1 – Introduction
1 Toute définition du chômage suscite des débats, cristallisés sur la question de la mesure : combien y a-t-il de chômeurs au juste, qui peut être considéré comme chômeur, quels critères faut-il retenir ? Ces controverses pointent dans plusieurs directions : les écarts d’évaluation du volume de chômage en fonction des sources utilisées [Lemoine, 2007] ; la dépendance du chiffre à l’indicateur retenu [Castel et al., 1997] ; les limites des protocoles d’harmonisation internationale [Desrosières, 2003]. Il est admis désormais qu’il n’y a « pas un “bon” nombre de chômeurs, mais autant de statistiques que de sources et de façons de définir conventionnellement (et non arbitrairement) le chômage » [Marchand, 1991, p. 8]. Loin d’être seulement statistique, l’enjeu concerne la définition même du chômage : que faut-il entendre par chômage, y a-t-il un accord partagé sur la catégorie, comment tracer la limite entre chômeurs et non-chômeurs, à qui cette qualité peut-elle être octroyée, qui en contrôle les significations ?
2 Quelles sont donc les frontières du chômage et quelles sont leurs propriétés : clarté, netteté, stabilité, évidence, finesse, précision ou, inversement, obscurité, ambiguïté, instabilité, fragilité, épaisseur, approximation ? Tracer une frontière, cela consiste à séparer et distinguer à l’intérieur d’un phénomène continu. Cette activité est sociale et politique, car elle instaure des classifications qui pourront structurer le fonctionnement des groupes et sociétés. Et le chômage est une de ces catégories opératoires [Demazière, 2003], qui sont à la fois des représentations partagées du monde social et des ressources d’action dans et sur ce monde. Les frontières font émerger des phénomènes qu’elles rendent visibles [Gieryn, 1983 ; Evans, 2009], et que leurs déplacements recomposent [Degenne, 2005]. Ces phénomènes ne préexistent pas à leurs frontières, ce sont plutôt les frontières qui les font advenir et les agencent : « Nous ne devrions pas chercher les frontières des choses, mais les choses des frontières » [Abbott, 1995, p. 857]. Les frontières sont donc le lieu d’un travail de définition. Et cela a été magistralement montré à propos de l’émergence du chômage au tournant des xix e et xx e siècles : le chômage n’est pas le reflet d’une réalité sociale déjà là, ni même une prise de conscience d’une réalité émergente, il est une invention engageant une multiplicité d’acteurs [Salais et al., 1986 ; Topalov, 1994]. La notion de frontière a d’abord permis de considérer les groupes sociaux ou ethniques comme le résultat historique et conventionnel d’un travail de délimitation plutôt que comme des entités objectives et substantielles [Barth, 1969]. Étendu ensuite à d’autres entités collectives ou symboliques [Silber, 1995 ; Jeanpierre, 2010], le raisonnement sous-jacent est invariant : il est à la fois relationnel, car toute différenciation est produite par rapport à un autre, qui le devient avec le traçage de la frontière, et processuel, car toute différenciation est une cristallisation provisoire entre des entités dont les rapports évoluent.
3 Pour l’exploration du travail des frontières du chômage, deux dimensions sont privilégiées ici : l’action publique, car le chômage est un statut codifié, et les personnes concernées, car le chômage est une expérience subjective. À ces deux dimensions correspondent deux types de frontières. Dans le premier cas, elles sont institutionnelles : elles délimitent des conditions statutaires différentes et régulent l’accès à des ressources matérielles (indemnisation, accompagnement, aides publiques) ou immatérielles (reconnaissance par le service public de l’emploi). Dans le second cas, elles sont « symboliques » [Lamont et Molnar, 2002 ; Lamont, 2001] : elles influent sur les significations investies dans les expériences et pèsent sur les identifications catégorielles (appartenance, revendication identitaire) et les projections d’avenir (positions accessibles, valorisées). Nous situerons, de manière successive, l’analyse dans chacune de ces deux dimensions. Ce faisant, nous tenterons de montrer que le travail des frontières est hétérogène dans ses orientations et ses conséquences.
2 – Les frontières institutionnelles d’un statut
4 Le chômage n’est pas un phénomène économique, tel le solde d’un excédent de demandes d’emploi par rapport aux emplois. D’ailleurs, « dans un monde purement marchand il n’y a pas de chômage » [Eymard-Duvernay, 2001, p. 292]. Le chômage est défini par des frontières institutionnelles, qui le séparent d’autres statuts sociaux relevant de l’activité ou de l’inactivité. Pour retracer l’évolution de ces frontières, nous centrons l’analyse sur les règles d’indemnisation du chômage et sur la distribution de revenus de remplacement, car ils sont au cœur de la catégorisation.
