1 – Introduction
« La stupeur des journalistes économiques et financiers [face à l’émergence de la crise] restera l’un des grands mystères de cette époque pour les générations futures, comme l’est encore pour nous celle des généraux qui préparaient la débâcle de 1940 »
2Pourquoi Bernard Maris considère-t-il comme stupéfiante la « stupeur » manifestée par les journalistes économiques ? Sans doute, parce qu’elle traduit l’absence d’anticipation de la crise des subprimes par ces spécialistes, alors que l’économie est pourtant une science prédictive capable de déployer les savoirs et outils suffisants à la construction d’un monde des futurs prévisibles. L’incongruité d’une telle stupeur souligne, par contraste, les attentes qui fondent désormais la lecture d’un discours journalistique consacré à l’économie et son avenir. Il aurait été plus normal de trouver dans ce discours les traces anxiogènes d’une anticipation bientôt confirmée d’un tel événement.
3Deux explications peuvent être formulées a priori pour expliquer cette absence de prévision : la première l’attribuerait à une défaillance de la discipline économique elle-même dans sa capacité à prévoir. Les économistes-prévisionnistes, comme conseillers du prince, sont loin de se montrer infaillibles et échouent régulièrement à prévoir les futurs économiques. L’erreur fait partie intégrante de l’activité même de prévoir [Angeletti, 2012] et les prévisionnistes développent des stratégies pour y faire face sans perdre la leur [Pilmis, 2015]. Cette critique qui pointe les défaillances endémiques à la prévision économique est relayée par le milieu journalistique lui-même : « Bien sûr, vous aurez l’occasion d’entendre ou de lire les propos plus rassurants d’une corporation très particulière qui s’appelle les économistes. Une profession que Dieu a créée, dit-on, “pour que les astrologues puissent être pris au sérieux” » [Yves de Kerdrel, Le Figaro, 8 juillet 2008]. La seconde explication – qui n’est pas exclusive de la première – attribuerait cette absence d’anticipation à une transmission partielle des informations entre économistes et journalistes ou à une sélection des informations retenues par ces derniers orientée et finalement peu pertinente. Ici, c’est la traduction journalistique des théories et prévisions économiques qui justifierait la stupéfaction manifestée face à la crise. Cette absence d’anticipation serait beaucoup moins surprenante une fois considéré qui, parmi les économistes, occupe le devant de la scène médiatique. Cette seconde explication ravive une critique de Bernard Maris logée dans la citation initiale : l’auteur profite en effet de son constat pour glisser une allusion à l’exclusivité de certaines théories économiques dans la fabrique journalistique de ces futurs, une fabrique adossée à la « doxa économique qui tourne en boucle dans les salons, dans les hautes sphères ou à la télévision » [ibid.] [2].
4Prolonger ces interrogations – qui relèvent toutes du « pourquoi » (… le futur est-il ainsi écrit dans les articles de presse ?) – invite à plonger dans la coulisse de l’écriture journalistique pour y entreprendre une sociologie des professions du journalisme [Riutort, 2000, 2006], une sociologie du champ journalistique [Bourdieu, 1994 ; Champagne, 1995 ; Duval, 2000] ou encore une sociologie des sources d’information [Schlesinger et al., 1992]. Cette littérature, désormais abondante, procède à l’analyse de la fabrique journalistique et dévoile notamment les conditions de l’imposition de la pensée et du langage néolibérales dans le discours médiatique [Duval, 2004 ; Dufour, 2013]. Organisation du travail, dynamique professionnelle, construction des discours sont ici couplées pour montrer à quel point les médias participent à la diffusion d’une « évidence économique » [Guibert, 2013] [3], de l’esperanto économique [Maris, 1990], favorisant la naturalisation de certaines représentations du monde. Julien Duval évoque notamment « la montée en puissance [à la fin du xxe siècle] de grands groupes industriels et financiers, la routinisation du professionnalisme, le développement des pratiques de marketing, les “concessions” que des médias très influents dans le champ ont consenties aux “forces de l’argent” » [2004, p. 311] pour expliquer la réduction de l’autonomie du journalisme par rapport au monde économique et son ralliement au néolibéralisme.
5Nous proposons ici de ne pas poursuivre dans cette lignée, de ne pas plonger si profondément. Avant même d’envisager ces « pourquoi », dissimulés sous la surface des écrits journalistiques et déjà bien renseignés, surgissent en effet d’autres questions, de celles qui ne suscitent pas forcément la curiosité immédiate des sociologues et qui, elles, relèvent du « comment » (… le futur est-il écrit dans les articles de presse ?). Il s’agit ainsi pour nous d’en rester aux discours journalistiques, à cette surface des textes eux-mêmes, pour y étudier les mots et rhétoriques employés, les sources convoquées. Notre regard sera donc exclusivement centré sur les articles, tels qu’ils sont publiés. Comment l’avenir est-il écrit dans la presse quotidienne nationale ? Quel avenir peut-on y lire ? La délimitation du questionnement qui fonde ce travail, parce qu’elle semble imposer un glissement de la sociologie vers les sciences du langage, peut interpeller. Pourtant, une telle délimitation rend possible l’observation en surface, tels qu’ils se manifestent dans les textes journalistiques eux-mêmes (lexiques et arguments), des mouvements et arbitrages professionnels, organisationnels et idéologiques qui relèvent de la coulisse. Notre approche emprunte de ce point de vue partiellement à celle développée par Francis Chateauraynaud lorsqu’il invite à « lier aux analyses lexicales une pragmatique et une sémantique argumentative » [2014, p. 128]. Ici, cette « sémantique argumentative » sera envisagée dans une acceptation réduite priorisant à la fois la convocation dialogique d’une expertise économique et les modalités de couplage temporel entre présent et futur de l’économie. Plus précisément, trois questionnements structurent notre argumentation.
6Le premier est celui du lexique : quels sont les mots employés pour écrire l’avenir économique dans les journaux ? Cette interrogation est d’autant plus vive en temps de crise, périodes durant lesquelles les repères se brouillent, la linéarité se courbe, les « régimes de vérité » [Foucault, 2001 (1977)] se fragilisent. Dans un tel cadre, d’anomie potentielle, la difficulté apriorique et déductive de fabriquer des représentations crédibles de l’avenir économique augmente. Le corollaire de cette absence de repères et de certitudes, c’est l’ouverture éventuelle d’un champ des possibles économiques [Boyer, 2013] [4] et des mots qui les incarnent. Aussi proposons-nous de poser des bornes temporelles aux enjeux traités ici, et de ne couvrir que la crise des subprimes (2007-2014). Il s’agira, dans le cadre de cette séquence historique, d’établir une cartographie des mondes lexicaux du futur économique et de procéder à une comparaison avec ceux de la crise, quel que soit le rapport aux temps investi dans le discours journalistique (passé, présent, futur). Cette comparaison favorisera l’identification de spécificités (ou l’absence de spécificités) des mots utilisés pour écrire l’avenir économique dans la presse. À quel point les mots du futur économique empruntent-ils à ou, à l’inverse, s’écartent-ils de ceux du présent économique ?
7Identifier et ordonner les mots du futur économique réclame également de penser l’identité de ceux qui les formulent. Le deuxième questionnement invite dès lors à examiner qui se voit attribuer la légitimité de tenir des discours sur l’avenir et d’en produire des représentations. Quelles sont les figures de l’expertise convoquées dans les articles journalistiques ? Ce questionnement soulève une difficulté méthodologique liée à l’identification du locuteur pertinent dans le travail de fabrique des représentations de l’avenir économique. Dans des articles polyphoniques [Bres et Mellet, 2009], où se mêlent et s’alimentent différents discours, qui doit-on considérer comme le principal locuteur ? Le journaliste qui signe le papier ? L’expert convoqué et introduit dans le texte ? Le journal lui-même ? Nous avons décidé de ne mentionner l’identité que de ceux convoqués dans le corps même de l’article, c’est-à-dire ceux que l’article introduit et installe comme « experts » ou « spécialistes » capables de prévoir des futurs économiques crédibles. Ce choix est dicté par la méthode elle-même : pour comprendre l’attribution d’une légitimité dans et par le discours journalistique, il faut en effet qu’elle puisse se lire ; or s’opère dans les articles une légitimation des experts extérieurs convoqués – par des procédés d’identification sur lesquels nous reviendrons – qui contribue en retour à étayer le discours journalistique (celui du journaliste et du journal comme locuteurs). Ce tamisage exclusif nous permet ainsi de répondre à la question suivante (et à cette question uniquement) : à qui l’article octroie-t-il, dans sa construction même, l’autorité, la légitimité de penser ce futur ?
