1Au cours de l’année passée, la sociologie économique s’est enrichie des ouvrages de Mark Granovetter avec Society and Economy (Harvard University Press, février 2017), de Michel Callon avec L’Emprise des marchés (La Découverte, septembre 2017) et de Pierre Bourdieu avec Anthropologie économique (Le Seuil/Raison d’agir, novembre 2017). Ces trois ouvrages donnent à voir les principes généraux de leur sociologie économique, principes qui nous amènent parfois fort loin de la synthèse présentée il y a une quinzaine d’années par Richard Swedberg [2003] lorsque ce dernier en avait cartographié les domaines d’application (les marchés, la politique, le droit, la culture, le genre) [1].
2Cette floraison d’ouvrages incite à marquer les similitudes et les différences mais également à déceler des rapprochements plus profonds, de l’ordre de la sociologie générale, et non plus seulement limité au sous-champ de la sociologie économique, avec le déploiement d’une sociologie relationnelle qui anime, selon des modalités que l’on précisera plus bas, les trois synthèses. Dans le texte qui suit, je présente d’abord à grands traits la sociologie économique proposée par chacun des trois sociologues ; dans un deuxième temps, j’examine quelques points saillants qui ressortent de la lecture rapprochée de ces trois contributions majeures. Dans la dernière partie, je mets en évidence le fondement relationnel sur lequel elles reposent toutes trois, tout en distinguant les formes de relationalité qui leur sont propres.
3Une précision s’impose avant d’entrer en matière. L’exercice qui suit est fortement contraint par la nature même des ouvrages examinés. En effet, le texte de Bourdieu est ancien puisqu’il date du début des années 1990 et qu’il s’agit du texte d’un cours – fût-il prononcé au Collège de France – non revu par l’auteur lui-même et publié d’une manière posthume. L’ouvrage de Granovetter a été produit dans la douleur semble-t-il puisque, après avoir été annoncé au début des années 1990, il ne paraît que plus d’un quart de siècle plus tard. Enfin, les ouvrages de Callon et Granovetter sont pour l’instant « incomplets » dans la mesure où le sociologue du Centre de sociologie de l’innovation annonce un deuxième volume consacré au thème de la performation, tandis que le professeur de Stanford précise que son volume théorique sera accompagné d’un volume consacré aux recherches empiriques conduites sur la base des principes théoriques présentés dans le volume considéré ici. Le caractère provisoire du bilan n’est donc pas une figure de style puisque les deux publications futures ne manqueront pas d’imposer un nouveau travail pour dégager une perspective d’ensemble plus complète. Néanmoins, les volumes actuellement disponibles permettent d’ores et déjà de tirer de nombreux enseignements de la confrontation des trois approches.
1 – Trois approches de la sociologie de l’économie
4Une brève présentation des trois ouvrages s’impose pour donner aux lecteurs qui ne les auraient pas déjà lus la possibilité de suivre la discussion qui suit. L’exercice n’est pas des plus simples, et j’espère ne pas trop les trahir par les présentations qui suivent selon leur ordre de publication.
Wébériennement vôtre
5Marc Granovetter a finalement publié son ouvrage majeur, lequel a été « retardé d’une manière embarrassante » [Granovetter, 2017, p. vii] depuis son annonce au début des années 1990. Le titre fait directement écho à celui de Max Weber et le rapprochement n’a rien de fortuit tant on peut lire l’ouvrage de Granovetter comme un plaidoyer en faveur d’une sociologie économique wébérienne.
6Comme dans ses travaux antérieurs [Granovetter, 1992], Granovetter range l’objet de la sociologie économique en trois catégories avec les actions individuelles, les résultats économiques qui émergent de ces dernières et les institutions économiques, mises à part de manière à tenir compte de la dimension normative qu’elles véhiculent. L’objectif est d’étudier comment les considérations sociales, culturelles, historiques se combinent avec les considérations purement économiques : cela implique donc d’enjamber les frontières disciplinaires de façon à comprendre les relations entre la société et l’économie.
7La structure de l’ouvrage est simple. Après une discussion générale portant sur les questions relatives à l’explication en sociologie économique (chapitre 1), les trois chapitres suivants examinent comment les constructions mentales (normes, valeurs, économie morale), la confiance et le pouvoir constituent des outils utiles à la sociologie économique. Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’approche institutionnelle et aux relations entre individus et institutions. Tout au long de l’ouvrage, Granovetter fait usage de lectures méticuleuses de travaux théoriques et empiriques d’économistes et de sociologues ; une stratégie qui est loin d’être aussi commune qu’on pourrait le croire en sociologie économique. À cet égard, la lecture de l’ouvrage est très profitable car le lecteur y trouvera des synthèses bien faites de textes qu’il a déjà lus ou qu’il gagnerait à lire. Ces exposés servent bien sûr à Granovetter à avancer ses propres thèses.
8Une même conclusion ressort de chaque chapitre : il faut éviter de tomber dans le piège de la conception sous-socialisée de l’acteur, commune chez les économistes, ou de la conception sur-socialisée, commune chez les sociologues. Granovetter plaide pour une stratégie intermédiaire [Granovetter, 1985]. Par exemple, dans sa discussion de l’économie morale, il écarte aussi bien l’argument en termes de choix rationnel de Samuel Popkin, que l’argumentation culturelle de James Scott [Granovetter, 2017, p. 50-54]. En lieu et place, Granovetter explique qu’il est plus fructueux de combiner les deux approches en examinant les contextes historiques et sociaux dans lesquels telle forme spécifique d’économie morale est mise en œuvre. Si les institutions procurent des guides normatifs et modèlent les représentations par des scripts et des schémas cognitifs, les individus n’en ont pas moins la capacité d’agir (agency) de telle manière qu’ils peuvent suivre une règle morale et parfois la tempérer par quelques raisonnements rationnels, ou qu’ils peuvent agir en acteur rationnel, tout en faisant valoir des normes morales à l’occasion.
9Aux yeux de Granovetter, les économistes et les sociologues font face à une même réalité, tout en utilisant un outillage et des normes différents pour parvenir à une explication satisfaisante. Mais il insiste sur le fait qu’une recherche bien conduite en sociologie économique doit prendre en compte le niveau méso qui rattache les niveaux macro et micro entre eux. Que les réseaux relationnels jouent un rôle central dans ce niveau méso ne surprendra pas les lecteurs au fait de la thèse granovetterienne de l’encastrement social de l’activité économique (pris en compte dans l’ouvrage sous ses formes relationnelles, structurelles et historiques) et du rôle des liens faibles situés entre des sous-structures denses d’un réseau social.
