« I’m here for one reason and one reason alone. I’m here to guess what the music might do a week, a month, a year from now. That’s it. Nothing more. »
2Le rapport que les sciences sociales entretiennent au futur ou à l’avenir [3] se veut le plus souvent mesuré et prudent. Demeure en effet, dans ces disciplines, un inconfort à saisir et envisager les possibles « réalistes » [Jeanpierre et al., 2013] et, plus encore, la réalité du monde de demain. Sans doute parce que les projections les plus remarquables d’un point de vue intellectuel se sont très tôt heurtées au déroulé de l’histoire, parce que « la caractéristique propre de l’histoire humaine est l’incertitude radicale de l’avenir » [Aglietta, 2017, p. 97], que « rien ne se passe jamais comme prévu » [Dreyfus, 2014] et que, en matière de social, le paradoxe des conséquences constitue une « entrave irréductible » [Freund, 1990] à l’anticipation des ricochets d’une action. Ces disciplines ont ainsi une inclination épistémique séminale pour le passé et l’antériorité des phénomènes étudiés. En sociologie, par exemple, c’est dans un social « déjà-là », constitué et constituant, que se logent bien souvent la compréhension et l’explication de ces phénomènes. Ainsi, le savoir sociologique, qu’il se prétende historique ou non, ne cesse de relier le présent du social à son passé [4].
3Cette asymétrie dans la place attribuée au passé et au futur, aussi structurante soit-elle pour les sciences sociales, n’exclut pas un souci manifesté pour les mondes à venir [5]. On identifie même « un regain d’intérêt pour l’avenir » [Colleman et Tutton, 2017, p. 441] du côté de ces sciences, regain dont l’Anthropocène – notamment les controverses technoscientifiques qui renvoient à l’empreinte des activités anthropiques sur la planète [Chateauraynaud et Debaz, 2017 ; Dahan, 2007 ; Latour, 2013] – est le principal support. En sociologie, ce regain ne se traduit pas par une nouvelle capacité prospective, encore moins par une volonté de se muer en science d’anticipation des futurs, désireuse de penser les mondes de demain dans le respect des règles analytiques de la discipline. Ce renouveau d’intérêt se traduit plutôt par la volonté de comprendre et analyser « l’activité visionnaire » – soit les « procédés par lesquels, dans les sociétés contemporaines, sont élaborés des scénarios et des visions du futur » [Chateauraynaud, 2013] –, d’entreprendre l’exploration symétrique des conditions sociales d’existence des futurs et de la force des futurs dans la construction du social.
1 – Heuristique des futurs économiques
4L’univers économique se prête particulièrement bien à une telle exploration, pour deux raisons au moins. La première d’entre elles renvoie à la nature même de l’action économique moderne, à son ethos : « […] l’orientation vers le futur de l’action économique est un trait central du capitalisme moderne » [Beckert, dans ce numéro] [6]. La notion d’intérêt, au fondement de l’économie [Weber, 2000 ; Hirschman, 1997], fait mécaniquement le lien entre présent et futur : une action intéressée – qu’elle soit portée par un individu, un collectif ou une institution – n’est en effet rationnelle dans le présent qu’à l’aune d’une représentation de sa rentabilité future. En d’autres termes, un gain futur doit forcément « entrer en compensation » [Tarde, 1902] du coût présent réclamé par l’action engagée. À tel point que, en matière de rationalité, « seul compte l’avenir » [Maurice Allais, cité par exemple dans Dupuy, 1994, p. 69].
5La seconde raison renvoie aux savoirs qui dominent cet univers et qui contribuent à en définir les contours et les dynamiques. Adossées à l’ethos que nous venons d’évoquer, les sciences économiques sont sans doute celles qui, parmi les sciences sociales, assument le plus frontalement leur intérêt pour le futur et leurs aptitudes prédictives. L’économie mainstream, notamment, n’évacue pas la difficulté que représente l’anticipation des futurs économiques mais considère que cette difficulté n’est pas insurmontable, que le futur ne relève pas de l’incertitude, « seulement » du risque [Knight, 1921] [7]. Ainsi, à partir d’indicateurs stabilisés (séries temporelles, hypothèses sur le comportement des agents), le futur peut être calculé, mis en probabilités. Il est donc prévisible.
