CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1L’expression « consommation collaborative » s’est imposée, au cours des dernières années, pour désigner un ensemble de pratiques de consommation reposant sur la mise en relation des consommateurs entre eux, afin de s’échanger des biens et services [Botsman et Rogers, 2010]. L’intermédiation entre les particuliers y est assurée par des plateformes numériques, plus ou moins outillées, qui permettent a minima la rencontre entre des offreurs et des demandeurs non professionnels. Ces échanges concernent, depuis longtemps, les biens de seconde main (eBay, Leboncoin), mais aussi les biens d’artisanat (Etsy) et, depuis quelques années, une gamme croissante de services : hébergement (Airbnb), transports (BlaBlaCar, Drivy), location de matériel (Zilok), menus travaux et services (Taskrabbit, Hassle), etc. Le périmètre de cette consommation varie bien sûr selon les auteurs et les définitions, de même que le terme retenu pour la désigner (certains mettant par exemple l’accent sur la notion de « partage » [Novel, 2013]). Il n’en reste pas moins que se développe rapidement une sphère de consommation spécifique, caractérisée par des échanges entre particuliers qui sont médiatisés par des plateformes numériques.

2Cet article s’intéresse aux usages français de quelques-unes de ces plateformes, dont la réussite économique s’illustre tant par le nombre croissant d’internautes qui y ont recours que par les revenus engrangés par leur biais [1]. Cette montée en puissance de la consommation collaborative est associée, au moins dans le discours de ses promoteurs, à un certain nombre de promesses sur la nature et la portée des échanges réalisés. Un premier argument met en avant une meilleure utilisation des biens, un rapport plus raisonnable à la consommation, qui aurait des retombées écologiques positives [Peugeot et al., 2015]. Une seconde promesse met l’accent sur les relations entre particuliers suscitées par la consommation collaborative : l’échange entre pairs est potentiellement plus authentique, porteur d’une sociabilité plus enrichissante que l’échange commercial ordinaire [Pharabod, 2017]. Pour reprendre un terme abondamment utilisé par les responsables des plateformes, la consommation collaborative, par les rencontres et échanges qu’elle suscite, est inscrite dans une économie « sympa », faite de relations chaleureuses, de rencontres et d’entraide. Pour les observateurs plus critiques de ces services, cet argument est susceptible d’être renversé : en organisant des relations commerciales entre particuliers, la consommation collaborative augmente un peu plus encore l’étendue des eaux glacées du calcul égoïste. En transformant des individus en petites entités marchandes, et en prélevant une commission au passage, les sites participent à la colonisation du monde vécu, à l’extension de l’exploitation du travail à la sphère privée [Scholz, 2013].

3C’est à l’analyse du lien social marchand [2] construit par ces plateformes numériques que s’intéresse cet article. La consommation collaborative et les débats qui accompagnent son développement constituent une opportunité de poser à nouveaux frais la question de la caractérisation de l’épaisseur sociale des échanges marchands. Les discussions qu’elle suscite se situent précisément au cœur de la tension entre différentes approches du lien marchand qui caractérisent la sociologie économique.

4D’un côté, un ensemble de travaux se sont efforcés de montrer, contre la fiction sous-socialisée de l’homo oeconomicus néo-classique, que les liens économiques sont souvent encastrés dans la vie sociale. Contre l’illusion selon laquelle le lien marchand moderne et anonyme serait partout la règle, ils mettent en évidence l’inscription des échanges dans des réseaux sociaux durables, dans des systèmes d’obligations et de valeur plus ou moins formalisés. Dans les économies non modernes [Granovetter, 2003] comme sur de nombreux marchés modernes [LeVelly, 2002], les opérations des marchés – qualification des biens, fixation des prix, appariement, construction de la confiance – sont réalisées via des interactions répétées au sein de réseaux sociaux plus ou moins denses. À la suite des intuitions de Max Weber [2004], ces travaux montrent que la construction de la confiance et la qualification des personnes s’opèrent de façon plus efficace au sein de réseaux sociaux fiables, religieux ou autres. Que ce soit par le biais de l’analyse des réseaux sociaux, l’examen des valeurs et de la culture qui entourent la vie économique, ces recherches ont fructueusement renouvelé le champ de l’analyse du fonctionnement des activités économiques en valorisant le pouvoir des structures sociales, des règles, des réseaux relationnels ou de la morale [Steiner, 2005 ; Éloire, 2010 ; Comet, 2007 ; Zelizer, 2005]. Dans cette perspective, le lien social marchand est dense, signifiant et essentiel au bon fonctionnement des échanges.

5De l’autre côté, des recherches s’attachent à décrire les caractéristiques et la construction du lien marchand moderne « pur », anonyme et tendu vers l’efficacité, modélisé par la théorie économique, se diffusant continûment dans les mondes économiques et sociaux. Callon et Latour [1997] rappellent ainsi que ce qui caractérise le lien marchand moderne, c’est qu’il est construit dans un agencement qui combine trois caractéristiques : il s’opère entre deux étrangers, du moins deux individus qui se traitent comme tels ; ils échangent un bien ou service délimité contre une somme d’argent, d’une valeur strictement équivalente ; à la fin de l’interaction, dès que la somme a été remise, les individus sont quittes. Inscrits dans des perspectives variées, de nombreux travaux ont mis en évidence des processus de rationalisation des marchés qui aboutissent à la construction d’un tel lien marchand, anonyme, ponctuel, sans histoire, et enveloppé d’une sociabilité minimale ou inexistante [Garcia, 1986 ; Muniesa, 2000 ; McKenzie et Millo, 2003 ; Bernard de Raymond, 2010]. Sur ces marchés, si de tels échanges anonymes sont possibles, c’est qu’une grande partie des tâches de cadrage de l’échange – qui dans la perspective précédente étaient prises en charge par l’encastrement dans les réseaux (appariement, qualification des produits, fixation des prix, garantie des obligations des acteurs) – sont assurées par des institutions [Fligstein, 2001 ; François, 2011], des dispositifs collectifs de calcul [Callon et Muniesa, 2003 ; Callon et al., 2007], des dispositifs marchands [Cochoy et Dubuisson-Queillier, 2000 ; Cochoy, 2004], qui rendent possibles les échanges via des interactions minimales. Ces recherches montrent la construction et le maintien d’un lien marchand anonyme « pur », caractéristique des économies modernes ; il ne s’agit pas d’affirmer que cette pureté est partout réalisée, mais de montrer les processus par lesquels elle est – toujours imparfaitement – construite : « L’archétype du marché, ce n’est pas l’absence totale de lien […], mais la fiction d’un lien social marchand. Ce qui est mis en scène sur le marché, c’est l’échange fondé sur une relation dyadique et instantanée entre acheteurs et vendeurs (entre la demande et l’offre) qui ne se connaissent pas. Les échangistes restent bien étrangers l’un à l’autre au sens où ils communiquent sans rien connaître de la biographie de l’autre » [Chantelat, 2002, p. 537]. Dans cette perspective, la sociabilité du lien marchand est vide (car vidée de sa fonction), ornementale car construite comme telle.

6Assez logiquement, les deux approches se sont portées sur des objets relativement distincts. Autant les descriptions des échanges marchands purs se sont portées sur des univers fortement instrumentés (marchés financiers, marchés de gros, grande distribution), autant les travaux sur l’encastrement ont privilégié des univers où les relations sociales sont, à divers degrés, fortes, personnelles, émotionnelles, durables, et sur des biens et services pour lesquels les enjeux moraux sont particulièrement saillants (la recherche d’emploi, l’assurance-vie, le sang, le commerce équitable…), au risque de produire une vision sur-socialisée et sur-moralisée de l’échange [Cochoy, 2012].

7Un des paradoxes intéressants des plateformes numériques de consommation collaborative est que leurs promoteurs prétendent alimenter à la fois l’instrumentation des marchés qu’ils organisent et la densité des relations sociales en leur sein ; les plateformes élaborent des dispositifs d’échange techniquement très sophistiqués, tout en portant la promesse d’échanges plus conviviaux. Or, si l’on en croit les analyses de sociologie économique résumées ci-dessus, en effet, soit les problèmes de coordination du marché sont résolus par des instruments, soit ils le sont via des réseaux sociaux stables, soit par un mélange des deux ; mais il est atypique que l’instrumentation progresse en même temps que la densité des liens sociaux interpersonnels.