10Granovetter se range dans le camp de la sociologie wébérienne [2] au sens où le sociologue économiste, féru de lectures économiques en provenance de la théorie économique mainstream, étudie les conditions sociales dans lesquelles le comportement économique rationnel est supposé se déployer [3]. Cette stratégie peut produire de beaux résultats, comme Granovetter lui-même en a fourni la démonstration dans son étude du marché du travail des cadres de la région de Boston – probablement une des thèses de doctorat les plus brillantes de la sociologie économique contemporaine. L’approche wébérienne de Granovetter tient également à l’importance de la dimension historique nécessaire pour comprendre les interactions entre les sphères économiques et sociales. Néanmoins, cette approche wébérienne est mâtinée d’une référence appuyée au pragmatisme et à la « créativité de l’action », ce qui signifie que Granovetter se met à distance de la théorie wébérienne de l’action rationnelle instrumentale. Cela ne va toutefois pas jusqu’à adopter l’approche pragmatiste de la théorie de l’acteur-réseau, dont il n’est d’ailleurs jamais question dans l’ouvrage. De ce fait, nombreux sont les passages de l’ouvrage dans lesquels Granovetter insiste sur le fait que l’acteur doit « résoudre des problèmes », sans hésiter à y parvenir par le moyen de « bricolages » plutôt que par l’action instrumentale que l’on prête d’ordinaire à l’acteur rationnel. Différentes motivations peuvent être simultanément à l’œuvre dans l’action ; aussi le problème est celui de comprendre comment ces motifs se combinent, une question laissée le plus souvent de côté, comme le note avec raison Granovetter.
11L’ouvrage n’a pas de conclusion, ainsi que les deux dernières pages du livre le disent sans détour. Il y a deux raisons à cela : d’une part, le deuxième volume n’est pas encore paru qui doit fournir les éléments empiriques soutenant les arguments théoriques présentés jusqu’ici. Il faut donc attendre un peu pour tirer des conséquences plus assurées et des conclusions. D’autre part, Granovetter se montre modeste dans la présentation de son argumentaire théorique, car il ne prétend pas offrir une forme ou une autre de « grande théorie », mais plus simplement « un assemblage de concepts importants qui doivent être combinés selon ce que dictent les cas particuliers examinés, en vue de produire des généralisations qui informeront la théorie future » [Granovetter, 2017, p. 204].
La fluidité d’un social sans couture
12Cette modestie n’est plus à l’œuvre dans le volumineux ouvrage que Michel Callon vient de faire paraître. Au contraire, bâtissant sur le socle élaboré dans le long chapitre d’un ouvrage collectif paru il y a cinq ans [Callon, 2013], l’ouvrage se propose de fournir une approche complète de la sociologie économique des marchés, de tous les marchés, du bonimenteur juché sur sa caisse à savon dans les faubourgs de Londres au marché européen de l’électricité, en passant par les salles de jeu de Las Vegas et les billets d’avion achetés sur des plateformes Internet. On comprend qu’il y aura des récits, de la dynamique mais que l’histoire ne prendra pas le rôle que Granovetter ou Bourdieu lui accordent.
13Pour embrasser tant de formes diverses des échanges marchands, Callon redéfinit complètement la notion de marché et la sociologie qui lui est adaptée. Il rejette l’idée selon laquelle le marché est un mécanisme de découverte des prix par le moyen de la concurrence entre des offreurs et des demandeurs qui librement visent à aboutir à un transfert de droit de propriété – c’est ce qu’il appelle le marché-interface. Il rejette également les adaptations de cette conception du marché élaborées par les sociologues économistes et les diverses variantes d’économistes hétérodoxes. En lieu et place, il propose le terme d’agencement marchand qui désigne « tout agencement qui résout en pratique le problème posé par l’attachement d’un bien à une agence contre paiement monétaire » [Callon, 2017, p. 402] et il considère chaque transaction comme singulière, comme une innovation. Pour en faire l’étude, Callon revient sur les pièces maîtresses de la sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur-réseau : la sociologie des agencements marchands met l’accent sur le rôle joué par les dispositifs matériels et s’en tient à l’examen de réalités observables [4]. Elle repose enfin sur une sociologie pragmatiste dans laquelle n’existent que des processus, c’est-à-dire des objets et des personnes dont les identités, fluides, se modifient tout au long de la chaîne qui mène de la conception d’un bien à la réalisation de la transaction bilatérale finale, singulière et innovante. Dans cette conception du social, les frontières entre « cités, sphères, champs, etc. » n’ont pas place ; les identités sont mouvantes, fluides ; il n’y a pas de frontières entre les domaines, pas d’opposition entre le social et l’économique. Le monde ici-bas est un tissu sans couture, dans lequel des agences de nature diverse forment des chaînes indéfinies (on en exhibe certaines mais d’autres auraient pu l’être) et infinies (sans début ni fin) dans lesquelles une agence fait-faire quelque chose à la suivante, qui elle-même fait-faire, etc. Pour ausculter cette vascularisation multiforme, tant par le biais des humains que des choses et des machines, Callon propose un ensemble compact de concepts qui sont autant de néologismes, pour décrire les processus (les cadrages) qui permettent la réalisation de ces transactions bilatérales singulières contre paiement.
14La présentation des processus multiples qui s’enchevêtrent pour parvenir à la transaction occupe les chapitres 2 à 6. Le chapitre suivant est comme une forme de pause et résume une grande partie du chemin parcouru pour expliciter la dynamique des agencements marchands. Le dernier chapitre prend en charge la question des modalités de transformation des agencements marchands pour mettre en évidence les facteurs à même d’influer sur leurs trajectoires. Ces différents chapitres présentent les outils avec lesquels Callon se propose d’étudier ce monde fluide dans lequel la massification de transactions bilatérales singularisées de biens et d’acteurs-processus prospère.