6Armée de telles aptitudes, l’économie n’est pas qu’un savoir, elle devient aussi et surtout une technoscience, une discipline à vocation d’expertise [Armatte, 2010] susceptible de répondre à une demande sociale. Les économistes construisent un marché du futur et s’y positionnent comme principaux experts. L’économie est ici pensée comme « une ingénierie économique, c’est-à-dire […] une activité qui associe la connaissance savante et son incarnation dans des dispositifs de mise en place, de gestion, et de management des marchés. […] En prenant cette perspective, l’économie n’est plus une science réductible à sa théorie mais un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui s’incarnent dans des dispositifs techniques et sociaux ayant un rôle majeur dans la gouvernance des sociétés marchandes » [ibid., p. 8-10]. L’économie, parce qu’elle profite d’un langage statistique et comptable stabilisé – voire naturalisé –, d’institutions et d’experts qui la produisent et sont susceptibles de porter son discours, s’apparente à ce que Foucault nommait un « régime de vérité » [Foucault, 2001] ; c’est-à-dire que les énoncés formulés par et depuis cette science pour penser le futur sont considérés comme justes et capables de délimiter une vérité économique. Ce pouvoir, qui s’exprime en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale en France [Gruson, 1964 ; Dulong, 1997 ; Angeletti, 2011, 2012] [8], octroie aux prévisions économiques une capacité d’agir : ces prévisions sont non seulement des constructions théoriques mais elles deviennent aussi et surtout des scripts d’action repris par les politiques. Ces scripts interviennent dans le cadre d’une succession de configurations politico-économiques qui stabilisent, chacune, un ordre économique et un régime de vérité spécifiques. Ainsi, d’une configuration à l’autre, s’opèrent des déplacements autant dans les lignes qui délimitent l’économie dominante que dans l’appareillage conceptuel, technique et institutionnel des prévisions économiques [Angeletti, 2011]. Pour caractériser la période qui couvre l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours, deux configurations sont le plus souvent distinguées [Gayon et Lemoine, 2014 ; Desrosières, 2000], celle d’un réencastrement politico-étatique de l’économie (« une période de “compromis keynésien”, de 1945 à 1976 ») [Gayon et Lemoine, 2014, p. 24-29] et celle d’un désencastrement néolibéral des marchés financiers qui intervient à l’échelle internationale à partir du milieu des années 1970 [ibid., p. 29-34]. Chacune aménage, pour reprendre des catégories utilisées par Alain Desrosières, une « façon de penser la société et l’économie », un « mode d’action » sur l’économie et des « formes de statistiques et de modélisations » [2000] [9].
7Les pouvoirs attribués aux savoirs économiques et à cette technoscience sont l’enjeu d’un affrontement social et d’un débat sous la forme de luttes idéologiques et épistémologiques. En attestent les nombreuses controverses qu’alimentent, dans le cadre de la seconde configuration évoquée supra, les économistes hétérodoxes [Maris, 1990] ou les sociologues [Bourdieu, 1997], pour critiquer et fragiliser l’attelage actuel savoir-pouvoir dont profite l’économie mainstream. Cet effort de fragilisation opère sur trois niveaux. La première des fragilisations consiste simplement à affirmer la nature politique du pouvoir des économistes, tel qu’il s’exerce dans l’activité de prévision. Les questions techniques et métrologiques n’épuisent pas toutes celles que soulève la prévision des futurs économiques ; une telle activité et les résultats qu’elle produit engagent des manières de gouverner, inscrivent les comportements individuels et collectifs dans des programmes, établissent des narrations et des scripts qui bornent le champ des possibles politiques [Angeletti, 2011] [10].
