1 – Introduction
1La question du temps traverse l’ensemble des sciences sociales. Elle constitue un objet de recherche pluridisciplinaire [1]. Les sciences politiques privilégient le temps de la construction des politiques selon une démarche séquentielle ou une approche en termes de flux. La sociologie fait référence aux temporalités perçues par les individus par opposition au temps des institutions et des organisations. L’histoire s’intéresse principalement au temps de long terme. La science économique, quant à elle, distingue temps de l’action et temps de la décision. Mais si certaines temporalités sont privilégiées dans chacune des sciences sociales, elles ont également pour effet de circonscrire des périmètres disciplinaires ou des domaines de validité. En principe, certaines sciences sociales seraient plus aptes à traiter de problématiques particulières, ou, pour ce faire, nécessiteraient des ajustements remettant plus ou moins profondément en cause leurs fondements disciplinaires. En science économique, par exemple, Veblen oppose un institutionnalisme historique à une tradition « standard » principalement préoccupée par les problématiques d’équilibre, et renvoyant à des conceptions mécanistes du temps et finalistes des phénomènes économiques [Chavance, 2007]. Au contraire, le courant institutionnaliste « américain » avance la nécessité de considérer les phénomènes économiques dans une perspective évolutionnaire ou évolutionniste. Nous proposons ainsi d’interroger le traitement du temps de la décision, de l’action et de la politique par les économistes, notamment lorsque ceux-ci entendent s’intéresser aux problèmes environnementaux, dont nous postulons qu’ils renvoient à des problématiques temporelles spécifiques.
2En effet, la prise en compte du temps de l’environnement naturel constitue un défi important, d’abord parce que les temporalités des phénomènes écologiques (formation et renouvellement des ressources naturelles, résilience…) se déroulent souvent (même si pas exclusivement) sur le long terme. Ensuite, les problématiques environnementales ont des spécificités qui impliquent des caractéristiques temporelles particulières. D’une part, les écosystèmes ont des fonctionnements fondamentalement complexes, qui rendent leurs comportements imprévisibles (et ce, même si les relations entre éléments biotiques et abiotiques à l’intérieur des frontières d’un écosystème donné sont bien connues). Les phénomènes écologiques sont donc le plus souvent, par nature, incertains [2]. D’autre part, les biens environnementaux, les ressources naturelles ou les écosystèmes fournissant des services à l’homme ne sont pas productibles comme peuvent l’être les biens manufacturés, ce qui réactualise la problématique de l’irréversibilité [3] des phénomènes et des décisions. Les pertes, comme celles qui résultent de la disparition d’espèces et d’écosystèmes originaux, sont par nature irréversibles bien qu’elles puissent être, dans une large mesure, évitables ex ante. Enfin, les temporalités des changements globaux (réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, etc.) renvoient à des dynamiques socio-écologiques et politiques complexes inscrites dans des univers controversés et des temporalités différenciées (urgence des enjeux sociétaux, politiques et économiques liés aux changements globaux et à leurs impacts).
3L’entremêlement des temporalités (écologiques, économiques, sociales, politiques, etc.) nous semble caractéristique des problèmes de gestion de l’environnement. Comme le rappellent Godard et Salles [1991, p. 234], « l’irréversibilité, la temporalité historique et le rapport des sociétés à la nature se trouvent noués ensemble. Entre nature et société, le champ de l’environnement fait jaillir un jeu complexe de la réversibilité et de l’irréversibilité où s’entremêlent sources physiques, écologiques et sociales, et où s’entrechoquent le technique, l’économique et l’institutionnel. » Les manières dont les théories et analyses économiques rendent compte des temporalités attachées à ces différentes dimensions nous semblent fondamentales à considérer, non seulement parce qu’elles renvoient à des postures épistémologiques particulières, mais surtout parce qu’elles éclairent différemment les enjeux de la décision environnementale.
4Cet article vise à analyser le traitement analytique du temps par certaines traditions de science économique qui abordent les questions liées à la gestion de l’environnement. Il permet de dégager les conséquences qu’ont ces traitements particuliers sur la compréhension des phénomènes environnementaux par les économistes. La thèse que nous défendons ici est celle d’une nécessaire, mais difficile (impossible ?) prise en compte d’un enchevêtrement de temporalités en matière de gestion de l’environnement. À cet effet, nous montrons, dans une première partie, comment l’économie standard prend en compte l’environnement. Celle-ci passe par une prise en compte spécifique des effets d’irréversibilité et d’incertitude qui a pour effet de « neutraliser » les caractéristiques de la temporalité vécue par les acteurs en situation et d’occulter la question de l’enchevêtrement des temporalités. Nous présentons ensuite les tentatives analytiques développées par la socio-économie écologique (SEE), dont l’une des caractéristiques est de mieux appréhender la dimension temporelle des processus de décision et des dynamiques historiques des politiques en matière environnementale. Si ces tentatives offrent un nouvel éclairage sur les caractéristiques du temps de la décision et de l’action appliqué aux questions environnementales, elles révèlent toutefois la difficulté de prendre en considération l’enchevêtrement de temporalités différentes sur un plan analytique.
2 – La neutralisation des caractéristiques du temps environnemental par l’économie standard
5Dans la tradition standard, la scientificité de l’économie tient essentiellement à son formalisme mathématique. Dans cette tradition, la prise en compte de l’environnement neutralise les caractéristiques du temps par (2.1) l’introduction d’effets de substituabilité et de compensation, (2.2) un effet de commensurabilité entre le présent et le futur, et (2.3) l’éviction du caractère non probabilisable des incertitudes. Le traitement des problématiques environnementales dans le cadre de l’économie standard permet d’illustrer ces trois effets détaillés ci-dessous.