8Enfin, opérer une focale sur les articles journalistiques nous conduira à investir un dernier questionnement : dans ces textes, les représentations du futur sont-elles couplées au présent ? En d’autres termes, sont-elles seulement envisagées comme des projections dissociées d’une situation actuelle, ou à l’inverse construites également à partir de celle-ci ? Comment s’opère un tel couplage temporel ? Nous essaierons de montrer que la séquentialité établie dans les articles requiert de penser le futur en lien avec les actions engagées ou à (ne pas) engager dans le présent. Ce lien renvoie à deux logiques temporelles : une logique linéaire intuitive (les actions engagées dans le présent agissent sur le futur) et une logique inversée (le futur agit sur les actions à engager dans le présent), sans doute moins intuitive, mais déjà largement étudiée par les sciences humaines et sociales [Beckert, 2013 ; Gislain, 2002, 2010].
9Pour renseigner ces trois questionnements et entreprendre l’examen de l’écriture journalistique des futurs économiques, une période de sept ans a donc été couverte et trois corpus lexicaux recueillis. Chacun d’eux a été construit dans le cadre d’une réflexion soucieuse de penser ensemble « moment de crise » et « avenir économique ». Ces recherches, réalisées via le site Europresse, opèrent une sélection à partir de différents mots clés. Le premier corpus, composé de 239 articles, est le résultat d’une recherche imposant la présence des termes « crise économique » et « avenir » dans les articles publiés par les journaux Le Monde, Le Figaro et Libération pour la période 2007-2008. Le second corpus, de 167 articles, est issu d’un tri à partir des mots clés « avenir économique » ou « futur économique » et « crise » dans « la presse nationale française » [5] pour la période 2007-2014. Le troisième corpus, de 116 articles, renvoie lui à une sélection à partir d’« avenir de l’économie » ou de « futur de l’économie » et « crise » dans « la presse nationale française » pour la période 2007-2014. De ces trois corpus (522 articles [6]), nous avons extrait et analysé 630 segments de textes – composés d’environ 120 mots chacun [7] et comprenant systématiquement les termes « avenir » ou « futur ». Un corpus « global » a également été composé à partir de toutes les séquences [8] tirées de ces mêmes articles, notamment celles dans lesquelles n’apparaît pas le terme « avenir » inversée (ou « futur ») – soit 4 109 séquences de 120 mots environ –, pour procéder à des comparaisons.
10Par souci de circonscrire le champ des comparaisons possibles, nous avons décidé de nous limiter à quelques journaux de la presse quotidienne nationale (PQN). Leur nombre malgré tout important (dix au total représentés dans le corpus [9]) invite à s’interroger sur l’ethos de chacun d’eux, leur identité discursive [Laborde-Milaa et Temmar, 2013]. Une telle identité, un tel ethos infléchissent-ils les discours journalistiques qui renvoient à l’avenir économique ? Les opérations lexicométriques réalisées dans le cadre de ce travail n’ont pas permis d’estampiller les journaux, quels qu’ils soient, de les singulariser. Faute de pouvoir identifier des positions lexicales et rhétoriques fortes en les considérant séparément, des regroupements exploratoires ont été réalisés – deux regroupements classiques : celui entre presses « généraliste » et « spécialisée » ; et celui entre presses « de gauche », « du centre » et « de droite ». Aucun de ces regroupements n’a fait ressortir davantage de contrastes que la première des comparaisons. Cette absence de contraste, notamment entre des journaux aux sensibilités politiques pourtant différentes, n’est pas aussi étonnante qu’elle y paraît. D’une part, parce que le corpus n’a pas été initialement construit dans l’optique de procéder à une telle comparaison et la part respective des différents journaux n’a pas été définie dans un souci heuristique ; par exemple, celui d’une quelconque représentativité ou symétrie (parmi les 630 segments du corpus, 240 séquences sont tirées du journal Le Monde, seulement 10 sont issues du journal L’Humanité et 4 de L’Opinion). D’autre part et surtout, parce que si l’on considère le journalisme comme un champ, les principaux journaux qui figurent dans cette étude ne sont pas forcément antagonistes. Cette absence de contraste entre les différents discours, donc les différents journaux, ne fait que confirmer et traduire une uniformisation du journalisme économique, déjà identifiée par Julien Duval [2004]. Cette uniformisation serait le résultat de la spécialisation économique des grands, de l’ouverture à un public plus large des journaux spécialisés et des « transferts de journalistes, [transferts] improbables dans les périodes antérieures, entre la presse économique et la presse politique plutôt marquée “à gauche” – en particulier Libération, Le Nouvel Observateur, ou même Le Monde » [ibid., p. 223]. Dès lors, dans ce travail, la presse écrite de notre corpus sera maintenue au singulier en dépit des nombreux journaux représentés et découpages envisageables.
11Une fois ce corpus « avenir » constitué, plusieurs lectures ont été réalisées, chacune d’elles adossée à des questionnements différents repris dans la structure de ce travail. La première de ces lectures, lexicale, profite de l’usage d’un logiciel lexicométrique Iramuteq, logiciel libre développé au sein du Lerass (Université Toulouse 3) par Pierre Ratinaud et Pascal Marchand [10]. Cette première opération, adossée au classement Reinert [Reinert, 1993], repose sur la quantification des termes présents dans les articles et leur réorganisation en univers lexicaux. L’usage de cette méthode, alors même qu’on en découvre les principes et les fondements techniques, soulève quelques incertitudes sur la portée des résultats obtenus. Par exemple et surtout, comment être sûr qu’un lexique soutient une idée ? Rabattre une idée sur un terme pour établir la preuve de son existence serait bien sûr une erreur – par exemple, associer de manière exclusive l’idée de changement à la présence du terme « changement » dans le corpus lexical. Établir un tel lien est impossible, puisque l’idée ne se réduit pas au terme, pas plus que le terme ne se réduit à l’idée. Mais cette limite n’en est pas vraiment une. Du moins, elle n’est pas spécifique à notre méthode : l’apport de la preuve scientifique ne peut faire, dans tous les cas, l’économie d’une accumulation de traces parmi lesquelles circule le référent de la réalité que l’on souhaite éclairer [Latour, 1985]. Une trace ne suffit jamais, qu’elle soit statistique, photographique ou discursive. Dans la lignée des arguments défendus par Bruno Latour dans Les vues de l’esprit, il s’agit de multiplier ces traces, ici toutes lexicales, et de recomposer des univers de termes suffisamment denses pour permettre de tisser un lien entre ceux-ci et une idée.
12Le traitement lexicométrique du corpus a été complété par une lecture plus classique focalisée sur la rhétorique employée dans ces articles, notamment le rapport aux sources et aux figures de l’expertise, mais aussi sur l’expression d’un couplage temporel entre présent et futur. Cette lecture nous a également permis de construire de nouvelles variables synthétiques et de les intégrer au corpus pour, d’un point de vue lexicométrique, vérifier et durcir quelques hypothèses ou renforcer quelques résultats. Ces variables synthétiques – que nous présenterons au fil du cheminement argumentatif – accompagnent et assoient des arguments qui se distribuent entre trois parties, une pour chacun des questionnements évoqués supra.
