1 – Introduction
1La question de la responsabilité sociale des entreprises n’est pas nouvelle, que ce soit dans le monde socio-économique ou dans le champ académique des sciences économiques et de gestion, en particulier aux États-Unis [Acquier et Aggeri, 2008]. Dès le début du xxe siècle en effet, les économistes institutionnalistes américains, en particulier John Maurice Clark et John R. Commons, ont mis la question du rapport de l’entreprise à la société au cœur de leurs recherches sur les institutions de l’économie. Nous nous intéresserons ici à l’apport, méconnu, de Commons et de l’« école du Wisconsin » à l’analyse et à la mise en œuvre concrète d’une responsabilité sociale qui, comme nous le verrons, fut pensée au moment de la construction de réformes sociales dans les années 1920-1930. Plus précisément, c’est à l’occasion de l’élaboration de la première loi instituant un dispositif d’indemnisation du chômage dans l’État du Wisconsin – le Wisconsin Unemployment Compensation Act (désormais : WUCA), promulgué en 1932 – que la question de la responsabilité sociale des entreprises fut posée par Commons, promoteur de cette loi.
2L’objectif de l’article n’est ni de positionner cet épisode de l’histoire sociale dans l’histoire de la pensée économique, ni d’analyser la conception de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) en soi ou d’en montrer l’actualité ; il est de présenter les conceptions théoriques et la philosophie sociale qui ont sous-tendu la fabrique du WUCA. Nous analyserons les raisons pour lesquelles l’invention de l’indemnisation du chômage aux États-Unis appelle, pour Commons, l’instauration d’un nouveau paradigme de la responsabilité : une responsabilité sociale de l’entreprise, en lieu et place de la responsabilité individuelle. La fabrique du WUCA est en effet consubstantielle à sa volonté de promouvoir un « capitalisme raisonnable », indissociable d’une « démocratie créatrice » selon l’expression de John Dewey avec lequel Commons partageait le combat [Bazzoli et Dutraive, 2014] : horizon normatif qui liait la sécurité économique du salariat, la responsabilité sociale du business et l’action collective démocratique. Même si l’actualité de cette conception de la RSE n’est pas notre objet ici, il faut noter que les lectures contemporaines de la RSE, institutionnalistes [Dupuis et Le Bas, 2009 ; Sobel, 2009] ou en termes d’économie politique [Chanteau, 2011], mettent l’accent sur des dimensions déjà présentes dans les années 1920-1930 : la notion émerge dans un contexte de changements structurels et de conflits sociaux ; elle exprime une préoccupation pour un nouveau modèle de régulation ; elle apparaît comme solution à une crise de légitimité du capitalisme.
3Nous placerons le WUCA dans son contexte, afin de présenter le débat qu’a suscité l’institutionnalisme autour des objectifs de l’indemnisation du chômage (2). Nous développerons ensuite le diagnostic et la stratégie de réforme pour un « capitalisme raisonnable » qui sous-tendent le WUCA en soulignant la philosophie sociale institutionnaliste qu’il révèle et qui le différencie d’autres modèles d’indemnisation du chômage alors en gestation (3). Nous approfondirons alors la signification des deux dispositifs du WUCA – un dispositif économique encadré par un dispositif institutionnel démocratique – conçus pour outiller l’objectif de la loi : rendre le capitalisme raisonnable par un nouveau type de responsabilité sociale de l’entreprise (4). Nous conclurons en mettant en perspective cette conception vis-à-vis de quelques enjeux actuels.
2 – Le contexte historique et intellectuel du WUCA
4Une contextualisation du plan de réforme défendu par Commons et des efforts législatifs du Wisconsin donne une idée des enjeux du WUCA. Ce contexte est celui de la Progressive Era, qui a marqué les États-Unis des années 1890 aux années 1920 (Da Costa, 2010), et du Wisconsin Institutionalism que Commons forma avec ses étudiants. Protagoniste des mouvements de réformes sociales, dont des débouchés pratiques font partie de l’histoire américaine, l’école du Wisconsin a été avec le WUCA au cœur d’un débat dans le camp progressiste.
2.1 – La Progressive Era : de la nécessité de réformes sociales
5Au début du xxe siècle, un mouvement pluriel, né de la convergence de nouveaux cadres de pensée en philosophie (le courant pragmatiste), en droit (le courant réaliste) et en économie (les institutionnalistes), s’est développé aux États-Unis. Ce mouvement, associant intellectuels et praticiens, prenait acte des transformations du capitalisme et défendait de nouveaux modes de régulation, notamment sous la forme d’institutions de protection du salariat. Contre les pensées et pratiques libérales dominantes, les acteurs de ce mouvement prônaient des modes de régulation basés sur les besoins sociaux, les libertés syndicales et la défense des plus vulnérables contre les pouvoirs économiques, plutôt que sur l’individualisme, la liberté contractuelle et la propriété privée. Ils s’attaquèrent aux prétendues vertus du laissez-faire et soutinrent la nécessité de réformes sociales, d’une fiscalité progressive, de davantage de législation et moins de « gouvernement des juges ».
6Dans le champ du droit, les juristes progressistes, relayés par certains juges de la Cour suprême, dont Oliver W. Holmes, ont dénoncé le fait que, sous couvert d’une application formaliste du droit prétendant aboutir à un résultat nécessaire, les juges pratiquaient un activisme judiciaire conduisant à brider les velléités réformistes du législateur, au prétexte de garantir les libertés constitutionnelles, et à rendre des décisions en faveur des intérêts des plus puissants. Dans le champ de l’économie, les économistes progressistes – malgré des orientations théoriques et méthodologiques plurielles – ont été critiques vis-à-vis de l’individualisme et du laissez-faire. Ils ont montré que l’idée selon laquelle ce dernier serait garant du bien-être social n’avait jamais été validée, et ont défendu la nécessité d’une régulation du capitalisme, que ce soit via la réglementation des activités d’utilité publique [Charles Francis et Henry Carter], la taxation des richesses et la redistribution des revenus [Richard Ely et al.] ou la législation du travail et la négociation collective [Commons et l’école du Wisconsin]. Dans ce mouvement, l’institutionnalisme de Commons tient une place de choix car il constitue, pour reprendre le titre de L.G. Harter [1962], « un assaut contre le laissez-faire ». Cette approche a pu porter ses fruits dans l’État du Wisconsin qui fut à la pointe des combats progressistes.