8Nous explorons ici le lien marchand construit sur ces plateformes, pour comprendre sous quelles modalités il combine une instrumentation forte et une sociabilité importante. Pour explorer leur promesse d’une sociabilité enrichissante, il s’agit de savoir si ces plateformes maintiennent « l’impersonnalité et la fiction démocratique » caractéristiques du lien marchand moderne [Chantelat, 2002], ou si elles correspondent au contraire à une forme de réencastrement des échanges. Outre les travaux évoqués ci-dessus, nous nous inspirons également pour les décrire de recherches portant sur les échanges commerciaux les plus ordinaires [3], notamment de l’ethnographie des transactions économiques, attentive à la restitution des cadres interactionnels et des formes légères d’interconnaissance et de sociabilité [de La Pradelle, 1996 ; Weber, 2000 ; Sciardet, 2003].

9La première partie revient sur la promesse de réencastrement des transactions dans le social, affirmée par les promoteurs de la consommation collaborative, que nous confrontons à la spécificité des transactions réalisées entre inconnu.e.s : elles obligent parfois à se fonder sur des qualités personnelles plutôt que sur celles des objets pour s’engager et évaluer les échanges. La deuxième partie montre cependant que l’essentiel des transactions sont réalisées indépendamment des caractéristiques et des liens entre les personnes : il existe ainsi un travail conjoint des plateformes et des utilisateurs pour construire un échange marchand anonyme et impersonnel sans recourir à des interactions engageantes ou à des formes d’interconnaissance. Dans un dernier temps, nous nous centrons sur le déroulement de l’échange et nous proposons une typologie des relations sociales marchandes construites dans la consommation collaborative, que nous mettons en regard avec d’autres types de relations marchandes restitués dans la littérature.

10Ce travail s’appuie sur une enquête qualitative réalisée entre 2014 et 2015 auprès de plateformes de consommation collaborative et de leurs utilisateurs. Dans un premier temps, nous avons posé des critères pour définir les plateformes de consommation collaborative. Le cœur de leur service est une plateforme en ligne ; elles occupent une fonction d’intermédiation entre offre et demande d’un bien ou d’un service ; l’offre est au moins en partie assurée par des particuliers. Sur cette base, nous avons cartographié une soixantaine de plateformes selon qu’elles fournissent des biens ou des services et selon qu’elles proposent des échanges monétaires ou non (annexe 1). Après ce premier travail exploratoire, nous avons rencontré les responsables de dix plateformes choisies selon leur ancienneté sur le marché, le type de transactions proposées (location, vente et don), et l’objet de la transaction (bien ou service) (annexe 2). Les entretiens portaient sur l’adhésion ou non aux valeurs de « l’économie du partage », le développement des entreprises et sur la construction des échanges entre leurs utilisateurs. Nous avons ensuite interrogé les utilisateurs de trois de ces services : BlaBlaCar est un service de covoiturage entre particuliers, Drivy permet à des propriétaires de louer leur voiture à d’autres particuliers, Videdressing assure l’intermédiation entre des particuliers souhaitant vendre et acheter des vêtements de marque de seconde main. Les utilisateurs (N=45) ont été contactés en partenariat avec les plateformes, selon des critères d’intensité d’usage, et en faisant varier l’âge, le genre et la localisation géographique. Les entretiens ont été retranscrits et codés via le logiciel d’analyse QdA Miner, dans un aller-retour entre le matériau et nos hypothèses sur la nature des transactions, de manière à pouvoir fournir une description la plus nuancée possible de ce qu’est un échange en consommation collaborative.

2 – Un lien marchand réenchanté ?

2.1 – La promesse de transactions « sympas »

11La consommation collaborative constitue un mouvement récent. Les précurseurs comme eBay, Craiglist ou HomeExchange naissent entre 1995 et 1999. Tout au long des années 2000, des services que l’on peut rattacher a posteriori à la consommation collaborative sont apparus, comme des plateformes de covoiturage, de location de matériel, mais sans que ceux-ci ne crèvent l’écran médiatique. Certaines plateformes, en particulier des services hyperlocaux comme Peuplade en France, n’ont d’ailleurs pas survécu. L’essentiel des services de consommation collaborative se sont créés entre 2008 et 2013 et se sont déployés en France sous la forme de plateformes numériques proclamant plus ou moins ouvertement leur appartenance au monde de l’économie du partage (Sharing Economy). Y sont associés des valeurs et des principes qui se sont diffusés grâce, notamment, à l’action de think tanks (Fing, OuiShare…) [4] et d’événements dédiés (OuiShare Fest) auxquels participe la majorité des entreprises que nous avons interrogées.

12Parmi les références partagées dans ce monde, l’ouvrage de Botsman et Rogers [2010] apparaît central tant il irrigue les discours des acteurs rencontrés. Présentant la société pré-consumériste comme un paradis perdu, les auteurs critiquent la montée de l’individualisme, l’affaiblissement des sociabilités locales et la spirale de l’hyperconsommation produisant déchets en masse et endettement. Publié en 2010, ce livre a connu un fort succès, en partie grâce à Rachel Botsman qui s’est employée, au cours de multiples conférences, à promouvoir l’idée d’un changement radical de nos modes de vie occidentaux grâce à la coopération outillée par les plateformes numériques, qui permettrait, en particulier, de limiter les déchets, de faire circuler les biens et de remettre les sociabilités au cœur des échanges.

13Au cours de nos entretiens, les responsables de plateformes ont affirmé adhérer à un certain nombre de ces valeurs propres à la consommation collaborative. Le noyau commun, qui fait l’unanimité, renvoie effectivement à la capacité des plateformes à optimiser les ressources – rares – disponibles et à limiter le gaspillage, en remettant les biens en circulation (vente, don), leur trouvant un usage quand ils ne servent pas (location), ou en optimisant la consommation (covoiturage).

14Dans un registre différent, une valeur originellement clé de l’économie collaborative, la convivialité, occupe une place modeste dans les discours de ses entrepreneurs, au profit du mot « sympa(thique) », omniprésent dans les entretiens. Employé 67 fois dans notre corpus par l’ensemble des responsables de plateformes (sauf une exception), il constitue l’un des termes privilégiés par lequel les responsables caractérisent l’échange collaboratif. Au-delà des rencontres vraiment intéressantes, qui ne sont pas la règle, l’échange entre particuliers est presque toujours valorisé comme « sympa » :

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« Je vais… pas forcément dire : “Je vais rencontrer quelqu’un”, mais c’est sympa quand même, c’est assez sympa, je vais aller livrer le produit que j’ai et que j’ai aimé à quelqu’un qui va l’apprécier, qui va l’aimer. On a un point commun, c’est au moins ce produit-là. On va pas avoir forcément un échange qui est très long, mais c’est assez sympa… »
(Entretien avec Zilok/Ouicar)

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« Les gens nous disent : “C’est sympa, on rencontre des gens sympas. C’est une expérience vraiment sympa.” Ils le font aussi pour l’expérience. Pour moi, ça fait partie des choses, non seulement il y a le moteur financier, mais en plus y a le côté sympa dans l’expérience. C’est doublement sympa, j’ai envie de dire. Après, est-ce qu’il y a eu des grandes histoires d’amitié, etc. ? Je sais pas, mais en tout cas, les gens nous retournent leur côté sympa de l’expérience. »
(Entretien avec E-Loue)

17Le cas général cité par les responsables de plateformes interrogés est la recherche celle d’une expérience à visage plus humain que celui qu’offrent les modes de consommation traditionnels : l’enrichissement de la relation se noue autour de la transaction, par un échange verbal, par des attentions à l’autre, des petits gestes, un commentaire agréable a posteriori, qui semblent ajouter un supplément d’âme à la transaction. Ce mot apparemment passe-partout « sympa » joue en réalité un rôle structurant : il semble constituer une norme dans les échanges entre particuliers, et représente en creux une contrainte de comportement qui sous-entend certains usages. Nous proposons maintenant d’entrer dans les caractéristiques de ces échanges collaboratifs, depuis la sélection du partenaire de l’échange jusqu’à la transaction, pour analyser les actions qu’induit nécessairement ce type de négociation, et les éventuelles tensions qui en découlent.