2 – Les univers lexicaux du futur économique
13Procéder à une distribution algorithmique du lexique est une manière de rompre immédiatement avec la logique narrative des articles de presse et de dévoiler une structure difficile à identifier par la simple lecture de ce matériau textuel. Il ne s’agit pas tant de découvrir et confondre un « inconscient » du discours que certains de ses « impensés » en faisant remonter des propriétés « jusqu’alors peu visibles en surface des corpus étudiés » [Chateauraynaud, 2014, p. 129]. Pour le dire autrement, cette nouvelle distribution du lexique s’apparente à une tentative d’objectivation du discours journalistique, à une volonté de le faire parler autrement. Cet attachement à une réorganisation lexicale du corpus se traduit par la composition d’univers sémantiques entendus ici comme des matrices [11] dans lesquelles viennent se loger les avenirs économiques. Le traitement de nos 630 segments donne lieu à la stabilisation de la figure 1.
Cartographie des univers lexicaux – Corpus avenir [12]

Cartographie des univers lexicaux – Corpus avenir [12]
14Les univers isolés figurent donc des matrices dont les contours peuvent fluctuer – à la marge – selon le paramétrage des opérations lexicométriques. Aussi préférons-nous ne retenir ici de ces matrices que certains des idéaux-types lexicaux qui les fondent. En d’autres termes, nous proposons de ne conserver et durcir que quelques-uns des traits de cette cartographie, ceux que l’on peut adosser à un faisceau de termes suffisant pour incarner sans ambiguïté une ou plusieurs idées. L’exercice n’est pas aussi complexe que nous pourrions l’imaginer, encore moins aléatoire. Toutes ces classes sémantiques sont en effet très homogènes et renvoient à des univers d’acteurs, de savoirs, de pratiques, voire de valeurs, cohérents d’un point de vue lexical. L’arborescence réduite qui précède et sous-tend la construction de cette carte nous permet de noter une narration spécifique à ce découpage, de l’imaginer sous une forme plus graduelle. Cette narration nous conduit en effet à identifier deux axes. Le premier relève de l’économie et distingue un univers lexical typique de l’économie « réelle » (classe 1) et un univers lexical typique de l’économie-finance (classe 2). Le second axe se compose de trois classes – ou univers, nous utilisons les deux sans distinction ici – dont la cohérence est fondée sur l’encastrement de l’économie dans des matrices qui empruntent à d’autres lexiques ou qui élargissent très largement ceux, observés dans les classes 1 et 2, qui lui sont endogènes. Là encore, on peut distinguer, derrière chacune de ces classes, un lexique idéal-typique : celui du développement durable – le futur de la planète (classe 3) –, celui de la formation et de l’enseignement des jeunes – la future génération (classe 4) – et celui de la politique politicienne/électorale (classe 5).
15La première de ces classes est celle de l’économie « réelle ». Elle regroupe 21 % des segments de notre corpus et renvoie à un champ sémantique typique de la prévision macroéconomique – trimestre (χ2 : 68,436), indice (40,078), ménages (27,43), immobilier (19,97) chômage (15,54). Dans cette classe, nous pouvons immédiatement noter la surreprésentation d’un lexique de l’évaluation. En atteste la présence des termes « baisser » (62,29) et « hausse » (47,26) parmi les plus spécifiques. D’autres peuvent également être identifiés : chuter (22,85), ralentissement (21,58), incertain (19,39), augmenter (19,02), rebondir (19,01), reculer (17,92), remonter (15,18), progression (14,29), etc. L’interprétation de ces termes représente une difficulté : ils relèvent, potentiellement, autant d’une évaluation de la situation présente par rapport à une situation antérieure que de l’évaluation de la situation future par rapport à la situation présente. D’autres termes, au premier rang desquels « optimiste » et « pessimiste », semblent qualifier plus étroitement la seconde de ces évaluations.
16Pour asseoir la corrélation identifiée d’un strict point de vue lexical entre, d’un côté, l’univers de l’économie « réelle » et, d’un autre côté, une rhétorique de l’évaluation des futurs, a été construite une variable synthétique ensuite introduite dans le traitement lexicométrique (cf. tableau 1). Cette variable « R_EVAL » a été ajoutée, après lecture, à chacune des séquences utilisant selon nous cette rhétorique. Par exemple : « […] les PME et les ETI ne voient pas l’avenir en rose […] » [La Tribune, 2012] ; « […] les Japonais voient leur avenir économique de façon optimiste […] » [Le Figaro, 2007] ou encore « […] la crise qui a balayé Wall Street a accentué encore le pessimisme des Français sur leur avenir économique, explique au monde l’économiste Philippe Moati […] » [Le Monde, 2008] [14]. Une centaine de séquences du corpus (99), celles pour lesquelles nous n’avions aucun doute, ont ainsi été recodées. La force de la corrélation, telle qu’elle s’établit d’un point de vue lexicométrique, semble difficilement contestable (χ2 : 54,031).
L’évaluation du futur économique [13]
Classe 1 | Classe 2 | Classe 3 | Classe 4 | Classe 5 | |
---|---|---|---|---|---|
Optimiste | 8,494 | -0,766 | -2,886 | 0,524 | -1,002 |
Pessimiste | 13,201 | -1,895 | -4,225 | -0,011 | -0,057 |
R_EVAL | 54,031 | 1,834 | -10,016 | -0,06 | -20,71 |
L’évaluation du futur économique [13]
17Les verbes placés dans ce second tableau viennent encore renforcer le lien que nous soulignons (cf. tableau 2). Certains d’entre eux – « annoncer » et « prévoir » – nous donnent également un premier enseignement au sujet de la seconde classe, celle de l’économie-finance. Dans la lignée de la précédente, cette classe qui regroupe 12,5 % des 630 séquences de notre corpus octroie à l’évaluation, cette fois de la situation financière, une place importante – baisser (χ2 : 62,29), chuter (22,85), augmenter (19,02), rebondir (19,01), reculer (17,92), remonter (15,18), grimper (11,37), envoler (10,6), effondrer (10,6) ou encore diminuer (10,6). Une partie du lexique semble ainsi caractériser les fluctuations spécifiques au monde de la finance durant la période examinée. Le reste du lexique renvoie à une description de ce monde, qu’il s’agisse des acteurs et institutions importants – Goldman et Sachs (56,864), banque (43,542)… – ou encore des activités qui s’y déroulent – transaction (35,361), acquérir (18,574), racheter (14,412), calmer (14,412), investir (10,397), vendre (9,551), acheter (9,551)…
Les verbes de l’évaluation
Classe 1 | Classe 2 | Classe 3 | Classe 4 | Classe 5 | |
---|---|---|---|---|---|
Annoncer | 6,672 | 7,613 | -4,317 | -1,688 | -1,826 |
Craindre | 6,23 | -0,193 | -3,894 | 2,53 | -1,979 |
Estimer | 9,33 | -0,174 | -4,458 | 0,105 | -0,54 |
Prédire | 7,639 | -0,864 | -0,184 | 0 | -2,125 |
Prévoir | 4,146 | 7,085 | -0,758 | -2,827 | -2,64 |
Les verbes de l’évaluation
18Nous l’avons dit supra, penser l’avenir de l’économie c’est également penser les liens entre cette dernière et d’autres univers avec lesquels elle interagit – nous parlerons, pour rendre compte de cette interaction, d’« encastrement » [15]. Le premier de ces liens traduit le rapprochement désormais intuitif entre l’économie et l’écologie (classe 3). L’univers lexical du Développement durable compte 24,1 % des séquences de notre corpus. Il établit les contours d’un avenir économique amené à composer avec le discours et les acteurs de l’écologie – durable (χ2 : 26,236), vert (24,106), écologique (23,211), carbone (22,273), climatique (17,343). Le lexique de cette classe semble privilégier les représentations positives associées à un futur économique concrétisant cet encastrement. Parce que ce futur-là est préférable à d’autres, on comprend d’autant plus facilement la présence notable des verbes d’action dans cet univers (cf. tableau 3).