8La deuxième fragilisation consiste à pointer les limites de la capacité à prévoir de l’économie, les « erreurs » [Pilmis, 2015 ; Angeletti, 2012] qui parcourent et balisent son histoire. L’absence d’anticipation de la crise des subprimes s’inscrit dans cette lignée et a largement exposé les économistes à la critique ; parmi les plus connues figure celle adressée par la reine d’Angleterre sous la forme d’une question, « Why did no one see it coming ? », à l’aréopage de fameux économistes présents au cours de sa visite en novembre 2008 à la London School of Economics [Brossard et Colletis, 2011]. Un économiste comme Bernard Maris n’avait ainsi « guère d’estime pour les prévisions des conjoncturistes, [il] avait retenu de Keynes qu’en matière d’économie de marché, l’incertitude radicale (“nous ne savons pas, tout simplement”) prévaut » [Raveaud, 2015, p. 6]. Selon lui, « [l]’histoire de l’économie devint celle de ses erreurs » [italiques dans le texte] [Maris, 1990, p. 91]. Cette tentative de fragilisation n’enraye pas pour autant la légitimité et le pouvoir d’une expertise capable de composer avec les difficultés endémiques à l’exercice de prévision et de maintenir une posture professionnelle acceptable [Pilmis, 2015] : « Si les prévisions économiques peuvent faire l’objet d’erreurs, même du point de vue de leurs promoteurs, elles sont suffisamment robustes pour pouvoir organiser la réalité » [Angeletti, 2012, p. 12].
9La troisième fragilisation est épistémologique et s’attache à débattre de l’ontologie du temps, telle que différents savoirs la caractérisent et l’analysent. Au sein même des sciences économiques, les controverses sur la nature et la complexité du temps existent ; en atteste la contribution, dans ce numéro, de Géraldine Froger et Gaël Plumecocq. Les deux économistes relèvent l’incapacité analytique de la science économique, et en premier lieu de l’économie standard, à intégrer la question environnementale à sa fabrique des futurs, sinon à tordre ou nier ses spécificités. Ils montrent en effet à quel point, « les effets du temps sont rendus [par l’économie standard] réversibles et les incertitudes ne constituent pas théoriquement un obstacle majeur à la prise de décision politique », alors même que la gestion de l’environnement renvoie à des problématiques qui résistent à ces présupposés. Ces résistances justifient de nouvelles tentatives analytiques parmi lesquelles celles de la socio-économie écologique (SEE), une tentative également présentée par les auteurs. Contrairement à l’économie standard, la SEE adopte un double principe « réaliste » en considérant un temps irréversible et générateur d’incertitudes ; ce faisant, elle aménage un espace analytique de projection selon les auteurs encore perfectible mais susceptible de favoriser une compatibilité entre l’appréhension économique du temps et la gestion de l’environnement.
2 – Deux couplages temporels entre présent et futur
10Si économistes hétérodoxes et sociologues s’entendent pour instruire la critique de l’économie mainstream, le regard qu’ils portent sur les futurs économiques ne se limite pas à cet effort de fragilisation des cadres dominants. Sont également proposées de nouvelles pistes susceptibles d’éclairer à nouveaux frais la définition du temps économique et l’articulation entre les différentes séquences qui le composent. La première de ces pistes s’inscrit dans le cadre, classique en économie, d’une linéarité temporelle, et questionne la détermination du futur par le présent. La seconde rompt avec ce modèle pour montrer à l’inverse comment le futur précède à sa façon, et détermine, le présent.