2.1 – L’irréversibilité neutralisée par des effets de substituabilité et de compensation
6La prise en compte de l’environnement dans les modèles économiques standard passe par l’intégration, dans les fonctions de production « classiques », d’un facteur de production « naturel » (en plus du capital manufacturé et de la force de travail). Elle passe aussi par l’intégration, dans les fonctions d’utilité « classiques », d’un argument relatif à la qualité de l’environnement, qui est, d’un point de vue technique, de même nature, commensurable et équivalent avec les biens de consommation courante. Ainsi, pour assurer le maintien du bien-être au sens de l’utilité des individus, la variation de la quantité d’un bien doit être compensée par une variation adéquate de la quantité d’un autre bien. Cette double intégration n’est pas sans effet. En effet, les fonctions de production et d’utilité ont des formes particulières qui les rendent propres à faciliter le traitement mathématique du problème de l’allocation des biens et des ressources rares, dont l’environnement naturel fait partie. Celle-ci implique que les facteurs de production sont « substituables » entre eux [4] ou que la dégradation de l’environnement est « compensée » par un surplus de biens de consommation courante offert aux agents. L’hypothèse de « substituabilité générale » ou de « compensation » suppose ainsi qu’il est possible de remplacer les ressources et le capital naturel qui s’épuisent ou qui se dégradent par du capital ou des actifs manufacturés.
7Traiter l’environnement dans ce cadre, sur le même plan formel que les biens manufacturés et que les services délivrés par les hommes, contribue à nier les spécificités de l’environnement naturel : d’une part, les écosystèmes (ou les éléments biotiques et abiotiques qui le composent) ne sont pas manufacturés, mais le résultat de processus biophysiques (auxquels l’homme peut éventuellement contribuer) ; d’autre part, ils relèvent de biens communs ou collectifs dans le sens où leur propriété n’est fondamentalement pas privée (même s’ils peuvent donner lieu à de l’appropriation privée). Polanyi [1944] rappelle ainsi comment la « marchandisation » de la nature a nécessité un travail préalable de découpage physique, puis d’appropriation (attribution de droits de propriété ou d’exploitation), inhérent aux formalismes conceptuels de l’économie standard [5]. L’introduction de la monnaie en tant qu’équivalent commun restreint le domaine de validité aux « biens environnementaux » qui ont fait l’objet d’un travail social et politique d’appropriation. Au travail de mise en forme théorique de l’environnement comme bien économique répond donc un jeu social et politique dominé par une rationalité économique calquant les temporalités écologiques sur les rythmes économiques (cf. par exemple Mitchell [2013] sur le cas du pétrole). Mais la monnaie ne constitue pas seulement une unité de compte. Elle instaure également « un ensemble de règles régissant les relations entre individus » [Benetti et Cartelier, 1987, p. 1158], dont le principe général est celui de la compensation d’utilité marginale. Ainsi, seule importe la contribution de l’environnement à la satisfaction des besoins humains. Si la dégradation de l’environnement impacte négativement le bien-être humain, la monnaie permet de compenser cette perte (en facilitant l’acquisition de biens qualifiés d’équivalents).
8Dans cette pensée, les effets économiques de la dégradation de l’environnement ne sont donc jamais définitifs et toujours réversibles pour peu que l’on dispose de technologies de substitution ou de mécanismes de compensation en valeur. La neutralisation temporelle prend alors ici la forme d’un effet de substituabilité/compensation technique ou monétaire.
9Cette double « neutralisation du temps » a des effets sur la compréhension et les propositions économiques pour un développement soutenable. Les outils économiques standard permettent difficilement d’aborder la notion de développement soutenable autrement que comme le maintien ou la croissance d’un potentiel de bien-être traduit par la non-décroissance, dans le long terme, de l’utilité ou du revenu par tête (voire de la consommation réelle). De manière alternative, elle insiste sur la non-décroissance du stock total de capital (naturel et technique) transmis de génération en génération. Ces modèles reposent sur des schémas de compensation intergénérationnelle, eux-mêmes fondés sur des possibilités quasi illimitées de substitution entre actifs naturels et manufacturés, ainsi que sur l’équivalence, du point de vue du bien-être humain, entre biens de consommation et biens environnementaux. Les préoccupations environnementales sont introduites de façon purement formelle dans la mesure où l’allocation intertemporelle du bien-être repose uniquement sur des critères d’efficacité économique guidés par les prix (en excluant les critères de stabilité écologique). La règle d’Hartwick [1977, 1978] stipule que les rentes issues de l’exploitation des ressources naturelles doivent être investies dans des actifs (re)productibles pour que ces derniers puissent se substituer au capital naturel. Pour Common et Perrings [1992], la durabilité économique correspond à une condition sur les prix, à la base de toute allocation intertemporelle efficiente des ressources, mais pas à une condition sur la nature de l’environnement physique.
10L’économie standard neutralise l’irréversibilité en considérant un « temps paramétrique construit sur le mode de la métaphore spatiale du mouvement réversible et conservateur des identités des sujets et des objets » [Godard et Salles, 1991, p. 233]. Elle affiche un optimisme sans faille quant à la disponibilité et à la substituabilité des ressources naturelles, reposant sur une confiance dans les mécanismes de marché [6]. Le temps irréversible attaché aux phénomènes biophysiques se trouve alors être neutralisé, car mécanique et insignifiant pour le champ économique.
2.2 – La neutralisation de l’incertitude et de l’irréversibilité par l’analyse coûts-avantages
11L’analyse coûts-avantages (ACA) constitue un outil économique privilégié pour analyser les décisions ou les investissements publics en matière d’environnement dans un cadre dynamique. En (re)partant des postulats de la théorie des choix intertemporels, le calcul coûts-avantages consiste à « ramener à sa valeur présente » une série de coûts et d’avantages qui s’échelonnent dans le temps. Le résultat pondéré de la somme des flux provenant de périodes différentes constitue la valeur actualisée nette d’un projet permettant d’arbitrer entre des alternatives aux temporalités différentes. Cette manière d’envisager la prise de décision fait surgir plusieurs problèmes [Méral, 2005]. Deux d’entre eux renvoient plus particulièrement à une neutralisation des effets du temps via la pratique de l’actualisation et l’incomplétude de l’évaluation des états des mondes futurs.
