiques d’austérité et à leur caractère procyclique. Les auteurs peuvent alors conclure :
« Une telle stratégie a trois grands avantages. D’une part, elle permet de traiter simultanément la question des déficits jumeaux du fait que, d’un côté, elle réduit la dette publique, puisque la monnaie nationale assure le financement de la dette flottante dans le cadre d’un circuit du Trésor restauré, et que, de l’autre, elle améliore le solde des échanges extérieurs, puisque la démarchandisation de la monnaie fiscale nationale incite à la réduction des importations et à la relocalisation de la production (et non pas à la recherche d’une augmentation des exportations grâce à un surcroît de compétitivité externe). Cette stratégie s’inscrit par là également dans une perspective écologique de développement d’économies moins carbonées en suscitant une relocalisation des activités productives, de même qu’elle rouvre la voie à une production efficiente de services publics et sociaux. »
12Un des éléments les plus importants de cette proposition s’avère la capacité pour un État d’émettre ces titres publics sans sortir des Traités et sans remettre en cause l’unité de la zone euro. En effet, cette stratégie s’avère conforme au principe de subsidiarité « qui reconnaît à tout État membre de l’Union la capacité de prendre des initiatives propres en matière de politique fiscale et budgétaire » [Coutrot et al., 2017]. L’avis de trois juristes spécialistes des questions monétaires et financières publiques a été mobilisé amenant Coutrot et Théret [2018] à conclure sur la légalité de cette proposition : d’une part, « l’instrument de paiement proposé ici doit être strictement utilisé pour les paiements locaux, les taxes et ne doit pas avoir cours légal : ce n’est pas de la monnaie dans le sens légal du terme et sa création n’empiète pas sur les prérogatives de la Banque centrale européenne » ; et d’autre part, « les États membres poursuivant cette politique ne peuvent pas être expulsés de la zone euro, qui ne dispose pas d’une existence institutionnelle séparée de l’Union européenne, ni de cette dernière car cela n’est pas permis par les traités » [8].
1.2 – Quelques commentaires et interrogations
13Cette proposition présente deux grands mérites. Premièrement, elle permet de dépasser les blocages institutionnels qui proviennent des difficiles et complexes négociations intergouvernementales visant à réformer le système monétaire, institutionnaliser un véritable fédéralisme monétaire ou encore restructurer les dettes publiques [9]. Deuxièmement, elle offre à l’État un moyen de financement à court terme afin d’augmenter ou de ne pas réduire [10] ses dépenses publiques. En outre, dans leur dernier article sur le sujet, Coutrot et Théret [2018] ajoutent que, combinée avec un défaut partiel sur la dette publique, la monnaie fiscale contribuerait à résoudre le problème de la dette publique. « Cela est dû à son double effet sur les dynamiques de l’endettement : un effet direct, puisque l’État cessera d’encourir sa dette sur les marchés financiers pour sa dette flottante (la dette finançant le flux de trésorerie du Trésor d’une année donnée), ce qui en retour affecte sa transformation au sein de la dette de long terme ; et un effet indirect en raison de la régénération de la vitalité économique grâce à l’injection de monnaie. La dette publique diminuera par rapport au PIB puisque le numérateur baissera tandis que le dénominateur augmentera [11]. »
14Plusieurs éléments doivent tout de même être précisés sur l’émission de la monnaie fiscale. Il n’est pas spécifié si son introduction se ferait avant ou après la mise en place des politiques d’austérité. En effet, dans un texte, les auteurs présentent indistinctement ces deux possibilités sans les discuter du point de vue de l’acceptation de la monnaie fiscale par les individus.
« Face aux politiques d’austérité prônées actuellement […]. L’accession en Grèce en 2015 de Syriza au gouvernement a conduit à envisager une autre stratégie qui, décidée par un État, lui permettrait de sortir d’une politique d’austérité sans remettre en cause l’unité de la zone euro »
16Mais surtout, les principes de parité et de conversion laissent penser que la question n’est pas simplement budgétaire, mais bien monétaire. En effet, la mise en service de bons du Trésor est destinée à faire face au financement de court terme afin de lutter contre les politiques d’austérité. En d’autres termes, ils visent à financer l’endettement de l’État par une émission monétaire. Coutrot et Théret [2018] sont parfaitement au courant de cet aspect et montrent que l’enjeu est d’éviter le qualificatif de « monnaies », via le terme de « bons » utilisables.