11Un premier modèle de couplage temporel souscrit à la logique de la linéarité du temps, logique sur laquelle se sont construits le capitalisme [Maris, 2016] [11] et la prévision économique [Angeletti, 2012]. Rassurante dans son diagramme, puisqu’elle rend prévisible le futur économique, cette linéarité soulève néanmoins une série de difficultés concrètes associées notamment aux bonnes définitions du passé et du présent à partir desquelles extrapoler le futur économique. C’est ce que montre Olivier Pilmis dans son article, à partir d’un questionnement centré sur le rapport que les prévisionnistes entretiennent avec leurs données. De ces données – entendues comme la traduction d’une réalité passée et/ou présente – dépend en effet leur capacité à produire des représentations fiables et crédibles des futurs économiques. Comment les prévisionnistes jugent-ils du réalisme des données ? Ce jugement n’est pas exclusif. Notamment en fonction de conditions infrastructurelles – par exemple la division du travail entre économètres et non-économètres –, il articule et emprunte à quatre conceptions du réalisme des données : le conventionnalisme, la comptabilité nationale, l’économétrie et le réalisme métrologique. Chacune de ces conceptions convoque des catégories cognitives auxquelles les prévisionnistes se réfèrent, que ces catégories relèvent d’un cadre naturalisé, i.e. un style de raisonnement économique, ou de conventions dont la stabilité est un enjeu. Le déplacement entre ces différentes conceptions, tel qu’il se manifeste dans les entretiens ou observations de l’auteur, apparaît consubstantiel à l’activité de prévision.
12Ce rapport aux sources introduit une première malléabilité dans le processus de prévision et la détermination du futur à partir de représentations du passé et du présent. Une deuxième difficulté, plus exploratoire nous semble-t-il à ce stade dans la littérature, déplace le problème et revient à considérer le présent, quelle que soit la qualité de sa traduction, non pas seulement comme une ressource pour penser le futur économique mais aussi comme une contrainte. Cette contrainte a notamment été formulée par Maurice Allais dans son ouvrage Économie et intérêt alors qu’il expliquait que « [les] individus ne voient l’avenir qu’à travers le présent, de sorte que leurs déterminations ne visent qu’à maximiser leurs satisfactions présentes. Ils ne sauraient rechercher la maximisation de leurs satisfactions futures qu’ils ne connaissent pas » [cité par Sterdyniak, 2011, p. 125]. Pour le dire autrement, la possibilité d’une prévision se confronte à la limite des conditions du présent, à son langage, sa matérialité, au champ des possibles qu’il autorise, à ses catégories pour penser les phénomènes économiques [12]. Aussi, et de ce point de vue, le futur tel qu’il est anticipé ne peut-il jamais s’éloigner trop loin du présent [13].
13Les économistes hétérodoxes – au premier rang desquels J.R. Commons – et les sociologues – au premier rang desquels J. Beckert – envisagent un second modèle de couplage temporel qui renverse la séquentialité linéaire du précédent. Dans ce couplage renversé, des représentations du futur sont introduites dans le présent et fixent les conditions de l’action. Avec son concept de futurité, J.R. Commons assure la promotion de ce couplage et en fait un principe central de l’activité économique. « Pour [lui], “la futurité est le champ mental des idées d’un but à réaliser dans le futur immédiat ou éloigné, par les moyens d’activités présentes s’empressant d’aller de l’avant vers ce dessein” […] » [Gislain, 2002, p. 51]. Le glissement lexical qu’impose la notion permet de distinguer futur et futurité : le second (n’)est (qu’)une possibilité. Ce n’est pas encore une réalité seulement un des mondes possibles – donc un chemin dans le champ des possibles qui, chez Commons, est borné par des institutions [Gilsain, 2010] [14].