12La pratique de l’actualisation pose deux difficultés dans le domaine environnemental : la première est la rapide diminution des sommes actualisées qui fait compter comme négligeables les conséquences des décisions au-delà de 50 ans. La seconde porte sur le choix du taux d’actualisation (par l’évaluateur). En effet, un taux élevé réduit la valeur actualisée des événements futurs (dont les avantages environnementaux de certains projets), de sorte que le choix de ce taux d’actualisation constitue une variable stratégique pour la décision. Les coûts environnementaux liés à certains projets, notamment industriels, ne sont pas générés immédiatement, mais au bout d’un certain temps, lorsque les dommages écologiques s’accumulent dans le temps et dépassent la capacité de charge de l’environnement. Dans ce cas, si l’on souhaite que ces coûts pèsent dans la décision, il faut retenir un taux d’actualisation faible, et éventuellement variable dans le temps. Or il n’existe pas de base objective pour la fixation de ce taux d’actualisation [7], qui renvoie finalement aux termes d’un compromis social intergénérationnel. Ce compromis est par nature flou, mouvant et incertain, ce qui peut avoir des effets non négligeables sur la valeur actuelle nette calculée [cf. Pindyck, 2007]. Sur cette base, les marges d’erreur dans l’arbitrage des projets sont potentiellement énormes. Conserver la cohérence formelle du cadre de la décision nécessite alors de considérer commodément un taux d’actualisation certain et fixé une fois pour toutes au moment de la prise de décision. Ramenée dans les termes présents, l’actualisation établit une correspondance entre états du monde futurs et décision actuelle. La réversibilité prend ici la forme d’un effet de commensurabilité entre présent et futur.
13Le second problème des ACA renvoie à la complétude supposée des avantages et des coûts environnementaux évalués. Une première difficulté est liée au degré d’intégration des effets induits : « Si l’ACA porte sur un projet de mise en place d’une aire protégée qui limite la déforestation, l’évaluation se cantonnera à l’impact direct sur les revenus des populations locales. Les effets indirects ne seront généralement pas pris en considération, alors qu’ils peuvent avoir des conséquences sociales (migrations…), écologiques (accentuation de la déforestation dans d’autres endroits) et économiques (hausse du prix de l’énergie dans les villes…) susceptibles de modifier structurellement l’environnement sans que cela soit correctement intégré à l’ACA » [Méral, 2005, p. 43]. De plus, il est quasiment impossible d’évaluer intégralement tous les motifs de valorisation de la nature (et en particulier les valeurs liées à des non-usages de la nature comme la valeur d’existence). Comme le soulignent Gadrey et Lalucq [2016, p. 80-81], « la notion même d’évaluation de la valeur d’existence est contradictoire : demander à quelqu’un d’évaluer le prix qu’il est prêt à payer en dehors de sa relation à une espèce ou un milieu donné n’a aucun sens, puisque l’évaluation suppose l’existence de cette relation ». Mais malgré ces limites, le succès de l’ACA relève d’une dimension très pratique : sa rapidité et sa simplicité de mise en œuvre (une fois les données collectées). La temporalité du projet prime alors sur d’autres temporalités, notamment écologiques. Par ailleurs, les coûts autant que les bénéfices environnementaux sont fondamentalement incertains [Torras, 2016], point sur lequel nous reviendrons dans la sous-section suivante. Une manière de prendre en compte la dimension incertaine et/ou irréversible des effets produits par les décisions consiste à intégrer au calcul des avantages une valeur d’option et/ou de quasi-option. Cela nécessite de placer le(s) décideur(s) dans un cadre séquentiel, de manière à évaluer la valeur des informations obtenues lorsqu’un projet est différé. Les premiers travaux dans ce domaine [Henry, 1974 ; Arrow et Fischer, 1974] ont bien montré l’intérêt d’une décision flexible lorsque celle-ci produit des effets irréversibles. Mais le calcul effectif de ces valeurs se révèle très difficile dans des contextes fortement marqués par la complexité, ce qui jette l’ambiguïté sur les concepts de valeur d’option et de quasi-option, et rend les concepts difficiles à implémenter [Richard et Trommetter, 2001]. Le temps est ici neutralisé par effet d’inopérabilité des concepts.
2.3 – La neutralisation des caractéristiques du temps par la réduction de l’incertitude au risque
14Les problèmes d’environnement sont associés à un univers risqué et incertain, dans lequel il existe des aléas. Comment cet univers risqué et incertain est-il pris en compte dans la pensée économique standard ? Quelles en sont les implications sur l’appréhension des caractéristiques du temps ?
15La théorie de la décision distingue depuis Knight [1921] et Keynes [1921] le risque et l’incertitude. Dans ce cadre, la notion de risque qualifie les situations où l’on peut appliquer le calcul de probabilités objectives : le résultat d’une action dépend alors d’événements aléatoires identifiés à l’avance et répétitifs un grand nombre de fois de manière à être analysables par les lois de la probabilité. Dans ce cas, le critère de décision rationnelle est celui de la valeur actualisée nette (VAN) espérée. La réponse la plus simple apportée par l’économie standard consiste à généraliser l’analyse coûts-avantages (ACA) en intégrant le caractère aléatoire des bénéfices et des coûts grâce aux probabilités associées à la réalisation de plusieurs états de la nature : les économistes ne raisonnent plus sur une VAN déterministe (voir ci-dessus), mais sur une VAN espérée. Un projet défini par des coûts initiaux incertains, ainsi que des coûts et des bénéfices futurs incertains, sera ainsi acceptable si l’espérance de la valeur actualisée des bénéfices futurs excède celle de la valeur actualisée des coûts, y compris les coûts des dommages, c’est-à-dire si la VAN espérée du projet est positive. Le concept de VAN espérée renvoie ainsi aux principes fondamentaux de l’ACA (commensurabilité monétaire des impacts économiques, sociaux et environnementaux avec une interchangeabilité des effets lors de l’agrégation des bénéfices et des coûts) et donc aux mêmes problèmes de traitement du temps par le choix d’un taux d’actualisation social (notamment le fait qu’on procède à une actualisation de l’ensemble avec un taux sans risque).