15En premier lieu, le chapitre 2 élabore la notion de passiva(c)tion marchande des biens. À la différence d’un article célèbre sur la pectiniculture [Callon, 1986], Callon n’argumente pas en termes de la symétrie entre biens et personnes, mais explique que les identités des uns et des autres se modifient tout au long du processus marchand : les biens comme les personnes ont une carrière. Pour que les biens soient échangeables, il faut maîtriser leur « autonomie », c’est-à-dire les associer à un monde dans lequel ils puissent fonctionner (voiture de ville – chaussée goudronnée ; 4x4 – dunes de sable), tout en autorisant une dissociation raisonnée qui permet au bien de fonctionner dans l’association que se propose de réaliser l’acquéreur. Le processus par lequel le bien peut se détacher de son producteur, s’introduire dans la vie de son destinataire pour le faire agir d’une manière qui l’amène à s’intéresser à ce bien, tout en restant prévisible et contrôlable, est ce que désigne le terme de passiva(c)tion. Pour illustrer son propos, Callon applique cette grille de lecture aux marchandises fictives (terre, travail, monnaie) de Polanyi, mais également aux pratiques de don, qui ne font pas contraste comme chez Bourdieu avec l’échange marchand. Processus de stabilisation des entités qui permet de les rendre transférables, la passiva(c)tion est donc un phénomène très général. Le chapitre 3 décrit le cadrage suivant en termes d’agences (de l’acteur individuel à toute forme d’organisation) et de leurs capacités de qualcul. Ce dernier néologisme désigne le fait que la quantification suppose une démarche tout à la fois qualitative et quantitative. Dans le monde marchand, on quantifie donc pour décider, mais Callon ajoute que cela passe par la mise en œuvre d’équipements capables à la fois de classer et de chiffrer. L’agence a donc sa dimension matérielle, comme le capitaliste de Max Weber s’appuyant sur la comptabilité en partie double. Ces équipements sont essentiels pour définir les rapports de forces entre agences qualculatrices, autonomes ou non selon qu’elles doivent passer par les qualculs d’autres agences, ou qu’elles leur imposent les siens. Les rapports de domination dans le monde marchand reposent ainsi sur la force des qualculs. Le cadrage suivant concerne l’organisation des rencontres marchandes, laquelle s’appuie sur des plateformes, c’est-à-dire « l’ensemble des dispositifs qui créent les conditions d’un appariement [entre les biens et les personnes], puis celle d’exploratorium, qui souligne le fait que l’appariement réalisé par les plateformes résulte d’un ensemble d’investigations et de transformations mutuelles qui conduisent à l’ajustement progressif des offres, des biens et des demandes » [Callon, 2017, p. 217]. L’ensemble de ce cadrage l’amène à concevoir un collectif qu’il dénomme « multitude singulière ». Dans l’état de multitude singulière, les personnes sont décomposées en éléments dont les caractéristiques ont été accumulées dans les bases de données des sites-plateformes. Le profilage des biens et des personnes revient à singulariser leur être tandis que les plateformes agrègent ces rencontres singularisées pour former une multitude singularisée. Le cadrage suivant porte sur les processus d’attachement et détachement, ou encore l’affectio mercatus. L’attachement est le processus qui va, par le paiement, réaliser la liaison entre la personne et le bien. Les passions et les émotions entrent en ligne de compte, sans quoi il n’y aurait tout simplement pas de marchés. Mais, Callon ne quitte pas pour autant la démarche matérialiste qui est la sienne ; ces affects et passions sont étudiés par le biais des « dispositifs [matériels et humains] qui permettent aux biens de faire valoir leurs qualités et de participer au processus d’attachement » [Callon, 2017, p. 84]. Trois catégories de dispositifs sont retenues : les dispositifs d’écoute et de dialogue pour convaincre les clients potentiels, de coproduction en associant les consommateurs à la conception des biens et d’addiction en créant de la dépendance pour le bien. Le dernier cadrage concerne la formulation des prix. Là encore, Callon écarte les points de vue des économistes et des sociologues économistes selon qui, d’une manière ou d’une autre, les prix sont déterminés par les marchés et leur fonctionnement. C’est en suivant le profilage d’un bien-processus que Callon propose de montrer le travail de la formulation, c’est-à-dire les pratiques concrètes (le prix à l’étape t dépend des prix aux étapes t-1) et matérielles (plateaux de présentation, étiquettes, code-barres, etc.) qui définissent des valeurs selon les différentes étapes du cadrage marchand et sont calculées à partir de formules, dont certaines peuvent être extrêmement complexes en raison du nombre de prix antérieurs pris en compte et des modalités pratiques de singularisation des transactions. La thèse centrale est que le prix n’est qu’une qualité comme les autres du produit [Callon, 2017, p. 339]. La formulation du prix est indexée au principe du monopole discriminant : Callon prend l’exemple de la tarification proposée par le yield management qui montre comment la singularisation du bien (billet d’avion, de train, nuitée d’hôtel) est associée à la formulation singulière du prix, variant en continu pour capter toute la rente du consommateur. Si la question des prix garde une position centrale, cela tient au fait que la lutte entre les agences présentes sur le marché passe par la confrontation de leurs formules de prix. La concurrence ici devient rapport de force entre agences cherchant à rendre indiscutables leurs formules respectives de prix. Elle est également centrale dans la mesure où ces formulations disent ce que l’on prend en compte et ce que l’on ne prend pas en compte (le prix de la contribution est alors nul) dans le prix ; d’où des controverses sur la manière dont les formules comptent et sur leur capacité à rendre compte et à intégrer des critères moraux dans les formules de prix.
16À la suite de ces considérations qui ouvrent sur le monde des matters of concern et sur les controverses marchandes, les deux chapitres suivants traitent de la dynamique des agencements marchands, dans laquelle Callon aborde successivement l’articulation des différents agencements les uns avec les autres, puis les effets que l’analyse de ces agencements peut exercer sur leurs trajectoires. C’est la partie proprement politique de son propos. Je ne la présente pas ici : ces deux chapitres sont moins élaborés, sans doute parce qu’ils touchent déjà au thème du volume deux dont l’objectif est « de proposer un examen plus systématique de la question de l’articulation entre agencements marchands et agencements politiques et moraux » [Callon, 2017, p. 422].
L’économie est dans le champ
17Après plusieurs années consacrées à la sociologie générale (1982-1986), puis à l’État (1987-1992), Pierre Bourdieu avait choisi de faire porter ses enseignements au Collège de France sur « Les fondements sociaux de l’action économique ». Publié au milieu des années 1990, l’ouvrage aurait certainement eu un grand impact ; aujourd’hui, les lecteurs de son œuvre (notamment Bourdieu 1997, 2000), n’apprendront rien de neuf en lisant cet ouvrage.
18L’expression orale diffère de celle, très travaillée, des ouvrages publiés ; elle ne peut que surprendre le lecteur de son œuvre écrite. Les références sont peu nombreuses, souvent allusives [5]. Les plus fréquentes sont celles que Bourdieu fait à ses propres travaux, notamment ses publications sur l’Algérie et la Kabylie, puis le volume d’Actes de la recherche en sciences sociales consacré à « L’économie de la maison ». On en retire l’impression que les lectures de Bourdieu en économie sont limitées, parcellaires ; et à l’exception peut-être de la septième leçon, elles ne jouent pas un rôle décisif dans la formation de sa sociologie du champ économique. Les travaux de sociologie économique et d’économie hétérodoxe, sont peu mobilisés quand ils ne sont pas tout simplement mis de côté parce qu’ils se réfugient dans l’empirie – comme dans le cas de la construction sociale du marché au cadran – ou qu’ils cherchent à suppléer aux défauts de la théorie économique en introduisant les institutions, les régulations, les organisations, les conventions [Bourdieu, 2017, p. 161-162].