Agir sur le futur
Classe 1 | Classe 2 | Classe 3 | Classe 4 | Classe 5 | |
---|---|---|---|---|---|
Amélioration | -0,003 | -0,719 | 8,599 | -0,994 | -1,768 |
Progrès | -1,879 | -1,01 | 8,657 | 0,754 | -2,483 |
Souhaitable | -1,068 | -0,574 | 5,693 | -0,794 | -0,002 |
Emploi | -2,886 | -0,875 | 20,124 | 0,495 | -7,239 |
Agir | -4,434 | -2,063 | 11,055 | 6,196 | -5,349 |
Doter | -1,337 | -0,719 | 15,856 | -0,994 | -1,768 |
Engager | -3,136 | -4,031 | 11,971 | -0,591 | 0,198 |
Mobiliser | -2,151 | -1,156 | 11,463 | -0,093 | -0,764 |
Proposer | -5,205 | -2,798 | 16,329 | -1,792 | 0,323 |
Réinventer | -1,068 | -0,574 | 12,664 | -0,794 | -1,412 |
Agir sur le futur
19Si « emploi » est un terme spécifique de la classe 3 (χ2 : 20,124), il semble pourtant caractériser également une préoccupation de la classe suivante. Le quatrième univers lexical, qui regroupe 16,5 % des séquences, est en effet centré sur la formation et l’insertion professionnelle des jeunes générations. Une majorité des termes de cette classe définit un public – jeunes (26,87), enfants (17,23) –, et deux thèmes pouvant être rapprochés – d’un côté : éducation (29,73), école (15,55), enseignement (11,1), formation (5,65) ; d’un autre côté : science (24,96), scientifique (10,3), mathématique (20,42), ingénieur (19,69)… Derrière cette distribution lexicale ordonnée et logique se dissimule sans doute l’univers le moins lisible parmi l’ensemble de ceux de la carte 1 ; la signification idéal-typique que nous venons de lui attribuer neutralise en effet le spectre couvert par les segments concernés et tend à dissimuler la fragilité de cette reconstruction – sans doute pour des raisons statistiques associées à la taille (limitée) de notre corpus.
20La cinquième et dernière classe est celle qui associe le plus grand nombre de segments du corpus, puisque 26 % d’entre eux s’y trouvent. Cette classe relève sans ambivalence de l’univers politique, notamment dans ses versants électoraux. Rien d’étonnant puisque les mots du futur économique sont régulièrement inscrits dans des discours ou programmes politiques [Moulène, 2017]. La synchronie entre les élections présidentielles en France et aux États-Unis et les débuts de la crise (2007-2008) n’est bien sûr pas étrangère non plus à une telle proportion. Surtout, nous avons opté pour un cadrage temporel large qui couvre une série d’événements politiques contribuant à expliquer cette distribution (par exemple, les primaires et les débats socialistes durant la mandature de Nicolas Sarkozy). Ainsi, les hommes et les instances politiques – Sarkozy (χ2 : 34,04), ministre (31,39), PS (26,06), Fillion (17,29), Bush (15,98), Obama (15,66), président (14,87), Merkel (13,16), Bruxelles (10,38) –, les actions et les événements politiques – réforme (34,04), élection (14,63), régulation (12,75), privatisation (11,49) –, figurent en très bonne position de cette liste de termes spécifiques au cinquième univers.
21Maintenant que sont rapidement définis les contours de la carte lexicale de l’avenir économique, nous proposons de procéder à un travail similaire, mais plus synthétique, puisqu’immédiatement comparatif, en élargissant la redistribution lexicale à la totalité des séquences recueillies au cours de cette recherche. Il ne s’agit donc plus de 630 séquences – contenant toutes les termes « avenir » ou « futur » – mais de 4 109, soit l’ajout de près de 3 500 nouvelles unités d’analyse qui, elles, ne contiennent pas ces termes. L’élargissement du spectre lexical couvert et modélisé par Iramuteq est sous-tendu par la volonté de procéder à une comparaison entre le lexique de la crise économique (sans focale sur son futur – figure 2) et le lexique directement co-occurrent de l’avenir économique (figure 1). La comparaison des deux cartes souligne-t-elle une rupture ou, à l’inverse, une continuité lexicale entre ces deux corpus lexicaux ? Nous permet-elle d’isoler quelques spécificités dans la manière d’écrire le futur économique ?
Cartographie des univers lexicaux – Corpus crise des subprimes

Cartographie des univers lexicaux – Corpus crise des subprimes
22La comparaison des deux cartes rend immédiatement visibles quelques contrastes dans la distribution lexicométrique des corpus. Une fois encore nous ne conserverons ici que les enseignements les plus significatifs – ces contrastes sont en effet à considérer avec prudence tant les modalités techniques de traitement peuvent rapidement modifier les représentations obtenues (par exemple faire varier la taille des séquences étudiées – 40, 60, 80 ou 120 mots – se traduit immédiatement par de nouveaux découpages et le déplacement de certaines frontières).
23Les formes que recouvre l’encastrement de l’économie dans des univers lexicaux autres que ceux qui lui sont endogènes constituent sans doute la différence la plus visible entre les deux cartes. Ce contraste procède ici d’une compression et d’une extension par rapport à ces mêmes univers dans la carte focalisée sur l’avenir. Compression puisque la classe 3, composée seulement de 11,6 % des segments du corpus global, associe et mélange ce que les classes 3 et 4 de la précédente carte distinguaient : d’un côté, l’emploi, la formation, les jeunes générations ; d’un autre côté, l’écologie, le carbone et le développement durable. Extension puisque le territoire lexical de la politique limité dans son versant électoral à une unique classe dans la précédente carte, se déploie désormais sur trois classes, comme autant d’échelons pour penser l’engagement et l’action qui relèvent de cet univers : l’échelon national d’abord avec 20,5 % des séquences du corpus (classe 1), l’échelon européen ensuite avec 11,8 % des séquences (classe 2) et enfin l’échelon mondial avec 14 % des séquences (classe 4).
24Pourtant, ce que cette carte nous apprend en premier lieu, c’est bien plutôt l’absence d’un contraste fort entre ces deux modélisations lexicales. Une fois épuisées les quelques différences qui discriminent la seconde carte par rapport à la première, reste en effet l’impression d’une grande stabilité des lexiques de l’économie, qu’on la pense au futur ou au présent. L’arborescence qui précède et justifie les découpages opérés est identique (les mondes endogènes à l’économie d’un côté ; les mondes de l’encastrement de l’autre) ; les univers lexicaux de l’économie renvoient ici encore à un découpage net et intuitif entre économie-finance et économie « réelle » ; les frontières des univers lexicaux de l’encastrement sont certes déplacées, mais les déplacements restent légers et les termes, eux, similaires. Aussi le lexique de l’économie de demain est-il très largement le même que celui de l’économie d’aujourd’hui. Si la crise fragilise les modèles du présent, elle n’interdit pas de penser l’avenir économique à partir d’eux. La robustesse du monde dans lequel nous vivons ne surprend plus ; elle s’appuie sur une réflexivité qui transparaît dans le corpus, mais reste contenue dans les frontières lexicales connues du système. La carte lexicale de l’avenir économique ne valorise aucune sémantique alternative à celle que nous connaissons, n’engage pas de repositionnement possible à partir d’un lexique émergent et décalé. Le choix d’un futur économique ne se pose pas en ces termes.
3 – Les figures de l’expert des futurs économiques
25L’étude lexicométrique du corpus nous a notamment permis d’associer un lexique de l’évaluation aux classes qui relèvent de l’économie (réelle et financière). Une lecture plus qualitative nous permet de prolonger la réflexion en basculant d’une logique lexicale à une logique rhétorique. Il s’agit donc ici de nous interroger sur les modalités narratives de ces évaluations et, surtout, sur les fondements qui les rendent acceptables et légitimes dans les articles étudiés.