16Comme le souligne Godard [1993, p. 157], la notion d’incertitude à proprement parler « sert au contraire à qualifier les situations où le résultat d’une action ne peut pas être prévu avec certitude et ne se prête pas au calcul probabiliste, parce qu’il dépend de la réalisation d’événements uniques, non répétitifs, ou parce que ces événements ne sont pas clairement identifiés ex ante. Autrement dit, la réalisation de tels événements est la source d’une surprise, que celle-ci soit totale (l’agent ne pensait pas être surpris, ce qu’on peut appeler “nouveauté”), ou attendue (l’agent s’attend à être surpris, mais ne sait quelle forme prendra cette surprise). » L’économie standard est beaucoup moins diserte sur la deuxième configuration que sur la première. En introduisant le concept de probabilités subjectives, elle a essentiellement cherché à réduire l’incertitude au risque, et a ainsi procédé par effet de requalification conceptuelle. Le critère en matière de décision rationnelle (maximisation de la VAN espérée) reste inchangé.
17Toutefois, le formalisme de l’économie standard ne permet pas de prendre en considération la complexité (ontologique – incapacité à décrire la réalité dans sa globalité – et temporelle – futur imprévisible) liée aux questions environnementales. L’environnement est une source de « surprises », de « nouveautés » qui ne sont pas formellement prises en compte. Les différents effets des activités économiques sur l’environnement ne peuvent pas être prévus et ne sont pas réductibles à une incertitude probabilisable. Pour affiner l’analyse, il est en effet important de distinguer probabilité et degré de fiabilité (cf. figure 1 ci-dessous). Le risque fait alors référence à des distributions de probabilités fondées sur une classification fiable des événements possibles ; l’incertitude fait référence aux événements dont la distribution de probabilités n’est pas définissable par manque de critères fiables de classification. En croisant les deux concepts : distribution de probabilité et fiabilité, on peut distinguer les situations de certitude (croyances représentées par une distribution unique de probabilités dont le degré de fiabilité est maximum et qui se réduit à une valeur), d’incertitude faible (les croyances sont exprimées à l’aide d’une distribution de probabilités additive et complètement fiable), d’incertitude forte (les croyances sont exprimées à l’aide d’une distribution non additive et/ou au travers d’une pluralité de distributions de probabilités, dont aucune n’est complètement fiable), d’ignorance (aucune distribution de probabilité n’est fiable).
Les représentations des différentes formes d’incertitude

Les représentations des différentes formes d’incertitude
18La plupart des problèmes environnementaux (notamment globaux) relèvent des deux dernières catégories (incertitude forte et ignorance) alors que les outils préconisés par l’économie standard ne permettent de tenir compte que des deux premières catégories (certitude et incertitude faible : connaissance scientifique stabilisée et impacts des activités économiques réversibles).
19Que ce soit par le biais du formalisme économique (technique et marchand) et de l’ACA en univers certain, ou risqué et incertain, l’économie standard considère que les problèmes environnementaux s’inscrivent dans un univers stabilisé [Godard, 1993]. Dans les univers stabilisés, les problèmes sont perçus directement par les agents, les intérêts des seuls agents présents sont considérés, il existe des possibilités de restauration ou de réparation de l’environnement en des délais limités (ou sur un horizon temporel donné) sans irréversibilités notoires, la connaissance scientifique est suffisante, stabilisée et partagée : les chaînes causales sont élucidées et l’imputation des responsabilités est dénuée d’ambiguïtés. La conservation de la cohérence formelle de la discipline économique confrontée aux questions environnementales passe par l’éviction des effets du temps dont l’irréversibilité et l’incertitude constituent des manifestations fondamentales [8]. Les outils conceptuels de l’économie standard aboutissent ainsi à neutraliser les effets du temps, en considérant un univers stabilisé pour appréhender les problèmes environnementaux, en requalifiant les incertitudes dans une grammaire probabiliste, en introduisant des possibilités de substituabilité/compensation technique, de compensation monétaire et de commensurabilité entre présent et futur. La question de l’enchevêtrement des temporalités (écologiques, sociales, économiques, politiques) se trouve alors occultée.
3 – Approches des irréversibilités et des incertitudes en socio-économie écologique : du temps de la décision aux trajectoires passées
20Dans l’économie standard, les effets du temps sont rendus réversibles et les incertitudes ne constituent théoriquement pas d’obstacle majeur à la prise de décision. Introduire des effets temporels irréversibles implique de réintégrer la notion d’incertitude forte ou d’ignorance dans les modèles comportementaux des individus en situation de décision. Une approche socio-économique ou en économie institutionnelle appliquée à l’environnement affiche une ambition plus réaliste à ce sujet.
Encadré : Qu’est-ce que la socio-économie écologique (SEE) ?
21Dans cette section, nous présentons la manière dont la SEE (voir encadré ci-dessus) appréhende le temps de la décision, de l’action, des politiques en lien avec les questions environnementales, et aborde les effets d’incertitude et d’irréversibilité (3.1) au moment même de la prise de décision [9] et (3.2) dans la relation au passé et à l’histoire.