7Le rôle particulier de cet État a résulté de l’impulsion donnée par le gouverneur Robert M. La Follette à la mise en œuvre de politiques économiques et sociales qui ont préfiguré en partie le futur New Deal. L’administration La Follette favorisa l’association du gouvernement et de l’université pour l’éducation, la recherche et l’expérimentation sociale – ce qu’on a appelé « l’Idée du Wisconsin ». La présence de Commons à l’Université du Wisconsin a été un des vecteurs des innovations sociales dans cet État. Dès son arrivée à Madison, il fut sollicité par l’administration de l’État pour fournir une expertise sur des projets de réformes concernant la sécurité et les accidents du travail, la réglementation des utilités publiques, puis l’indemnisation du chômage. Quasi-conseiller du gouverneur La Follette, Commons contribua à l’élaboration de projets de lois qui débouchèrent effectivement sur le « service civil » en 1906, les utilités publiques en 1907, la sécurité et les accidents du travail en 1911, l’indemnisation du chômage en 1932. En retour, le contexte du Wisconsin permit à Commons de développer son programme de recherche et il fut suivi par une grande partie de ses étudiants avec lesquels il a formé l’école du Wisconsin [Bazzoli, 2012 ; Rutherford, 2006]. Celle-ci sera particulièrement active sur la « question sociale » et très influente pour ouvrir la route menant à la législation sociale au niveau fédéral [Cates, 1983 ; Moss 1996].
2.2 – L’école institutionnaliste du Wisconsin : un programme de recherche et d’action pragmatiste
8L’institutionnalisme du Wisconsin fut une branche particulière du courant institutionnaliste au début du xxe siècle, présenté par Commons [1934] comme une économie politique de l’action collective visant à transformer la théorie économique (« donner une place appropriée aux institutions ») et à réformer le capitalisme (« sauver le capitalisme en le rendant meilleur »). Ce programme de recherche peut être résumé, ici, par deux grandes caractéristiques qui impriment leur marque au WUCA.
9D’abord, il s’inscrit dans la rupture introduite par le pragmatisme philosophique et sa volonté de dépasser le « vieil antagonisme entre théorie et pratique » [Bazzoli, 1999 ; Hallée, 2013]. La théorisation doit être élaborée et modifiée en la confrontant à l’expérience sociale, la signification d’une théorie, selon la formule de Pierce, résidant dans les actions qu’elle induit, et celles-ci fonctionnent toujours comme mise à l’épreuve de la théorie dans l’expérience. Pour Commons [1934, 1939], l’action concrète pour résoudre les problèmes sociaux est un enjeu de la connaissance ; la réforme devient en même temps l’objectif final et le champ expérimental des sciences sociales. Ainsi, l’économiste doit assumer une visée normative portée par une philosophie sociale dont le rôle est fondamental. À l’origine de sa perception du réel et des concepts élaborés, la philosophie sociale du chercheur est aussi ce qui guide ce que Commons appelle son « idéal-type éthique » et sa vision de la réforme sociale, qui s’éprouvent – comme la théorie – dans l’expérience.
10Ensuite, ce programme cherchait à appréhender, en théorie et en pratique, l’articulation de l’économie et du droit, et son ancrage éthique [Coutu et Kirat, 2011]. Faire de l’économie une science historique étudiant l’évolution des institutions et des formes du capitalisme implique d’incorporer les pratiques et les règles juridiques à une théorie des institutions économiques, et d’étudier les fondements éthiques des règles. Ce faisant, l’école du Wisconsin va constituer un premier mouvement en Law & Economics [Hovenkamp, 1990] qui réfute toute idée d’ordre naturel ou spontané faisant coïncider l’intérêt public et le bien-être social avec l’augmentation des richesses par l’initiative individuelle intéressée. Commons substitue à cette conception individualiste et libérale du social une conception institutionnaliste et progressiste, mettant l’accent sur le but public à l’œuvre dans les institutions, sur l’emploi éthique du pouvoir économique dans les transactions et sur la mise en forme juridique des pratiques sociales toujours porteuses de compromis entre intérêts privés. L’articulation de l’économie, du droit et de l’éthique est un prérequis d’une théorie des institutions ; elle est nécessaire pour étudier la dynamique concrète du capitalisme, « faire cadrer l’application pratique de la science économique avec la Constitution » [Commons, 1938] et élaborer des modalités de réforme sociale aptes à transformer les institutions du capitalisme.
11Ces deux principales idées ont fait de Commons l’un des plus importants réformateurs de son époque. Sa « méthode de réforme » [Dugger, 1979], que met en œuvre le WUCA, est une « méthode historique : la méthode de l’expérience » [Commons, 1934, p. 854] améliorant progressivement les standards sociaux par l’action collective, et prenant en compte la logique du contexte et des acteurs ainsi que la complexité du processus de changement institutionnel. Le débat dont fut l’objet le WUCA est justement, pour Commons, typique du raisonnement majoritairement abstrait et logique des économistes qu’il retrouve dans les critiques synthétisées par Morton [1933], et auxquelles il répond dans Institutional Economics.
2.3 – Le WUCA, objet d’un débat dans la route vers le New Deal
12L’école du Wisconsin a bataillé pendant une décennie pour faire voter une loi d’indemnisation du chômage. Un premier projet de loi, le Huber Bill, élaboré avec le concours direct de Commons, fut proposé au Sénat de l’État en 1921, qui le rejeta. D’autres tentatives, vaines elles aussi, suivirent en 1925 et 1927. En 1931, dans le contexte de la Grande Dépression, l’implication des membres de l’école du Wisconsin a enfin porté : un comité législatif chargé de conduire des auditions et des investigations et de proposer un projet de loi fut mis sur pied. Il en ressortit le Groves Bill, conçu par les collaborateurs de Commons, Harold Groves, Elizabeth Brandeis et Paul Raushenbush ; examiné par une session extraordinaire du Sénat fin 1931, il fut promulgué sous le nom de Wisconsin Unemployment Compensation Act le 28 janvier 1932.
13Cette réforme a été rapidement l’objet de vifs débats sur les scènes législatives et académiques, en particulier à propos du projet de l’Ohio, inspiré par des experts aux idées socialistes [A. Epstein et I. Rubinow], de créer un système d’indemnisation du chômage, dont l’orientation et les modalités étaient très différentes de celles du Wisconsin et proches des systèmes européens alors en construction. Dans l’arène académique, de nombreux articles parurent dans des revues économiques et juridiques pour soutenir l’un ou l’autre plan. Ce débat a été suffisamment vif pour partager le camp progressiste, y compris les chercheurs formés à Madison, et pour conduire une partie des membres de l’American Association for Labor Legislation à quitter l’association du fait de son affinité avec le Wisconsin, et à fonder l’American Association for Social Security (départ qui fut d’ailleurs un facteur de la chute de l’AALL – Chasse, 1991). Ceux-ci devinrent des experts, à côté d’économistes de renom tels P. Douglas et A. Hansen, en soutien de l’Ohio Plan et d’une autre conception de l’assurance-chômage. Cette « querelle des experts », retracée par Schlabach [1969] et Bazzoli [2018], n’a pas opposé, comme le souligne Commons, les partisans et les détracteurs de la protection sociale. Elle ne portait donc pas sur les objectifs généraux de la réforme (réduire l’insécurité économique du salariat), mais sur les principes et les objectifs des solutions institutionnelles et économiques envisagées pour y répondre. Nous y reviendrons.