19Bourdieu délaisse la critique de l’économie politique, stratégie de recherche dont il pense le plus grand mal [Bourdieu, 2017, p. 11] car elle lui semble impossible en raison du foisonnement théorique – une « Hydre de Lerne », dit-il [Bourdieu, 2017, p. 145]. Il se fixe comme objectif de développer un nouveau paradigme systématique, « une autre théorie systématique capable de rivaliser avec la théorie tacitement acceptée par la hardcore économie. Il faut proposer une théorie systématique, d’une part de l’agent et de l’action raisonnable (plutôt que rationnelle) et, d’autre part, du marché entendu non plus comme un mécanisme de production des prix, mais comme un champ fonctionnant comme lieu de concurrence pour l’échange » [Bourdieu, 2017, p. 162]. Les leçons 1 à 4 s’organisent autour de la notion de don et aboutissent, dans la leçon 5, à la mise en évidence de la distinction entre l’économie économique et l’économie symbolique. La leçon suivante cherche à dégager « le fondement philosophique de l’économie néoclassique », ce qu’il désigne comme le cœur de son propos [Bourdieu, 2017, p. 141]. Les leçons 7 à 9 développent finalement les concepts sur lesquels repose son paradigme alternatif systématique avec les notions de champ et d’habitus économiques, en lieu et place du marché et de l’action rationnelle.
20Le don ouvre le questionnement sur le fondement de l’économie politique ; cette pratique montre qu’existent des échanges échappant à l’approche des économistes. Le don est étudié d’une manière très différente de ce qu’il en est dans l’approche déployée par Alain Caillé et le groupe de la Revue du M.A.U.S.S. car Bourdieu l’interprète à la lumière de la logique de l’honneur – le grand thème qu’il retire de ses travaux ethnographiques sur la Kabylie – et le thème de la domination, thème omniprésent dans son œuvre. Bourdieu explique alors comment rendre compte de cette pratique d’échange en faisant valoir le temps qui s’écoule entre le don et le contre-don, de telle manière que la phénoménologie et la structure du don, respectivement indexées aux œuvres de Jacques Derrida et de Claude Lévi-Strauss, deviennent compatibles. Ces développements s’étendent sur près de quatre leçons qui lui servent en outre à marquer le fait – un thème déjà abordé dans ses cours de sociologie générale – qu’il existe des conditions économiques à l’émergence des pratiques économiques et de l’économie politique. Pour que ces dernières émergent, l’interdit social de « l’esprit de calcul » qui prévaut dans la société précapitaliste doit être mis à l’écart ; dès lors, les rapports de domination passent d’une forme personnelle, avec le déploiement relationnel qui lui correspond, à une forme impersonnelle que l’on peut observer via l’échange marchand et l’accumulation de richesses matérielles [Bourdieu, 2017, p. 119-122]. C’est ainsi que la dimension philosophique trouve toute sa place. Bourdieu associe l’apparition de la croyance moderne en l’homo oeconomicus, fondement déductiviste, anhistorique et rationnel de l’économie politique à la philosophie cartésienne [Bourdieu, 2017, p. 142, 250]. Pour s’en débarrasser, il faut délaisser le marché et l’acteur rationnel et faire place au champ et à l’habitus.
21Bourdieu remarque à juste titre que, si le concept de marché est omniprésent, sa définition est absente, hors quelques éléments institutionnels présents dans les Principles of Economics d’Alfred Marshall et des réflexions sur la concurrence monopoliste d’Edward Chamberlin. Pour aller de l’avant, il propose la notion de champ économique comme champ de force, où les rapports de force sont mesurés par les volumes des différents capitaux détenus par les agents. Le champ doit rendre compte de la concurrence d’une part, de l’offre et de la demande de l’autre. La première est l’ensemble des stratégies des acteurs les uns vis-à-vis des autres selon la place que ces derniers occupent dans le champ alors que les rapports offre/demande sont organisés par l’homologie des habitus des producteurs d’un côté, des demandeurs de l’autre. La huitième leçon précise ces considérations en faisant référence au modèle d’Harrison White [White, 1981], dont la dimension structurale spécifique – les producteurs s’observent mutuellement pour choisir une « niche » dans la structure de l’offre tandis que la production s’écoule sans qu’interviennent les rapports offre/demande – est compatible avec les idées qu’il présente à son auditoire. Ce paradigme systématique est précisé en décalage à la notion wébérienne de marché [6]. Bourdieu fait valoir trois différences : l’échange se comprend en termes de structure et non d’interaction ; l’échange est un compromis contraint par les places occupées par les acteurs dans le champ économique et, finalement, la concurrence est d’abord une concurrence entre les producteurs en lutte pour le pouvoir sur le marché avant que d’être une concurrence pour atteindre les consommateurs, ce dernier processus faisant massivement intervenir l’action de l’État. Ces dernières considérations sont appuyées sur les travaux consacrés à l’économie de la maison, à l’occasion desquels les contributeurs avaient montré le rôle de l’État tant dans la mise en place de l’offre que dans celle de la demande par le biais des dispositifs de crédit. La dernière leçon mentionne la notion de rationalité limitée, pour expliquer que cette limitation tient non pas tant aux capacités cognitives du cerveau comme le disait Herbert Simon, mais aux contraintes imposées par le champ ; cela met fin aux hypothèses avec lesquelles les économistes construisent la « fiction monstrueuse » de l’homo oeconomicus (préférences données et stables, action instrumentale et autonomie) pour faire place à l’habitus. Ce dernier, figure d’un individu collectivisé, imposant et permettant de comprendre comment les préférences sont formées et quelles sont les conditions économiques de l’action économique. Arrivé à ce point, pressé par le temps, Bourdieu arrête et mentionne les interactions habitus-champ qu’il aurait fallu développer.
22L’ensemble de ce parcours a une belle cohérence : le don sert à mettre en question l’anthropologie à partir de laquelle les économistes fondent l’échange marchand et la rationalité des acteurs de celui-ci avant de déboucher sur une critique des fondements philosophiques de la théorie économique et, finalement, sur des propositions visant à dépasser les limites de cette dernière. Ce parcours montre comment Bourdieu entendait répondre aux tenants de l’impérialisme économique – Gary Becker est abondamment mentionné pour personnifier ce courant de pensée –, comme d’autres, au premier rang desquels figure Granovetter, s’y essayaient outre-Atlantique.
2 – Une forme de trialogue ?
23La richesse et la profondeur de ces contributions appellent bien plus qu’une mise en regard de résumés de ces trois livres. Pour procéder à une première évaluation et tout en tenant compte du fait que deux ouvrages sont annoncés pour compléter les propos de Granovetter et Callon, je me limiterai à des considérations sur l’objet économie pris en charge par chacun d’entre eux, puis sur les stratégies théoriques qu’ils mobilisent pour en parler. Enfin, je ferai un premier bilan des dialogues explicites entre les trois contributions.