3.1 – De la gestion de l’environnement à la gestion du temps de la décision
22Les situations dans lesquelles les incertitudes liées à la décision sont très fortes et où celles-ci produisent potentiellement des effets irréversibles décrivent des univers sociaux controversés [Godard, 1993]. Ceux-ci sont constitués lorsque [ibid., p. 150] :
- la construction scientifique et sociale du problème influence sa perception directe par les acteurs ;
- « la représentation séparée des intérêts de tiers absents [générations futures, autres pays, biosphère…] est en cause », ces derniers ayant « des porte-parole contradictoires » ;
- « la connaissance scientifique est encore controversée sur des aspects essentiels du problème pertinents pour l’action » ;
- « certains acteurs estiment qu’il faut agir immédiatement, sans attendre la stabilisation des connaissances du fait de l’irréversibilité potentielle, et du caractère majeur des enjeux ».
23Ces contextes décisionnels nécessitent de postuler un modèle de comportement des agents économiques alternatif à celui proposé par l’axiomatique de la théorie standard de la décision. Dans le domaine de l’environnement, les travaux institutionnalistes [par exemple, Kvakkestada et Vatn, 2011] et en sciences politiques postulent ainsi des individus dotés d’une rationalité procédurale se caractérisant par une rationalité cognitive limitée et sociale : le résultat des décisions est jugé comme satisfaisant à partir du moment où la procédure par laquelle il a été atteint respecte certains critères collectivement acceptés. Calqués sur le modèle expérimental de la médecine et de la psychologie (et non plus sur celui de la science physique), ces travaux étudient les processus par lesquels sont prises les décisions collectives. Dans la lignée de l’institutionnalisme, la SEE s’appuie principalement (mais non exclusivement) sur deux dispositifs permettant d’analyser à la fois la prise de décision en matière environnementale et le résultat de cette décision : les analyses multicritères et les dispositifs délibératifs.
24Les évaluations multicritères permettent d’analyser et d’accompagner la prise de décision en matière d’environnement. Il s’agit d’une procédure permettant de gérer la complexité des phénomènes environnementaux, dont les effets peuvent toucher simultanément différents aspects des écosystèmes, à différents niveaux. En reconnaissant la complexité inhérente aux enjeux environnementaux, les évaluations multicritères permettent de formaliser différentes perceptions du problème de décision, toutes potentiellement légitimes selon certaines perspectives. Ces perceptions renvoient à des systèmes de préférence et constituent des manières potentiellement différentes d’envisager l’avenir (sous la forme d’options ou de scénarios caractérisés par un ensemble d’attributs qu’il s’agit d’évaluer, de « commensurer » entre eux ou d’ordonner et éventuellement de pondérer). L’aide multicritères à la décision vise à évaluer la performance de différents projets/actions/options/scénarios sur plusieurs critères (souvent conflictuels entre eux) pouvant être exprimés à l’aide de différentes échelles quantitatives (monétaire ou non) et/ou qualitatives. Dans l’exemple résumé dans la figure 2, Etxano et al. [2015] caractérisent les conflits autour des réseaux de zones Natura 2000 de Garate-Santa Barbara, dans le Pays basque espagnol en comparant différents scénarios d’usage des sols plus ou moins écologiquement intensifs. Cette comparaison est réalisée par des relations de surclassement qui ne respectent pas l’axiomatique de l’économie standard et autorisent la non-commensurabilité des valeurs entre elles. Elle admet enfin la possibilité de l’incomparabilité d’actions entre elles [Martinez-Alier et al., 1998].
Évaluation multicritères et approche délibérative appliquées au cas du conflit d’usage des sols dans le réseau de zones Natura 2000 de Garate-Santa Barbara (Pays basque espagnol)

Évaluation multicritères et approche délibérative appliquées au cas du conflit d’usage des sols dans le réseau de zones Natura 2000 de Garate-Santa Barbara (Pays basque espagnol)
25Le processus d’évaluation/décision sous-jacent aux analyses multicritères est souvent prescriptif et circulaire (cf. figure 2), dans la mesure où l’étape d’évaluation révèle souvent des options ou des perspectives pertinentes et qui avaient été négligées a priori. La construction collective d’une représentation partagée et désirable de l’avenir (indépendamment des moyens par lesquels cette situation future pourrait être atteinte) se fait donc au détriment de l’urgence qu’il y aurait à répondre aux enjeux constitutifs du problème examiné en premier lieu, ou même au détriment du caractère finalisé de la recherche. Ainsi, chez Etxano et al. [2015] comme dans de nombreuses autres études, la boucle de rétroaction est mentionnée, mais pas implémentée. Ces méthodes révèlent ainsi un conflit entre, d’un côté, l’amélioration de la décision par la recherche et le partage d’informations sur les options, les critères, etc., et de l’autre, l’effectivité de cette décision. En effet, lorsque les décisions sont urgentes, c’est-à-dire lorsque les dommages irréversibles sont contemporains de la prise de décision, le temps de recherche d’information et/ou d’amélioration de la procédure de décision peut s’avérer coûteux. Les dispositifs délibératifs permettent d’améliorer l’effectivité de la décision en « réglementant » la temporalité des processus de décision sur le modèle des délibérations de jurys-citoyens [Zografos et Howarth, 2008], puisqu’à l’issue d’un temps de confrontation de points de vue défini a priori, la décision collective doit être prise. Mais rien ne garantit que les contraintes temporelles de cette procédure permettent aux parties prenantes de sélectionner et de s’accorder sur les informations pertinentes et former une décision efficace du point de vue de l’environnement.