2.1 – Des frontières codifiées : pas de chômage sans emploi salarié
5 Historiquement, le chômage résulte de manières renouvelées de considérer les pauvres et de la délimitation de trois groupes associés à trois interventions spécifiques [Castel, 1995] : les pauvres d’habitude, perçus comme des oisifs volontaires qui doivent être réprimés, enfermés et contraints à travailler ; les inaptes au travail, marqués par des infirmités et autres handicaps, qui doivent bénéficier d’une assistance minimale sans espoir de les mettre au travail ; enfin les pauvres involontaires et valides, recherchant un travail pour survivre, qui doivent être secourus et aidés dans leurs recherches. L’invention du chômage se traduit alors, au début du xx e siècle, par la création d’institutions de secours, ouvrières ou municipales, transformées ensuite en organismes nationaux. Leur action d’indemnisation est rapidement associée à une activité de placement des sans-emploi [Luciani, 1990 ; de Larquier, 2000]. Cette réponse à la précarité financière provoquée par le manque de travail trace une frontière entre les travailleurs victimes de la mauvaise conjoncture économique et les pauvres considérés comme inemployables ou paresseux, entre les mauvais et les bons sans-emploi [Topalov, 1987], entre ceux qui sont qualifiés de chômeurs et les autres, considérés comme inactifs [Mansfield et al., 1994].
6 Cette invention du chômage vise à améliorer la mobilisation du facteur travail [Gautié, 2002] et à discipliner les conduites ouvrières. Car dans les économies industrielles de la fin du xix e siècle, ces conduites restent instables et imprévisibles : dans les zones rurales, nombre d’ouvriers sont aussi paysans et se consacrent au travail agricole au gré des besoins saisonniers, et dans les villes le changement d’entreprise est une réponse fréquente à de mauvaises conditions de travail et de rémunération. Dans ce contexte, l’instauration d’un contrat salarial, qui codifie une relation de subordination et l’inscrit dans la durée, resserre les attaches entre les ouvriers et leurs employeurs. Cette évolution juridique et sa diffusion s’étalent sur des décennies, mais il en résulte que le chômage est arrimé au salariat, dont il représente un complément, un corollaire, « à la fois son négatif et sa condition d’existence » [Lefresne, 2008, p. 3].
7 Mais si le chômeur est un salarié potentiel, sur quels critères l’identifier, sur quels principes organiser son indemnisation et l’accompagner vers l’emploi ? Le contrôle à la frontière est d’emblée focalisé sur la vérification du caractère involontaire de l’absence d’emploi. Cette propriété est initialement identifiée par l’exercice régulier d’une activité professionnelle [Daniel et Tuschzirer, 1999], puis, à partir du milieu du xx e siècle, elle est associée aux conduites de recherche d’emploi. Cette approche devient un standard dans les années 1960 quand le Bureau international du travail donne une place centrale à ce critère : est chômeur tout individu de plus de 15 ans, dépourvu d’un emploi, salarié ou non, à la recherche active d’un emploi et immédiatement disponible pour en occuper un. Cela élargit le territoire du chômage, puisqu’il suffit de se dire en recherche d’emploi pour être officiellement reconnu comme chômeur. Mais le bénéfice du statut de chômeur est provisoire et conditionnel : la demande d’emploi doit être démontrée, à travers une recherche d’emploi effective, et sujette à contrôles et éventuelles sanctions, et l’accès à l’indemnisation n’est pas automatique. De plus, la revendication individuelle de la qualité de chômeur dépend de l’offre de services et de ressources associée au statut [Marchand et Thélot, 1983]. Elle varie aussi en fonction de conditions sociales et normatives, comme la légitimité genrée du statut [Maruani, 2002, Demazière, 2017], et toutes les catégories de population n’ont donc pas une égale propension ou légitimité à pénétrer dans le territoire du chômage.