2.2 – Choisir un bien ou une personne ?

18Promus comme plus sympathiques, les échanges entre particuliers sont aussi par définition plus incertains. En effet, la qualité sur les biens d’occasion proposés à la location ou la vente est par nature difficile à évaluer a priori. Cette incertitude est renforcée quand la transaction inclut, voire consiste en un échange interpersonnel avec un.e inconnu.e. Pour garantir la félicité d’un échange marchand collaboratif, la sélection s’appuie souvent sur des critères personnels. Dans le cas de BlaBlaCar par exemple, la moitié des conducteurs au moment de l’enquête opèrent une sélection de leurs passagers et s’appuient préférentiellement sur les photographies de profil, le niveau d’expérience des demandeurs, leurs avis, leur manière de s’exprimer.

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« La sélection… ça va être éventuellement sur le français, la façon d’écrire, parce que si j’ai du petit nègre, je vais pas… Entre le petit nègre et la personne qui parle français, je vais privilégier… ça sera plus facile de communiquer. »
(Rodrigue, conducteur, BlaBlaCar)

20Côté passager, c’est d’abord le bon trajet qui est recherché, en termes d’horaire, de prix et de confort. Sur cette base est ensuite choisie une personne, via son profil (âge, photo, évaluation, sexe). Choisir sur la base de critères personnels occasionne parfois des dilemmes moraux quand ils sont relatés par les interviewés :

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« C’est vrai que sans faire de ségrégation, je vais plus prendre quelqu’un qui a l’habitude que quelqu’un dont c’est le premier trajet. C’est un peu dégueu, mais… […] Je pense que de regarder un peu les profils, c’est vrai que je ferai plus facilement la route avec quelqu’un qui a 35 ou 50 ans, qu’un petit jeune qui en a 22. »
(Aurélie, passagère BlaBlaCar)

22Sur BlaBlaCar seront plutôt exclues des personnes peu réactives, mal évaluées, non équipées en mobile, les trop jeunes ou les trop vieilles… En revanche, une préférence nette est donnée à ceux avec qui les offreurs se projettent facilement dans une relation conviviale, ou à ceux qui rapporteront plus d’argent (passager du trajet entier, locataire de la voiture sur une longue période, cliente qui ne négocie pas…). Cette sélection des demandeurs peut être mal vécue par des personnes se sentant exclues de l’échange, sans connaître les raisons du choix opéré :

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« Il y a des gens qui refusent la réservation sans rien dire donc, c’est un peu impoli. »
(Eli, Drivy)

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« C’est ma tête qui ne leur plaît pas ? »
(Rita, passagère BlaBlaCar)

25Dans une partie des transactions, la construction de l’échange s’appuie donc sur les qualités des personnes. C’est particulièrement vrai chez les propriétaires de voiture sur Drivy (notamment les débutants) qui disent fonctionner « au feeling », en scrutant parfois longuement le profil des candidats à la location pour se rassurer :

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« Après, c’est beaucoup au feeling aussi. C’est : soit on sent la personne, soit on la sent pas… Déjà, c’est si la personne a pris le temps de remplir son profil, je me suis dit que c’est quelqu’un déjà qui se donne quand même un petit peu la peine, qui a mis une photo, pas forcément une photo, mais déjà le permis, qu’est-ce qu’il fait un petit peu dans la vie et tout ça ? Et puis après, c’est lorsque je pose la question : “Quelle va être l’utilisation de la voiture ?” Si c’est quelque chose de précis, ça me rassure un peu plus. »
(Jérémy, propriétaire de véhicule sur Drivy)

27À l’inverse, sur Drivy comme sur BlaBlaCar, certains choix sont guidés uniquement par la minimisation des coûts de transaction dans l’organisation de l’échange. Ceux qui cherchent un véhicule à louer souhaitent d’abord que ce soit bon marché et près de chez eux ; de même, un candidat au covoiturage cherche un point de rendez-vous commode, au bon horaire et à un prix modique : le choix d’un conducteur sur la base de son profil n’intervient que de manière secondaire, s’ils ont le choix, entre différents conducteurs.

28In fine, les distinctions semblent s’expliquer surtout par la maturité des marchés observés : sur BlaBlaCar, la crainte de la mauvaise rencontre diminue tendanciellement avec la diffusion du service dans les routines de consommation, de même que les propriétaires Drivy apprennent à automatiser leur choix des demandeurs en fonction de critères précis pour simplifier le travail d’appariement.

2.3 – L’évaluation des personnes

29Comme sur un grand nombre de sites du web marchand aujourd’hui [Beauvisage et al., 2013], les plateformes de consommation collaborative offrent des systèmes de réputation fondés sur des notes et des avis. Par ce biais, la réputation d’un individu se construit au sein de la plateforme et nourrit un capital propre à favoriser (ou non) des échanges ultérieurs. Sur Blablacar, Drivy, et dans une moindre mesure sur Videdressing, les systèmes sont abondamment utilisés, les notes sont très bonnes en moyenne (au moins 9/10 d’avis positifs), les avis sont courts et relativement standardisés. Ces avis sont le plus souvent modérés par les plateformes, et les responsables interrogés citent volontiers des avis positifs récents pour souligner la convivialité de leurs services.

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« Les gens, ils sont très satisfaits. Vous voyez, sur le site, vous voyez, tout en bas, vous avez la note totale d’avis vérifiés, y a 60 000 commentaires, et 60 000, c’est en six mois. 9/10. Les gens on peut dire sont très globalement satisfaits de Videdressing, mais après, si quelqu’un n’est pas satisfait d’un vendeur, dans son produit, il va le mettre, et il va mettre une mauvaise note, et ça va être une exception. »
(Responsable du site Videdressing)

31Les utilisateurs interrogés affirment effectivement s’appuyer fréquemment sur des notes et avis pour se faire une opinion du partenaire potentiel de l’échange, ils laissent donc volontiers un commentaire après la transaction dans un mouvement de réciprocité globale. Mais l’évaluation n’intervient qu’à condition que tout se soit bien passé. C’est pourquoi on trouve une majorité de bonnes notes sur les sites. Dans le cas d’une expérience moyenne, conventionnellement, les personnes préfèrent s’abstenir :

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« C’était au départ, quand j’ai commencé et j’étais pas vraiment sûre qu’il [le conducteur] était défoncé. Je me suis dit, je sais pas, peut-être qu’il a un problème dans sa tête [rire]. Même si ça sentait quand même, mais je me dis, on sait jamais, une personne qui peut avoir une maladie mentale, il vaut mieux pas mettre quelque chose si c’était pas… Voilà ! Je préfère m’abstenir. Il a pas été méchant, donc… »
(Alice, passagère Blablacar)

33Enfin, quand les choses se sont mal passées (« lapin », interaction désagréable…), l’avis négatif n’est pas déposé à la légère, il est précisément étayé dans une logique de signalement.

34Pour rendre les utilisateurs moins frileux au moment de l’évaluation d’un échange, certaines plateformes, comme Airbnb permettent d’étager les jugements : outre les commentaires qui seront affichés publiquement sur le site, il est possible de réserver certains retours aux seuls partenaires de l’échange, mais aussi de faire part de certains éléments uniquement à la plateforme. Ce procédé vise à renvoyer dans les coulisses de l’échange ce qui doit y rester : malgré une rencontre très sympathique, des commentaires sur le manque de propreté des lieux ou le bruit d’un voisin pourront être faits, en aparté, directement à l’hôte ou bien à la plateforme qui se chargera ensuite de faire ces retours sans citer les voyageurs ad hominem.

35La consommation collaborative met donc les individus en situation de choisir les personnes avec lesquelles ils vont échanger ; quand ils le font, ils s’appuient à la fois sur des indices sociaux issus de brefs échanges (information et orthographe dans la présentation de soi, réactivité dans les échanges de messages, etc.) ainsi que sur les recommandations laissées par les autres utilisateurs. Elle diffère cependant des situations classiques d’encastrement, au sens où les échanges ne sont que très rarement répétés (il s’agit presque toujours de nouveaux interactants) et où l’information circule via des commentaires anonymes (ou qui apparaissent dans le seul espace fermé du site). En outre, comme nous allons le voir maintenant, une grande partie des fonctionnalités de l’échange est prise en charge directement par l’outillage des plateformes.