26Ces deux dispositifs peuvent être combinés (utilisation des évaluations multicritères comme base de la délibération collective) ou utilisés de manière indépendante. Néanmoins, évaluations multicritères et approches délibératives constituent deux manières d’articuler différentes expressions de valeurs sociales entre elles, et de construire une représentation partagée d’un problème environnemental donné au moment même où celui-ci est considéré. Dans l’exemple de la figure 2, le formalisme multicritères sert de support à une délibération collective portant sur la définition des futurs possibles (options politiques ou scénarios) et sur les critères sur la base desquels les comparer. Distinguer évaluations multicritères et délibérations de jury-citoyens permet de faire apparaître un dilemme entre qualité des informations pour traiter le problème environnemental et effectivité de la décision. Ce dilemme est renforcé par le caractère « controversé » de l’univers décisionnel. Dans des univers controversés, les connaissances sont instables, « les faits sont incertains, les valeurs sont en conflit, les enjeux [liés à la décision] sont élevés et les décisions urgentes » [Funtowicz et Ravetz, 1993, p. 744]. Ce dernier élément est fondamental. Non seulement « les théories scientifiques, les “visions du monde et du futur” deviennent des variables stratégiques donnant naissance à de nouvelles formes de compétition [dont] l’enjeu [… est] la formation de communautés épistémiques et la fixation de conventions d’environnement » [Godard, 1993, p. 150, italiques de l’auteur], mais le temps de la décision devient lui-même un enjeu stratégique. Si ces « forums hybrides » permettent d’appréhender la décision en univers incertain [cf. Callon et al., 2001], ils constituent des lieux de reproduction (ou de remise en cause) des intérêts constitués reproduisant (ou bouleversant) les rapports de pouvoir et les institutions qui permettent d’articuler des valeurs potentiellement conflictuelles. L’arbitrage entre urgence de la décision et acquisition d’informations nouvelles ouvre ainsi la voie à des stratégies d’accélération ou au contraire de blocage de la prise de décision. Plus que l’environnement, les acteurs peuvent ainsi être conduits à gérer le temps de la décision, soit à travers des stratégies d’instrumentation du doute (gagner du temps et ne pas changer les choses), soit en préconisant l’adoption d’un principe de précaution (prendre les décisions qui laissent le plus d’options ouvertes). Ainsi, les incertitudes des univers controversés, dont les caractéristiques décrivent de manière réaliste les contextes de décision environnementale, ne renvoient pas seulement à un déficit cognitif ou à un manque d’information que le passage du temps viendrait « naturellement » combler, mais au contraire à des situations instables du fait des enjeux temporels liés à la constitution des bases informationnelles de la décision qui constituent une variable stratégique pour les acteurs.
3.2 – L’influence du passé sur le présent et le futur : vers une nouvelle appréhension des dynamiques socio-environnementales
27Diverses traditions en économie institutionnelle ont pris en compte des temporalités historiques, en particulier à travers un prisme évolutionnaire. La SEE, sans traiter explicitement de la question du temps, se nourrit également de ces influences intellectuelles, et en particulier avec la notion de dépendance au sentier [Mahoney, 2000 ; Pierson, 2000] développée dans le courant de l’institutionnalisme historique. Celle-ci insiste ainsi sur l’idée que le futur est partiellement déterminé par le passé et que l’évolution des institutions dépend fortement de la manière dont les choix passés ont été réalisés. Si la dépendance à l’histoire est essentielle, ce courant d’analyse retient également la possibilité de moments de changements, appelés « points de bifurcation ». Il en résulte des formes d’hybridation institutionnelle qui paraissent très adaptées pour l’analyse des politiques environnementales visant à lutter contre la déforestation et/ou à préserver la biodiversité [Pesche et al., 2016].
28L’exemple de la politique environnementale malgache dont l’évolution est esquissée dans la figure 3 [cf. également Froger et Méral, 2012] illustre comment les événements passés expliquent dans une certaine mesure l’état du monde présent et opèrent une sélection dans les trajectoires futures possibles. Cet historique en trois temps, caractérisé par deux points de bifurcation, permet de souligner plusieurs éléments de continuité (source d’irréversibilités) illustrant des phénomènes de dépendance au sentier s’exprimant de différentes manières (remise en cause de la gestion centralisée des ressources, carences d’un État affaibli par le programme d’ajustement structurel, crises politiques), et le caractère « extraverti » de la politique de conservation malgache soumise aux injonctions de la puissance coloniale, puis à celles des cadres globaux de la conservation et du développement. Dans cet itinéraire, les phénomènes de verrouillage (lock-in) constituent des formes extrêmes de fermetures des futurs. Le verrouillage explique la formation de périodes historiques, qu’il permet d’identifier et de caractériser. Mais l’approche institutionnaliste historique permet aussi de s’interroger sur la nature des bifurcations, c’est-à-dire des conditions de déverrouillage qui renvoient à des moments de transition ou de rupture plus abruptes. Au cours de ces périodes particulières, de nouvelles possibilités futures sont plus ou moins (r)ouvertes. Cette approche établit un lien entre passé et futur, dans le sens où les éléments passés peuvent expliquer la chronologie irréversible des événements. C’est également parce que le passé fait émerger des dispositifs institutionnels et fournit une base à la prise de décision individuelle ou collective qu’il permet dans une certaine mesure de gérer les incertitudes. Pour Keynes [1936], en effet, l’existence d’une convention sociale très puissante permet d’harmoniser les anticipations des agents quant à l’état futur de l’économie. Cette convention consiste à penser que l’état du monde passé a toutes les chances de se reproduire, à moins que des informations nouvelles donnent de bonnes et décisives raisons aux acteurs de penser le contraire. Les moments de bifurcation amorçant des transitions renvoient soit à des processus d’hybridation institutionnelle (les nouveaux outils viennent se superposer aux anciennes politiques et aux dispositifs préexistants), soit à des « retournements » de conventions aboutissant à une remise en cause plus radicale des règles et des normes du passé. Le cas malgache illustre une logique d’hybridation dans laquelle les trajectoires sociales et environnementales bifurquent relativement peu (par exemple, les nouvelles règles et pratiques forestières ont eu assez peu d’incidence sur la déforestation). Des formes plus prononcées de retournement de conventions marquent des périodes d’ouverture des futurs au cours desquelles l’indétermination ouvre la voie aux incertitudes : le passé ne constitue plus une base informationnelle suffisamment crédible pour assurer la prise de décision. Ces moments sont souvent déclenchés ou causés par la survenue d’événements très improbables, mais ayant des conséquences extrêmes contribuant à accélérer les changements, éventuellement jusqu’à marquer des ruptures historiques [Taleb, 2007]. Dans ces moments, les comportements des acteurs confrontés à ce genre de phénomènes ne se conforment pas à ce que prescrit la théorie de la décision standard, notamment parce qu’ils ne parviennent pas à gérer ces incertitudes radicales. Le contexte d’action se trouve réordonné (l’univers de la décision est stabilisé) par deux éléments qui s’autorenforcent : une sélection des règles et des dispositifs institutionnels permettant de faire tenir des situations de manière stable ; l’émergence de nouvelles normes sociales et conventions propres à rétablir la confiance dans la capacité des décideurs publics à restaurer l’ordre social, et par là dans l’avenir.