14Pour l’école du Wisconsin, l’objectif central de l’indemnisation doit être la prévention du chômage, ce qui supposait de faire changer les comportements des entreprises en faisant émerger une nouvelle responsabilité sociale. Au-delà, c’est aussi un outil de régulation de la production et de stabilisation de l’économie ; cet outil doit être l’occasion d’inventer de nouvelles formes démocratiques d’action collective dans lesquelles l’acteur central n’est pas l’État, mais les intérêts économiques concernés. Les experts qui critiqueront cette vision ne constituent pas un groupe unifié, Commons ne les identifie d’ailleurs pas en tant que tels, soulignant essentiellement le raisonnement non institutionnaliste de ses critiques et la référence aux systèmes européens de l’Ohio Plan qui devint « l’enfant chéri » de ce camp ; on peut cependant associer ce plan alternatif à un « style keynésien d’analyse du problème économique » et une perspective « welfariste » [Schlabach, 1969]. Ce groupe d’experts va défendre, contre l’école du Wisconsin, que la réforme du capitalisme est secondaire, voire impossible, que l’objectif central de l’assurance-chômage doit être de maintenir et stabiliser le revenu pour réduire les inégalités et stabiliser l’économie, qu’il revient à l’État d’assumer cette responsabilité pour pallier les défaillances de l’économie [ibid.]. Les dispositifs concrets des deux plans rivaux reflètent ce débat (encadré infra) qui s’est concentré sur la nature, individuelle versus mutualisée, des fonds d’indemnisation et sur le rôle respectif des entreprises et de l’État. À l’orée du New Deal, ce débat n’était toujours pas tranché quand Roosevelt décida « de faire ce qu’il pouvait » [ibid.] pour instaurer au niveau fédéral un système national d’assurance-chômage. Ce sont d’ailleurs à la fois des collaborateurs et anciens élèves de Commons et des défenseurs de l’Ohio Plan qui seront appelés par le secrétaire au Travail Frances Perkins pour proposer une loi fédérale qui deviendra en 1935 le Social Security Act (SSA) et constituera une sorte de compromis entre les deux plans en débat [Bazzoli, 2018].
15Les plans portés par le Wisconsin et par l’Ohio ont pu être qualifiés, respectivement, de « conservateur et antiredistributif » et de « libéral et proredistributif » [Cates, 1983, p. 23]. Si ces qualificatifs peuvent être discutés, des différences majeures peuvent être observées de fait entre les deux plans.
Encadré 1. Les dispositifs de deux plans rivaux
L’Ohio Plan défend fondamentalement un objectif économique d’indemnisation et un objectif institutionnel d’extension de la régulation étatique à l’avantage du salariat. Au premier est associée une indemnisation suffisante visant à la stabilisation du revenu, a contrario d’une indemnisation plutôt faible dans le WUCA. Au second est associé le principe d’un fonds d’État obligatoire financé de manière bi ou tripartite (employeurs, employés, État) et géré par les fonctionnaires de l’État. L’emploi et le chômage sont considérés de la responsabilité de la société et non des employeurs individuels, et il s’agit d’instituer, par la contrainte, une nouvelle responsabilité sociale adossée à l’État. Pour Commons, ce dispositif vise à financer l’action publique.
Techniquement, le plan de l’Ohio était plus généreux que celui du Wisconsin pour les chômeurs : durée d’indemnisation plus longue (16 semaines plutôt que 10), montants plus élevés (jusqu’à 15 $ par semaine, contre une fourchette entre 5 et 10 $] [Bortz, n.d.].
16Ainsi, les choix législatifs du Wisconsin et de l’Ohio dans les années 1930, les philosophies sociales qu’ils révèlent et leurs mécanismes économiques et institutionnels se différencient sur la question de la responsabilité et sur la portée d’une assurance-chômage. C’est à la signification du programme du Wisconsin que la suite de l’article est consacrée.
3 – Le WUCA comme diagnostic et stratégie de réforme
17Le WUCA prend sens à l’aune d’un diagnostic et d’une stratégie de réforme propres à l’institutionnalisme du Wisconsin qui portent sur le legal-economic nexus du capitalisme. La trajectoire d’innovation sociale ainsi défendue traduit la problématique du capitalisme raisonnable de Commons, ancrée dans une philosophie sociale dont les deux concepts clés sont ceux de raisonnabilité et de responsabilité sociale effective.
3.1 – Diagnostic économique et institutionnel : capitalisme raisonnable et enjeu démocratique
18La conception institutionnaliste du capitalisme à laquelle Commons a œuvré a abouti à un diagnostic économique et institutionnel de la situation des années 1920-1930 qui l’a conduit à rechercher les moyens d’établir « un capitalisme raisonnable », et l’école du Wisconsin à concevoir le WUCA dans cette perspective.
19Commons envisage le capitalisme comme un concept historique et évolutionniste. Produit historique de l’articulation d’une économie monétaire et d’une économie salariale dans le cadre d’un État de droit, il a une logique économique duale : c’est « une économie de production pour l’usage des autres » (logique collective liée au contrôle physique de la richesse matérielle et orientée par la valeur d’usage, l’efficience) dominée par « une économie d’acquisition pour l’usage personnel » (logique individuelle liée au contrôle légal de la richesse monétaire et orientée par la valeur d’échange, la rareté), domination qui traduit la structure sociale du capitalisme fondée sur l’exercice du pouvoir économique par la seule classe propriétaire [Commons, 1924, 1934]. Ce système est animé par une dynamique évolutionniste faite de séquences de changements dans les conditions matérielles et institutionnelles de l’économie résultant des tensions propres à cette dualité. On peut ainsi identifier différentes formes du capitalisme et différentes étapes de sa régulation. Commons analyse la forme mature que le capitalisme atteint au début du xxe siècle, et qu’il nomme le Banker Capitalism, dans laquelle la force directrice est la finance pour montrer, anticipant Keynes, que la domination de la logique spéculative au détriment de la logique productive était source d’une instabilité endogène.