17Cet aspect est loin d’être négligeable afin d’assurer la réussite de ce projet. En effet, « la viabilité d’un système de monnaies provinciales présuppose au contraire une coopération à l’échelle de la fédération, basée sur une complémentarité des monnaies régionales avec la (ou les) monnaie(s) nationale(s) » [Zanabria et Théret, 2007, p. 55]. Un conflit avec la BCE ou avec d’autres institutions européennes serait problématique et pourrait conduire à la sortir de la zone euro. Cette possibilité est bien prise en compte par Coutrot et Théret [2018] qui affirment toutefois que, « dans tous les cas, si une sortie de l’euro et donc de l’Union européenne devait finalement devenir inévitable, elle serait moins douloureuse avec une monnaie fiscale déjà en place » [12].
18Sous l’hypothèse d’une réussite de la mise en place de la monnaie fiscale, nous voudrions évaluer l’affirmation selon laquelle elle mettrait fin [13] aux politiques d’austérité. L’introduction de cette monnaie prend forme au sein d’un régime politique de la monnaie spécifique. Ce dernier correspond aux relations de pouvoir entre États qui construisent des règles monétaires, affectent les politiques économiques des États, la croissance économique, mais aussi le changement institutionnel. Est-ce que la monnaie fiscale modifie les politiques économiques des États européens, notamment la désinflation compétitive [Lordon, 1997] et les politiques d’austérité procycliques [Parguez et al., 2000 ; Parguez, 2000] ? Finalement, il convient de se demander si la monnaie fiscale peut réduire les causes de l’endettement.
2 – Désinflation compétitive et monnaie fiscale
19Le régime politique de la monnaie européenne a été fondé sur un ensemble de règles monétaires [Plihon, 1998] [14] hérité du traité de Maastricht (1992) et renforcé par le Pacte de stabilité et de croissance (1997) et plus récemment par le Pacte budgétaire européen (2012) [15]. À partir de là, deux politiques économiques se développent, à savoir une désinflation compétitive et des politiques d’austérité. Dans cette section, nous analyserons la logique de la première et sa relation avec la mise en place d’une monnaie fiscale, tandis que la seconde sera traitée dans la partie suivante.
2.1 – La logique de la désinflation compétitive : une concurrence entre États européens
20Comme l’avait signalé Boyer en 1993, l’union monétaire européenne a construit un régime politique de la monnaie qui influence le mode de fonctionnement du marché du travail. En effet, face à des déséquilibres extérieurs constants et de sous-emploi, les ajustements ne peuvent se réaliser pour les États-membres que par le niveau des salaires.
« Un modèle simple mais convaincant suggère qu’en change fixe, avec parfaite mobilité du capital, les pays qui ont un problème de dérapage des prix et des salaires rencontrent de sérieuses difficultés. Comme ni le taux d’intérêt ni le salaire réel ne sont plus déterminés par les conditions locales, sous-emploi et déséquilibre extérieur deviennent les moyens d’ajustement par défaut. »
22En raison de différences dans les régimes salariaux, la divergence des structures économiques se maintient dans le temps [Hall, 2012, p. 361-362]. Les marchés du travail de chaque pays ont des réactions différentes selon la diversité du niveau des rémunérations, des systèmes de couvertures sociales et d’organisation des syndicats. Ces variables produisent des disparités dans le dispositif institutionnel du marché du travail. Cela affecte alors les mécanismes de formation des prix, des salaires et de productivité de manière différente [Boyer, 1993].
23En conséquence, la réduction du chômage ou du déséquilibre extérieur ne peut se faire que par une flexibilisation du marché du travail en vue de diminuer les coûts de production et redevenir compétitif. On assiste donc à une baisse constante et progressive de la demande globale causée par les mécanismes d’ajustement sur le régime salarial et la concurrence entre les États [Lordon, 1997].