Une perspective institutionnaliste historique appliquée à la politique environnementale malgache

Une perspective institutionnaliste historique appliquée à la politique environnementale malgache
29Dans des univers controversés, la restitution présente de l’histoire passée est aussi un enjeu stratégique important permettant de considérer de nouvelles options politiques ou de justifier de nouveaux choix. Le débat sur l’origine anthropique du changement climatique renvoie à cette manière de mobiliser l’histoire pour soutenir, ouvrir, ou fermer les futurs possibles : le fait que l’écosystème planétaire ait connu régulièrement dans un passé très lointain des phases de réchauffement, puis de glaciation, donne aux climato-sceptiques un argument affirmant que l’homme ne serait sans doute pas la cause du réchauffement climatique que nous connaissons actuellement, ce qui discréditerait certaines politiques environnementales (à moins que les conséquences observées des précédents réchauffements ne menacent la survie de l’espèce humaine sur terre). Restituer l’histoire pour expliquer le présent et envisager l’avenir nécessite alors de décrire finement le jeu social et les rapports de force qui font tenir des suites d’événements dans des temporalités plus longues. Mais si la « réécriture » historique permet dans une certaine mesure de rendre les décisions réversibles, elle ne gomme pas pour autant les effets biophysiques qu’elles ont générés (et qui peuvent être irréversibles ou réversibles sur un autre pas de temps). L’enjeu épistémologique consiste donc à faire tenir ensemble, sur un plan analytique, des cycles aux temporalités enchevêtrées et qui s’influencent les uns les autres. Cette complexité requiert un travail de sélection inévitablement partial, mais dont les effets politiques peuvent être importants. Les approches co-évolutionnaires [10] en SEE visent précisément à rendre compte de ces dynamiques d’évolution différenciées entre systèmes. Ces approches insistent notamment sur le fait que les systèmes sociaux n’évoluent pas de manière endogène, mais en lien étroit avec les écosystèmes. Kallis et Norgaard [2010, p. 697] notent ainsi que, « comme les systèmes en coévolution peuvent changer à des rythmes différents, la sélection mutuelle peut alors être désynchronisée et l’intensité ainsi que la nature de l’interaction peuvent varier dans le temps. Les systèmes sociaux et écologiques atteignent souvent des points critiques et des seuils au-delà desquels les changements se précipitent. » La prise en compte de temporalités écologiques, politiques et socio-économiques, des différents types, rythmes et niveaux d’irréversibilités (ou de réversibilités), ainsi que la nature et le degré des incertitudes, posent plusieurs problèmes analytiques. Avec des conséquences épistémologiques que nous discutons en conclusion.
4 – Conclusion
30Intégrer l’environnement dans le cadre économique nécessite de prendre en compte deux caractéristiques importantes du temps dans la décision : les effets d’incertitude et les effets d’irréversibilité. En préservant sa cohérence formelle et ses outils conceptuels, l’économie standard neutralise le temps. Cette neutralisation théorique passe par (i) l’introduction de possibilités de substituabilité et/ou de compensation technique ou monétaire, (ii) la mise en œuvre de dispositifs d’évaluation établissant une relation de commensurabilité entre présent et futur, et (iii) la requalification des incertitudes en risque probabilisable.
31D’un autre côté, la SEE ne considère pas spécifiquement la dimension temporelle des décisions environnementales. Celle-ci adopte pourtant un double principe réaliste, qui a pour effet de considérer un temps irréversible et générateur d’incertitudes : d’un côté, un principe de réalité empirique nécessitant d’arbitrer entre l’accumulation des effets de la « crise écologique » et les informations nouvellement révélées au cours du temps ; d’un autre côté, un principe de réalité épistémologique conduisant à représenter un modèle comportemental plus en phase avec la réalité sociopsychologique des décideurs, mais conduisant à la mise en œuvre de méthodes chronophages. Le coût temporel de ce réalisme est l’indécidabilité potentielle (ou la prise de décision trop tardive au regard des évolutions des dégradations biophysiques irréversibles).
32Cette non-prise en compte spécifique du temps en SEE a, selon nous, deux types d’implications. D’une part, des implications empiriques : par la tendance à réduire l’incertitude aux phénomènes de croyance et de confiance, elle tend à endogénéiser les incertitudes dans les modèles comportementaux des individus et néglige potentiellement les effets réels des phénomènes biophysiques, de sorte que tout n’est pas réductible à ce que pensent ou croient les acteurs : l’eau coule, l’énergie se dissipe, la matière s’use, les objets tombent… indépendamment des systèmes de croyances ou des rapports sociaux. De plus, l’approche évolutionnaire met en évidence une désynchronisation entre incertitudes et irréversibilités : les phases de continuité se caractérisent par des enchaînements de situations peu réversibles, mais où les incertitudes sont perçues comme faibles ; bifurcations et retournements de convention renvoient à des moments où l’incertitude prévaut, et introduisent des possibilités de réversibilité dans les modes de régulation de l’environnement.