8 Celui-ci dépend de la combinaison de trois logiques de distribution des ressources, qui esquisse des « régimes d’activité et d’emploi nationaux » [Barbier et Gautié, 1998 ; Gallie et Paugam, 2000] : ces ressources peuvent être indexées sur la participation à l’activité productive (le travail rémunéré, l’emploi), sur la redistribution de transferts sociaux (revenus de l’assistance), sur des liens interpersonnels noués dans les espaces domestiques (solidarités familiales). Et la catégorie de chômage a été construite pour isoler ceux qui sont exclus, involontairement, du premier type de ressources, l’emploi. Pour saisir les effets d’une telle frontière, il faut prendre en compte les catégories connexes. Or, dans nombre de pays occidentaux, les deux autres logiques ont concerné majoritairement les femmes, soumises à des incitations multiples (politiques familialistes, division sexuelle du travail domestique, normes sociales de répartition de l’emploi) pour ne pas entrer sur le marché du travail ou s’en retirer au moment de la perte d’emploi [Maruani, 1996]. Ainsi, pendant la période dite des Trente Glorieuses, à un moment où les contours du chômage étaient stabilisés et solidement tracés, ces frontières avaient de forts effets sélectifs, au détriment des femmes (mais aussi des individus situés aux extrêmes du cycle de vie professionnelle). Si le chômage est constitué comme l’envers de l’emploi, c’est d’abord de l’emploi du breadwinner qu’il s’agit. Dans la période suivante, celle des excédents structurels – quoique différents selon les pays – de main-d’œuvre, le territoire du chômage est sensiblement réduit alors que le nombre de personnes qui s’y situent augmente.
2.2 – Des frontières épaissies et renforcées : le chômage rétrécit
9 À partir des années 1990, l’accès aux allocations pour chômage est rendu plus difficile dans les pays européens, dans un contexte de réduction des prélèvements obligatoires et des déficits publics et de restructuration des systèmes de protection sociale [Freyssinet, 1998]. Les rythmes des réformes, leur ampleur, leur justification ou leur mise en œuvre sont différenciés, mais quelques lignes de force communes peuvent être soulignées [Clasen et Clegg, 2006]. Les critères d’éligibilité sont durcis et par conséquent le territoire couvert par l’assurance chômage est rétréci. Certes, les taux de couverture sont variables d’un pays à l’autre, mais partout les durées de cotisation préalable exigées s’allongent (nombre de mois nécessaires pour une période de référence donnée). Ensuite, les montants des allocations versées se réduisent et le taux de remplacement en fonction du salaire antérieur diminue. De plus, les durées d’indemnisation sont sensiblement raccourcies, même si les durées maximales autorisées restent très variées (de six mois à plus de cinq ans). Indépendamment de l’évolution de ces règles, les transformations de l’emploi et l’accélération des mobilités entre emploi et chômage ont pour effet tendanciel de diminuer les droits accumulés, et donc de resserrer les périodes pendant lesquelles les prestations sont servies.
10 C’est aussi le critère d’employabilité, désignant les chances estimées d’accès à l’emploi, qui joue un rôle croissant dans la gestion de la circulation entre le chômage indemnisé ou statutairement reconnu et d’autres régimes de protection sociale délimitant des statuts d’inactifs. Ces derniers sont largement mobilisés, avec des modalités différentes selon les pays, comme des substituts au chômage ou des positions de reclassement. Les mesures de préretraite et de cessation anticipée d’activité ont été largement utilisées, en France par exemple, dans le cadre de plans de réduction d’effectifs afin de soustraire au chômage les licenciés en fin de carrière [Palier, 2003]. Et les mesures de dispenses de recherche d’emploi ont pris le relais pour exfiltrer du chômage les plus âgés, considérés comme inemployables. Ce sont aussi les régimes d’invalidité et d’incapacité professionnelle qui ont été beaucoup sollicités dans certains pays, comme les Pays-Bas [Wierink, 2002] ou le Royaume-Uni [Angeloff, 2011], pour absorber des chômeurs de longue durée. Au cours des années 1990, ces politiques de transfert des chômeurs considérés comme les moins employables vers des régimes spécifiques d’assistance ont été critiquées pour leur coût. Elles ont alors été modérées et réduites, mais cela ne change pas la donne. Car d’autres mouvements vont dans la même direction, celle d’une sortie du territoire du chômage vers des zones mal balisées de l’inactivité. Cela concerne prioritairement les chômeurs qui ne parviennent pas à s’extirper de cette condition, comme les chômeurs dits découragés, qui souhaitent travailler, mais sans chercher d’emploi, et qui à ce titre sont classés comme des inactifs et alimentent le halo du chômage [Cézard, 1986], ou ces jeunes vulnérables, découragés et désorientés, que la Commission européenne désigne sous le vocable de NEET (Neither in Employment nor in Education or Training) [Eurofound, 2012]. Sur ce point, les logiques contre-sélectives d’une action publique ciblée sur les catégories les plus vulnérables ou éloignées de l’emploi ont souvent des effets limités [Lefresne, 2003], voire inversés [Demazière, 2002].