20Selon Commons, le capitalisme financier renforce l’instabilité intrinsèque à l’économie monétaire dans laquelle aucune force automatique ne permet d’éliminer le chômage et de contrecarrer le déséquilibre de pouvoir politique et économique entre les groupes sociaux. Dominé par les intérêts du business, le capitalisme financier fait de l’emploi une variable d’ajustement et fait supporter au salariat une part déraisonnable de ses coûts de fonctionnement en lui imposant une insécurité économique. Comme John M. Clark, Commons souligne la disjonction des points de vue individuel et social qui pose la question des coûts généraux (overhead costs) : le capitalisme traite au niveau individuel comme coût variable ce qui, au niveau social, est un coût fixe de l’activité économique. Autrement dit, les coûts sociaux de l’activité économique ne sont pas intégrés dans les calculs et la responsabilité de l’entreprise capitaliste, de ses propriétaires et des financiers. Or la tension entre emploi et profit constitue ce que Commons appelle un paradoxe fondamental du capitalisme puisque, à l’heure où l’entreprise d’affaires valorise le capital immatériel, la ressource humaine est une part essentielle du capital immatériel de la communauté (industrial goodwill). Le chômage est le passif social majeur du capitalisme qui conduit Commons à s’engager dans la réforme pour intégrer « la protection contre la coercition économique » dans la régulation du capitalisme et, dans le contexte des années 1920-1930, à faire de la sécurité de l’emploi comme « un des tests de stabilité du capitalisme ».
21Le capitalisme financier est dominé au début du xxe siècle par une régulation libérale dont les principes garantissent les prérogatives du business : ils favorisent une liberté unilatérale du capital (one-sided liberty), une légalité orientée vers la protection de ses intérêts (priviledged lawfulness) instituant ainsi une action collective unilatérale (one-sided collective action) [Commons 1924, 1950]. Cette régulation libérale s’est exprimée dans le conservatisme de la Cour suprême, qui considérait comme source de graves menaces de l’ordre constitutionnel et des valeurs de la société américaine toute forme d’interférence de l’État avec l’économie, de contrôle du pouvoir des entreprises, de restriction des droits de propriété, de bouleversement du statu quo économique et social [Schwartz, 1993, p. 174-175]. Mais la situation des années 1920-1930 est aussi celle d’une transformation institutionnelle liée aux limites de cette régulation libérale, poussée par le développement du salariat et soutenue par les mouvements progressistes. Pour Commons, la question centrale est celle d’une nouvelle équité « qui protège l’emploi comme l’ancienne équité protégeait les affaires » [Commons, 1924, p. 307]. Il pense possible de transformer les principes de la régulation du capitalisme dans le sens de la prise en compte des intérêts non reconnus dans la régulation libérale, de permettre l’émergence d’une liberté partagée (two-sided liberty), d’une légalité équitable (equal lawfulness) pour stabiliser l’économie en en modifiant la logique. Cette transformation suppose d’instituer ce que Commons nomme une action collective bilatérale (two-sided collective action), c’est-à-dire de rééquilibrer les pouvoirs économiques et politiques entre les classes sociales afin que chaque partie puisse être représentée dans, et participer à, l’action collective. Sa conviction est que la démocratie peut et doit être approfondie pour mettre sous contrôle social le capitalisme [Renault, 2006 ; Bazzoli et Dutraive, 2014].
3.2 – Stratégie et enjeu institutionnels : dégager une marge d’action pour élargir la raisonnabilité
22Parce qu’il a cherché à transformer de l’intérieur les institutions du capitalisme pour penser et outiller les « refuges du Libéralisme et de la Démocratie modernes contre le Communisme, le Fascisme ou le Capitalisme financier » [Commons, 1934, p. 902], Commons a été qualifié de « radical conservateur », visant des changements radicaux par des moyens conservateurs. Cet objectif implique une stratégie institutionnelle de recherche de marge d’action pour la réforme, face à une Cour suprême conservatrice. Cette stratégie relève non seulement d’un réalisme institutionnel, comme condition pour concevoir des réformes réalisables, mais plus largement d’une philosophie sociale dont le concept clé est la raisonnabilité.
23La transformation institutionnelle portée par Commons s’est avérée très difficile. Confrontée au passage des xixe et xxe siècles à la montée en puissance de la réglementation des États en matière de tarifs des public utilities et de lois sociales, la Cour suprême, de la présidence Fuller (1888-1910) aux premières années de l’administration Roosevelt, a maintenu une position conservatrice, contrecarrant pour inconstitutionnalité une bonne partie des velléités réformistes (d’abord des États, puis même de l’État fédéral). Si dans le domaine des public utilities, la Cour a progressivement fait évoluer sa jurisprudence pour autoriser la régulation des tarifs à condition qu’elle relève d’un exercice raisonnable par les États de leur pouvoir d’administration, elle est en revanche restée très restrictive en matière de lois sociales [1]. Schwartz [1993] estime que, depuis la présidence Fuller, « la Cour est devenue le pilier d’une jurisprudence dominante dont le thème fondamental était l’application mécaniquement rigoureuse de l’individualisme du droit, considérant la liberté abstraite de la volonté individuelle comme le facteur crucial du progrès social » [ibid., p. 174]. Le dogme de la « liberté contractuelle » est réaffirmé par la Cour sous la mandature White (1910-1921), Taft (1921-1930), Hughes (1930-1941). On comprend pourquoi la stratégie institutionnelle à l’œuvre dans la WUCA a consisté à « éviter le risque d’inconstitutionnalité » afin de « faire peser sur les employeurs autant de “coercition” économique que les limites de la constitutionnalité le permettent » [Commons, 1934, p. 855]. Ce point est important, notamment parce que cette considération de la faisabilité constitutionnelle de la réforme était absente du côté des avocats du plan de l’Ohio.
24Afin de prévenir le risque d’anti-constitutionnalité de dispositions contraignantes sur les droits de propriété, Commons retient la nécessité de concevoir des lois sociales qui donnent aux entreprises l’opportunité d’une participation volontaire, avant que la loi ne transforme cette opportunité en obligation, toutefois dans le cadre d’un dispositif les engageant dans l’administration de la loi. Le principe de participation « volontaire mais régulée » des entreprises défendu par Commons et outillé par le WUCA constitue un compromis acceptable entre le principe de la volonté dominant la jurisprudence et soutenu par le business, et le principe contraignant prôné majoritairement par les représentants du travail. À cet égard, la section 1 du WUCA pose clairement que « l’intention de la législature est de donner aux employeurs une opportunité équitable de réaliser l’objet de cette loi sans contrainte juridique ».