14Cette nouvelle représentation a priori contre-intuitive de l’articulation futur-présent va déborder le cadre paradigmatique de J.R. Commons – l’approche institutionnaliste – pour imprimer les sciences sociales. L’entretien avec Jens Beckert, réalisé par Jean Finez et Sidonie Naulin, en est une expression éloquente. Au cœur des travaux de ce sociologue, la notion d’anticipation fictionnelle [2012] impose elle aussi une séquentialité temporelle renversée avec des anticipations qui précèdent et déterminent l’engagement présent des acteurs. Ces projections imaginaires, ces mondes futurs qu’habitent déjà les acteurs, fournissent des directions à la prise de décision en dépit du caractère incertain des situations [ibid.]. Les anticipations fictionnelles – en opposition aux anticipations rationnelles des économistes – sont en effet directement associées par Beckert « à la notion d’incertitude et à la vision du futur comme ouvert, c’est-à-dire comme permettant différentes possibilités dont l’occurrence effective ne peut être prévue » [Beckert, dans ce numéro]. L’exemple type des assurances permet à l’auteur de souligner le contraste entre les anticipations rationnelles et fictionnelles. Les premières sont caractéristiques des projections réalisées par les compagnies d’assurance-vie, soucieuses et capables de procéder à des calculs complexes pour mesurer les risques ; les secondes sont caractéristiques des projections du souscripteur contraint, lui, de spéculer sur le temps qui lui reste à vivre, les besoins financiers de ses ayants droit au moment de son décès, etc. Souscrire une assurance se fonde dès lors, pour le public, sur des anticipations fictionnelles parfois stimulées par la mise en scène promotionnelle de futurs imaginés par les compagnies d’assurance-vie.
3 – Une sociologie de l’activité de prévision économique
15Les mondes de l’économie, dès lors qu’ils sont étudiés par les sociologues, se trouvent peuplés de professionnels [Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000], de dispositifs [Callon et al., 2007], de cadres politiques et juridiques, axiologiques et moraux ou encore structurels et relationnels, que la notion extensive d’encastrement recouvre [Le Velly, 2002]. L’examen sociologique des futurs économiques ne déroge pas à ce mouvement. La focale des sociologues ne porte pas tant sur la prévision elle-même, comme projection stabilisée et/ou programmatique [15], que sur les activités complexes et socialement ancrées (collectifs, compétences, valeurs, techniques, métrologies, etc.), sur l’outillage cognitif et matériel qui sous-tendent leur construction, leur circulation et acceptation sociale – voir notamment les travaux que Martin Giraudeau consacre aux entrepreneurs [2007], aux business plans [2010] et aux projets [Giraudeau et Graber, 2015].
16Une des pistes les plus régulièrement empruntées pour envisager cette « fabrique » des futurs économiques nous conduit aux notions désormais bien connues de performativité et de performation [Callon et Muniesa, 2003 ; Cochoy et al., 2010]. La première renvoie à une capacité des sciences économiques : ces dernières ne se limitent pas à décrire passivement et de l’extérieur une réalité économique préexistante ; à l’inverse, elles contribuent à façonner des agencements marchands particuliers et impulsent une modification de l’état du monde économique. La performation, notion sans doute plus intéressante ici, est justement le processus, le travail, toujours incertain, parfois fragile, contesté ou inabouti, que cette modification réclame. Cet intérêt pour la performation des sciences économiques – i.e. l’économie mainstream le plus souvent, mais aussi des disciplines comme la gestion ou le marketing [Cochoy, 2001] – se traduit par la mise en œuvre d’une anthropologie du calcul attentive à tous les acteurs, les artefacts, les institutions, les logiciels, les dispositifs « qui rendent le calcul possible » [Callon, 1998]. Cette anthropologie du calcul permet en quelque sorte de montrer, pour détourner une idée désormais bien connue [16], que si le futur économique n’existait pas, les économistes l’ont réellement inventé. La fabrique d’un futur prévisible nécessite en effet des capacités calculatoires. Ainsi, et parce que l’économie tout entière fonctionne comme un « dispositif de calcul » [Callon et Muniesa, 2003], les acteurs qui investissent cet univers s’efforcent naturellement de fabriquer et d’élargir les « espaces de calculabilité », d’endogénéiser des éléments qui débordent le présent et qui incluent le passé [Gaffard, 2013 ; Ugolini, 2015] et l’avenir.