3 – La co-construction d’un lien marchand efficace

36À rebours de l’imaginaire réticulaire d’internet et de la notion de consommation « collaborative », nous observons que plateformes et utilisateurs travaillent conjointement pour faire advenir des transactions efficaces, en s’appuyant sur des dispositifs plus typiques des places de marché anonymes que du modèle communautaire de l’échange.

3.1 – Construire une offre standardisée

37La raison d’être des plateformes est d’organiser la rencontre entre des offreurs (de trajets, de voitures ou d’objets à louer, de vêtements) et des demandeurs. La construction et les évolutions des sites intègrent un certain nombre de choix qui influent sur la façon dont se fait l’ajustement entre l’offre et la demande, et dessinent en creux la définition de l’échange comme un échange marchand ordinaire.

38Tout d’abord, les sites déploient un travail important pour organiser l’ensemble des offres de biens ou de services des particuliers en un catalogue clair, lisible, cohérent et facilement navigable. Outre les fonctionnalités de navigation du site, cela requiert un accompagnement important des offreurs pour orienter la mise en forme de leurs propositions : multiplication des caractéristiques à définir, conseils sur la présentation de soi et de ses objets, recommandations pour prendre des photos de qualité, etc. Blablacar conseille ainsi aux conducteurs de définir précisément leur point de départ et des villes étapes ; Drivy recommande aux loueurs de donner des indications sur les raisons de leur excursion. Certaines plateformes sont plus interventionnistes encore : Videdressing détoure les objets qui apparaîtront dans les premières pages, de manière à rapprocher son offre de seconde main d’un catalogue commercial classique ; Airbnb envoie des photographes professionnels chez les hôtes [Jacquet, 2013]. Dans l’ensemble, ces dispositifs de cadrage, qui permettent de standardiser en partie les qualités des produits, sont bien suivis par les utilisateurs, qui les évoquent fréquemment dans les entretiens, telle cette vendeuse sur Videdressing :

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« Voilà. Il y a plein de champs à remplir : la matière, la couleur, les dimensions, la marque, le style… Tout ça, c’est prérempli et vous n’avez qu’à cocher. Donc, la description que vous en faites peut même ne pas avoir lieu, puisque vous avez déjà décrit en cochant le matériau… c’est assez pratique, justement. »
(Janie, Videdressing)

40La comparaison des biens et services est donc facilitée par une définition précise de leurs qualités, mais aussi par l’élaboration de systèmes de prix cohérents. BlaBlaCar et Drivy proposent des règles pour définir les prix des offres, en fonction des caractéristiques de la voiture, son année, etc. ; Videdressing suggère des montants de réduction par rapport au prix du neuf, qu’il faut renseigner. En outre, les sites mettent en avant, dans la présentation des offres, les prix les plus bas et les plus proches des recommandations de la plateforme. BlaBlaCar colore en vert les tarifs conformes, tandis que les prix plus élevés apparaissent en orange, voire en rouge. Pour tous les offreurs interrogés, ce prix proposé est logiquement le premier élément de détermination de leur propre prix. Ils construisent leur tarif autour de cette référence, en tenant compte de leurs coûts estimés, de leurs impératifs, de la concurrence sur le site et en dehors. Ces dispositifs contribuent à construire un système de prix lisible et homogène, tout en laissant aux offreurs des marges de liberté :

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« Oui, le site suggère 19 euros. Mais bon, d’abord, c’est plus pratique d’avoir un chiffre rond et puis, je crois que j’avais calculé que ça me revenait vraiment à peu près à 20 euros [le trajet Paris-Angers] sur une année. J’avais fait le compte après la première année en gros avec l’essence, les péages et un petit peu d’huile quand même. »
(Alexis, conducteur sur BlaBlaCar)

3.2 – Construire des interactions efficaces

42Un autre élément de cadrage important mis en place par les plateformes vise à établir des interactions efficaces entre offreurs et demandeurs. La plupart des plateformes de consommation collaborative interdisent la prise de contact entre utilisateurs hors de la plateforme, du moins tant que la transaction n’est pas réalisée : les numéros de téléphone, adresses mail, comptes Facebook, etc., sont proscrits sur les sites. Certains sites offrent une messagerie interne (Drivy), sur d’autres la discussion est publique (BlaBlaCar, Videdressing). Pour les plateformes, dont le modèle d’affaires est majoritairement fondé sur un principe de commissionnement sur les transactions, il s’agit avant tout d’éviter d’être contournées.

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« Parce que ce qu’on voulait pas, c’est que les gens “bypass”. En fait, la CNIL autorise de modérer des messages publics, mais pas de modérer des messages privés. Donc, si c’était une messagerie privée comme il y avait avant, on n’aurait pas pu modérer et empêcher que les gens bypass le service, alors qu’en faisant un wall à la Facebook où tous les messages apparaissent sur le trajet, là, on a le droit de modérer. Et donc, on interdit de se donner son numéro de portable et son email. »
(BlaBlaCar, responsable de la communication)

44Outre ces interdictions (plus ou moins strictes selon les cas), les sites proposent de plus en plus d’outils d’automatisation des interactions : le « mode automatique » sur BlaBlaCar, la « réservation express » et l’ouverture des voitures par smartphone (Drivy Open) sur Drivy [5], la « conciergerie » de Videdressing sont autant de fonctionnalités qui délèguent à la plateforme le choix du partenaire de l’échange, voire la charge de la rencontre ou de l’interaction, faisant passer au premier plan l’exigence d’efficacité du service. Minoritaire et contesté au moment de son introduction en 2011, le « mode automatique » représente, en 2014, 75 % des réservations sur BlaBlaCar.

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« L’intérêt, c’est vraiment de pas s’embêter, de poster l’annonce, et après, on fait même plus attention, les gens réservent, on reçoit les textos, on dit : “cool !”, et ça se remplit, ça se remplit, elle est pleine ! »
(Abdel, BlaBlaCar)

46Les dispositifs techniques des plateformes contribuent donc à cadrer la rencontre entre offreurs et demandeurs comme un échange marchand anonyme indépendant des relations entre les personnes. Les produits et services proposés sont définis de façon standardisée, le système de prix est lisible et cohérent, les interactions précédant l’échange sont limitées à l’obtention d’information, voire complètement prises en charge par la technique. Ce travail de définition précise de ce qui est échangé, du montant de la contrepartie monétaire, entre des personnes se traitant comme des étrangers, est pris en charge par le dispositif, mais également renforcé par les utilisateurs.

3.3 – Des dispositifs suivis et renforcés par les utilisateurs

47La plupart des utilisateurs apprécient et renforcent ce formatage des échanges. Nous n’avons rencontré, dans l’ensemble de l’échantillon, aucun discours de critique du cadrage de l’échange effectué par les plateformes [6]. Comme le suggèrent les extraits d’entretiens ci-dessus, les dispositifs sont présentés de façon positive, comme des instruments utiles d’une bonne transaction. Ils sont souvent renforcés par les utilisateurs, qui au cours des entretiens évoquent des normes d’usage informelles visant à assurer l’efficacité de l’échange.

48Ainsi, les conducteurs de BlaBlaCar insistent fortement sur l’importance de bien définir son point d’arrivée et d’être explicite quant à la possibilité de faire des détours. Il s’agit de cadrer précisément, ex ante, le service qui est offert, un trajet de tel point à tel point ; et d’éviter autant que possible les demandes de détours, les retards, etc.

49Bien sûr, ce cadrage initial n’empêche pas les arrangements, services et de nombreuses marges de liberté autour de la transaction initiale prévue. Mais ces arrangements interviennent en surplus d’une relation d’échange marchand, où ce qui est échangé est clairement défini en amont.