24De quelle économie est-il question dans les trois ouvrages ? Dans le cas de Granovetter, contre les tendances impérialistes représentées par Gary Becker, l’économie est définie d’une manière classique comme production, distribution et consommation des richesses [Granovetter, 2017, p. 2] ; au-delà de l’échange marchand et du marché, c’est l’ensemble de l’économie dont il cherche à rendre compte au travers d’éléments qui les structurent socialement : les normes et les valeurs, la confiance, le pouvoir et les institutions sociales. Avec Bourdieu, c’est une tout autre approche qui s’affirme puisque son texte s’ouvre par de longues discussions sur le don, phénomène qui peut apparaître comme le plus éloigné de la définition classique de l’échange. Ce choix s’explique par le fait que Bourdieu distingue l’économie-économique de la théorie économique du marché et du contrat, de l’économie symbolique dans laquelle le don est la figure par excellence de la logique de l’honneur à l’œuvre dans une société pré-capitaliste, dans la famille ou dans les marchés de biens symboliques. Son anthropologie économique est animée d’une ambition plus large que celle de Granovetter car plutôt que d’enrichir sociologiquement notre compréhension du marché, il s’agit de montrer les limites historiques et sociales de l’économie marchande en la confrontant à une économie de nature différente, basée non sur la recherche du gain monétaire, mais sur celle des profits symboliques. Le titre de l’ouvrage de Callon montre que le monde marchand est au cœur de son propos dans une démarche pour une fois très classique visant à comprendre (les marchés) avant d’agir (les changer). Mais le titre est un trompe-l’œil puisque le propos porte sur les cadrages des biens et des personnes afin de rendre compte des transactions bilatérales contre paiement. Or ces cadrages englobent toute l’économie, de la conception à la transaction finale, en passant par toutes les étapes intermédiaires de la production au marketing ; ils concernent les transactions marchandes et non marchandes. Le marché comme institution perd de sa centralité – il en va de même dans l’ouvrage de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre qui mettent au centre de leur propos non pas le marché mais la marchandise, c’est-à-dire la chose matérielle à laquelle est attaché un prix au moment de l’échange [Boltanski et Esquerre, 2017, p. 12]. Au final, d’une part, le marché est soit décomposé en ses composantes sociales (Granovetter), soit écarté au profit d’une conceptualisation alternative (champ et habitus avec Bourdieu ; une série de cadrages avec Callon) ; d’autre part, à l’exception de Bourdieu, le monde marchand domine le propos de Granovetter, comme de Callon car ce dernier, bien qu’il explique que la passiva(c)tion porte aussi bien sur les biens donnés que sur les biens vendus, ne voit guère de spécificité à cette forme de transaction, et lorsqu’il s’agit d’articuler ou de changer les agencements il n’est plus question que d’agencements marchands, comme si les agencements non marchands ne jouaient pas vraiment un rôle décisif dans l’enchaînement des cadrages ni qu’ils puissent se présenter comme des alternatives. D’autres différences sont également sensibles qui pourraient donner lieu à des discussions croisées intéressantes. C’est tout particulièrement le cas du rôle et de la place de l’État dans l’économie. Indirectement présent chez Granovetter par le truchement des normes et de la question du pouvoir, l’État est fortement mobilisé par Bourdieu qui montre toute son importance dans l’économie de la maison ; par contre, Callon n’en fait quasiment jamais mention, ou s’il y fait mention, c’est au titre d’une agence participant aux différents cadrages, comme tant d’autres. La place de l’État comme acteur de l’économie est certes importante, mais elle est encore plus discriminante dès lors que l’État est considéré comme un acteur important du capitalisme, et non plus seulement de l’économie de marché ou des agencements marchands. Seul Bourdieu prend rang sur ce volet de la sociologie économique.
25Une autre caractéristique de l’économie prise en charge dans les trois ouvrages émerge cependant de la lecture des trois ouvrages. Au-delà des nombreuses références à des auteurs plus contemporains, la réflexion de Granovetter porte la marque de la théorie économique qu’il a affrontée dans les années 1970-1980 (le job search de George Stigler, l’économie des coûts de transaction d’Oliver Williamson). Les références de Bourdieu sont plus anciennes encore (l’économie industrielle des années 1960 de Joe Bain), et plus indéfinies, puisqu’il en reste à la pratique des sociologues français de considérer les économistes « de loin », comme un philosophe [Steiner, 2016, chapitre 1], sans entrer dans les détails de ce que produit cette « Hydre de Lerne », car il axe toute son anthropologie économique sur la confrontation du don et du marché. Malgré l’ampleur d’un propos qui vise à rendre compte de toutes transactions marchandes, l’objet central de Callon est ce que l’on pourrait appeler « l’économie 2.0 ». Les exemples les plus pertinents de singularisation, de profilage viennent de situations dans lesquelles les technologies de traçage, d’accumulation et de gestion des données, de mise en relation, supposent de grosses bases de données (le big data) et des ordinateurs puissants. Sans ces ingrédients matériels, ni les profilages ni la singularisation ne pourraient prendre leur plein essor et, ainsi, devenir les éléments saillants d’une sociologie des arrangements marchands. C’est un atout d’une singulière importance tant la théorie économique comme les pratiques économiques ont évolué depuis les années 1960-1980 qui servent de socle à Bourdieu et Granovetter.
26Les stratégies de recherche diffèrent également dans leur rapport à la théorie économique et aux sociologues, ces derniers étant le public auquel ils s’adressent tous trois principalement [7]. Granovetter est celui qui s’attache le plus à puiser dans les ressources offertes par la théorie économique pour opérer un balancement entre la théorie du choix rationnel chère aux économistes et les déterminants culturels et sociaux de l’action qui retiennent l’intérêt des sociologues. Ce balancement ouvre la voie au niveau méso-social dans lequel l’analyse de réseau qui a ses faveurs prend toute sa place. Il en va tout autrement des deux sociologues français dont l’argumentation est construite en opposition à la vision du marché et des échanges proposés par les économistes, mais également celle des sociologues de l’économie. Pour Bourdieu, les économistes errent dans le sens commun travesti sous une forme mathématique et une philosophie de la conscience. Mais les travaux des sociologues économistes ne lui sont pas d’un grand secours, car trop empiriques, trop limités dans leur ambition. De son côté, Callon décline le modèle du marché des économistes, avec leurs courbes d’offre, de demande, la recherche du prix, etc., pour caractériser ce qu’il appelle le marché-interface, le repoussoir de sa conception des arrangements marchands. Comme les sociologues économistes se sont, eux aussi, attachés à corriger, critiquer, amender ce modèle-là, il rejette également leur stratégie de recherche. Il n’est pas alors question d’un périple « in the middle of the road », comme Granovetter propose de le faire, mais bien plutôt de frayer un chemin de traverse qui les éloigne tous deux de la démarche des économistes, comme des sociologues économistes d’ailleurs, même s’il s’agit de convaincre ces derniers de s’emparer des outils proposés. Sur ce fonds commun, Bourdieu et Callon se distinguent néanmoins par le fait que le premier est très économe lorsqu’il s’agit des références aux économistes [8]. Callon est de toute évidence mieux informé de la théorie économique et de sa formalisation que sa formation d’ingénieur des mines lui rend plus accessibles. Ils diffèrent également par le fait que Bourdieu dédaigne les résultats acquis par les travaux empiriques des sociologues alors que Callon s’en nourrit très largement, en étant capable d’intégrer certains de leurs résultats dans sa propre stratégie de recherche. La fluidité caractéristique de son approche sociologique se retrouve dans la fluidité de ses rapports aux travaux d’autrui, qu’il approche en lecteur attentif et vigilant, pour les absorber dans une stratégie d’enrôlement toute en douceur.