11 C’est que les pays occidentaux ont aussi connu un renforcement des contrôles des chômeurs, soumis à l’injonction de mener une recherche d’emploi active [Boland et Griffin, 2015], à des pressions pour assouplir leurs exigences professionnelles ou salariales [Dean, 1995] et à une contractualisation qui, en formalisant les engagements, facilite les sanctions [Willmann, 2001]. Participant de la tendance à l’activation des politiques d’emploi en Europe [Barbier, 2009 ; Ehrel, 2012], ce « tournant rigoriste » [Dubois, 2007] amplifie et légitime les dispositifs de surveillance des chômeurs, en particulier quand ils sont indemnisés [Van Berkel, 2010]. Dans le mouvement d’oscillation des représentations associées à l’indemnisation entre les pôles du soutien facilitant l’accès à l’emploi et du facteur de désincitation au travail, le balancier se rapproche de ce second pôle [Serrano Pascual, 2007]. Resserrer les contrôles de la recherche d’emploi et renforcer les exigences imposées aux chômeurs conduisent à multiplier les expulsions hors du territoire du chômage pour motif d’insuffisance ou de défaut de recherche d’emploi, comme l’illustre la mise en œuvre de la réforme dite de « disponibilité active » de l’assurance chômage en Belgique [Demazière et Zune, 2017a]. Aussi la centralité du rôle dévolu à la recherche d’emploi, emblématique des politiques d’activation, signale une évolution notable dans la gestion du franchissement des frontières du chômage.
12 Dans les années 2000, l’injonction à la recherche d’emploi commence à s’étendre au-delà des frontières du chômage, et les bénéficiaires des minima sociaux (comme le Revenu de solidarité active en France) y sont de plus en plus soumis [Hamzaoui, 2007]. Pour autant, cela n’inaugure pas une inversion des flux aux frontières du chômage, car cette extension concerne les devoirs associés au statut de chômage, mais non les droits, telle l’indemnisation qui tend parallèlement à se durcir. Des inactifs sont ainsi soumis à des obligations associées au chômage, mais sans être pleinement installés dans ce statut. La diffusion des normes de recherche d’emploi ne produit donc pas une ouverture des frontières du chômage. Simultanément, celles-ci sont aussi déplacées sous l’action de dispositifs qui organisent le cumul chômage-emploi en vue de favoriser, ou forcer, la prise d’emploi, même quand celui-ci est dégradé [Huyghues-Despointes, 2001]. Les mécanismes juridiques sont variés, jouant d’incitations financières (activités réduites en France) ou de l’obligation d’accepter des emplois très mal payés (minijobs ou jobs à 1 euro avec la réforme Hartz IV en Allemagne). Les chômeurs ainsi activés sont situés du côté de l’emploi, celui-ci fût-il en deçà de l’emploi convenable, alors même que beaucoup sont exposés à des risques de « trappe à emploi précaire » [Lefresne et Tuchszirer, 2001] qui les maintiennent à distance de l’emploi durable. Les catégories statistiques émergentes de non-emploi ou de sous-emploi tentent de saisir ce flou aux frontières du chômage. Mais ceux qui s’y situent restent par là même invisibilisés dans les comptages officiels du chômage, et sont renvoyés à la responsabilité de leur situation [Lefresne, 2005] limitrophe, en lisière.
13 Les mécanismes qui déplacent les frontières institutionnelles du chômage sont hétérogènes, puisqu’ils relèvent aussi bien de règles formelles (indemnisation, accès à des revenus de remplacement et/ou des statuts de substitution) que de pratiques organisées (estimation d’une employabilité, contrôle de la recherche d’emploi), ou de conduites sociales (découragement avec l’allongement de la durée de chômage, repli sur soi). Ils ont en commun de produire un resserrement du territoire du chômage, alors qu’à ses confins la norme de recherche d’emploi se diffuse pourtant. Les chômeurs eux-mêmes ont un faible rôle dans ce mouvement : ils ne contribuent en rien à définir les règles et les dispositifs, et n’ont que de maigres marges dans la mise en œuvre de ceux-ci. Néanmoins, les frontières du chômage ne sont pas seulement institutionnelles et ne se réduisent pas à des instruments de gestion des statuts et de distribution des populations dans ces statuts. Elles structurent aussi les expériences vécues du chômage et sont modifiées et configurées dans le cours de ces expériences.
3 – Les frontières symboliques d’une expérience
14 Le chômage n’est pas seulement un statut, délimité par des frontières institutionnelles, il est aussi une expérience vécue. Et celle-ci trace également des frontières, symboliques, qui dessinent des appartenances et identifications. En mobilisant deux enquêtes compréhensives, ces mouvements de, et à, ces frontières, seront retracés autour de deux dimensions qui configurent aussi les limites institutionnelles du chômage : les activités de recherche d’emploi et les anticipations professionnelles. Cette analyse des rapports à l’emploi des chômeurs conduit à identifier de nouveaux mouvements, inversés, d’élargissement du territoire du chômage.