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« Voilà. Donc, je préfère rien promettre, et ensuite, il se trouve que je suis très, très arrangeant. Enfin, quand on retournait à Poitiers, j’ai toujours déposé les gens devant chez eux, parce que c’est pas très grand. À Paris, on pourrait pas faire ça. »
(Abdel, conducteur sur BlaBlaCar)

51Plus généralement, les utilisateurs interviewés ne contestent pas les différentes limitations qui leur sont faites, y compris celles interdisant l’échange direct de coordonnées entre utilisateurs. Ils apprécient au contraire les outils qui allègent les interactions avec les demandeurs potentiels, minimisent le nombre de questions auxquelles on doit répondre, simplifient les rendez-vous et les réservations. Sur Videdressing, des utilisatrices apprécient le site pour sa capacité à limiter les conversations :

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« Ce n’est pas un site comme l’autre site [Vinted] où les gens parlent juste pour dire bonjour. Là, c’est vraiment… Enfin, les gens du site vous posent des questions, mais parfois il n’y a même pas de questions. »
(Janie, Videdressing)

53Bien sûr, il existe sur ce point des variations selon les utilisateurs. Sur les 13 conducteurs de BlaBlaCar que nous avons interviewés, 7 privilégient par exemple la réservation automatique, tandis que les autres préfèrent choisir, au moins valider, leurs passagers. De même, les utilisatrices de Videdressing apprécient le caractère particulièrement efficace et impersonnel du site, par rapport à son concurrent Vinted où se développent des sociabilités adolescentes [7]. Néanmoins, dans tous les cas, la part de la sociabilité reste très limitée dans la construction de l’échange.

3.4 – Des dispositifs de confiance formels et impersonnels

54Échanger entre inconnus rend centrale la question de la confiance, et cela à deux niveaux. Comme sur tout marché de biens d’occasion, il existe une incertitude sur la qualité des produits en vente [Akerlof, 1970] ; c’est un trait qui est renforcé dans le cas des plateformes numériques de vente de biens de seconde main, car l’offre y est très atomisée et l’estimation de la valeur des biens rendue difficile par la distance géographique qui sépare les partenaires de l’échange. Dans le cas d’un service de covoiturage en revanche, la question de la confiance se déplace plutôt sur les personnes, puisqu’il s’agit de partager un trajet plus ou moins long dans l’espace confiné d’une voiture. Dans les deux situations, les partenaires de l’échange marchand cherchent des appuis pour se rassurer et s’engager sereinement dans l’interaction.

55Ici encore, parmi les différents dispositifs de confiance existant sur les marchés [Karpik, 2007], les échanges de la consommation collaborative privilégient les dispositifs formels et impersonnels, empruntés aux circuits de commerce traditionnels ou au commerce en ligne. La confiance ne se construit pas dans le bouche-à-oreille ou la densité et la répétition des relations sociales, mais d’abord dans les logiques contractuelles et les évaluations formelles.

56Un premier dispositif permettant de produire de la confiance est le système de contractualisation et d’assurance fourni par la plupart des sites : assurance sur les trajets en covoiturage, sur les biens loués, droit de retourner les biens qui ne conviendraient pas à l’acheteur, assistance en cas de panne… les plateformes de consommation collaborative calquent leur mode de fonctionnement sur des acteurs traditionnels de leur secteur : la vente de vêtements par correspondance dans le cas de Videdressing, les loueurs automobiles professionnels dans le cas de Drivy ou celui des transports collectifs pour BlaBlaCar. Assurances et recours sont mis en avant sur les sites, pour rassurer les utilisateurs : Drivy affiche son partenariat avec Allianz depuis 2014 pour couvrir les dommages au cours d’une location ; BlaBlaCar a pour sa part développé en 2015 un partenariat avec Axa pour proposer des garanties additionnelles aux conducteurs et passagers d’un covoiturage (arrivée à destination garantie en cas de panne, couverture d’un passager à qui l’on donnerait temporairement le volant).

57Cela implique en retour d’imposer aux clients de ces plateformes un certain formalisme aux échanges entre offreurs et demandeurs pour éviter les excès de confiance, notamment dans le cas de la location : vérification d’identité, du moyen de paiement, échange d’un chèque de caution, signature d’un contrat de location, etc. Les propriétaires de véhicules sont attentifs à ces règles de conduite qu’ils appliquent scrupuleusement pour bénéficier de l’assurance du site en cas de problème :

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« Oui, y a un contrat. Il faut vérifier le permis déjà, la carte bleue, parce que le locataire doit payer avec sa propre carte bleue. Il peut pas payer avec une carte bleue de sa famille. C’est une question d’assurance. Donc, je fais toujours très attention à ça, bien sûr. Et puis après, on fait le tour du véhicule, les dates sont déjà sur le contrat. »
(Boris, propriétaire sur Drivy)

59Le deuxième élément de construction de la confiance est la présence visible des plateformes comme garantes des échanges et le recours possible en cas de litige (qui selon elles sont assez rares). Cela comprend l’implémentation de procédures de signalement d’incidents, disponibles et gérables directement en ligne :

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« Pour les PV, je préviens d’abord la personne qui a loué, et ensuite, on l’envoie à Drivy, on le scanne, et Drivy ensuite, l’envoie en recommandé à la personne. Et après, le virement est payé par Drivy, et pour les points, ensuite, c’est envoyé directement à Drivy ; vous dites que vous n’êtes pas le conducteur et Drivy, après, s’occupe de l’intendance. Comme ils ont une photocopie de tous les permis de tous les conducteurs, tous les passagers, je pense qu’après, c’est automatique. »
(Thomas, propriétaire sur Drivy)

61Enfin, le contrôle du paiement par les plateformes constitue un autre élément important. Cette question est à la fois cruciale et très sensible. La maîtrise de la transaction monétaire est en effet essentielle dans les modèles économiques fondés sur le prélèvement d’une commission sur les échanges, et sans doute, mais de manière plus opaque, sur les jeux de trésorerie rendus possibles par le décalage temporel entre encaissement de la transaction et reversement de la somme due à l’offreur. De fait, toutes les plateformes interrogées dans la première phase de l’enquête, à l’exception de Leboncoin (qui a développé un modèle publicitaire) s’efforcent de promouvoir autant que possible le paiement par le site, plutôt que les transactions monétaires directes ou via d’autres intermédiaires comme PayPal. Les plateformes développent un argumentaire relativement homogène quant aux intérêts du paiement via le site pour les utilisateurs, notamment en termes de sécurité et prévisibilité des échanges. Tout d’abord, le paiement via la plateforme étant fait à l’avance (l’argent est retenu par le site et versé à l’offreur à l’issue de la transaction), il solidifie l’engagement du demandeur, et évite les défections (les « lapins » sur BlaBlaCar, les annulations sur Drivy ou Zilok). Ensuite, le paiement via le site sécurise la transaction : il garantit le fait que l’offreur sera payé, évite les retards de paiement (sur Videdressing ou son homologue Vinted en particulier), et permet au site d’avoir tous les éléments de la transaction en main en cas de contestation ou d’arnaque. Il est plus facile pour le site d’arbitrer un litige sur un produit défectueux, d’organiser un remboursement, s’il en a contrôlé le paiement. Côté utilisateurs-offreurs, ces aspects sont souvent appréciés :

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« Avant on se payait de la main à la main. […] Et à l’époque, les téléphones portables existaient moins. Moi, j’ai eu des gens qui venaient pas… »
(Catherine, BlaBlaCar)

63L’ensemble du cadrage évoqué ci-dessus permet aux utilisateurs de faire abstraction, dans la majorité des échanges, des qualités des personnes avec lesquelles elles échangent. Les biens et services sont décrits de façon suffisamment standardisée pour être détachés des personnes qui les proposent, et les dispositifs de confiance impersonnels dispensent d’une évaluation morale des personnes pour avoir confiance dans le bon déroulement de la transaction.

64Si l’essentiel du discours des pratiquants est un discours de consommateur ordinaire (trouver un bien ou service convenable au meilleur prix), le registre bascule facilement vers le jugement social ou moral sur les personnes, au moment du choix des partenaires d’échange et de leur évaluation. Cette construction plus ou moins personnalisée de l’échange dépend des usages et des caractéristiques de l’échange ; elle se couple à des pratiques de sociabilité plus ou moins riches, et dessine trois grands modèles d’échange entre particuliers.