24En effet, la poursuite d’une politique de compétitivité monétaire et salariale par un État-membre renvoie le problème chez ses voisins qui, à leur tour, sont incités, pour résoudre les mêmes problèmes, à réduire les salaires. Ainsi, progressivement, la demande globale tend à diminuer. Cette concurrence entre États peut aussi se produire sur la fiscalité, les droits sociaux ou tout ce qui peut réduire les coûts de production en parallèle du salaire afin de résoudre les déséquilibres. Comment la monnaie fiscale affecte-t-elle cette logique de réduction de la demande dans les pays à faible compétitivité ?
2.2 – Quel est l’effet de la monnaie fiscale sur cette logique compétitive ?
25Pour les auteurs des articles, la monnaie fiscale réduirait le déséquilibre extérieur et donc les mécanismes de cette baisse. En effet, du fait de sa circulation purement nationale, cela inciterait les individus à consommer les produits nationaux.
« D’une part, elle permet de traiter simultanément la question des déficits jumeaux du fait que, d’un côté, elle réduit la dette publique, puisque la monnaie nationale assure le financement de la dette flottante dans le cadre d’un circuit du Trésor restauré, et que, de l’autre, elle améliore le solde des échanges extérieurs, puisque la démarchandisation de la monnaie fiscale nationale incite à la réduction des importations et à la relocalisation de la production (et non pas à la recherche d’une augmentation des exportations grâce à un surcroît de compétitivité externe). »
27Nous devons tout d’abord nuancer cette affirmation en déclarant que cet effet est fonction du pourcentage de la masse monétaire qui est effectivement de la monnaie « fiscale ». Un seuil minimal d’« efficacité » pourrait être défini à partir de la proportion des paiements effectués pour des biens et services produits au niveau national. En effet, si 30 % des paiements sont effectués pour acheter des produits nationaux alors que la monnaie fiscale ne représente que 10 % de la masse monétaire, nous pourrions assister à un simple arbitrage. La monnaie fiscale remplacerait les euros dans la consommation des produits nationaux et ceux-ci seraient utilisés pour acheter des produits extérieurs, ne modifiant pas la répartition des dépenses entre biens et services nationaux et ne se traduisant donc pas par une substitution des importations. Par conséquent, le rétablissement économique du pays considéré n’est pas du tout automatique et dépend des conditions économiques du pays.
28De plus, cette monnaie fiscale peut être convertie au pair (1 pour 1) en euro et ce, malgré certaines limites imposées par l’État. Elle ne pourrait être un substitut à 100 % de l’euro qui lui seul constituerait une monnaie « complète », car les prêts et crédits se réaliseraient uniquement dans cette dénomination. En conséquence, les entreprises pourraient continuer à acheter les produits extérieurs pour les vendre soit en euro, soit en monnaie fiscale. Si le paiement s’effectuait en monnaie fiscale, elles pourraient l’utiliser pour payer leurs impôts, leurs employés ou demander une conversion. Il serait possible d’imaginer l’instauration de prêts ou d’échanges inter-entreprises, moyennant un coût, comme ce fut le cas en Russie [Ould-Ahmed, 2008 ; Sapir, 2002] ou entre entreprises et banques, le temps que la conversion puisse être faite. Ainsi, la diminution des importations serait proportionnelle au coût occasionné par la conversion entre la monnaie fiscale et l’euro, coût qui serait très faible étant donné les nouvelles technologies.
29En période de crise économique, lorsque les politiques d’austérité ont déjà été mises en place, la diminution des importations serait plus efficace. Les entreprises devraient utiliser cette monnaie fiscale dans l’urgence. Cependant, une fois la situation stabilisée, elles rechercheraient les biens et services les moins chers et auraient recours aux mêmes stratégies décrites précédemment. En ce sens, la variable clef affectant le déséquilibre extérieur demeurerait la situation économique et non la monnaie fiscale.
30La logique même de la désinflation compétitive pourrait donc se poursuivre entre les différents pays. Comme le démontre Helleiner [1994], cet état de fait ne résulte pas seulement de changements technologiques ou des forces du marché, mais bien de la décision d’États qui ont encouragé la libéralisation des mouvements des capitaux et du commerce, à un niveau international et européen. L’avènement du marché unique en Europe s’avère la concrétisation de ce processus politique. Le problème réside donc dans l’architecture internationale, mais aussi européenne puisque les pays ne disposent plus de leurs prérogatives en matière commerciale et financière, qui met les États en compétition sur le plan monétaire et économique. Si la monnaie fiscale ne peut contrevenir à cette logique compétitive, elle pourrait constituer un outil politique au niveau européen pour provoquer un changement des règles monétaires.