3.1 – Des frontières déplacées
15 Le chômage est une situation transitoire, dont la signification est définie par les anticipations de sortie vers l’emploi. Aussi, la recherche d’emploi n’est pas seulement un devoir conçu comme contrepartie du droit au secours, comme réponse aux contrôles institutionnels, au demeurant très variables selon les pays. Elle occupe également une place centrale dans l’expérience des chômeurs, comme le montre une recherche récente (cf. encadré 1) réalisée en France [Demazière et Zune, 2017b]. Si la recherche d’emploi a beaucoup été étudiée sous l’angle de son intensité [Bakke, 1940 ; Schnapper, 1981 ; Bartell et Bartell, 1985 ; Gallie et Vogler, 1994], elle peut aussi être analysée à partir de ses visées : qu’est-ce que l’emploi en tant que finalité de la recherche et, plus largement, quelles sont les anticipations des chômeurs ? Poser ces questions, c’est interroger les continuités du chômage et de l’emploi à partir des expériences des chômeurs, et mobiliser celles-ci pour questionner les frontières du chômage : est-il bien une projection dans l’emploi, que signifie alors l’emploi, quelles sont ses propriétés, ses frontières s’emboîtent-elles avec celles du chômage ?
Encadré 1 : une enquête auprès des chômeurs inscrits à Pôle Emploi
3.1.1 – L’emploi des chômeurs
16 L’emploi, en tant que perspective, est pris dans le flux des expériences qui jalonnent la recherche d’emploi, avec ses espoirs et désillusions, ses démarches et efforts répétés, son accumulation de difficultés et d’échecs. Aussi, l’emploi n’est pas une entité claire ou stable, il est façonné par les expériences, encourageantes et malheureuses, de recherche d’emploi [Vieira, 2016]. Il est modulé par des chômeurs qui découvrent des offres d’emploi lestées de qualités variables, qui reçoivent des invitations à ajuster leurs exigences, qui testent leurs chances. Les contours de l’emploi visé sont alors plus incertains, et, partant, les frontières du chômage se déplacent. L’emploi est en effet diffracté en de multiples situations, plus ou moins acceptables ou accessibles, au point qu’il apparaît – c’est un résultat central de la recherche – comme une notion trop étroite pour rendre compte de la diversité des projections des chômeurs. C’est une entité plus large qui est en jeu, comme l’indiquent les expressions utilisées pour en parler : « travailler – n’importe quoi – un contrat définitif – même au noir – des petits jobs alimentaires – un projet – plus être salarié – non déclaré ça m’irait aussi – je rêve de m’installer – un petit boulot – de quoi gagner ma vie – pas sortir de mon métier – me coller dans une place – un salaire et c’est tout –, etc. ».
17 Aussi, quand il est saisi à travers les expériences vécues, le chômage ne se réduit pas à l’envers de l’emploi, mais il est reconfiguré dans un processus de réinterprétation du travail en tant que cible accessible pour les chômeurs. Et les formules prononcées lors des entretiens débordent de la catégorie d’emploi et en font craquer les coutures. Elles désignent des visées plus composites, orientées toutefois vers le travail. Elles embrassent un ensemble d’activités hétérogènes, qui néanmoins ont en commun de représenter des potentialités de revenus (elles sont investies comme sources de gains), de procurer des supports identitaires sinon statutaires (elles sont affectées de jugements de valorisation) et d’être considérées comme des perspectives pertinentes (elles sont investies de significations). Le chômage peut alors être redéfini, passant de la recherche d’un emploi à une quête de ce qui peut être appelé un travail accessible, dont les contours sont mouvants. L’enquête a permis d’explorer cette variété, qui signale un éclatement de l’emploi. Quatre conceptions contrastées du travail accessible ont été identifiées, que nous avons désignées par les termes de place, contrat, projet, bricolage. Les deux dernières relativisent singulièrement la complémentarité, historiquement constituée et institutionnellement codifiée, du chômage et de l’emploi.