4 – Trois modèles d’échange entre particuliers

65Comment s’articulent échanges marchands et promesse de sociabilité au cours des interactions ? Nous décrivons dans cette partie trois idéaux-types de liens marchands (et partant, trois types de plateformes de consommation collaborative) à l’aune de quatre catégories de critères : la manière dont la plateforme guide et encadre les discussions entre utilisateurs, la façon dont les utilisateurs se présentent sur leur profil en ligne, le type de sociabilité développée durant les rencontres, sur quoi portent les évaluations a posteriori. Pour chaque type nous proposons de comparer nos observations avec d’autres relations marchandes étudiées par les sciences sociales pour en dégager des traits caractéristiques.

4.1 – La place de marché anonyme

66Le premier modèle d’échange marchand correspond à celui de la place de marché anonyme. Au plus près de l’e-commerce ordinaire, les transactions ont lieu du début à la fin entre deux étrangers. Les acheteuses de Videdressing que nous avons interviewées ne connaissent des vendeuses que leurs produits, et les vendeuses cherchent à vendre rapidement sans choisir le demandeur (cf. supra), notamment car les profils sont peu renseignés et peu mis en avant par le site. Le modèle de la place de marché anonyme rend les utilisateurs attentifs surtout à l’efficacité, la réactivité, la froide cordialité dans des échanges qui n’ont lieu qu’en ligne et de manière quasi exclusivement publique. Les demandeurs attendent d’obtenir des réponses rapides à leurs souhaits de précisions sur la coupe d’un produit, ses dimensions, ses couleurs, etc., puis cherchent à recevoir l’article rapidement et dans de bonnes conditions. De leur côté, les offreuses intensives que nous avons interrogées cherchent à produire un service de qualité, quitte à rationaliser les tâches de conditionnement et d’expédition pour satisfaire la demande.

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« J’envoie pas en Colissimo en fait. Ce sont des enveloppes bulles que je me fais livrer en gros, mais vraiment en gros. Et en fait, je prépare mes envois dans mes enveloppes bulle et puis après je les affranchis à la maison grâce à mon pèse-lettre. »
(Lara, VideDressing)

68En conséquence, les avis portent davantage sur la réactivité des personnes, la conformité de l’article avec sa description, la qualité de l’envoi… que sur la caractérisation de la personne de l’offreur ou l’offreuse (qui est le plus souvent désigné.e sous le terme générique de « vendeur » ou « vendeuse ») :

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« Les notes… En principe, j’ai cinq sur cinq. Mais, il m’est arrivé d’avoir un trois ou un deux, et ce sont des gens avec qui j’ai été conciliante. J’ai baissé le prix. J’ai donné un maximum de ma gentillesse, en fait. En fait, il ne faut pas être gentille. Il faut être pro. C’est tout. »
(Murielle, Videdressing)

70Ce type d’échanges mime ainsi les principes de la vente par correspondance, où les particuliers choisissent un bien sur catalogue, le commandent à distance et le reçoivent par livraison, minimisant de fait les relations à autrui (le vendeur) pour satisfaire leurs besoins. Internet a étendu cette manière d’échanger grâce à la mise en relation de particuliers réalisant des ventes de produits de seconde main, à l’instar des plateformes pionnières comme eBay, Amazon market place ou PriceMinister. La notion de sociabilité y est limitée au profit d’une notion d’échange marchand efficace et fiable.

4.2 – Les échanges marchands personnalisés

71Sur des plateformes comme Drivy, OuiCar, Zilok, e-loue, et dans une certaine mesure Leboncoin, les échanges sont réalisés le plus souvent entre individus vivant sur une même aire géographique, permettant dans la majorité des cas une rencontre en face-à-face pour réaliser la transaction (« les remises en main propre ») [8].

72Relativement ritualisés, ces échanges semblent toutefois emprunter à une variété de cadres interactionnels : de la relation de voisinage où les partenaires évoquent la vie du quartier à ceux qui s’en tiennent à la vérification du contrat, les interviewés relatent différentes manières de gérer l’interaction marchande tout en soulignant son côté « sympa ».

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« Q : Ça prend combien de temps en général la rencontre ? – R. : Avec moi, c’est très rapide. Mais c’est 5-10 minutes. Allez, 5 minutes. – Q… : Genre, tu dis bonjour, tu regardes les papiers. – R. : Ouais. Ouais, voilà : “Allez, bon week-end, à plus. On s’appelle.” Après, moi, je demande toujours aux gens : “Vous connaissez le site ? Vous avez déjà loué ?” S’ils me disent non, je leur explique un peu quand même le truc vite fait. […] S’ils connaissent, ça roule. Non, il faut que ça soit rapide. […] et au retour, j’essaie de regarder un peu quand même. Mais j’aime bien que ce soit rapide aussi. »
(Drivy, propriétaire)

74Cela tient notamment à la personnalisation de la transaction, i.e. le degré de dévoilement des individus au cours de l’échange. Les profils personnels sur les sites sont ainsi plus détaillés, mais se borneront à décrire des caractéristiques individuelles ayant trait au fonctionnement du site : un locataire de voitures dira pourquoi il a besoin d’avoir recours au site en évoquant par exemple sa situation familiale et rassurera les propriétaires potentiels en disant qu’il n’a jamais eu d’accident.

Figure 1

Profil d’un demandeur de voiture à louer sur Drivy

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Profil d’un demandeur de voiture à louer sur Drivy

75À ce titre, on observe une asymétrie de comportements entre offreurs et demandeurs : dans les situations de location, les demandeurs se dévoilent davantage que s’ils louaient à un professionnel pour rassurer les propriétaires, si bien que ces derniers connaissent quelques éléments de leur vie personnelle. En revanche les offreurs dévoilent rarement leur vie personnelle aux demandeurs :

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« C’était un gars assez jeune, une petite trentaine d’années. J’en sais pas plus. […] On a discuté déplacements, de ce que je faisais, pourquoi j’avais besoin de la voiture, etc. On a plus causé de moi que de lui d’ailleurs. »
(Jean, locataire sur Drivy)

77Ces transactions conduisent rarement au glissement des échanges sur un autre terrain que celui de l’utilisation stricte du site, mais sont néanmoins décrites par les utilisateurs comme plus agréables, enrichies. Pendant de la spécificité de ces échanges, les évaluations qui sont déposées sur Drivy pointent souvent les caractéristiques des voitures louées, mais également si le propriétaire était ponctuel, arrangeant et « sympa ». Dans certains cas exceptionnels (une seule mention dans notre échantillon), la répétition de ces échanges sympathiques débouchera sur la construction d’un lien de voisinage amical.

78Cette figure de l’échange marchand personnalisé fait penser à celle observée sur des brocantes ou des vide-greniers, voire des marchés et des commerces de proximité, où les individus manient tout à la fois familiarité et anonymat. C’est la possibilité de mobiliser ces registres à divers degrés selon les situations qui semble apporter un renouveau de la transaction client-vendeur opérée traditionnellement dans des boutiques. Dans son analyse des rapports sociaux sur le marché de Carpentras, M. de la Pradelle caractérise le marché comme le lieu de l’égalité des chances et de l’effacement des rôles sociaux habituels. Cela passe par une familiarité généralisée, mais circonscrite dans le seul espace du marché : « Le propre d’une relation de marché, c’est qu’elle n’engage à rien » [de La Pradelle, 1996, p. 313]. De même, sur nos exemples de transactions collaboratives les rencontres ne durent guère au-delà du temps de l’échange, mais c’est souvent ce « petit lien social sympathique » qui est valorisé par les utilisateurs de ces plateformes, parce la discussion a lieu entre des individus se traitant comme des égaux, tout en restant par définition éphémère et sans engagement.

4.3 – L’euphémisation du lien marchand

79Enfin, la consommation collaborative comprend aussi un nombre important de plateformes proposant des services qui engagent une interaction plus longue et la pénétration dans l’espace intime d’autrui : c’est le cas d’Airbnb (surtout quand le propriétaire ne met à disposition qu’une pièce de son logement, engageant de fait une cohabitation), de Cookening, plateforme où des particuliers proposent de cuisiner et de partager leur repas avec des inconnus, ou encore de BlaBlaCar qui enjoint ses utilisateurs à partager un habitacle le temps d’un trajet. Pour ce type de plateformes, il est difficile de se traiter comme des anonymes de bout en bout de l’interaction, puisque, par définition, le service repose sur le lien noué entre partenaires, et promet d’aller à la découverte d’autre. Les profils en attestent : les individus tendent à décrire relativement longuement leurs goûts, leur personnalité… et sont encouragés dans ce sens par les plateformes.