31En outre, l’introduction d’une monnaie au sein d’un pays, comme cela est proposé par les différents auteurs, pourrait soit renforcer la logique compétitive, soit conduire les autres États à développer une monnaie fiscale. Cette stratégie de monnaie complémentaire pourrait être interprétée comme une tentative pour réduire les importations tout en maintenant au même niveau les exportations. Cela induirait un changement dans le déséquilibre extérieur du pays concerné, mais aussi des autres. Ces derniers auraient deux options : développer à leur tour une monnaie fiscale ou réduire les salaires. Par ce biais, cela atténuerait les exportations du premier pays qui l’aurait mise en place tout en réduisant les importations des autres pays. Ainsi, si le montant des déséquilibres extérieurs bruts globaux diminuait, il est possible que les balances commerciales nettes ne changent pas si les exportations (les importations des autres) baissent du même montant que les importations.
32En revanche, ces deux actions n’affecteraient pas de la même manière la logique de la désinflation compétitive : une baisse des salaires la renforcerait tandis qu’une émission monétaire l’affaiblirait. Dans le premier cas, si un pays cherche à regagner des parts de marché par une baisse des salaires, les effets macroéconomiques demeurent clairement déflationnistes. Dans le second cas, l’émission d’une monnaie fiscale ne devrait pas a priori diminuer les prix, car contrairement aux salaires, elle ne constitue pas un coût pour les entreprises. Cette stratégie de baisse des importations par la monnaie fiscale ne renforcerait pas les mécanismes déflationnistes si d’autres pays la mettent en œuvre contrairement à la baisse généralisée des salaires au niveau européen. Elle serait d’autant plus efficace qu’un nombre important de pays la mettraient en place, mais cette efficacité reposerait sur la réaction des autres gouvernements membres de la zone euro.
33Par ailleurs, la question de la diminution du chômage n’est pas posée directement, mais seulement implicitement à travers la dynamique économique et la réduction des déséquilibres extérieurs. Or, même dans le cas d’un fonctionnement optimal d’une monnaie fiscale, les différences structurelles entre économies au niveau des salaires, des prix et de la productivité reproduiraient les mêmes ajustements économiques : sous-emploi ou baisse des salaires. Cette monnaie fiscale nous paraît ne pas répondre ces enjeux, ce qui risque de nuire à l’arrêt du caractère procyclique des politiques d’austérité.
3 – Endettement et politiques d’austérité : les monnaies fiscales comme solution ?
34Les marchés financiers demeurent les garants, non seulement du respect des règles budgétaires, mais aussi de l’évaluation des pays participant à cette union monétaire. Ils constituent donc l’autorité souveraine qui décide et sanctionne [Lequain et Seccareccia, 2006]. Les États doivent constamment les convaincre de leur volonté de rester au sein de l’Union économique et monétaire en mettant en place des politiques d’austérité si nécessaire [Parguez et al., 2000 ; Parguez, 2000].
35On discerne déjà le problème de ces règles monétaires qui interdisent finalement toute politique contracyclique et accentuent les difficultés d’un État dont le déficit augmente. D’un côté, les marchés financiers spéculent ou le sanctionnent en majorant les taux d’intérêt, ce qui provoque un accroissement de la dette. D’un autre côté, en cas de relance budgétaire, la BCE augmente immédiatement ses taux d’intérêt si elle perçoit le moindre risque inflationniste, cassant la reprise économique et accentuant l’endettement.
36En conséquence, pour respecter le principe d’équilibre, un État ne peut augmenter ses dépenses et/ou baisser ses impôts pour réagir à une dépression cyclique endogène, s’il en résulte un déficit de son budget. De plus, dans ce cas de figure, l’État considéré doit y répondre par une hausse des impôts ou une diminution des dépenses, ce qui accentue la contraction et conduit à une réduction mécanique des impôts. On arrive alors à la constitution d’un cycle sans fin dans lequel les politiques économiques sont procycliques et où tous les stabilisateurs économiques sont abolis au profit d’anti-stabilisateurs. Ce mécanisme se produit dès lors qu’un État ne respecte pas à un moment donné le principe d’équilibre budgétaire et ne peut plus être arrêté [Parguez, 2000].