25Ce choix institutionnel pour passer le test de constitutionnalité reflète la conviction de Commons selon laquelle on ne peut réaliser le bien-être collectif par le biais d’une législation obligatoire en lieu et place de la volonté et l’initiative des efforts et de la coopération privées, principes directeurs d’une organisation sociale démocratique [Commons, 1950]. Dans cette perspective, la « raisonnabilité » constitue le concept clé des objectifs réformistes de l’école du Wisconsin, transcendant la dichotomie positif/normatif pour être à la fois un outil d’analyse et de transformation des institutions [Commons, 1934, 1838, 1939]. Notamment, l’étude historique de la jurisprudence a conduit Commons à observer que le test de constitutionnalité reposait sur un standard de raisonnabilité, qui n’est ni naturel ni immuable, mais construit, contextuel et évolutif. Ainsi, pour lui, les règles existantes à un moment donné reflètent des décisions qui combinent des critères d’efficacité et d’équité et expriment un but public opérant une sélection et une régulation des intérêts sociaux conflictuels, étant entendu que les conflits portent précisément sur ce qui doit être considéré comme raisonnable. C’est dans l’élargissement du critère et du processus de raisonnabilité que Commons situe la possibilité d’une régulation du capitalisme [Bazzoli et Dutraive, 2014].
26La raisonnabilité relève d’un « idéalisme pragmatique » au sens de John Dewey [Commons, 1939]. C’est un idéalisme praticable : « le raisonnable est l’idéalisme limité par le possible » ; il correspond « au but éthique le plus élevé que l’on puisse atteindre » [1934, p. 741] dans un contexte donné. Contrairement aux utopies, il s’agit d’élaborer des moyens concrets de réforme, envisagée comme la recherche des meilleurs choix possibles ancrés dans les meilleures pratiques économiques du moment, c’est-à-dire celles qui dépassent « la recherche non régulée du profit » [1934, p. 874], et sur lesquelles l’action collective peut s’appuyer pour faire avancer la réforme sociale [Dugger, 1979]. Cette méthode relève aussi d’un idéalisme démocratique du point de vue de la fin visée. Pour Commons, la raisonnabilité est au cœur de la pratique démocratique qu’il définit comme un « fiat raisonnable » [1938] qui doit être justifié et peut être critiqué : reposant sur l’idée (occultée par le libéralisme et le marxisme) que « le conflit social a toujours été et sera toujours un fait essentiel dans le progrès de l’humanité » [1925, p. 692], elle construit un but public qui réduit l’écart entre les intérêts contraires des citoyens et groupes sociaux.
3.3 – Stratégie et objectif économiques : la question de la responsabilité sociale effective
27L’idéal du capitalisme raisonnable repose sur une stratégie économique pour lutter contre les dérives du capitalisme financier et instaurer une sécurité économique, dans laquelle le WUCA est une clé. Cette stratégie assigne à l’indemnisation du chômage des objectifs qui traduisent une philosophie de la responsabilité sociale effective.
28L’action en faveur de la stabilité de l’emploi implique pour Commons deux orientations complémentaires : l’une, macroéconomique, relève d’une politique monétaire active contracyclique qui est de la responsabilité de l’État et vise à lutter contre l’instabilité inhérente de l’économie monétaire ; l’autre, structurelle, relève de la réforme sociale visant à adapter et transformer les institutions du système capitaliste de telle façon que les hommes d’affaires prennent en compte l’emploi et les conditions de la classe salariée [Harter, 1962]. La logique économique du WUCA prônée par Commons et ses collaborateurs s’inscrit dans cette orientation [Groves et Brandeis, 1934]. Pour Commons et l’école du Wisconsin, la réforme est un choix entre alternatives et, au moment historique de construction du dispositif auquel ils participent, ils choisissent d’assigner à cette institution non pas prioritairement un objectif (macroéconomique) d’indemnisation, qui correspond pour eux à une logique curative d’action sur les problèmes sociaux dans une philosophie de l’assurance, mais un objectif (micro-institutionnel) de transformation des comportements et décisions (vis-à-vis de l’emploi) qui défend une logique préventive d’action sur les problèmes sociaux dans une philosophie de la responsabilité. Ainsi, l’objectif économique de la réforme sociale est de lutter contre les causes des problèmes d’emploi plutôt que sur leurs conséquences en faisant du chômage un business cost, i.e. un coût d’exploitation pour l’entreprise [Groves et Brandeis, 1934]. C’est la condition pour qu’une responsabilité sociale puisse être allouée aux entreprises et que l’activité économique puisse aussi remplir un objectif d’équité en produisant de la sécurité économique. Pour les partisans du Wisconsin Plan, si « la possibilité de la prévention ne peut être prouvée par une méthode déductive » ce n’est pas pour autant une chimère comme le pensaient les partisans de l’Ohio Plan [Schlabach, 1969] : elle « peut être prise comme hypothèse de travail à tester expérimentalement » [Groves et Brandeis, 1934]. C’est là le sens d’un idéalisme pragmatique.
29Cette hypothèse inscrit le WUCA dans une philosophie de la responsabilité sociale effective définie comme « la volonté et la capacité à payer des impôts et à soutenir un système d’administration publique adapté à l’entretien et à la gestion des “services sociaux” » [1934, p. 844]. Commons considère qu’« une nouvelle idée de prévention du chômage par ceux qui peuvent être rendus responsables » [ibid.] fait partie intégrante des services sociaux. La responsabilité est « sociale », parce qu’elle porte sur les effets sociaux du capitalisme et vise à instituer dans les pratiques économiques un « regard social sur autrui », ou dans les termes de Mead, une « mise en perspectives » : une « capacité de se placer dans la perspective de l’autre ou des autres » [Renault, 2009, p. 22] [2]. Le problème pratique est de la rendre effective, c’est-à-dire de faire en sorte qu’elle agisse réellement dans le sens recherché dans le contexte de la société capitaliste où les « services sociaux » sont l’objet de conflits et où cet « esprit social » est contre nature. La responsabilité sociale ne peut être ni abstraite ni idéale : c’est un problème pratique de diffusion d’un « esprit social » dans le monde réel. À la différence des « théories naïves » qui ont une conception abstraite de la société et associent la responsabilité sociale à la responsabilité (collective) de la société, c’est-à-dire « à personne en particulier », la conception pragmatiste d’une « société en action » associe (en grande partie) la responsabilité sociale à la responsabilité (individuelle) des entreprises. Cette conception se fonde « non pas sur le problème philosophique ou académique de la “société versus l’individu” […], mais sur le problème très pratique d’obtenir la reconnaissance et la mise en œuvre d’une nouvelle responsabilité sociale au milieu d’une population excessivement individualiste, politiquement indifférente et administrativement incompétente » [1934, p. 846].