Figure 2

Profil d’un cuisinier sur Cookening

Figure 2

Profil d’un cuisinier sur Cookening

80Cela n’empêche toutefois pas une certaine rationalisation des pratiques : les transactions sur BlaBlaCar sont parfois décrites comme très ritualisées, avec des jalons (la prise de contact, le placement dans la voiture…) et des embrayeurs de conversations classiques (l’utilisation du site, le métier de chacun…). Dans ce processus, on trouve des points communs avec les échanges entre particuliers décrits par Giraud [2007] : entre les propriétaires de gîtes ruraux et leurs « hôtes payants », il s’agit de dé-marchandiser la relation interpersonnelle, pourtant fondée sur un échange marchand. La rencontre commence par la création d’un cadre interactionnel jouant le jeu de la familiarité : « L’accueil a pour objectif de créer de la familiarité, une atmosphère qui tranche avec un cadre marchand standardisé et anonyme » [Giraud, 2007, p. 9] C’est également ce qu’observe Jacquet dans le cas d’Airbnb : tout un travail est mené par les offreurs pour éviter de proposer une prestation trop proche de celle qu’un voyageur trouverait à l’hôtel – et ainsi évacuer le registre purement marchand – tout en mettant à distance l’hôte pour éviter d’entrer dans un registre trop familier et intime [Jacquet, 2015].

81Sur BlaBlaCar, les dévoilements réciproques sont fréquents et souvent symétriques (le conducteur évoque sa vie personnelle tout autant que ses passagers), et les conversations peuvent s’avérer passionnantes et assez personnelles, notamment quand il n’y a qu’un seul covoitureur : s’installe alors plus facilement une forme d’intimité entre les deux partenaires de l’échange. Souvent, la richesse de cette expérience est décrite à travers deux faces : soit la surprise de tomber sur des gens avec qui « on a plein de choses en commun » (homogamie) ou au contraire celles de rencontrer des gens « qu’on n’aurait jamais croisés autrement » (altérité). Toutefois, ces expériences parfois très riches restent la plupart du temps sans lendemain [Pharabod, 2017]. Là encore on peut analyser l’enchantement évoqué par les interviewés à l’aune du caractère éphémère de la relation marchande : les confidences et la familiarité sincère ne peuvent se déployer qu’à condition de n’avoir aucun caractère obligatoire et de pouvoir se rompre à la fin de la transaction sans l’engagement de se revoir.

82Après le trajet, les covoitureurs s’évaluent : l’évaluation sera d’autant meilleure que la prestation aura été réalisée sans encombre, mais aussi que la distance sociale aura été réduite entre les partenaires de l’échange. Sont notées la communication, la ponctualité, la qualité de l’interaction pendant le trajet, et les avis finissent souvent par la recommandation ou non de la personne au reste de la communauté.

figure im4

83À cet égard, on retrouve l’analyse de Cardon [2015] à propos de l’évaluation des hôtels et des chambres d’hôte sur TripAdvisor : « Les chambres d’hôtes ont une moyenne supérieure aux hôtels, sans doute parce que la relation du propriétaire au client est moins explicitement contractualisée que dans le cas des hôtels, et s’établit davantage sur le sol de la rencontre personnelle. » [Cardon, 2015, p. 45] Cette évaluation des personnes plutôt que des biens ou des services rend d’autant plus problématique l’avis négatif qui, même s’il est rare, demeure très mal vécu par celui qui le reçoit et peut donner lieu à des recours auprès de la plateforme pour être effacé.

84La prise en charge du paiement par les plateformes participe également de cette euphémisation du lien marchand. Certains responsables mettent ainsi en avant l’idée d’une « purification » de l’échange social grâce au paiement en ligne.

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« Le fait qu’il y ait pas d’échange de cash est aussi hyper important. Évidemment, vous avez déjà payé, évidemment, il va recevoir de l’argent, mais je sais pas si c’est spécialement français, mais je sors, je compte mes billets, ça gâche ce moment-là… […] Donc on crée une relation qui est hyper sympa, y a pas d’argent… pas de l’argent direct. »
(responsable du site Videdressing)

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« Les hôtes, ils savent aussi que le paiement passe par nous, qu’il y a pas de paiement à la main, c’est quand même sympa, tu parles pas finances avec tes invités. »
(responsable du site Cookening)

87À l’instar des relations entre hôtes payants et propriétaires d’une chambre d’hôtes, décrites par Giraud [2007], le paiement vient brouiller la relation conviviale par le rappel à l’ordre de l’objectif (également) pécuniaire de la rencontre : « L’enchantement est brisé » quand arrive « l’épreuve du règlement » [Giraud, 2007, p. 29]. Aussi, le passage au paiement en ligne en amont de la rencontre est généralement perçu comme un bienfait par les utilisateurs des plateformes de consommation collaborative : quelles que soient les motivations initiales des partenaires s’engageant dans la transaction, la suppression de l’échange d’argent liquide permet aux relations de se terminer sans rupture, en poursuivant le mode sur lequel elles se sont nouées.

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« Maintenant on ne parle même plus d’argent. On parle à la limite du code [9] et même si on oublie de demander le code, y a le paiement qui se fait automatiquement. […] Donc, finalement, ça occulte toute cette partie financière qui est souvent source de tension. »
(Yann, conducteur sur BlaBlaCar)

89Ces transactions marchandes sont donc les plus proches d’un attendu de relations sociales fortes et durables. Pourtant, là encore, les interviewés relatent rarement la transposition de liens établis dans ce cadre en amitié durable. En revanche, les participants réalisent un fort travail d’euphémisation des rapports marchands et mettent en scène une convivialité qui doit invisibiliser la nature mercantile de l’échange.

Tableau 1

Synthèse – Trois types de liens marchands

Tableau 1
Caractéristiques de l’échange marchand Places de marché anonymes Échange marchand personnalisé Euphémisation du lien marchand Plateformes Videdressing (PriceMinister, eBay…) Drivy (Zilok, OuiCar, Eloue…) BlaBlaCar (Cookening, Airbnb…) Critères de sélection Les qualités et le prix du bien sont centraux. L’offreur choisit une personne, le demandeur un bien. Choix d’un bien et/ou d’une personne Guidage des interactions en ligne (encadrement et valeurs prônées) Discussions sur le mur public du site. Tutoriels pour maximiser les ventes. Messagerie privée interne, puis échange des numéros de téléphone. Efficacité et convivialité. Mur et messagerie privée interne, puis échange des numéros de téléphone. Convivialité comme priorité ; tutoriels pour la mettre en œuvre. Profils des utilisateurs Peu d’informations personnelles Informations personnelles en rapport surtout avec l’objet du site Nombreuses et diverses informations personnelles (goûts, personnalité…) Rencontres In Real Life Très rares Nécessaires, mais courtes et assez ritualisées Nécessaires et souvent longues (plus d’une heure) Dévoilement de soi Très rare Courant, asymétrique Courant, symétrique Évaluation Efficacité de l’offreur, conformité du produit, qualité de l’envoi Concerne l’objet de l’échange et la personne Évaluation du moment passé ensemble, de la qualité des partenaires Paiement en ligne Sécurise les transactions Rend l’échange plus efficace Plus pratique, rend l’échange plus convivial Analogie avec d’autres échanges marchands Vente par correspondance (LaRedoute, Amazon) Marchés, vide-greniers, brocantes Chambres et tables d’hôtes

Synthèse – Trois types de liens marchands

5 – Conclusion

90La croissance des échanges de tout type entre particuliers, que l’on observe depuis une trentaine d’années grâce à Internet, se prolonge ici sur le front des transactions économiques à travers la consommation collaborative. Dans cet article, nous avons examiné en quoi les transactions entre particuliers médiées par des plateformes numériques parvenaient à actualiser la promesse d’un lien marchand réenchanté, tout en étant fortement outillées et cadrées par les dispositifs en ligne.