3.1.2 – De l’emploi visé aux formes du travail accessible
18 Les deux premières désignent des positions statutaires anticipées qui sont codifiées, caractérisées administrativement comme des alternatives au chômage, et reconnues officiellement comme des marqueurs d’insertion professionnelle. La place équivaut à des emplois ; des emplois qui peuvent protéger durablement du chômage, qui offrent une place, c’est-à-dire un espace à investir et une place forte. Si elle est désignée par des expressions variées (« vrai travail, emploi sûr, une place où tu es collé, la sécurité »), celles-ci renvoient peu ou prou au CDI à temps plein. Le contrat désigne des situations plus hétérogènes, débordant des contrats de travail, mais correspondant à des statuts formels : CDD, missions d’intérim, contrats d’insertion ou aidés, stages de formation, stages en entreprise ou contrats très ponctuels, etc. Ces statuts sont interprétés comme des progressions vers une sortie du chômage (« c’est déjà quelque chose, ça permet d’avancer, un petit plus quand même, c’est valorisant »). Aussi, qu’il s’agisse de la place ou du contrat, le travail accessible s’ajuste avec les frontières institutionnelles du chômage. Dans les deux cas, l’expérience du chômage est structurée par la recherche d’un emploi, et le chômage est investi en conformité avec sa définition officielle.
19 Quand le travail accessible correspond à une place, l’emploi visé comme un objectif réaliste et atteignable a un sens restrictif. Cela concerne particulièrement les chômeurs dotés d’attributs valorisables (solides formation ou expérience) et dépourvus de traits stigmatisants (pas d’âge ou de durée de chômage élevés), comme Astrid (42 ans, BTS, gestionnaire immobilier, 10 mois de chômage) qui prépare activement son avenir et se projette dans un emploi stable : « Je vise une bonne situation dans un grand réseau, c’est clair pour moi. Parce que je sais que j’ai mes atouts. Et voilà, ça me permet d’être un peu sereine quand même. » Mais la confiance dans les possibilités d’investir une place peut aussi s’éroder, avec la répétition de vaines tentatives ou l’accumulation de déconvenues. D’autres facteurs peuvent canaliser les anticipations vers des formes contractuelles moins pérennes et solides (le contrat) : pressions institutionnelles ou des entourages pour réviser ses aspirations à la baisse, adaptations aux difficultés rencontrées, stratégies incrémentales des petits pas, primauté donnée à des objectifs transitoires, sentiment d’urgence face à une menace d’enfermement dans le chômage. À la variété de ces processus répond aussi une diversité des profils des chômeurs qui configurent le travail accessible comme un contrat. Ainsi, Roger (49 ans, diplôme d’ingénieur, responsable de production, 18 mois de chômage), qui ne ménage pas ses efforts, mais se heurte à la rareté des offres dans son bassin d’emploi, révise ses objectifs en s’appuyant sur un stage de recherche d’emploi : « C’est un peu ce qu’il faut retenir, je veux dire de pas s’accrocher pour rien hein […] c’est ce que je me dis, ben de rentrer dans la précarité, en attendant mieux. » Caroline (34 ans, aucun diplôme, employée dans l’hôtellerie, 19 mois de chômage) pour sa part ne voit pas comment « sortir vraiment du chômage », car, mettant en balance sa détermination (« je fais beaucoup de démarches ») et l’absence de résultat, elle a renoncé à toute exigence (« j’accepte n’importe quoi, n’importe »), tout en critiquant ces « petits boulots pourris » qui ne sont pas des solutions au chômage. Ainsi, le contrat est une balise qui rend floues les frontières du chômage, car il peut signifier une amorce de sortie du chômage ou un enfermement dans un chômage plus ou moins mâtiné de travail. Sous les contraintes du chômage l’emploi salarial prend une forme plastique, correspondant à un relâchement des normes d’emploi auquel les chômeurs sont les plus exposés [Lizé et Prokovas, 2014].
20 Les deux autres conceptions du travail accessible (le projet et le bricolage) sont minoritaires, mais significatives, puisqu’elles concernent près d’un tiers de l’échantillon. Elles redéfinissent le cœur de l’expérience de chômage. Ce n’est pas la recherche d’un emploi qui y est centrale, mais des activités diverses qui s’apparentent à du travail dans le sens où elles sont source de reconnaissance et de rétribution. Le projet s’articule à la valorisation d’une activité spécifique (formulée comme « métier, passion, qualification, compétences, quelque chose dans les mains ») qui constitue une base pour se projeter dans un avenir situé aux marges du salariat, souvent dans des formes fragiles d’auto-emploi ou de marchandisation de sa force de travail : auto-entrepreneur, travail autonome sous le régime des missions, sous-traitance pour un donneur d’ordres unique, free-lance, pigiste, plus rarement installation à son compte. Les activités préparatoires préfigurant cet avenir illustrent cette fragilité, puisqu’elles prennent la forme d’essais plus ou moins informels, de stages, d’activités ponctuelles, de travail gratuit, voire informel, etc. Ici chômage et travail sont entremêlés, et le passage de l’un vers l’autre est sinueux et incertain. Julien (44 ans, baccalauréat, missions dans le spectacle vivant, 10 mois de chômage) est engagé dans la conception de circuits de tourisme industriel : il y voit un moyen de ne « pas sacrifier sa liberté », mais sans être sûr de pouvoir en vivre puisqu’il a décroché « quelques toutes petites commandes » et rode ses idées en faisant « surtout du bénévolat ». Nadège (53 ans, baccalauréat, chef de service administratif, 19 mois de chômage), qui a été « anéantie » par son licenciement et récuse le salariat, expérimente d’autres pistes : elle dispense quelques heures de formation en tant qu’auto-entrepreneur, mais estime que c’est « une voie de garage », aussi réfléchit-elle à vendre des prestations de formation « pour les petites entreprises qui sont perdues avec les papiers ». Le projet est donc lesté d’incertitudes et d’ambivalences, il mêle le chômage à des tentatives souvent floues d’auto-emploi et le situe à l’écart du salariat. Deux formes de parcours professionnels dominent parmi les chômeurs qui expriment cette conception du travail accessible : des parcours discontinus combinant une variété de statuts d’emploi, et des parcours stables marqués par une rupture survenue en deuxième partie de carrière et vécue de manière brutale.