26Cette rhétorique de l’évaluation renvoie à des énoncés qui introduisent une représentation de l’avenir exposée comme vraie, mais non (encore) vérifiable, soit un avenir vraisemblable ou plausible [Chateauraynaud, 2011]. Il n’est pas encore possible de déterminer si l’énoncé est vrai ou faux, seulement s’il est vraisemblable ou non. La véracité de la projection ne pourra se vérifier qu’une fois le futur devenu présent. Ce régime discursif ne relève donc pas d’un acte de langage constatif justement parce qu’il est exclusivement situé dans un futur dont il prétend définir les traits. Il se traduit davantage par l’évaluation d’une situation future dont la véracité – à ce stade de l’histoire – n’est adossée qu’à une croyance. Le lecteur peut trouver la représentation proposée acceptable ou non, y souscrire ou pas, décider ou refuser d’y croire, en fonction de ses convictions et de la confiance qu’il octroie au journal, à l’auteur des propos, à la source de la projection. Dans cette rhétorique de l’évaluation, l’identité ou la nature de la source qui évalue est ainsi cruciale.
27Pour se prononcer sur les futurs, il faut bénéficier de la légitimité de le faire. Les journalistes sont bien sûr les premiers concernés par cet impératif, puisqu’ils sont identifiés comme auteurs des articles et revendiquent désormais une expertise propre. Résultat d’un processus engagé depuis la Seconde Guerre mondiale, le milieu journalistique se professionnalise et se rapproche de l’univers économique. Ce mouvement n’est pas l’objet de l’article et ne sera qu’esquissé ici. Philippe Riutort [2000] montre combien l’intérêt pour l’information économique croît à partir de cette période post-Seconde Guerre. Sous-tendu par des thèmes tels que le « retard français » ou la « modernisation industrielle », un journalisme économique se construit alors : à la création de journaux spécialisés tels que L’Express, L’Expansion s’ajoute la professionnalisation des rédactions « économiques » dans les journaux généralistes. Par exemple, dans le journal Le Monde, la surface rédactionnelle de l’économie est multipliée par trois entre 1951 et 1979 [ibid.] [16]. Ce déplacement progressif du tropisme journalistique se traduit par une montée en compétence, une spécialisation des journalistes qui couvrent l’actualité économique [17]. Il peut se lire comme un attelage entre économie et journalisme dont certains soulignent, dans une lignée bourdieusienne, toute l’ambivalence : « Il est en fait très probable que la professionnalisation (et la spécialisation) des journalistes économiques ne représente pas seulement le garde-fou contre les ingérences rédactionnelles qu’on a coutume d’y voir. Lorsqu’elle se traduit par la montée en puissance de journalistes issus de formations destinées aux praticiens de l’économie, elle a toutes les chances de renforcer l’emprise, dans les médias, des problématiques issues du champ économique » [Duval, 2000, p. 72]. Cette emprise des problématiques économiques se traduit par celle, concomitante, du néolibéralisme comme idéologie qui désormais les sous-tend [Duval, 2004].
28La lecture de ces 630 séquences, si elle ne nous permet pas de questionner les dynamiques du journalisme économique dans ces écrits et le pouvoir autoréférentiel qu’il s’attribue, nous montre en revanche à quel point, pour se représenter le futur de l’économie, il est nécessaire de convoquer des figures de l’expertise dans le corps même des articles.
29Ces figures, parce qu’elles incarnent ce que l’on pourrait appeler dans un langage foucaldien des « régimes de vérité », s’apparentent à des « preuves » [Mandressi, 2009] [18] susceptibles de renforcer l’acceptabilité et la robustesse des propos tenus par le journaliste lui-même. La légitimité des représentations repose ainsi sur une narration dialogique [Bres et Mellet, 2009] et engage une nouvelle question : qui les articles enrôlent-ils pour procéder à ce travail de représentation ? Qui sont les experts convoqués, ceux capables d’emporter la conviction du lecteur, de faire autorité, de clore une discussion au nom de leurs savoirs et savoir-faire sur un sujet déterminé [Latour, 2002] ?
30Dans notre corpus, l’évaluation de ce que sera/pourrait être le futur de l’économie est opérée sans surprise par des acteurs qui appartiennent aux mondes de l’économie, soit de l’économie-pratique, soit de l’économie-discipline [19]. Figurent ainsi, dans nos 630 séquences, 56 occurrences du terme « économiste.s ». Que le savoir affiché relève de l’économie-pratique ou de l’économie-discipline, voire des deux, il doit être précisément établi, comme preuve de l’immutabilité des expertises formulées. Son impérative authentification sous-tend désormais une majorité des insertions d’arguments et représentations d’experts. D’où l’individu parle-t-il et quelles sont les compétences que l’on peut lui prêter ? De la réponse à cette double question semble dépendre la légitimité du propos tenu. Ainsi, l’économiste ou le spécialiste des marchés, notamment financier, est a minima associé à une extension qualifiante, voire à plusieurs, qu’il s’agisse de son nom, de son institution de rattachement, ou encore de son ancrage disciplinaire.
Extrait 1 : les valeurs du CAC 40 se paient aujourd’hui seulement autour de 11,8 fois les bénéfices de 2007 explique Jean-Marie Gaudichau gérant chez Natiixis Multimanagers le scénario catastrophe joué par les marchés crise financière généralisée récession aux États-Unis chute des bénéfices des entreprises n’a aucun fondement pour l’instant
E2 : je ne sais pas quand mais en tout cas je suis certain que nous retrouverons un cycle de croissance forte tirée par le formidable développement de l’Asie et les nouvelles technologies assure Michel Cicurel, président de la Compagnie financière Edmond de Rothschild la crise n’a rien de commun avec celle de 1929 elle est seulement un peu plus profonde et plus longue que le krach des années 2000 voilà de quoi nous faire patienter en attendant des jours meilleurs
33L’ajout dans notre corpus de deux nouvelles variables synthétiques nous a permis de distinguer les zones de validité de l’expertise à la fois des économistes (identifiés dans un cadre disciplinaire et académique) et des acteurs de l’économie (associés à la pratique et qualifiés d’« analystes », de « directeurs », d’« investisseurs », d’« opérateurs », de « PDG », ou encore de « dirigeants »…). L’analyse lexicométrique (cf. tableau 4) montre clairement que si ces deux figures se partagent l’expertise dans le monde de l’économie « réelle », les « praticiens » détiennent, seuls, le monopole dans celui de l’économie-finance (cf. les extraits 1 et 2) [20].
Les figures de l’expert
Classe 1 | Classe 2 | Classe 3 | Classe 4 | Classe 5 | |
---|---|---|---|---|---|
Expertise économistes | 12,211 | -4,033 | -3,786 | 7,948 | -4,916 |
Expertise acteurs économiques | 11,659 | 27,174 | -6,553 | -1,532 | -12,634 |
Les figures de l’expert
34Le rôle rhétorique attribué à ces figures de l’expertise se trouve renforcé dès lors que l’on s’intéresse aux verbes co-occurrents de l’expert. Préciser cette association permet de clarifier le rôle que la presse leur attribue. On peut lire par exemple : « prédit par une majorité d’économistes » (Le Monde, 16 février 2012) ou encore « assènent les économistes pour expliquer […] » (Le Monde, 5 avril 2010). Lorsqu’on examine la totalité des séquences dans lesquelles interviennent les économistes s’impose le constat d’une permanence de certains verbes d’attitude propositionnelle (affirmer, analyser, asséner, assurer, avertir, estimer, expliquer, insister, prédire, proposer…) [21].