91Notre enquête montre la façon dont sont construits les échanges dans la consommation collaborative. Un premier résultat est qu’ils ne sauraient être compris comme un ré-encastrement des échanges : l’essentiel des opérations nécessaires aux transactions n’émerge pas des relations répétées entre les acteurs. Les échanges sont au contraire accompagnés, cadrés, pris en charge par les dispositifs techniques des plateformes. L’évaluation des produits est standardisée au maximum, l’appariement et la fixation des prix sont guidés par les algorithmes, la confiance repose sur des dispositifs impersonnels. Le cadrage de l’échange par les plateformes est renforcé par les utilisateurs, qui partagent la visée de systèmes rapides et efficaces de mise en relation. Une partie de la construction des transactions reste certes aux mains des partenaires : ils s’envoient des messages pour s’assurer de la qualité d’un bien, choisissent parmi plusieurs offreurs ou demandeurs possibles en s’appuyant sur les indices sociaux fournis par la plateforme, laissent des avis sur les personnes. Ces actions nécessitent une forme d’apprentissage ; elles prennent vite la forme d’interactions ritualisées, assez codifiées. L’évolution des plateformes semble d’ailleurs aller dans le sens d’une rationalisation croissante, qui se traduit par une réduction des interactions nécessaires à l’échange : les systèmes de réservation automatique l’emportent sur la sélection manuelle des partenaires, la codification des qualités des biens et personnes est de plus en plus poussée. Les plateformes comme leurs utilisateurs parviennent ainsi à rendre les dispositifs de mise en relation efficaces et rapides, de façon à réduire l’incertitude inhérente aux relations entre inconnus.

92Pour autant, toutes les transactions marchandes sur Internet n’ont pas vocation à ressembler à l’échange anonyme des places de marché. Notre typologie montre que, sous certaines conditions, les échanges collaboratifs laissent place à une sociabilité non instrumentale, à des discussions riches. La promesse des responsables des plateformes d’organiser des échanges « sympas » trouve un écho dans les récits que font les utilisateurs de leurs rencontres les plus marquantes. Au contraire de la figure des échanges chaleureux, car encastrés dans les relations sociales régulières, c’est l’instrumentation, le caractère éphémère et le désencastrement des échanges qui favorisent ici leur enchantement : l’évaluation, le paiement, l’assurance étant pris en charge par la plateforme, les personnes peuvent apprécier le moment de co-présence comme un échange en apparence purifié des calculs et intérêts marchands. C’est cette combinaison d’une très forte instrumentation de l’échange avec la possibilité de rencontres « purifiées » qui fait, selon nous, l’originalité des liens numériques marchands entre particuliers.

Annexe 1

Cartographie de 55 plateformes de consommation collaborative (2014)

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Annexe 2

Récapitulatif des entretiens réalisés avec les responsables de plateformes (2014)

Tableau 1
Plateforme Date de création Positionnement Fonction de l’interlocuteur Zilok / Ouicar 2007 Location matériel / véhicules de particulier à particulier Co-fondatrice e-Loue 2009 Location matériel particulier à particulier Co-fondateur Leboncoin 2005 Vente de particulier à particulier (tous biens et quelques services) CEO Videdressing 2009 Vente de vêtements de particulier à particulier Co-fondateur Vinted 2008 Vente de vêtements de particulier à particulier Community ambassador Co-Recyclage 2011 Dons d’objets entre particuliers Co-fondateur et CEO TrocMaison 1999 Trocs temporaires de logements entre particuliers Un des 3 associés, représentant pour l’Europe Cookening 2012 Restauration entre particuliers au domicile Co fondateur Blablacar 2004 Service de covoiturage Directrice de la communication Drivy 2010 Location de voiture de particulier à particulier Directrice de la communication

Notes

  • [1]
    BlaBlaCar, site français de covoiturage lancé en 2004, revendique, en 2017, 50 millions d’utilisateurs dans 22 pays. Son chiffre d’affaires est estimé en 2015 à 80 millions d’euros. AirBnb propose à la location 3 millions de logements répartis dans 191 pays, et l’entreprise était valorisée à 31 milliards de dollars en mars 2017 pour un chiffre d’affaires annuel de 900 millions de dollars. En France, un site comme Leboncoin est visité chaque mois par 26 millions d’internautes, qui y passent en moyenne 2 h 30 par mois, générant un chiffre d’affaires annuel de 214 millions d’euros. Parmi les entretiens que nous avons réalisés avec dix plateformes en 2014, seule l’une d’elles, Cookening, a aujourd’hui disparu.
  • [2]
    Nous nous centrons ici sur les plateformes organisant des échanges marchands entre particuliers, qui connaissent une très forte croissance des usages ces cinq dernières années. Nous excluons de l’analyse les systèmes d’échange gratuit de services, de don, de troc ou de prêt d’objets tels que Couchsurfing, Corecyclage, Peerby, etc. Dans la suite de l’article, nous entendrons « échange » par « échange marchand ».
  • [3]
    Faire son marché, aller au supermarché, échanger avec un particulier via des petites annonces, etc.
  • [4]
  • [5]
    Drivy Open est un service mis en place en décembre 2015, qui fonctionne grâce à un boîtier sécurisé embarqué dans le véhicule de location. Le propriétaire du véhicule déverrouille son véhicule à distance et le loueur l’ouvre via son smartphone : la rencontre n’est plus nécessaire pour engager la transaction. http://blog.drivy.com/2015/12/09/drivy-open-location-avec-ouverture-par-smartphone/ De même sur la conciergerie de Videdressing, le vendeur dépose ses vêtements à un service dédié de l’entreprise qui se charge d’évaluer le prix, de prendre des clichés et de mettre en ligne les articles, moyennant une augmentation de la commission sur la vente.
  • [6]
    Les seules critiques, récurrentes, portent sur la rémunération de la plateforme : montant de la commission, délai de versement des paiements, opacité des calculs.
  • [7]
    Sur ce dernier site, on peut consulter le mémoire d’Alyssa Cau, « Les caractéristiques de l’échange dans la consommation collaborative : le cas de Vinted », mémoire de M2 de sociologie, UPEMLV, sous la direction de Jean-Samuel Beuscart. Vinted est fréquenté par une population plus jeune, les échanges sont donc plus fournis, sur le forum du site comme lors des rencontres ; ils jouent néanmoins un rôle assez faible dans l’appariement et la détermination des prix.
  • [8]
    Leboncoin représente un cas à part : si les nombreux échanges réalisés en main propre favorisent la personnalisation de la relation marchande, les usages de la livraison postale rendent l’expérience des utilisateurs comparable à celle qu’ils connaissent sur une place de marché anonyme, à la différence près que le site ne cadre que très sommairement les échanges : il ne prend pas en charge le paiement, ne propose pas de système d’évaluation, ne cherche pas à maîtriser les canaux de communications utilisés par les particuliers, etc.
  • [9]
    Au moment de la réservation en ligne, BlaBlaCar envoyait un code de six lettres au passager, qu’il devait remettre au conducteur à la fin du trajet, afin de déclencher le paiement. Ce procédé a été abandonné depuis.
Français

Le succès des plateformes de consommation collaborative n’est plus à démontrer. Qu’il s’agisse d’échanger des biens d’occasion, de louer son appartement ou de proposer un dîner à des touristes de passage, les particuliers se sont emparés des plateformes web pour multiplier les échanges marchands entre eux. Entre la crainte de voir la logique marchande polluer la moindre relation sociale et l’espoir de voir la consommation entre pairs enchanter l’économie, cet article s’intéresse plus précisément au type de lien social que produisent ces plateformes, grâce à la description des cadrages techniques qu’elles proposent et de la manière dont les utilisateurs se les approprient.

Mots-clés

  • consommation collaborative
  • économie du partage
  • échange marchand
  • plateformes web
  • transactions entre pairs

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Marie Trespeuch
Université Paris-Sorbonne, GEMASS
Jean-Samuel Beuscart
Orange Labs, SENSE, Lisis, UPEMLV
Anne-Sylvie Pharabod
Orange Labs, SENSE
Valérie Peugeot
Orange Labs, SENSE
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/05/2019
https://doi.org/10.3917/rfse.022.0125
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