37L’utilisation de la monnaie fiscale cherche à contrecarrer ces politiques d’austérité successives, à travers un travail productif au niveau national. Dans le cas d’une création monétaire ex nihilo de la part de l’État, la dynamique économique qui en découle s’avère fonction du montant de l’injection monétaire nouvelle. En faisant l’hypothèse d’une inflation stable et d’une utilisation des nouvelles liquidités dans le travail productif, les politiques d’austérité peuvent être évitées ou neutralisées.
38Cette création monétaire ex nihilo suppose que les individus, entreprises, commerçants ou encore les banques ne demandent pas à l’État une conversion de leurs titres publics en euro. À la suite des politiques d’austérité, cette monnaie est d’autant plus utilisée comme moyen de paiement que l’économie du pays considéré demeure en pénurie monétaire. À l’inverse, la probabilité d’une demande de conversion augmente lorsque ces politiques d’austérité n’ont pas encore été mises en œuvre.
39Or nous avons montré précédemment les effets de la désinflation compétitive au sein de la zone monétaire européenne. En présence d’une baisse de la demande globale et donc du taux d’investissement et d’une diminution de la fiscalité, cela entraîne une baisse des recettes et une augmentation de l’endettement au niveau global [Lordon, 1997]. Ce dernier peut prendre plusieurs formes. Il peut être privé, public et détenu soit par les résidents, soit par les non-résidents. Ces mécanismes affectent davantage les pays à faible compétitivité qui doivent réduire les salaires, ce qui accroît leur endettement public à cause d’une baisse drastique de la demande intérieure. L’endettement public ne cesse d’augmenter impliquant alors la mise en place de politiques d’austérité.
40Cette augmentation de la dette publique peut être financée par l’émission continue de nouvelles liquidités, sous la forme de titres publics. Notons que leur arrêt conduirait mécaniquement au retour des politiques d’austérité. La problématique se déplace donc sur la question de la conversion au pair en euro. Face à la hausse constante de l’endettement, nous pouvons tenter de définir deux cas extrêmes : conversion des titres publics en euro ou absence de conversion. Cette simplification s’avère nécessaire au raisonnement pour montrer que la monnaie fiscale concurrence effectivement l’euro lorsque son émission n’est pas contrôlée.
41Pour effectuer une demande de conversion des titres publics en euros, l’État doit emprunter et dispose de deux moyens. Premièrement, les agents non financiers peuvent lui prêter à partir de leur épargne. Cela renvoie alors à nos propos sur la monnaie fiscale sans création monétaire : elle ne serait qu’un substitut à l’euro et ne constituerait pas une émission supplémentaire de monnaie. Deuxièmement, l’État recourt aux marchés financiers, mais une telle action rentre en contradiction avec l’objectif affiché au départ.
42Toutefois, il est vrai que ces deux alternatives sont viables tant que les demandes de conversion demeurent peu importantes. C’est pour cela que Bruno Théret [2015] insiste sur la mise en place d’une période limitée pour cette opération afin que la monnaie fiscale garde son caractère de crédit public et circule au sein de l’économie. En outre, il est important qu’un État ne réémette pas de nouveaux bons pour rembourser les anciens, sous peine de fragiliser la confiance et de saper la circulation monétaire.
43Or l’endettement ne cesse d’augmenter induisant de nouvelles émissions de bons du trésor et des demandes potentielles de conversion en hausse. Progressivement, la part de cette monnaie fiscale dans la masse monétaire générale s’accroîtra. Certaines entreprises ou banques devront honorer leurs obligations extérieures par l’achat de biens et services ou par des remboursements. Ainsi, les demandes de conversion auront tendance à augmenter. Signalons que ce raisonnement demeure fonction du pourcentage du déficit public et du refus de mettre en place des politiques d’austérité.
44De plus, les limites administratives pour effectuer ces conversions peuvent conduire à l’établissement de marchés de change officieux dans lesquels la parité ne sera plus de 1 pour 1. Deux articles sur la situation argentine [Clerc, 2002 ; Zanabria et Théret 2007] notent que cette parité au pair n’est plus respectée à partir du moment où la circulation de la monnaie fiscale n’est plus totale. En d’autres termes, des commerçants ou des entreprises la refusent en tant que moyen de paiement, affirmant ainsi une différence de qualité entre les deux monnaies. À ce titre, une préférence pour l’euro pourrait advenir lorsque le montant des titres publics dans la masse monétaire dépasserait celui des impôts.