30Pour Commons, les institutions du capitalisme sont fondées sur la théorie de la responsabilité individuelle et le concept de faute ; mais plutôt que d’en déduire qu’intégrer des « services sociaux » au capitalisme suppose une responsabilité sociale et l’action de l’État, il soutient qu’il s’agit de transformer la responsabilité individuelle des entreprises pour la faire fonctionner effectivement comme une responsabilité sociale en « [expérimentant] un système avec un type de contrôle social qui permette de transférer de la sécurité, des financiers aux travailleurs » [Groves et Brandeis, 1934]. Tel est l’objectif du WUCA et des dispositifs qu’il a défendus pour le mettre en œuvre.
4 – Les dispositifs du WUCA : vers un capitalisme raisonnable
31Le WUCA outille la réforme du capitalisme par un double dispositif, économique et institutionnel, dans le but de rendre effective une responsabilité sociale. Si les critiques qui ont marqué les débats se sont concentrées sur le dispositif économique, reprochant à Commons de faire preuve d’un « individualisme brut » en défendant le principe de la responsabilité individuelle de l’entreprise [Morton, 1933 ; Pribram, 1942], elles n’ont pas vu que le dispositif institutionnel encadrant le dispositif économique était déterminant pour atteindre l’objectif du WUCA : une « responsabilité volontaire régulée ».
4.1 – Le dispositif économique : responsabiliser l’entreprise par l’incitation à prévenir le chômage
32Le WUCA comprend un dispositif économique : la constitution de réserves d’entreprise associée au principe de responsabilité de l’entreprise vis-à-vis du chômage, qui défend que l’allocation d’une part des coûts sociaux à l’entreprise crée une incitation effective à la prévention [Groves et Brandeis, 1934], ou, selon la formule de Commons, qui « incite à faire du profit par la prévention du chômage ». Ce dispositif a été largement débattu.
33Derrière les débats sur les objectifs de l’assurance-chômage, il y a un débat de fond sur la responsabilité de l’emploi. Pour Morton [1933] et les défenseurs de l’Ohio Plan, « c’est l’ensemble du système de propriété privée qui est responsable, et non l’employeur individuel » [p. 9] qui subit les cycles économiques : l’employeur est, dit Morton, « incapable de résister à des forces qui s’imposent à lui ». La collectivité doit donc porter le coût total du chômage et il revient à l’État d’instituer une « responsabilité sociale obligatoire » via une répartition des charges et une mutualisation des contributions patronales et salariales. Pour l’école du Wisconsin, le chômage est la conséquence macroéconomique des décisions d’emploi de l’entreprise d’affaires et, sauf à supposer que les décisions ne soient que des réactions contraintes, que le management n’exerce aucun contrôle et aucune discrétion sur des « forces économiques impersonnelles », il est fondamental, dans un objectif de prévention, « de faire du chômage, au moins en partie, le coût de la production d’une marchandise particulière plutôt qu’un coût de la production en général » [Groves et Brandeis, 1934]. Il ne s’agit pas d’opposer responsabilité de l’État et responsabilité de l’entreprise : il s’agit d’agir sur les décisions d’emploi. Cela suppose de transformer, autant que possible constitutionnellement, la responsabilité limitée de l’entreprise en y intégrant progressivement une responsabilité vis-à-vis de l’emploi et des employés, comme celle-ci en a une vis-à-vis des actionnaires. Le dispositif des réserves individuelles pour couvrir le coût du chômage élargit la pratique habituelle du business de constituer des réserves pour les coûts de la dépréciation du capital et des dettes financières ; il faut que la charge du chômage soit transférée majoritairement à l’unité de décision et que les coûts pris en compte par les entreprises soient rendus « presque équivalents aux coûts sociaux » [Groves et Brandeis, 1934]. Défendre le principe de responsabilité de l’entreprise n’est pas défendre une philosophie individualiste, dit Commons : c’est reconnaître l’importance des décisions des entreprises et affirmer une responsabilité des conséquences, c’est utiliser l’individualisme c’est-à-dire le motif du profit pour en modifier les conséquences. Reprenant à sa manière un point de vue de Marx, il considère ainsi que « si le motif du profit peut être incorporé dans un programme de bien-être social, alors c’est un facteur plus dynamique et plus constructif que d’autres » [1934, p. 875].
34Au-delà du principe, la pertinence du dispositif a été critiquée par les partisans de l’Ohio Plan : Morton affirme que le taux (minimum) de cotisation de 2 % de la masse salariale prévu par la loi pour la constitution des fonds d’établissement est si faible que la mesure est inadéquate du point de vue de l’indemnisation, et inefficiente du point de vue de la prévention. Laissant répondre ses collaborateurs sur la question de l’indemnisation qui n’est pas l’objectif prioritaire du dispositif économique, Commons se concentre sur sa logique incitative envisagée comme moyen pour favoriser la prévention du chômage et élargir la responsabilité de l’entreprise. Ce dispositif, qui cherche à utiliser le mécanisme propre au monde des affaires, l’incitation psychologique et financière, prend sens dans le cadre de sa théorie de l’entreprise, qui repose sur une conception pragmatiste de l’action économique et vise à intégrer les enseignements de la finance d’entreprise [Commons, 1934, 1935]. Commons développe sur cette base tout un argumentaire qui lui est spécifique pour défendre le dispositif économique du WUCA.
35Pour lui, l’entreprise, c’est « l’action concertée des entrepreneurs, banquiers, actionnaires, investisseurs, qui se lient dans une firme ou société de capitaux appelée going concern pour peu qu’elle soit en mouvement » [1934, p. 865], et orientée par la psychologie du profit dont dépend sa pérennité. L’action économique est envisagée comme une activité transactionnelle de négociation et d’incitation pour « modifier les dimensions des valeurs économiques » à l’avantage du going concern. Or cette activité est toujours à la fois le choix d’une alternative parmi les possibles (les opportunités limitées, présentes – « ici et maintenant » –, praticables et (en général) légales) et le choix d’un degré de pouvoir exercé dans l’alternative décidée, dans le contexte des règles du jeu, des circonstances particulières et des « facteurs limitants » qui rendent certaines transactions stratégiques dans la capacité de l’organisation à générer du profit. Ainsi, l’objectif du dispositif est d’inciter les décideurs économiques à modifier leur choix entre alternatives et à limiter leur pouvoir de coercition économique en rendant stratégiques les décisions relatives à l’emploi, et en faisant de la responsabilité sociale une alternative meilleure ou « moins pire » que d’autres. Pour ce faire, il faut influencer ce que Commons appelle la « marge de profit » considérée comme le critère majeur des décisions de l’entreprise. Le taux minimal de 2 % des salaires prévu par le WUCA pour constituer les réserves individuelles a ainsi été conçu en rapport à cette marge et, considérant que le capitalisme fonctionne sur la base de marges très étroites [3], Commons défend que ce taux peut exercer une pression importante sur les choix économiques, incitant l’entreprise à valoriser le « capital humain » en s’adaptant au cycle économique et en réalisant sa marge de profit autrement que par la réduction de l’emploi. Commons fait ainsi l’hypothèse, plus qu’il ne démontre, que le mécanisme économique du WUCA peut inciter les entreprises à une responsabilité volontaire vis-à-vis de l’emploi.