17Les opportunités empiriques qui encouragent cette anthropologie du calcul des futurs économiques ne manquent pas. Historiquement, c’est du côté de la finance et de la financiarisation de l’activité économique que regardent en priorité les sociologues. Le travail que Liliana Doganova consacre à la formule des flux actualisés, comme outil qui rend possibles les investissements, en est un exemple convaincant [2014], tout comme la contribution d’Isabelle Chambost dans ce numéro. Son article prend pour objets des cas d’acquisition d’entreprises à la fois cotées et non cotées sur les marchés financiers. L’auteure s’intéresse à la façon dont les analystes, soucieux de la rentabilité des opérations de revente, procèdent pour évaluer la valeur actuelle de l’entreprise à partir d’une estimation de sa valeur future. Quelles sont les modalités de mesure de cette valeur future ? Isabelle Chambost dissocie deux modèles selon que l’entreprise est cotée ou non. Chacun de ces modèles impose ses propres temporalités aux futurs qui « comptent » – dans la détermination de la valeur de l’entreprise – et aménage également les conditions de l’évaluation réalisée – renégociation permanente dans le cas des entreprises cotées, respect d’un script à suivre sur plusieurs années dans celui des entreprises non cotées. L’observation de ces dispositifs financiers permet ainsi à l’auteure de déplier une pluralité de configurations d’interdépendance entre présent(s) et futur(s) économiques qui ébranle une vision unilatérale de la séquentialité temporelle : enracinement dans un présent économique qui impose ses vues au futur dans un cas (modèle de l’entreprise cotée) ; arrimage à un futur économique verrouillé qui impose ses vues au présent dans l’autre (modèle de l’entreprise non cotée).
18À ce premier territoire d’investigation s’en ajoute un second, objet actuellement d’une forte attention sociologique, directement associé au mouvement de numérisation de l’économie et à la gestion des big data, comme carburant d’une puissance de calcul décuplée qui participe notamment du gouvernement des conduites de consommation [17]. Dans son article, Jean-Sébastien Vayre revient sur l’apparition de nouveaux outils de management de la relation client, des « machines à produire des futurs économiques » qui profitent d’une exploitation de mégadonnées et de la mise au point d’algorithmes prédictifs. Ces machines, à partir notamment des traces conatives laissées par les consommateurs durant leurs parcours numériques, produisent des représentations de comportements futurs à partir desquelles il devient possible d’adresser les bonnes sollicitations marchandes au bon moment. Derrière ces machines se logent deux rapports spécifiques au futur : ce que l’auteur appelle un rapport de prédiction et un rapport de prévision. La prédiction traduit l’omniscience de la machine et de ses algorithmes. Les concepteurs rencontrés par Jean-Sébastien Vayre insistent en effet sur la capacité de ces machines à dévoiler – et à en être les seules capables – les lois naturelles du social et des comportements humains. L’autre logique identifiée, celle de prévision, renvoie à tout le travail que réclame la configuration de ces machines. L’auteur explore les soubassements collectifs, politiques et moraux qui sous-tendent cette fabrication des futurs par les machines, avant que ces dernières et la réalité qu’elles produisent ne deviennent une boîte noire.