27Ces différences ont-elles donné lieu à des débats directs ou indirects entre les trois auteurs ? Malheureusement, cela reste l’exception. Granovetter ignore les contributions des deux sociologues français, alors même qu’il avait contribué à un volume édité par Callon [Granovetter et McGuire, 1998] et discuté l’interprétation de ses travaux par Bourdieu [Granovetter 2000, p. 35-37]. À l’inverse, Bourdieu et Callon mentionnent les travaux de Granovetter. Bourdieu en a une vue assez cavalière, en se contentant de l’évoquer dans l’une de ses leçons – « il faudrait lire » Granovetter sur l’encastrement pour se forger des défenses [Bourdieu, 2017, p. 73] – avant de les rapporter aux aspects institutionnels du marché, déjà développés par Alfred Marshall [Bourdieu, 2017, p. 174]. Si dans un cours précédant [Bourdieu, 2015, p. 538-539] il faisait valoir les apports de l’analyse de réseau, il écarte la version de Granovetter au motif qu’elle retombe dans un interactionnisme que la théorie des champs a dépassé [Bourdieu, 2000, p. 12, 242], pour préférer la version proposée par White qui formalise la conception wébérienne du marché et s’approche de la notion de champ et d’homologie structurale [Bourdieu, 2017, p. 209-213 ; 2000, p. 254-256]. Callon quant à lui fait mérite au travail de Granovetter d’avoir montré que pour expliquer les rencontres (le troisième cadrage de sa théorie des agencements marchands) il faut partir des relations existantes [Callon, 2017, p. 225] et lui fait une petite place parmi les travaux qui ont apporté leur pierre à la sociologie des prix… qu’il se propose de mettre de côté [Callon, 2017, p. 322-324].
28Qu’en est-il des deux sociologues français ? En 1993, Bourdieu a peu de raisons de commenter les travaux de Callon, qui ne commence à marquer le domaine de la sociologie économique que quelques années plus tard [Callon, 1998]. S’il y a un dialogue, il faut aller le chercher dans les remarques de Bourdieu sur la théorie de l’acteur-réseau qu’il critique d’une manière acide dans son dernier enseignement au Collège de France [Bourdieu, 2001, p. 56-63], y compris dans la version que Callon adopte dans son article sur les pêcheurs de Saint-Brieuc et leurs coquilles Saint-Jacques. Par contre, Callon renoue la discussion avec Bourdieu [Callon, 1998, p. 10-14] [9], et prend le parti de montrer comment sa propre théorisation englobe ou disqualifie celle de Bourdieu – ce qui donne parfois lieu à des résultats inattendus, qui méritent que l’on s’y arrête un instant. Elle l’englobe lorsque Callon fait crédit à Bourdieu de sa remarquable étude sur le marché de la maison qu’il réinterprète en termes qualculatoires, ce qui annonce sa propre interprétation de la domination par les qualculs et les formulations des prix [Callon, 2017, p. 189, 207]. Elle l’englobe également lorsque Callon successivement juge positivement l’idée selon laquelle les affections sont liées aux positions occupées par les acteurs, lorsqu’il s’agit de rejeter l’indépendance des offres et des demandes à l’exemple du marché de la maison ou encore lorsqu’il s’accorde avec Bourdieu pour définir les prix comme des rapports de force [Callon, 2017, p. 281, 318, 324]. Elle la disqualifie au fond en rejetant la notion de symbolique comme catégorie sociale spécifique qui serait susceptible de rendre compte d’une classe d’échanges marchands – le marché restreint dans les marchés de biens symboliques [Bourdieu, 1971]. Callon n’affronte pas directement Bourdieu, mais un travail de Jens Beckert dans lequel ce dernier utilise la notion de bien symbolique pour expliquer la structure des prix du vin [Callon, 2017, p. 329-332]. Ce point-là n’est pas mineur, car la notion de symbolique est aussi centrale dans la sociologie générale et l’anthropologie économique de Bourdieu qu’elle est irrecevable dans la sociologie de la traduction. Cette structuration du social, Callon n’en veut pas : sur ce point l’opposition reste tranchée [10]. Et pourtant, le lecteur de l’ouvrage ne manquera pas de noter le rapprochement inattendu à propos de la notion d’habitus et de la domination extrême que les agencements marchands exercent sur les personnes en raison de leur puissance de qualcul. Prenant appui sur les travaux en cours sur le neuromarketing, Callon lance l’idée selon laquelle le protocole mis en place par les neuromarketeurs sera bientôt à même de se déployer « in the wild » de telle manière que « ce sont des cerveaux branchés et assistés qui feront leurs courses au supermarché du quartier » [Callon, 2017, p. 201]. Les rapports de domination seront alors inscrits dans la matérialité du monde social, ils seront donc « observables » ; et Callon d’enchaîner sur une dystopie dans laquelle la notion d’habitus est réélaborée en termes de relations informatiques. Si l’habitus est le processus par lequel des chaînes causales qui échappent aux agents les font agir, on peut en généraliser l’idée pour autant que « l’on accepte d’étendre la notion d’habitus aux instruments qualculatoires » [Callon, 2017, p. 208]. Amazon en fournit l’illustration à travers les conseils de lecture (« ceux qui ont aimé/acheté X, ont aussi aimé/acheté Y ») qui reformatent, reprogramment les dispositions d’achat sur Internet. L’habitus perd sa dimension historique, il est désormais attaché aux relations machiniques portées par Internet. Cette structure n’est plus tant héritée que fabriquée par les agences qualculatrices qui récoltent, stockent, classent et usent des traces que la multitude des acheteurs laissent derrière eux. Comme le même processus s’applique également aux personnes et aux biens, il n’est pas surprenant de trouver, in fine, Callon d’accord sur un point essentiel de la conception du marché développée par Bourdieu : l’accord marchand se fait sans qu’on ait besoin de faire intervenir l’offre et la demande car il existe une homologie structurale entre les dispositions des acheteurs et les biens qu’on leur propose. Les profilages et les évaluations pris en compte par Callon aboutissent au même résultat : « On aboutit ainsi à la construction d’échelles de distinction des biens marchands qui conduisent à la notion d’homologie structurale. Celle-ci décrit comment les classements des biens s’accordent aux classements des personnes. Émerge par exemple la classe de ceux qui se payent des grands vins, des SUV haut de gamme et des vacances sur des îles paradisiaques peu fréquentées » [Callon, 2017, p. 358]. Un retour inattendu de la structure !
3 – Sociologies économiques relationnelles
29La lecture de ces trois ouvrages si différents dans leurs manières de concevoir la sociologie économique fait cependant émerger un résultat digne d’intérêt. La sociologie économique contemporaine s’oriente vers ce que l’on peut appeler une sociologie relationnelle, c’est-à-dire une sociologie qui place la relation au cœur de son propos.