33D’autre part, des implications scientifiques nécessitent de concilier les approches socio-économiques avec les approches en sciences de la nature (thermodynamique et écologie), les premières relevant plutôt d’une approche constructiviste, les secondes d’une approche réaliste. La prise en compte du temps révèle cette difficulté et nécessiterait de prendre en compte un enchevêtrement de temporalités différentes : une temporalité technico-économique marquée par le rythme des innovations technologiques, des décisions, des dispositifs institutionnels ; une temporalité sociale et scientifique au cours de laquelle, d’une part, prévaut la formation de repères normatifs et cognitifs et, d’autre part, se forment les croyances et se cristallise la confiance ; une temporalité historique renvoyant à la formation de périodes ou d’ères dans des suites d’événements sociaux ou environnementaux qui se tiennent ; et une temporalité écologique renvoyant aux processus biophysiques de formation et de renouvellement des matières-énergies et aux rythmes, parfois très différents, de fonctionnement des écosystèmes. Or les événements qui prennent place dans ces temporalités différenciées s’entre-influencent et se déterminent partiellement, mais néanmoins mutuellement à des moments et à des rythmes différents. Les causalités préalables à la gestion de l’environnement peuvent être multiples et même apparaître comme inversées, voire s’entre-déterminer. Ce type de configurations donne potentiellement naissance à ce que les physiciens appellent des singularités (des événements sans cause), à des paradoxes logiques, ou à des phénomènes d’autopoïèse difficilement accessibles à partir d’une logique cartésienne. En s’inscrivant dans une démarche réaliste, la SEE nous apparaît mieux adaptée que n’importe quelle approche formalisée pour rendre compte de ces phénomènes. Les défis épistémologiques qui découlent de la prise en compte des effets du temps nous semblent ainsi devoir nécessiter un traitement explicite. Au minimum, cela aurait pour intérêt de faciliter le travail interdisciplinaire pour appréhender les problèmes environnementaux. De manière plus ambitieuse, au-delà d’une explicitation du traitement des effets des différentes temporalités et de leur enchevêtrement, nous plaidons pour un traitement du temps par la SEE comme un objet d’analyse en tant que tel. Cela pourrait servir de fondement à une SEE encore largement morcelée.
34* * *
Notes
-
[1]
Voir le numéro spécial de la revue Temporalités [8, 2008] visant à confronter des définitions et des approches du temps et des temporalités dans plusieurs sciences sociales : histoire, sociologie, psychologie sociale, démographie, sociolinguistique, ainsi qu’un éclairage philosophique et épistémologique d’ensemble. Voir également Bresson et al. [2016] sur « Le temps dans les sciences sociales ».
-
[2]
Nous entendons ici « incertitude » au sens keynésien du terme : les agents en situation de décision ne connaissent ni les probabilités « objectives » de réalisation des événements futurs, ni les conséquences associées à chaque état des mondes futurs possibles, ni même l’état ou le nombre de ces mondes futurs. Tout au plus disposent-ils de classements partiels et relatifs entre différents états des mondes possibles.
-
[3]
D’après l’ouvrage de Boyer et al. [1991, p. 20-21], un système est réversible si toute transformation opérée dans l’espace de ses états peut être annulée par la réitération de cette transformation. Le temps constitue alors un paramètre dont l’écoulement n’engendre pas de transformations de la structure ou des lois caractérisant le système. Une transformation est dite irréversible si toute perturbation symétrique ne conduit pas à retrouver l’état initial : est irréversible tout changement qui ne peut plus être annulé par une action symétrique de l’action initiale (même s’il peut l’être par une combinaison adéquate d’autres actions) et/ou qui n’autorise plus le retour au point de départ, quelles que soient l’ampleur et la nature des changements ultérieurs.
-
[4]
Dans les modèles d’équilibre général, la substitution générale des facteurs de production est une condition nécessaire à l’atteinte de la situation d’équilibre sur tous les marchés. Dans d’autres cadres, la substituabilité des facteurs n’est pas formellement requise, mais comme ces fonctions ont des propriétés mathématiques remarquables, les économistes continuent de les utiliser. Stern [1997] met en évidence d’autres types de fonctions de production et de consommation permettant de tenir compte d’effets de complémentarité et de caractéristiques essentielles des écosystèmes.
-
[5]
L’intégration de facteurs naturels dans les fonctions de production implique de considérer a priori que le capital naturel a été rendu appropriable et exploitable à titre privé, et fait l’objet de « marchandisation ».
-
[6]
Selon Godard et Salles [1991, p. 235-236)], l’alarmisme quant à la raréfaction des ressources ne serait pas fondé si on laissait jouer les mécanismes économiques de marché : les stratégies d’exploitation des ressources naturelles guidées par le mouvement des prix assureraient la reconstitution des réserves car, d’une part, l’augmentation des prix des ressources rares stimulerait la recherche technologique, ce qui permettrait aux substitutions adéquates de se réaliser et, d’autre part, le progrès technique diminuerait le coût de mise à disposition des ressources, ce qui augmenterait l’efficacité de leur emploi, si bien qu’une même unité physique de ressource engendrerait de plus en plus de richesses.
-
[7]
Le taux d’actualisation social utilisé dans l’ACA n’est pas le même que le taux d’actualisation privé (décision d’investissement) obtenu par l’analyse financière lors des décisions d’investissement (correspondant au taux d’intérêt sur le marché bancaire).
-
[8]
Hodgson [2011] montre ainsi bibliométriquement la disparition de la référence en économie à l’« incertitude » et aux auteurs qui l’ont conceptualisée.
-
[9]
Les analyses multicritères et les dispositifs délibératifs sont des « marqueurs » forts de l’économie écologique en général et de la SEE en particulier [Froger et al., 2016]. Plusieurs auteurs de ce courant (dont Giuseppe Munda, Clive Spash, etc.) ont développé des réflexions conséquentes sur ces thèmes.
-
[10]
Deux systèmes sont dits en « co-évolution » lorsque les changements observés dans un système résultent, au moins en partie, de l’évolution d’un autre système. On pourra noter que ces approches s’attachent souvent à analyser la construction historique des discours ou des récits (« narratives », en anglais) politiques ou scientifiques.