E3 : c’est une certitude pour l’économiste Jacques Sapir qui comme beaucoup d’autres experts géopolitiques prédit […]
E4 : l’avenir est sombre et la sortie de la crise sera plus longue et plus pénible que prévu assure David Kern économiste en chef auprès de la British chambers of commerce
E5 : mais si l’activité a été meilleure que prévu au troisième trimestre aux États-Unis les économistes restent réservés pour l’avenir
E6 : les économistes et les analystes s’essaient à dire que le pire de la crise financière est passé tout en redoutant ses premiers effets sur l’économie réelle
39Ce rapport à l’expert ne peut en aucun cas être naturalisé. L’étude d’un corpus de la presse journalistique consacrée à la crise de 1929 permet de constater combien les apparences de l’objectivité renvoient, à ce moment-là, à un vernis différent de celui que nous reconnaissons aujourd’hui : l’expert n’est pas « scientifique », encore moins « économiste », mais plutôt politique. Plus précisément, l’expertise est toujours rabattue sur l’action politique, le savoir sur le pouvoir : en 1929, dans les articles journalistiques, celui qui sait est celui qui gouverne [22]. Deux raisons peuvent rapidement être introduites – d’autant plus rapidement qu’elles sont bien connues – pour expliquer ce retrait de la parole économique sur un sujet tel que la crise de 1929, là où un anachronisme intuitif nous amènerait à la considérer comme argument d’autorité naturelle. Le tropisme politique de la presse française de cette époque est la première de ces raisons. La place, encore très en retrait en France, de la discipline économique durant l’entre-deux-guerres est la seconde. En atteste ce résultat marquant : nous n’avons trouvé, dans un corpus de 120 articles consacrés à cette crise de 1929 (journaux : L’Humanité, Le Figaro et Le Petit Parisien), qu’un unique extrait de discours tenu par un économiste. En épigraphe d’un article publié dans L’Humanité, on peut lire : « Dix millions de personnes sont menacées de chômage » déclare un professeur américain d’économie (L’Humanité, 11 juin 1930).
40Dans les articles de presse qui traitent de la crise économique des subprimes, ce rapport entre savoir et pouvoir est inversé : l’expert se voit désormais octroyé le pouvoir (politique) au nom de son savoir (économique). La spécialisation du journalisme économique et le renforcement de l’autoréférentialité du langage économique s‘inscrivent dans le cadre d’une monopolisation de l’expertise acceptable par les savoirs endogènes à l’économie, dès lors qu’on traite d’un sujet/d’une actualité économique, au détriment de ceux qui proviennent d’autres univers et qui empruntent à d’autres axiologies. Derrière ce phénomène, nous retrouvons les conséquences d’un processus de rationalisation, tel que Weber a pu le théoriser pour qualifier la modernité et le rapport à la connaissance qu’elle instruit. À mesure que les savoirs et savoir-faire se rationalisent, ils se spécialisent et s’autonomisent par rapport aux autres champs de la connaissance et de l’activité. Le public ne peut plus dès lors que déléguer aux spécialistes la charge de penser, d’agir et, parfois, de traduire aux profanes les logiques exclusives aux mondes concernés. Il en résulte une ignorance passive de la part du public profane qui, chez Weber, contribue au désenchantement moderne, puisqu’il est désormais impossible de saisir le monde qui nous entoure autrement qu’à travers le prisme des spécialistes. Ce processus octroie à ceux qui savent une position d’autorité qui ne cesse de se renforcer à mesure que s’établissent nettement les frontières entre cet univers et le reste de la société.
4 – Agir depuis les futurs économiques
41Dans les articles de la presse journalistique, il ne s’agit pas que de proposer des évaluations positives ou négatives de ces futurs, détachées d’une dynamique dont les soubassements sont à chercher dans le présent, voire dans le passé de l’économie. Les textes établissent également le lien, souvent logique et inscrit dans un rapport performatif, entre ces représentations de l’avenir et les temps qui précèdent. Cette rhétorique du couplage temporel durcit, nous l’avons dit en introduction, deux modes d’existence du futur économique : le premier est incertain et reste à construire. Le futur est une chose à travailler, à façonner. Le second est à l’inverse avéré ; le futur est déjà une réalité et, comme représentation de l’à-venir, il façonne le présent [23]. Pour le dire autrement, dans le premier cas, un présent A entraîne un futur A’ ; dans le second cas, un futur B impose un présent B’.
42Le premier mode d’existence des futurs économiques traduit une prise au sérieux de la linéarité temporelle : certaines actions dans le présent vont contribuer à fabriquer certaines représentations du futur. Ces représentations peuvent encore être très vagues ou incertaines (E7) ; elles peuvent également être plus précises. Elles sont, dans tous les cas, tributaires de ce qui se passe actuellement. C’est au nom de « bonnes actions » dans le présent, parfois « équipées » des enseignements du passé [Ugolini, 2015] [24], qu’un futur souhaité pourra se concrétiser ou, à l’inverse, qu’un futur redouté pourra être évité.
E7 : les décisions qui vont être prises au cours des tout prochains mois pourraient bien déterminer l’avenir économique de tout le continent européen pour les dix ans à venir et au-delà […]
44Outre cette linéarité classique, nous l’avons dit, un autre couplage peut être établi, un lien inversé par rapport au précédent. Dans ce second cas, le futur n’est plus fabriqué ou expliqué par le présent ; c’est lui qui, à l’inverse, pensé comme une réalité, fabrique et dicte les actions à entreprendre dans des temporalités imminentes. Au nom d’une représentation du futur clarifiée et stabilisée, d’une réalité à-venir, des actions ou comportements s’imposent dans un présent étendu [25]. Un tel futur, recouvre dans notre corpus deux principales formes : parfois « européen », il est aussi et surtout « écologique ».
E8 : l’avenir économique appartient aux entreprises qui sauront d’une part mener leur activité tout en préservant les ressources naturelles de l’environnement et d’autre part pérenniser leur capital mais surtout adapter en profondeur et très rapidement leur métier à cette révolution verte
E9 : le gouvernement doit s’engager sans tarder dans un modèle peu intensif en carbone il représente l’avenir de l’économie
47Pour étayer ce résultat et déterminer si cette rhétorique inversée est spécifique à un ou plusieurs univers lexicaux parmi ceux identifiés dans la première partie de ce travail, nous avons construit une nouvelle variable synthétique qui qualifie toutes les séquences du corpus relevant selon nous de cette logique temporelle (exemples : les séquences E8 et E9). Quarante et une séquences ont ainsi été codées. Le résultat obtenu (cf. tableau 5) confirme les impressions liées à notre lecture qualitative. Le futur comme réalité qui s’impose au présent est une rhétorique significative dans la classe 3 de notre carte lexicale [Figure 1], celle du Développement durable – qui lie donc futur, économie et écologie.
Un futur économique déterminant
Classe 1 | Classe 2 | Classe 3 | Classe 4 | Classe 5 | |
---|---|---|---|---|---|
Rhétorique inversée | -0,024 | -0,973 | 5,898 | 0,033 | -2,677 |
Un futur économique déterminant
48Au final et pour autant, il paraît très difficile – et souvent artificiel – d’isoler ces deux couplages temporels. Déplier l’intégralité du cheminement séquentiel logique qui fonde ce couplage, même ses sections implicites, revient en effet à les combiner en positionnant, dans tous les cas, les représentations de l’avenir économique en « pré-séquence » : penser le futur est une condition à l’engagement dans l’action présente. En d’autres termes, s’engager dans le présent réclame de se représenter le résultat de ces actions dans le futur – se projeter dans un futur avec ou sans l’action [Beckert, 2013 ; Gislain, 2002]. Ce renversement des temporalités figure même au cœur de l’action rationnelle en finalité, donc au cœur de l’ethos de l’économie : « une action intéressée n’est en effet rationnelle dans le présent qu’à l’aune d’une représentation de sa rentabilité future » [cf. l’introduction de ce numéro] [26].