36Pour Commons [1950], « la psychologie [des acteurs économiques] peut être trop optimiste, trop pessimiste ou trop ignorante, mais elle contrôle et est contrôlable ». Insuffler un esprit social dans le motif du profit en établissant une « législation qui touche au profit des actionnaires absentéistes » pour amener le business à participer à une nouvelle responsabilité sociale, telle a été l’ambition économique du WUCA. Mais cette ambition ne peut être réalisée sans un dispositif institutionnel par lequel le « choix entre alternatives » et la responsabilité volontaire de l’entreprise sont régulés par l’action collective. Le WUCA est ainsi « un appel à l’individualisme à travers l’action collective ».
4.2 – Le dispositif institutionnel : gouvernement de l’industrie et « esprit social »
37Le WUCA établit « des capacités sur la base de standards minimum » et repose « sur l’administration conjointe de la loi » pour faire progresser ces standards [Commons, 1934, p. 848]. L’institution clé du WUCA est le Comité consultatif dont la fonction est large. Mis en place au niveau de l’État, il est composé de trois représentants de la State Manufacturers’ Association, de trois représentants de la State Federation of Labor – désignés par chacune des organisations – et de représentants de l’État dont le rôle est de faire office de conciliateurs entre le capital et le travail. Sa mission est de mettre en œuvre et d’interpréter les règles, d’en adapter l’application dans chaque établissement « en fonction des circonstances et des limites qui en permettent le respect et avec lesquelles [la loi] est ajustée » [ibid., p. 862], et de sanctionner les pratiques qui s’en écartent, bref toutes les fonctions d’une « autorité suprême » d’administration du WUCA. Ce dispositif traduit la philosophie sociale de l’institutionnalisme du Wisconsin.
38Selon celle-ci, l’État ne peut être considéré comme le seul dépositaire de la responsabilité sociale et de l’intérêt collectif [Chasse, 1986] : l’action collective de l’État et l’action collective des organisations privées sont deux moyens complémentaires d’instaurer un contrôle social de la « rivalité concurrentielle pour le profit » et de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. L’enjeu est d’inventer de nouvelles formes d’action collective pour élargir les processus démocratiques afin que « les classes subordonnées [puissent] acquérir un contrôle légal sur les règles, et non seulement se contenter d’un vague contrôle moral par l’opinion publique » [Commons, 1913, p. 82]. Dans cette perspective, « la théorie [de la souveraineté] qui s’incarne dans la loi du Wisconsin » s’écarte de la conception historique d’une démocratie individualiste centrée sur l’État, d’un système bureaucratique classique fondé sur la « règle de la majorité » ou d’une « minorité organisée » [1934, p. 859] et sur la possibilité de recours aux tribunaux. En intégrant « la représentation volontaire des intérêts organisés dans la souveraineté », elle « confère aux accords collectifs socialement validés le pouvoir souverain de promouvoir la prospérité commune par l’action collective [des classes sociales] dans le contrôle des actions individuelles » [ibid., p. 860]. Commons développe l’idée d’une démocratie collective, fondée sur la représentation et la participation des intérêts économiques conflictuels, c’est-à-dire sur « l’action concertée et volontaire des associations privées » [ibid., p. 852] et sur le principe de négociation collective. La valeur démocratique de ce principe réside dans le fait qu’il institue une action collective bilatérale, rééquilibrant les pouvoirs des classes sociales et produisant des règles par compromis susceptible de transformer conjointement les intérêts privés et le but public. C’est, par extension du politique à l’économique, un « gouvernement constitutionnel de l’industrie » qu’il s’agit d’instituer.
39Il importe alors pour Commons de distinguer le législatif (l’idée) et l’administratif (le fonctionnement) et de souligner l’importance de l’administration, considérée comme « la législation en action ». En effet, « une loi statutaire n’est pas le produit automatique des objectifs visés » et « pour qu’une loi soit opérante, elle doit être suivie d’une action collective positive » [1934, p. 72]. L’administration de la loi par la négociation collective permet de produire des règles acceptables, et donc effectives, parce qu’élaborées par les destinataires, « et non par les juristes et les parlementaires ignorants des technologies de l’industrie » ou par des experts se croyant au-dessus des intérêts particuliers. Et ces règles sont adaptables, car il s’agit d’un processus expérimental de fabrication des règles fondé sur l’enquête (recueil de données et expertise sur les pratiques existantes) pour définir et améliorer les standards sociaux. Aussi le WUCA ne définit-il pas précisément l’objectif de stabilisation de l’emploi qui est confié aux acteurs du Comité consultatif, le processus d’enquête devant conduire à définir son étendue, sur le plan quantitatif et qualitatif, ainsi que son articulation aux codes et pratiques des différentes industries. Telle est la signification de la « responsabilité volontaire régulée » prônée par Commons.
40Ce processus de création négociée et pragmatique des règles qui constitue pour Commons un enjeu démocratique [Bazzoli et Dutraive, 2014] a deux atouts pour expérimenter un système préventif vis-à-vis de l’emploi et rendre effective une responsabilité sociale. Il permet d’abord de transformer les pratiques en créant un « esprit collectif de la coopération volontaire » [Commons, 1934, p. 858], si bien qu’il suffit d’une « contrainte législative minimale » pour orienter les comportements et « stimuler l’esprit de responsabilité sociale ». Le terme « esprit », précise Commons, « n’est accessible qu’à ceux qui font l’expérience de l’action collective » [ibid.] : l’éthique syndicale, l’éthique des affaires, l’éthique professionnelle existent et sont autant d’esprits communs qui orientent l’action des hommes et qui, par la pression économique et morale collective qu’ils instaurent, sont susceptibles de « convertir la passion et la stupidité des individus en “raisonnabilité” » [ibid.]. Ce faisant, ce dispositif permet d’élever les critères de raisonnabilité, en dépassant la doctrine juridique – une « moyenne entre ce qui est manifestement inefficace ou stupide et ce qui est exceptionnellement capable ou efficace » [p. 860] – pour l’élever vers une nouvelle signification issue de l’enquête : celle du « niveau de prévention […] le plus élevé possible, c’est-à-dire le niveau effectivement atteint par les entreprises les meilleures dans ce domaine », « celles les plus sensibilisées aux aspects sociaux », et « en tant qu’[elles] ont été en mesure de se maintenir comme going concern dans la lutte concurrentielle pour le profit » [ibid.]. Estimant que « 10 à 25 % des [organisations] se situent au-dessus de l’“ordinaire” » et « agissent volontairement pour améliorer le bien-être » à un niveau supérieur, Commons attend du dispositif institutionnel du WUCA qu’une plus grande part des organisations s’élève au-dessus de la moyenne, et qu’ainsi se diffuse un état d’esprit collectif de prévention du chômage.