19Les coulisses de l’économie n’épuisent pas la liste de tous les acteurs et dispositifs engagés dans cet effort de prévision ; certains, par leur position académique (économistes réputés par exemple) ou leur position fonctionnelle (journalistes économiques par exemple), sont dotés d’une puissance d’expression [Chateauraynaud, 2013], d’un pouvoir médiatique et politique favorisant la circulation, la reprise, et la traduction de prévisions dont l’écho devient public. Ce redimensionnement de l’itinéraire des futurs économiques, parce qu’il satisfait de nouvelles « épreuves » et emprunte le plus souvent au régime de vérité qui s’exerce, mérite également d’être questionné dans ses dimensions techniques et politiques. Dans son article, Roland Canu propose d’examiner comment le discours journalistique contribue à fabriquer des représentations du futur économique. Parler de « fabrication » de l’économie par la presse journalistique, c’est admettre – comme d’autres l’ont déjà fait [Akrich, 1992] – que la traduction qu’opère le discours des journalistes n’est pas neutre d’un point de vue axiologique et qu’il ne saurait y avoir de re-présentations purement informatives. L’auteur, à travers une exploration lexicale et rhétorique d’articles journalistiques qui envisagent le futur économique en temps de crise (2007-2014), pose la question suivante : comment sont produites des représentations crédibles du futur économique alors même que le présent est instable et incertain ? Cette exploration permet d’esquisser la place occupée par un spectre de spécialistes de l’économie dans la mécanique dialogique qui fonde la robustesse des propos tenus par les journalistes sur les prévisions économiques.
Notes
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[1]
Nous remercions Isabelle Bruno, Fabien Eloire et Benjamin Lemoine pour leur lecture d’une version antérieure de ce texte.
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[3]
Les deux termes seront ici employés indifféremment. Si nous avons, au moins dans le titre du dossier, privilégié le lexème futur, c’est non seulement parce qu’il est directement impliqué dans la notion de futurité développée par J.R. Commons, notion centrale dans la genèse de ce numéro et sur laquelle nous reviendrons, mais aussi parce que la notion d’avenir – entendue comme à-venir, « qui vient à nous » [Latour, 2013] – nous semble plus étroite et déterminée. Le futur ou l’avenir économique, tel que nous proposons de l’appréhender ici, est autant susceptible de peser sur le présent économique que d’être sa conséquence.
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[4]
Ce rapport au passé peut s’inscrire dans le cadre d’une approche sociogénétique, soucieuse de l’évolution des institutions, des configurations ou cadres sociaux, ou dans le cadre d’une approche qui relève de la psychogenèse, i.e. sensible à la sédimentation chez les individus de manières d’être et de faire spécifiques à une période ou à un espace du social – voire s’inscrire dans les deux cadres (Elias, 1939).
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[5]
Parfois très tôt dans l’histoire de ces disciplines. Parmi les tentatives précoces et célèbres pour penser le futur, voir par exemple Tarde [1970].
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[6]
Plus largement, l’orientation vers le futur des actions est un trait central de la modernité. Prévoir le futur, maîtriser le temps [Angeletti et al., 2012], élaborer et participer à des projets [Giraudeau et Graber, 2015 ; Boltanski et Chiapello, 1999] sont en effet des injonctions que partagent le capitalisme et la modernité. Ces injonctions s’inscrivent dans le cadre d’un processus de rationalisation transverse aux activités humaines dans le monde occidental moderne [Weber, 2000, p. 49-67].
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[7]
Certaines traditions économiques, à l’inverse, prennent au sérieux la notion d’incertitude. Par exemple, l’incertitude radicale, telle qu’elle est définie par John Maynard Keynes à la suite de Franck Knight, pose l’impossible anticipation des futurs économiques. Tous les efforts anticipatoires, quels qu’ils soient, sont condamnés à l’échec : dans un tel cadre, « [l]es acteurs ignorent leur futur, non pas parce qu’ils ne sont pas capables de traiter toutes les informations disponibles, ni parce qu’ils ne disposent pas de toutes les informations, mais simplement parce qu’ils ignorent leur avenir, pour la simple et bonne raison que le futur ne peut pas être connu à l’avance. Il n’y a aucune réalité préexistante : le futur ne peut pas être connu parce qu’il n’existe pas a priori » [Dallery et al., 2010, p. 134]. Pour une traduction sociologique stimulante du contraste entre risque et incertitude, voir les arguments que Francis Chateauraynaud consacre au conséquentialisme borné et au conséquentialisme ouvert [Chateauraynaud, 2013].