21 Le bricolage concerne une population plus variée, mais qui tendanciellement partage de fortes anciennetés de chômage et/ou des âges élevés. L’expérience du chômage est aussi organisée autour d’activités diverses, qui sont énoncées comme « je me débrouille, c’est pas déclaré, quelques chantiers, des coups de main, on s’entraide ». Leurs significations sont enfermées dans le présent, découplées de perspectives de sortie du chômage. Elles évoquent un renoncement à l’emploi, affirmé avec plus ou moins de netteté. Ces activités, qui sont hétérogènes en ampleur, régularité, stabilité, rendement monétaire ou légitimité, saturent une expérience du chômage qui n’est pas orientée vers une alternative. Anne (48 ans, sans diplôme, femme de ménage, 22 mois de chômage) ne se sent plus capable de tenir un emploi, car elle est physiquement usée. Elle a commencé à s’investir dans la garde de ses petits-enfants, « pour se changer les idées » et ce travail familial et gratuit l’a convaincue de proposer ses services pour des « dépannages », afin de « s’occuper et gagner un peu de sous ». Philippe (53 ans, sans diplôme, réceptionniste, 26 mois de chômage) s’est découragé, car il n’a obtenu que quelques très courtes missions de manutention alors qu’il a mobilisé ses contacts. En revanche, il a été sollicité pour des petits travaux d’entretien, s’est « retrouvé à faire du non-déclaré pour une misère », mais se trouve « coincé dans un système » dont il est dépendant. Le bricolage apparaît ainsi comme un aménagement du chômage, émergeant sous forte contrainte, ayant une faible portée pour l’avenir, assignant des chômeurs souvent vulnérables à des activités de travail de piètre qualité. Mais il est aussi une reconfiguration de l’expérience du chômage, qui enjambe ses frontières institutionnelles et le leste de significations alternatives à l’anticipation d’un emploi.
22 L’analyse des expériences du chômage montre une fragilisation de la traditionnelle complémentarité entre chômage et emploi issue de la codification institutionnelle des statuts sociaux. Elle révèle un éclatement de l’emploi (en tant que cible des projections d’avenir) en une pluralité d’interprétations du travail accessible. Cette variété exprime un certain flou sur les frontières symboliques de l’expérience du chômage, et pointe les décalages entre celles-ci et les frontières institutionnelles.
3.2 – Des frontières brouillées
23 Cette extension du territoire de l’expérience du chômage par-delà les frontières institutionnelles n’est pas propre au cas français. Des processus apparentés ont été identifiés dans d’autres pays, où le niveau de chômage est plus faible et où la force des frontières institutionnelles du chômage est variable. C’est ce que montre une enquête (cf. encadré 2) conduite dans trois aires métropolitaines (Paris, São Paulo, Tokyo) auprès de chômeurs officiellement reconnus comme tels et donc installés dans le territoire institutionnel du chômage [Demazière et al., 2013].
3.2.1 – Des cadrages différenciés
24 Dans les trois métropoles l’empreinte du chômage était contrastée au moment de l’enquête, le taux de chômage au sens du BIT variant de 9 % (Paris) à 5 % (Tokyo) en passant par 8 % (São Paulo). Au-delà de ces différences, le chômage est dans chacun de ces contextes une condition en usage et pertinente pour les actifs sans emploi, ce qui suppose que, conformément aux enseignements de l’histoire du chômage, la codification de l’emploi y est assez développée et répandue, même si c’est à un degré moindre dans le cas de São Paulo. Cela se traduit dans les matériaux d’enquête par une prégnance, transversale aux terrains, de la norme de recherche d’emploi : elle affleure dans nombre de récits de chômeurs, et donne au chômage un contenu normatif, qui n’est pas seulement l’objet de contrôles administratifs ou de sanctions potentielles, mais qui est aussi le support d’activités pratiques et d’arguments interprétatifs. Mais la comparaison internationale montre que les frontières institutionnelles du chômage ne tracent pas un périmètre identique dans les trois métropoles et ne sont pas gardées et surveillées avec la même attention.