30Le fait que la vie économique ait une dimension relationnelle ne surprendra personne puisque l’échange marchand, le crédit, le don supposent des relations entre les individus qui opèrent ces transferts de ressources. On peut prendre pour preuve de l’émergence de la dimension relationnelle le changement de perspective proposé par André Orléan dans son dernier ouvrage [Steiner, 2012]. En effet, lorsqu’il se propose de sortir des théories alternatives de la valeur (Marx, le travail ; Walras, l’utilité), la voie qu’il propose met les relations sur les marchés au cœur de son propos puisqu’il affirme dès l’introduction que sa « démarche rompt avec l’idée d’un primat absolu des grandeurs sur les relations » [Orléan, 2011, p. 14]. En conséquence, il élabore une « économie des relations » en lieu et place de « l’économie des grandeurs » de l’économie marxienne ou walrasienne [Orléan, 2011, p. 22] qui naturalisent ces relations en accordant un primat aux objets et à leur grandeur mesurée soit par le travail, soit par l’utilité. À cet effet, Orléan fait reposer son travail sur la monnaie, phénomène relationnel par excellence : « Réduire la relation monétaire à la recherche individuelle d’une utilité intrinsèque, c’est refuser de voir que la monnaie est d’abord une relation entre acteurs économiques qui repose sur la confiance, des représentations collectives et des attentes stratégiques » (Orléan 2011, p. 102).
31Depuis quelques années maintenant, on voit fleurir des réflexions sur la notion de relation en sociologie. Les travaux de Pierpaolo Donati [2004, 2011], de Nick Crossley [2011], l’article fondateur de Mustapha Emirbayer [1997], la synthèse plurielle offerte par François Depelteau et Cristopher Powell [2013] et, plus près encore, le volume spécial que la Revue du Mauss a consacré à cette question en 2016, montrent combien cette approche prend de l’ampleur [11]. L’idée centrale à la base de ces développements est que la relation devient le fondement de la réflexion sociologique : ce que j’appelle le relationnisme méthodologique. Il s’agit de prendre la relation comme point de départ de l’analyse sociologique, en lieu et place de l’individu (individualisme méthodologique) ou du collectif (holisme méthodologique) ; il s’agit également de se défaire des approches qui naturalisent leurs objets pour insister sur le fait que la sociologie relationnelle ne prétend pas que le social est constitué de relations, mais qu’il est lisible et compréhensible en termes de relations.
32Les trois ouvrages ont de ce point de vue une même caractéristique : Granovetter, Bourdieu et Callon placent leur approche en décalage avec celle basée sur l’individualisme méthodologique, avec son acteur sous-socialisé (Granovetter), indexée à une philosophie de la conscience (Bourdieu) et à des motifs (Callon), mais également avec l’approche fondée sur le holisme méthodologique, son acteur sur-socialisé (Granovetter), ses structures dépouillées de ses dimensions subjectives (Bourdieu) et, tout simplement, en rejetant la notion même de structure ou réinterprétant à sa manière la notion d’habitus (Callon). Une fois ce même mouvement accompli, chacun des trois auteurs avance une conception distincte de la sociologie relationnelle : l’analyse de réseau pour Granovetter, la théorie des champs avec Bourdieu, la théorie de l’acteur-réseau avec Callon. Chacune produit des outils et des concepts qui lui sont propres parce que nécessaires à la description du monde social dans les termes relationnels qui lui paraissent les plus adaptés – à cet égard, la production de néologismes par Callon n’est guère différente des pratiques de Bourdieu ou de celle d’Harrison White [2008]. L’analyse de réseau a pour elle l’avantage des mesures précises qu’elle élabore et utilise pour quantifier un relationnel qu’elle étudie en termes de positions et de contacts. L’analyse de réseau a ainsi développé tout un ensemble de procédures (comme les différentes mesures de centralité, de prestige) permettant de définir des positions (les cliques, et toutes les sous-structures que l’on peut caractériser en termes d’accessibilité ou d’intermédiarité ; mais aussi l’équivalence structurale et ses dérivés) dans un ensemble social bien déterminé par la définition précise de la relation sur laquelle on mesure les liens. La sociologie de Bourdieu conçoit la relation comme opposition à l’intérieur d’un espace (le champ) dans lequel une position ne prend sens qu’en opposition aux autres positions. Cet aspect est finalement peu développé dans l’ouvrage dont il est question dans le présent texte, mais on en trouve une solide présentation dans les premiers cours de Bourdieu au Collège de France [12]. Associée à un travail empirique méticuleux, cette approche relationnelle donne lieu à une forme de quantification par le truchement des techniques d’analyse factorielle qui permettent de définir les oppositions entre les positions dans un champ précis, comme a pu le faire Frédéric Lebaron [2000] dans son étude du monde des économistes. La sociologie de la traduction de Callon, quant à elle, ne se prête guère à une quelconque forme de quantification : la variété des agences qui interviennent, la multiplicité des liens qui sont mis en œuvre par les « forces » qui rattachent une agence à une autre pour lui faire faire quelque chose, et si possible quelque chose d’innovant, dépasse ce que peut prendre en charge l’analyse de réseau multiplexe – c’est une des grandes faiblesses de cette approche dans un monde académique qui privilégie de plus en plus la quantification. Cette approche relationnelle – sociologie relationniste, dit Franck Cochoy [2012] – est une sociologie du faire-faire où des agences (des « actants », disait Latour) forment une chaîne au fil de laquelle des processus ont lieu parce que ces agences font faire quelque chose à l’agence suivante. C’est un social fluide, plat (sans structure surplombante, comme peut l’être le symbolique) où la multiplicité des liens interdit de donner crédit à une quelconque forme de frontière entre des instances ; c’est un social assez difficile à saisir dans sa complexité car si la recherche met l’accent sur une chaîne relationnelle donnée, bien d’autres se présentent à l’esprit sans que l’on sache toujours bien celle que la recherche doit privilégier. Mais la fluidité même de ce programme de sociologie relationnelle lui donne un grand attrait dont on trouve l’exemple ici en matière de sociologie économique.
33Cette convergence des trois sociologies économiques vers la sociologie relationnelle est inattendue. Les différences dans les formes prises par ces sociologies relationnelles interdisent d’y voir le germe d’une quelconque unité au-delà de leur commun relationnisme méthodologique. Toutefois, ce mouvement convergent d’auteurs si différents par ailleurs rend manifeste un changement majeur, tant pour la sociologie économique que pour la sociologie générale, que le présent texte espère avoir contribué à mettre au jour.
Notes
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[1]
Lors de la mise au point de cet article, j’ai bénéficié des commentaires de Franck Cochoy, Sophie Dubuisson-Quellier, Michel Grossetti, Hugo Jeanningros, Melchior Simioni, François Vatin et d’un lecteur de la revue. Je les en remercie vivement et reste seul responsable des approximations et erreurs qui pourraient demeurer.