La lecture de cet extrait illustre la difficulté que nous venons d’évoquer. Elle peut donner lieu à deux interprétations, chacune traduisant un couplage temporel spécifique. D’une part, des actions dans le présent sont redoutées ; ces actions, imposées par de nouvelles exigences de réduction des déficits, auraient en effet des conséquences dramatiques sur l’avenir économique d’Athènes (couplage linéaire). Pour autant et a contrario, le couplage peut se lire dans un sens inverse : deux représentations de l’avenir économique d’Athènes, deux réalités, l’une positive (sans les nouvelles exigences de réduction des déficits), l’autre négative (avec les exigences), existent ; agir dans le présent, prendre des décisions politiques, c’est forcément se positionner par rapport à ces représentations préexistantes et faire le choix de l’une ou l’autre (couplage inversé).E10 : Castillo redoute encore que les nouvelles exigences de réduction des déficits n’hypothèquent franchement l’avenir économique d’Athènes en détruisant peu à peu ce qui lui reste d’industrie
5 – Conclusion
49La restitution du travail entrepris repose sur une série de réifications (lexicales et rhétoriques) qui appauvrissent sans aucun doute les nuances et la richesse de notre matériau. Mais ces réifications nous permettent également de simplifier les résultats obtenus en les rabattant sur quelques traits parmi les plus nets, et de limiter ainsi les risques interprétatifs. Ce faisant, elles favorisent la présentation conclusive et stylisée de deux modèles d’écriture journalistique des futurs économiques. Le premier de ces modèles établit l’association entre une rhétorique du couplage temporel et les mondes de l’encastrement des futurs économiques, notamment celui du développement durable. Ce couplage réclame la prise en compte d’une action politique totalement absente des mondes lexicaux de l’économie « réelle » et de l’économie financière. C’est par cette action en revanche présente dès lors que l’on pense « écologie », « génération future » ou « élection », que se construit la jonction entre l’engagement dans le présent et les représentations de l’avenir économique. Le second modèle est celui que nous avons observé dans le point 3 de l’article : spécifique aux mondes de l’économie cette fois, il s’écarte de l’action pour privilégier une rhétorique de l’évaluation qui attribue une place centrale aux spécialistes de l’économie (praticiens et théoriciens). Parce qu’ils appartiennent à ce monde et qu’ils en sont les experts, ces derniers portent les mots et arguments légitimes pour construire une évaluation du futur économique ; ils semblent même détenir dans notre corpus le monopole d’une telle construction amenée à circuler ensuite parmi un public réduit au rôle de simple « spectateur » des mouvements économiques.
50Edgar Morin a déjà souligné la nécessité de ne pas clore et refroidir notre système théorique [2004]. Le dialogue, dit-il, avec les autres pensées, empêche a priori « la théorie de se dégrader en doctrine, la doctrine de se congeler en dogme. Cela veut dire maintenir la vie, c’est-à-dire la biodégradabilité, de notre croyance » [ibid., p. 109]. Cette nécessité est ici double : d’une part, elle traduit une première inquiétude qui se manifeste à l’intérieur même de la discipline économique [Brossard et Colletis, 2011]. Les représentants d’une économie hétérodoxe – du moins ceux d’entre eux dont la presse se fait parfois le relais – ne cessent de dénoncer le poids institutionnel et médiatique d’une pensée dominante néolibérale. Un poids tel qu’un non-spécialiste pourrait facilement imaginer une science unifiée autour d’un paradigme partagé. Bernard Maris notamment a plusieurs fois critiqué l’exclusivité de certaines théories économiques dans la fabrique journalistique de l’économie, une fabrique alimentée par ce qu’il qualifiait de « doxa » [2013] [27]. Mais considérer cette première nécessité déborde du cadre de la recherche engagée ici. Son étude devrait conduire à un examen susceptible de déterminer, de manière systématique, l’appartenance institutionnelle et/ou paradigmatique des économistes convoqués par la presse. Renseigner cette question pourrait dévoiler une ou plusieurs idéologie(s) médiatique(s), son/leur pouvoir de contrôle et d’endoctrinement du public – soit sans doute alimenter une critique, déjà ancienne et bien connue, mais qui mériterait vraisemblablement d’être associée plus régulièrement à des corpus empiriques.
51En revanche, la recherche présentée ici souligne, à partir du seul examen des mots et rhétoriques employés dans la presse écrite, le bien-fondé d’une seconde inquiétude autour du lien que la presse journalistique et l’économie – qu’on la pense au singulier ou au pluriel – entretiennent. Le danger est le même que celui identifié par Edgar Morin, mais porte moins sur les idées elles-mêmes que sur les liens qui les inscrivent dans les débats politiques et publics [Brossard et Colletis, 2011 ; Maris, 2003 ; 2013]. Ce danger vient en effet cette fois de la naturalisation d’un lien qui consacre le pouvoir public d’une discipline et de ses représentants, non plus comme savants mais désormais comme experts. La distinction bien connue entre les deux figures est heuristique [28], notamment parce qu’elle s’apparente désormais à un découplage hermétique entre les discours qui alimentent des débats ouverts et permanents (savants) et ceux qui participent de la réification d’un pouvoir médiatique et politique au nom de savoirs capables de clore ces mêmes débats (experts) [Cussó et Gobin, 2008]. Ce découplage favorise ainsi la torsion entre deux dynamiques discursives et les ambitions qu’elles portent, l’une menant à la contestation des certitudes, l’autre au renforcement concomitant de ces dernières et de leur pouvoir médiatique, « un peu comme si un médecin, au fur et à mesure de son impuissance, gagnait de plus en plus de clients » [Maris, 2003, p. 10].
Notes
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[1]
Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un projet Labex SMS (ANR-11-LABX-0066) intitulé DIACRE (DIscours journAlistiques et CRises Économiques) et présenté une première fois à la journée d’étude « Genèse des futurs économiques » organisée en décembre 2015. Je remercie les participants à ce projet et à cette journée, ainsi que les membres du programme Marché du Certop, pour les commentaires et suggestions qu’ils ont formulés au cours des deux dernières années sur des versions antérieures de ce texte. Je remercie également les membres du comité de lecture de la revue, notamment les deux experts anonymes, pour leur contribution à l’amélioration de l’article.
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[2]
Nous remercions l’un des experts de la revue pour sa formulation d’une troisième hypothèse et la clarification qu’elle appelle. L’absence de prévision de la crise dans les articles journalistiques pourrait s’expliquer par la réflexivité de journalistes soucieux de ne pas contribuer, par le pouvoir performatif de leur discours, à la faire advenir ; ne pas écrire la crise future serait ainsi une façon de ne pas contribuer à la provoquer. Cette hypothèse, plus difficile à soutenir ici que les deux précédentes, trouve une forme de légitimité dans l’histoire même des liens qui s’établissent entre discours journalistiques et actions du public. On pense notamment à la célèbre prophétie autoréalisatrice, sur une pénurie d’essence qu’auraient provoquée des journaux californiens à la fin des années 1970 – prophétie rapportée par Paul Watzlawick dans son ouvrage L’invention de la réalité. Cette troisième hypothèse nous permet également d’asseoir notre position vis-à-vis du pouvoir et de la performativité des discours journalistiques : qu’il s’agisse d’une performativité ou encore d’une performativité avérée des contenus diffusés ces questionnements déplacent la focale envisagée dans ce papier et ne seront pas traités ici.
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[3]
« Cet article vise à montrer comment le discours de la presse constitue l’évidence économique. […] La “mise en évidence” par la presse des “savoirs économiques” permet de constituer une doxa néolibérale partagée, d’imposer symboliquement une vision du monde totalement dominée par les “conditions économiques” » [Guibert, 2013, p. 156].
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[4]
« Les crises ont pour vertu de passer au crible les représentations, les théories et les pratiques, et d’apporter des éclairages à divers niveaux sur le fonctionnement des régimes socio-économiques. Elles marquent, tout d’abord, une césure entre une période faste et un renversement brutal de la conjoncture économique ; elles ouvrent à la confrontation des vues sur l’avenir des acteurs et mettent à l’épreuve des théories et paradigmes qui, antérieurement, donnaient toute satisfaction, puisque les prévisions que l’on pouvait en tirer s’avéraient conformes à l’observation » [Boyer, 2013, p. 72].