45Il pourrait nous être rétorqué que la crédibilité de la monnaie fiscale serait telle qu’aucune demande de conversion n’aurait lieu ou du moins pas à un niveau assez important pour affecter son fonctionnement. Cependant, cette situation soulève un autre problème puisque l’euro verrait son montant diminuer progressivement dans la masse monétaire générale. D’une part, l’État continuerait d’émettre ses bons du Trésor pour faire face à son déficit public continu. D’autre part, en raison du déséquilibre extérieur du pays, la part de la monnaie européenne diminuerait. La vitesse de transformation dans la masse monétaire dépendrait du montant de ces derniers dans le produit intérieur brut du pays considéré.
46Une limite pourrait être atteinte lorsque les importations diminueraient du fait du manque de moyens de paiement européens. Cette réduction conduirait à un rééquilibrage de la balance commerciale, mais elle ne devrait pourtant pas être interprétée d’une manière positive, puisqu’il crée de nouvelles difficultés. Les matières premières ou des matériaux nécessaires à la production ne pourraient plus être achetés, provoquant une cessation de la production dans de nombreuses industries et induisant alors une baisse des exportations. En d’autres termes, une crise économique se développerait du fait de cette pénurie monétaire, ce qui entraînerait une nouvelle émission de titres publics.
47Deux solutions sont possibles pour résoudre ce problème monétaire. Premièrement, les agents non financiers, particulièrement les secteurs productifs dépendant de l’extérieur, feraient des demandes auprès de l’État pour convertir leurs titres publics en euro. Ce faisant, la question des politiques d’austérité se poserait de nouveau. Deuxièmement, par décision des autorités, ces titres deviendraient de facto une monnaie « complète » au sein de l’économie considérée afin de pouvoir réaliser des échanges avec l’extérieur. Ceci équivaudrait à une sortie de la zone euro et au rétablissement des prérogatives d’une banque centrale nationale.
48Finalement, la création monétaire via les titres publics est limitée dans son montant au risque de concurrencer l’euro. Elle reste un simple palliatif interne, limitée et provisoire qui ne peut pas prendre la forme d’une véritable relance économique. De plus, l’intérêt d’une monnaie fiscale dépend en dernière instance des conditions économiques du pays considéré : plus ses déficits extérieur et public sont faibles, plus la viabilité de la monnaie fiscale augmente. Cependant, dans de telles conditions, pourquoi émettre une monnaie fiscale ? Comme le notent les auteurs [Coutrot et al., 2017] cette proposition monétaire se réalise en dernier recours, c’est-à-dire lorsque la mise en place de politiques d’austérité se discute, et n’est qu’un premier pas pour mettre fin aux politiques d’austérité du régime politique de la monnaie européenne.
Conclusion
49Ce papier a analysé l’effet d’une monnaie fiscale sur les mécanismes économiques derrière les politiques d’austérité tout en soulignant leur origine profondément politique. Après en avoir rappelé les caractéristiques et les objectifs, nous l’avons évaluée en fonction de son impact sur la désinflation compétitive et sur les politiques procycliques. Si les politiques d’austérité peuvent être mises en échec et la récession économique évitée, cela n’est que temporaire.
50Sur un plan dynamique, ce type de monnaie ne remet pas fondamentalement en cause la désinflation compétitive. En effet, et contrairement à ce qu’affirment les auteurs qui la présentent, si les importations diminuaient, cela serait à un faible volume à la suite de son introduction. Malgré la circulation limitée à l’échelle nationale de la monnaie fiscale, il est nécessaire que soit émise une quantité minimale de titres publics pour que les individus soient véritablement contraints dans leurs achats. En outre, ils peuvent convertir la monnaie fiscale en euro pour se procurer les biens étrangers qu’ils désirent, même s’il est vrai que des règles administratives réguleront cette conversion. Pour leur part, les banques pourront s’adapter et offrir des services de conversion. Ainsi, l’endettement continuera à augmenter progressivement du fait de la baisse de la demande et de l’accroissement du chômage.