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[2]
Par approche wébérienne, j’entends la stratégie en trois temps (histoire – fonctionnement – conséquences axiologiques) que Weber expose dans un passage de ses écrits méthodologiques sur le marché : « La recherche qui porte sur l’essence générale de l’échange et de la technique du trafic commercial est un travail préliminaire – extrêmement important et indispensable. Cependant, tout cela ne nous donne pas encore une réponse à la question : comment l’échange est-il parvenu historiquement à la signification fondamentale qu’il a de nos jours ? – ni surtout à cette autre qui nous importe en dernière analyse : quelle est la signification de l’économie financière pour la culture ? » [Weber, 1904, p. 161] – pour une vision plus classique, voir l’ouvrage de Richard Swedberg [1998].
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[3]
Cette formulation est un écho direct de la manière dont Weber commente la théorie de l’intérêt d’Eugen von Böhm-Bawerk, économiste éminent de l’école autrichienne : « La théorie économique fera valoir le rapport entre les utilités marginales futures et les biens présents. Le sociologue aimerait alors savoir dans quel acte humain s’exprime ce prétendu rapport et comment les agents économiques peuvent introduire les conséquences de cette évaluation différentielle sous forme d’intérêts » [Weber, 1921, p. 97].
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[4]
Il n’entre pas dans l’objectif de ce texte de commenter les dimensions épistémologiques de ces ouvrages. Callon insiste sur ce caractère empirique, tourné vers des phénomènes observables de sa sociologie, mais peut-être aura-t-il quelques difficultés à convaincre ses lecteurs qui remarqueront combien l’ouvrage repose sur ce que j’appellerais pour ma part une « métaphysique de la force ». Les forces qui passiva(c)tent, donnent une suprématie à une agence qualculatrice sur les autres, attachent/détachent, etc., sont omniprésentes dans le cours de l’ouvrage, sans que l’on sache très bien à quelle réalité observable il est fait référence. Elles ne sont pas non plus indexées à des mesures précises au-delà d’une référence, assez vague, au nombre d’alliés enrôlés. Cette référence à la notion de force est commune aux travaux de ce courant de la sociologie contemporaine, comme on peut le voir dans un ouvrage, très intéressant par ailleurs, consacré au Téléthon [Cardon et Heurtin, 2016].
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[5]
« […] quand je cite, c’est toujours un peu reconstruit, mais je pourrai retrouver les références – en souhaitant que vous ne me le demandiez pas… » [Bourdieu, 2017, p. 51].
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[6]
À défaut de se replonger dans les longues pages que Weber consacre à ce sujet [Weber 1921, p. 62-84, 633-637], on en trouve une présentation chez Swedberg [1998, p. 39-45].
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[7]
L’analyse de réseau social mobilisée par Granovetter n’a guère pris pied dans la théorie économique, même si quelques individualités s’étaient avancées dans cette voie [Montgomery, 1991]. Peu d’économistes ont pris les principes de Bourdieu comme outils de travail (voir toutefois l’ouvrage de Jean Yves Caro [1983], bien qu’il se limite à une analyse sociale du monde des économistes). Pour l’instant, il en est de même de l’approche de Callon, avec une nuance importante toutefois, car l’accent mis sur la matérialité donne une place tout à fait importante, et à très juste titre, aux travaux et pratiques des gestionnaires, lesquels forment une vaste classe d’économistes professionnels d’une grande importance lorsqu’il s’agit de comprendre la vie économique.
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[8]
Les références données dans l’index sont, de ce point de vue, trompeuses puisqu’elles renvoient dans leur immense majorité non au texte de Bourdieu lui-même mais aux notes de bas de page ajoutées par les éditeurs, le plus souvent bien en peine d’aller au-delà de références probables.
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[9]
Il lui est arrivé de prendre une position plus clivante en refusant de discuter la manière dont Bourdieu concevait le lien entre sociologie et politique [Callon, 1999, p. 65].
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[10]
Le passage dans lequel Callon annonce qu’il n’a pas aimé Le capital au xxie siècle de Thomas Piketty une fois qu’Amazon lui a indiqué un rapprochement avec Soumission de Houellebecq, livre un message intéressant. « Je vois maintenant, écrit-il, entre eux certains traits communs qui m’avaient échappé, une même manière de considérer le monde comme une chose qui nous dépasse, un ensemble de structures culturelles ou politiques auxquelles nous devons nous soumettre ou contre lesquelles nous devons nous battre. Je prends mieux conscience du fait que soumission et radicalisme ne sont que les deux faces d’un même sentiment d’impuissance et que ce livre est une bien modeste tentative d’imaginer un autre chemin » [Callon, 2017, p. 212]. L’idée que les relations sociales engendrent des structures – des résultats ou des institutions économiques dirait Granovetter – est rejetée. Si structure il y a, c’est celle fournie par les cinq cadrages étudiés ; d’ailleurs, au moment où il emploie le terme, Callon indique qu’il touche un tabou : « Les agencements marchands sont structurés – n’ayons pas peur du mot – par des cadrages qui formatent les cours d’action » [Callon, 2017, p. 403]. Le monde social de Callon est fluide et plat : fort bien, mais je peine à voir comment son propos sur le changement à apporter aux agencements marchands permettrait de diminuer les inégalités de revenus et de patrimoines vis-à-vis desquelles Piketty porte le fer parce qu’il ne s’agit pas de structures qui nous échappent, mais bien plutôt de structures dont on peut rendre compte par des statistiques qui sont autant de qualculs, et contre lesquelles on peut lutter avec des moyens « très matériels », comme un cadastre du capital à l’échelle mondiale et une fiscalité adaptée.
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[11]
Au point que les premiers textes contre ce qui est qualifié de relationnisme – en fait les théories de Latour – font leur apparition [Piette, 2014].
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[12]
Bourdieu présente le concept de champ dans deux leçons de sa sociologie générale [Bourdieu, 2015, p. 489-568]. On y trouve des précisions comme celle-ci : « Le monde social, considéré de ce point de vue, est un espace de forces possible, un ordre de coexistence dans lequel chacun des agents, singulier ou collectif, est défini par sa position à l’intérieur d’un espace, c’est-à-dire par toutes les propriétés inscrites au point de l’espace où il se trouve, propriétés qui sont inséparables de la structure globale de l’espace. Parler de position, c’est donc rappeler à tout instant qu’il n’y a de propriété dans cet espace que relationnelle » [Bourdieu, 2015, p. 50]. On y trouve également l’idée forte selon laquelle l’individualité est elle-même le produit du monde relationnel : « Il y a une phrase de Hermann Weyl, que je citais avec beaucoup de plaisir, qui disait que le point physique n’est que l’émergence du champ. Quand il s’agit d’individus, nous avons évidemment du mal à penser que tel ou tel personnage historique, ou bien nous-mêmes, est un simple produit des forces en jeu dans le champ » [Bourdieu, 2015, p. 492].