41Ainsi, l’originalité de la trajectoire de réforme proposée par l’école du Wisconsin pour rendre le capitalisme raisonnable a été de chercher à mettre en œuvre un double contrôle social du pouvoir capitaliste de coercition économique : une autolimitation de ce pouvoir par l’incitation à une nouvelle responsabilité de l’entreprise, et une mise sous contrôle démocratique de ce pouvoir par l’action conjointe des intérêts organisés en charge du développement effectif de cette responsabilité. Ce faisant, cette réforme, insiste Commons, ne s’inscrit pas dans l’exercice du pouvoir de taxation de l’État et les contributions des employeurs ne doivent ainsi pas être envisagées comme une taxe proportionnelle à la capacité à payer. Au contraire, elle relève fondamentalement du pouvoir de police et, en liant les contributions à la performance des entreprises en matière d’emploi, elle fait « peser les plus lourdes pressions sur ceux qui sont les moins sensibles aux dimensions sociales » [p. 873]. Si les progrès que l’on peut attendre de cette stratégie de réforme du capitalisme peuvent apparaître limités, conclut Commons, ils permettent cependant d’étendre la liberté et la sécurité économiques des citoyens par une « recherche régulée du profit » et d’« élever le sens moral », ce qui est pour lui, in fine, la condition de possibilité d’un capitalisme raisonnable.
5 – Conclusion
42Dans son histoire de la sécurité sociale aux États-Unis de 1935 à 1954, Cates [1983] consacre un chapitre aux modèles d’indemnisation du chômage qui ont émergé dans les années 1930. Il affirme que le Social Security Act de 1935 – fondateur de l’État social au niveau fédéral aux États-Unis – puis son administration, ont consacré la victoire des idées de Commons et de l’école du Wisconsin : « Wisconsin thought dominated the 1935 Act and the Wisconsinites dominated the new organization » [p. 27]. Si cette affirmation peut être largement nuancée [Bazzoli, 2018] en intégrant plus d’épaisseur d’histoire des faits et de la pensée, l’importance avérée de ce programme de recherche et d’action dans l’histoire américaine justifie pleinement d’étudier, comme nous l’avons fait, le système de pensée de Commons et des « wisconsinites » dans une perspective interne.
43Quelles leçons, néanmoins, peut-on tirer aujourd’hui de ce système de pensée ? Deux éléments nous semblent majeurs et pourraient être développés sur la base de ce travail : d’abord, sur la contribution des économistes à la réforme ; ensuite, sur la responsabilité sociale.
44S’agissant du premier point, on ne peut qu’être frappé, indépendamment de tout jugement de valeur sur le contenu du WUCA et des autres lois du Wisconsin, par l’imbrication de Commons et de ses collaborateurs dans le processus de création et d’administration des nouvelles institutions régulatoires. Outre l’interdisciplinarité (entre l’économie politique, le droit et l’histoire), l’autre clé de la contribution active des économistes institutionnalistes peut être trouvée dans leur épistémologie : le pragmatisme, la philosophie de l’expérience, conduisent naturellement à se saisir de l’évaluation des institutions en action, à travailler sur les catégories agissantes du monde réel. Or, même dans le domaine empirique, les catégories sur lesquelles les économistes scientistes travaillent ne sont pas des catégories du monde réel, mais des catégories idéelles, qu’elles soient conceptuelles ou analytiques.
45Concernant maintenant la RSE, on peut retirer de l’œuvre de Commons l’idée utile pour une analyse institutionnelle du capitalisme, que le point nodal des voies et moyens de le rendre « raisonnable », de faire advenir une RSE, c’est de « civiliser » l’entreprise, de la soumettre à des règles qui contredisent, ou contrecarrent, le principe dominant de l’absence de sentiment d’obligation que Sombart voyait dans son idéal-type du capitalisme (« la lutte continue pour le profit sous la forme de l’accumulation de monnaie ou de valeurs monétaires sans aucun sentiment d’obligation ou de devoir vis-à-vis d’autrui dans le processus »). La controverse Wisconsin-Ohio ne s’est pas enracinée dans un désaccord sur le principe de la nécessité d’une responsabilité sociale, mais sur ses formes et ses modalités. Toutefois, à l’heure de la crise de l’État providence, l’apport de Commons est d’avoir, à la différence de ses contradicteurs, cherché à faire advenir, par un dosage subtil de régulation juridique et de participation volontaire, ce « sentiment d’obligation vis-à-vis d’autrui » dans la psychologie des entreprises, et à étendre les processus démocratiques à la régulation des intérêts et pouvoirs économiques. Ce que Commons considérait comme « le niveau le plus élevé de responsabilité sociale de chacun susceptible d’être atteint » [1934, p. 741] est aussi un enjeu économique contemporain, qui est tout à la fois une question politique, juridique et morale.
Notes
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[1]
En 1923, dans la décision Adkins v. Children’s Hospital, la Cour conclut à l’anticonstitutionnalité d’un salaire minimum, considérant que cela « empêche deux parties ayant des capacités juridiques… de contracter librement sur le prix auquel l’un rendra service à l’autre dans une relation d’emploi strictement privée pour laquelle les deux parties ont une volonté, peut-être forte, de s’entendre » [Schwartz, 1993, p. 218].
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[2]
Qui renvoie à la psychologie négociationnelle de Commons et des pragmatistes, sur laquelle, faute de place, nous ne pouvons nous attarder ici.
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[3]
La théorie dynamique de l’entreprise et de la comptabilité de Commons [1934, 1935], fondée sur la substitution de la notion de marge de profit à celle classique de taux de profit, ne peut être exposée ici en détail. Disons simplement qu’il définit la marge comme la différence du revenu brut et des dettes brutes de l’entreprise. Pour tout dollar de revenu brut, 0,98 dollar va payer la dette courante ; la marge est alors de 0,2, soit 2 %. Commons estime qu’une cotisation de 2 % des salaires représente 15 % de la marge [1934, p. 865] et constitue donc une pression effective.