1L’été 2018 a eu son lot de catastrophes dites naturelles. Tremblements de terre de Lombok en Indonésie, incendies meurtriers et destructeurs en Grèce comme dans de nombreux pays de l’hémisphère Nord, mousson ravageuse dans l’État indien du Kerala, « super-typhon » en Asie du Sud-Est, etc. Rien de bien nouveau, l’actualité est ponctuée de tels événements qu’on oublie très vite. Qui se souvient encore avec précision de l’ouragan Irma, qui dévastait notamment l’île franco-néerlandaise de Saint-Martin en septembre 2017 ?
De la recherche des coupables...
2Face à de telles catastrophes, on voit se mettre en place les mêmes séquences. Tout d’abord la diffusion en boucle d’images spectaculaires : celles des ravages, des victimes, même si l’on insiste évidemment sur cet « État indien le plus touristique » qu’est le Kerala, sur ces touristes bloqués au bord de plages indonésiennes ou caribéennes jusqu’alors qualifiées de paradisiaques, etc.
3Puis vient la recherche des coupables, en lien avec le chiffrage des dommages : l’irresponsabilité et l’absence de sens moral des Grecs, la démographie « galopante » des Indiens, la corruption des élus et leur collusion avec l’industrie touristique ou le secteur de la construction (rappelons-nous l’après-Xynthia en France en 2009), ou encore l’opportunisme des bandes de pillards qui, devant les caméras des chaînes d’informations, profitent sans vergogne de la catastrophe et de la désorganisation des services de maintien de l’ordre. Aussi limitée, caricaturale et parfois nauséabonde soit-elle, cette quête des coupables a au moins un mérite, celui de mettre l’accent sur le fait qu’une catastrophe n’est jamais « naturelle » et qu’il est impératif d’en rechercher les causes profondes, qu’on les qualifie de politiques, structurelles ou systémiques.
… à celle des causes profondes
4Politiques bien sûr, lorsque l’on constate l’incapacité des services de secours grecs à intervenir efficacement, en raison des coupes budgétaires imposées depuis la « crise ». Structurelles ensuite, lorsque, bien plus que les quelques touristes un peu perturbés durant leurs vacances exotiques, ce sont les populations indiennes marginalisées, vivant dans les quartiers exposés, qui subissent le plus les conséquences de la mousson. Des populations que les experts du Bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophe (UNISDR) ou de toute autre institution onusienne en charge des natural disasters pourront qualifier, admiratifs, de « résilientes », alors qu’elles ne font preuve que de capacités de survie, au sein de structures économiques et sociales qui les enferment dans la pauvreté. Il en a été de même, en septembre 2017, des principales victimes d’Irma, sur une île de Saint-Martin gangrénée par les inégalités (Duvat, 2008) et où il s’est néanmoins trouvé plus de gens solidaires que de pillards. Systémiques enfin, car pour bien comprendre l’impact d’un aléa d’origine naturelle, il est nécessaire d’entrer dans la complexité du système socio-écologique qui le subit, ses effets de réseaux et dominos, sa trajectoire historique, ses vulnérabilités spécifiques, qui mettent à mal l’illusion d’une maîtrise technique des risques, par des digues, des systèmes d’alerte, l’apprentissage de « bons » comportements, etc.
La longue tradition : la political ecology
5C’est dans la recherche des causes profondes de catastrophes finalement pas si « naturelles » que cela que l’approche de la socio-économie, telle que défendue par la RFSE, a à voir avec une longue tradition intellectuelle issue d’une géographie qu’on qualifiait autrefois de radicale (c’est-à-dire initialement influencée par le marxisme), la political ecology.
6Fondamentalement, cette tradition a eu pour vocation de combler l’une des failles de l’économie politique, son incapacité, voire son refus, d’intégrer la nature dans ses modèles et ses raisonnements (pour une définition, voir notamment Robbins, 2012). Elle vise ainsi à conceptualiser et approfondir les relations entre l’économie politique et la nature, dans un contexte de changements environnementaux. Il s’agit notamment d’expliquer les famines (Watts, 1983, sur celles au Nigeria), les dégradations environnementales (Blaikie, 1985, sur les causes de l’érosion des sols), les conflits pour les ressources (Bassett, 1988, sur les conflits entre agriculteurs et éleveurs en Côte d’Ivoire), ou encore les résistances paysannes au « progrès agricole » (Scott, 1985, sur ces résistances en Asie du Sud-Est), autrement que par la fatalité naturelle, la pression d’une démographie non maîtrisée, allant ainsi à l’encontre des commodes thèses malthusiennes.
7Ce souci de délaisser les explications simples, voire simplistes, et d’intégrer les rapports de pouvoir, l’histoire, les inégalités, les politiques adverses dans les recherches est une constante de ce courant d’analyse. Un courant qui a peu à peu délaissé l’ancrage marxiste (expliquant les conflits environnementaux au prisme de la lutte des classes et de la domination capitaliste), mais qui demeure ancré dans une perspective néo-structuraliste, accordant désormais une place plus importante aux perceptions des populations et à l’analyse des discours dominants et des revendications collectives (Escobar, 1995 ; Forsyth, 2003 ; Adger et al., 2001). Sur le plan méthodologique, les auteurs privilégient généralement l’interdisciplinarité, croisant l’étude des processus écologiques, celle des pratiques et des perceptions locales, et celle des politiques publiques et des jeux de pouvoir. Ils insistent sur l’importance du travail de terrain, de l’analyse des discours et de la prise en compte de différentes échelles (et de leurs interactions) dans une perspective à la fois comparative et globale.
8La Political Ecology invite ainsi les socio-économistes à penser ensemble crise sociale et crise environnementale pour rendre compte de leurs effets sur le creusement des inégalités, qu’elles soient internes aux États ou internationales (Cornut et al., 2017 ; Deldrève, 2015). En politisant les catastrophes naturelles, elle rend possibles une dénaturalisation des politiques environnementales et la valorisation d’un souci de justice à la fois sociale et environnementale (Blanchon et al., 2012).