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[8]
Les années 1950-1960 constituent l’âge d’or des politiques économiques : « C’est le temps de la certitude. Les économistes savent […] » [Dulong, 1997, p. 22-23].
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[9]
Rappeler le découpage entre ces deux configurations souligne par contraste, sur toute cette période, la permanence des économistes et du calcul pour penser et agir sur le futur.
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[10]
La dimension politique de ce pouvoir ne renvoie pas uniquement aux liens entre un savoir et son environnement ; elle se manifeste également dans le cadre même de ce savoir, dans la dynamique académique qui sous-tend l’évolution de la science économique et les rapports de force qui s’exercent entre plusieurs de ses traditions ou courants de pensée : « […] il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un certain nombre d’économistes espère conquérir des positions de pouvoir reposant sur la forme la plus symbolique, la plus estimable et apparemment neutre de la connaissance : la capacité scientifique de prévoir » [Brossard et Colletis, 2011, reprenant une communication de Bernard Paulré, p. 10].
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[11]
« Le capitalisme implique que le temps cesse d’être cyclique et devienne linéaire. Non seulement il n’appartient plus à Dieu mais, du fait de l’accumulation, il s’inscrit dans une courbe exponentielle, celle des intérêts composés ou, si l’on préfère, de la croissance. La linéarité du temps, le continuum dans l’accumulation, se traduit dans la cessation des saisons (les navires circulent été comme hiver), l’indifférenciation des journées et des nuits (les machines et les bourses travaillent le jour et la nuit) » [Maris, 2016, p. 43].
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[12]
Nous remercions Jérôme Lamy pour les échanges très stimulants sur ce sujet que nous avons eus avec lui, Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, au cours d’un séminaire consacré à l’ouvrage Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations [Chateauraynaud et Debaz, 2017], séminaire organisé par le CERTOP en janvier 2018.
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[13]
Voir également, dans ce numéro, l’analyse lexicométrique que propose Roland Canu d’un corpus d’articles de la presse journalistique. En cartographiant les univers lexicaux du présent et du futur économiques, et en procédant à leur comparaison, l’auteur identifie la permanence des termes employés pour qualifier l’un et l’autre. Une telle stabilité impose ainsi aux représentations du futur de l’économie une grande proximité avec les descriptions de son présent.
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[14]
« […] les institutions structurent [en effet] la futurité, elles construisent le monde des possibles futurs (futuribles) de l’activité économique […]. À cet égard, la propriété […], la monnaie […], le capital […], etc., sont des institutions cruciales pour l’activité économique car elles formalisent socialement le contenu économique de la futurité, ce à quoi les acteurs peuvent s’attendre ; et plus ces institutions sont stables et sûres, plus elles sécurisent les anticipations des acteurs économiques présentement » [Gislain, 2002, p. 61].
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[15]
Parmi les contre-exemples les plus récents, voir Wallerstein et al. [2014].
-
[16]
Cette idée séminale, qui concerne la figure de l’homo oeconomicus, est explicitée dans l’ouvrage de Michel Callon, The Laws of the market [1998] : « Yes, homo economicus does exist, but is not an a-historical reality; he does not describe the hidden nature of the human being. He is the result of a process of configuration […]. Of course it mobilizes material and metrological investments, property rights and money, but we should not forget the essential contribution of economics in the performing of the economy » (p. 22-23).
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[17]
Bien sûr, cette gestion des big data n’épuise pas les liens qui se tissent entre le gouvernement des conduites de consommation et la représentation des futurs. Le marketing, comme discipline, est un « instrument d’imagination » [Beckert, dans ce numéro] capable d’alimenter, via plusieurs techniques et outils, les représentations du futur des consommateurs. Les messages publicitaires, notamment, ne cessent de jouer sur la confrontation des mondes d’aujourd’hui et de demain. C’est dans cette confrontation et dans le contraste entre ces deux représentations du monde que viennent se loger l’envie et la nécessité de la consommation.