-
[5]
La plateforme Europresse établit elle-même une sélection de cette presse, sélection à laquelle nous nous sommes arrêté. Figurent ainsi dans notre corpus : Aujourd’hui en France, La Correspondance économique, La Croix, Les Échos, Le Figaro, L’Humanité, Libération, Le Monde, L’Opinion, La Tribune.
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[6]
Les articles qui apparaissaient à plusieurs reprises n’ont bien sûr été pris en compte qu’une seule fois.
-
[7]
Les segments sont ainsi suffisamment longs pour permettre de rattacher l’énoncé à un contexte énonciatif, pour comprendre les logiques argumentatives ou pour conserver l’inscription intégrale des locuteurs.
-
[8]
Les termes segments et séquences seront dans cet article employés indifféremment.
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[9]
Seul cas singulier, celui de La Tribune, journal quotidien dont la publication est devenue hebdomadaire depuis 2012. Le journal a été conservé dans notre corpus.
-
[10]
Je les remercie d’ailleurs pour les nombreux conseils qu’ils ont pu me prodiguer au cours de mes différentes expérimentations avec le logiciel Iramuteq.
-
[11]
« Matrices » comme espaces ordonnés dont les contours, flous, tracent une délimitation entre plusieurs lexiques qui présentent un « air de famille » [Chateauraynaud, 2014].
-
[12]
Chaque univers est ici caractérisé à partir de quelques termes, ceux que le logiciel a identifiés comme étant les plus spécifiques. Les vocabulaires sont distribués dans chacun de ces univers par une Classification Hiérarchique Descendante (avec une présentation par χ2 décroissant) construite sur la base d’une analyse factorielle des correspondances. Ainsi, les termes affichés pour chacune des classes ne sont pas forcément les plus nombreux à figurer dans ces sous-corpus ; ils sont en revanche les plus spécifiques à ces univers lexicaux : « Les classes terminales obtenues sont des ensembles de segments de texte qui ont tendance à partager le même lexique. Il est alors possible de décrire ces classes à partir de leur profil lexical, c’est-à-dire à partir des mots qui sont statistiquement surreprésentés dans les segments qui composent les classes » [Moreno et al., 2017].
-
[13]
La construction des cinq tableaux présentés dans cet article répond à une même logique : est systématiquement comparé l’attachement d’un terme ou d’une variable aux cinq univers lexicaux de la figure 1 (Classes 1, 2, 3, 4 et 5) à partir du χ2.
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[14]
Le découpage par Iramuteq des articles de presse en « séquences » impose une traduction du texte sans ponctuation ni majuscule. Nous conserverons ce format dans le cadre de l’article.
-
[15]
Nous ne reviendrons pas sur la définition initiale du terme et ses nombreux usages sociologiques [Le Velly, 2002]. Notre emprunt, ici, vise simplement à rabattre sur une seule notion la nature plurielle – et, dans le cadre de ce travail, incertaine – des liens qu’entretiennent l’économie et d’autres univers.
-
[16]
« La progression du journalisme économique bénéficie de la tentative d’imposition de l’“économie” à la fois en tant que problématique de l’heure (la nécessité de “moderniser” le pays) et comme registre d’évaluation des actions publiques (à la manière du “tout est économique”) » [Riutort, 2000, p. 45-46].
-
[17]
Certains d’entre eux ont d’ailleurs pu asseoir leur notoriété par la qualité de leur expertise prophétique. On pense notamment à François Lenglet avec son livre La crise des années 1930 est devant nous, publié au début de l’année 2007 (et repris dans notre corpus : Les Échos, 1er avril 2007).
-
[18]
« Outre une existence sociale, la preuve a aussi une existence historique. Ce qui fait preuve à une époque donnée lui appartient, renvoie à des cadres intellectuels, institutionnels, culturels spécifiques, ancrés dans une temporalité » [Mandressi, 2009, p. 6].
-
[19]
Nous reprenons ici le découpage, désormais classique en sociologie des marchés, établi par Michel Callon entre économie-pratique et économie-discipline [1998].
-
[20]
Nous pouvons également constater, dans ce tableau, la place qu’occupent les économistes dans le monde lexical de la formation et de l’insertion des générations futures (classe 4). Ce dernier résultat soulève des difficultés d’interprétation que la lecture des séquences concernées par cette corrélation ne dissipe pas. Ce point ne sera donc pas développé ici.
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[21]
Un résultat que nous avons également établi dans le cadre de l’analyse du corpus global. L’occurrence « économiste.s » y apparaît à 239 reprises. Elle est associée par exemple aux verbes : expliquer (13 reprises), estimer (9), connaître (7), souligner (6), prédire (5), imposer (5), montrer (5), rappeler (5) juger (4)…
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[22]
Dans certains articles clairement militants, on peut néanmoins trouver une rhétorique contraire qui dénonce justement la fragilité des compétences affichées par les gouvernants : en première page du journal Le Figaro, dans un article titré « Un financier d’occasion », François Coty qualifie ainsi le Premier ministre (Édouard Daladier) de « chef inexpert des experts officiels en matière de finance » (Le Figaro, 26 avril 1933).
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[23]
Nous retrouvons ici un découpage déjà théorisé par d’autres sociologues. Notamment Thomas Angeletti lorsqu’il explicite deux modes d’existence de l’économie : l’économie qu’on agit et l’économie qui nous agit. « La première distingue une économie-chose, sur laquelle on peut opérer des actions, visant à la contrôler, à la modeler, voire à agir sur ses évolutions, tandis que la seconde se manifeste notamment lorsque l’économie est exprimée en termes de “réalités” contre lesquelles il serait difficile voire, parfois, illusoire de lutter » [Angeletti, 2012, p. 96].
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Plusieurs séquences renvoient en effet à la crise de 1929, qu’il s’agisse de souligner les similitudes entre les deux crises – notamment dans les discours politiques qui tentent en 1929 comme en 2008 d’en atténuer l’importance durant les premiers temps –, ou qu’il s’agisse de souligner les progrès de la science économique grâce aux expériences accumulées par le passé : « pour l’avenir on devrait évoluer vers une sorte d’équivalent de l’OMC qui régulera la mondialisation financière et fera respecter des normes plus strictes grâce à ce que nous savons des crises antérieures celle de 1929-1930 et de 1973-1976 les autorités américaines et européennes ne commettent plus les mêmes erreurs qu’à l’époque elles n’assèchent pas le crédit pour purger le système comme en 1930 elles agissent de manière plus intelligente parce que les économistes disposent d’un stock de connaissances théoriques et expérimentales à peu près consensuelles si l’économie n’est pas une science exacte on peut parler d’une scientisation de l’économie » (Le Figaro, 2008).
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Parce que la représentation du futur ne peut à ce stade être vérifiée, mais qu’elle est présentée comme irréfutable, ce second versant rhétorique du couplage temporel ne manque pas de rappeler les prophéties auto-réalisatrices : considérée comme vraie, cette représentation doit forcément être anticipée et des actions ou comportements adaptés mis en œuvre – actions ou comportements qui pourraient contribuer en retour, une fois réellement concrétisés, à faire advenir la représentation initiale.
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Pour emprunter à la rhétorique de Commons et sa théorie de la futurité : « Le principe de causalité dans l’activité économique “est qu’un effet précède sa cause” » [Gislain, 2002, p. 60].
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[27]
Une critique que l’histoire du journalisme économique, comme champ, rend d’autant plus pertinente [Duval, 2004].
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« Mais les experts sont différents des savants : s’ils procèdent (ou non) de la science, ils n’ont pas de comptes à lui rendre. Ils rendent des comptes à l’opinion, à leurs employeurs – hommes politiques ou entreprises privées – ou aux deux. Pour tracer la frontière fondamentale entre experts et savants, il suffit de savoir à qui s’adressent les uns et les autres […] » [Maris, 2003, p. 19].