51En conséquence, la capacité d’une monnaie fiscale à agir contre les politiques d’austérité n’est pas infinie. Son émission monétaire est limitée par deux éléments : des demandes de conversion en hausse ou une disparition de la monnaie européenne au profit de ce nouveau mode de paiement. En définitive, cette monnaie, telle que définie par les auteurs, s’avère utile et efficace en cas de crise économique, mais ne peut qu’amoindrir pour un temps les effets négatifs du régime politique de la monnaie européenne à l’origine de l’endettement et des politiques d’austérité. Sans nier son intérêt, cet article a souligné ses principales limites économiques, mais aussi son intérêt éminemment politique pour engager une bataille sur la modification du régime politique de la monnaie européenne.
Notes
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[1]
Joseph Stiglitz [2018] mentionne également cette possibilité dans un article de journal « Can the Euro Be Saved? », mais il ne la discute pas réellement.
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[2]
Sous le nom de Patacones.
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[3]
Les termes de monnaies fiscales et monnaies fiscales complémentaires sont équivalents dans ce texte.
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[4]
Traduction de l’anglais : « to confront current austerity policies there is an urgent need to issue this type of currency wherever the single currency is leading to recession, mass unemployment, rising social insecurity, the decline of public services and insufficient long-term investment required for the ecological transition ».
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[5]
Traduction de l’anglais : « this acceptance can also be boosted by issuing notes with a lifespan limited to say, 2 years and earning interest, but with a zero coupon ».
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[6]
Cet auteur utilise le cas particulier d’une situation d’austérité radicale pour justifier l’acceptation de la nouvelle monnaie. Cependant, il ne discute pas de son introduction pour éviter une politique d’austérité. Son acceptation pourrait alors en être affectée.
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[7]
Traduction de l’anglais : « Issuing a tax-credit currency by the State in parallel to the euro issued by commercial banks might enable a progressive national government to inject liquidity in an independent, efficient and targeted fashion, thus immediately reducing its floating debt and ultimately its consolidated debt. »
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Traduction de l’anglais : « The payment instrument proposed here is to be used strictly for tax and local payments and is not legal tender: it is not money in the legal sense of the term, and its creation does not impinge on the prerogatives of the European Central Bank. » ; « Member States pursuing this policy cannot be expulsed from the eurozone, which has no institutional existence separate from the European Union, nor in expulsion from the latter, this not being provided for in the treaties. »
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[9]
C’est essentiellement pour cette raison que nous ne discutons pas dans ce papier la proposition d’Enrico Grazzini publiée le 25 juillet 2018. Cet auteur propose d’émettre des bons du Trésor ayant cours légal au sein d’un pays, convertible au pair avec l’euro sur les marchés financiers (moyennant une faible décote) et devant être accepté par la BCE et le système bancaire. Implicitement, cela implique des négociations entre les États, mais consiste aussi simplement à une création d’euro par un État, action formellement interdite par les traités. Enfin, nos critiques ultérieures atteignent également cette proposition.
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Tout dépend du moment de sa mise en œuvre.
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Traduction de l’anglais : « This is because it has a double effect on the dynamics of indebtedness: a direct effect, since the State will cease to incur debt on the financial markets for its floating debt (the debt funding the Treasury cash-flow of a given year), which in turn affects its transformation by consolidation into longer-term debt ; and an indirect effect due to the economic vitality regenerated by the injection of money. Public debt will diminish in relation to GDP as the numerator goes down and the denominator goes up. »
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Traduction de l’anglais : « in any case, if an exit from the euro and thus from the EU were finally to become inevitable, it would be less painful with a complementary currency already in place ».
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Souligné par nos soins.
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Pour rappel : la Banque centrale européenne est indépendante, doit assurer en priorité la stabilité des prix et ne peut financer directement les États membres de la zone euro. Ces derniers doivent respecter des critères budgétaires, à savoir ne pas dépasser le seuil de 3 % et de 60 % du PIB respectivement du déficit et de la dette publique sous peine de sanction.
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[15]
Les politiques monétaires non conventionnelles effectuées par la BCE ne sont pas prises en compte dans le raisonnement, car elles ne modifient en rien la structure du régime politique de la monnaie européenne qui conduit aux politiques économiques que nous allons discuter.