Encadré 2 : une enquête internationale auprès de chômeurs
25 L’action institutionnelle à l’égard des chômeurs est fortement contrastée, que l’on considère les systèmes d’indemnisation, les dispositifs de contrôle de la recherche d’emploi, les organismes d’accompagnement. À São Paulo, cette institutionnalisation est la plus faible, car la protection des chômeurs est fragile et limitée aux titulaires d’emploi salarié formel (registrado na carteira de trabalho) et les actions d’accompagnement et de conseil sont dispersées, hétérogènes et peu utilisées par les chômeurs. L’expérience des chômeurs est tout au plus balisée par ces institutions, alors qu’à l’opposé dans le cas de Tokyo elle apparaît strictement corsetée. Plus encore que l’emploi formel, c’est le contrat à vie (shûshinkoyô) qui fait référence en dépit de son érosion, et le chômage est alors fortement dévalorisant. Face à cette épreuve, les chômeurs sont peu pris en charge par les institutions publiques, qui sont elles aussi dévalorisées, mais ils sont en revanche soumis à de puissantes normes morales les enjoignant à l’autonomie et les assignant à une autoresponsabilisation. Le cas parisien est intermédiaire, car si d’un côté les institutions et politiques publiques encadrant les chômeurs sont beaucoup plus développées, d’un autre côté elles exercent un contrôle moins pressant et procèdent aussi de logiques de protection et d’accompagnement particulièrement diversifiées. Aussi, l’expérience des chômeurs est encadrée, c’est-à-dire moins corsetée par des normes morales que dans le cas de Tokyo, mais plus fermement balisée par des dispositifs concrets et prégnants que dans le cas de São Paulo.
3.2.2 – Des expériences qui sortent des cadres
26 Dans chacun des trois contextes, l’expérience du chômage sort des cadrages institutionnels, quelle que soit leur force de contrainte. Les significations du chômage se diffractent, s’éloignant dans des directions variées du référentiel de la recherche d’emploi et de l’anticipation d’un emploi. Ces mouvements, quelle que soit leur orientation, traduisent une vulnérabilité ou une usure des liens qui associent le chômage et l’emploi.
27 L’envahissement de l’expérience du chômage par le découragement, qui conduit à un affaiblissement et un abandon de la recherche d’emploi a été repéré dans plus d’un cinquième des entretiens de chacun des trois corpus (et plus d’un quart à Tokyo, nous y reviendrons). Cette dégradation, qui est liée aux durées de chômage, est un phénomène bien connu, déjà renseigné dans d’anciennes revues de littérature [Eisenberg et Lazarsfeld, 1938]. Mais l’attention portée aux manières dont les chômeurs occupent leur temps quotidien a permis de montrer que la recherche d’emploi ne représente jamais une place centrale, sauf pour une minorité, de la catégorie des cadres, convaincue de détenir des qualités appréciées (diplômes, expériences) et de savoir rechercher un emploi. Les difficultés propres à cette activité peuvent expliquer qu’elle s’émousse, mais il y a plus. Car au-delà de son atténuation, elle est concurrencée, jusqu’à être reléguée au second plan et supplantée, par d’autres manières d’investir le chômage et de définir la situation.
28 Une majorité de chômeurs développent, à des intensités diverses, des activités singulièrement hétérogènes déployées dans le cadre de relations marchandes, de rapports de travail, de services familiaux, d’engagements bénévoles, d’appartenances à des groupes variés. Ces activités sont investies de significations multiples : chasser un temps vide et délétère, gagner de l’argent, rendre service à son entourage, améliorer la vie de la famille, se rendre utile, restaurer son estime de soi, résister à l’exclusion menaçante, se changer les idées, etc. Elles sont marginales ou absentes parmi les chômeurs qui sont dans des situations d’isolement social. Elles sont aussi moins fréquentes chez les chômeurs japonais soumis à des normes plus puissantes, et poussés au simple découragement quand ils ne peuvent plus s’y conformer. De manière générale, ces activités alternatives qui concurrencent la recherche d’emploi dépendent d’opportunités variables qui influent sur leur développement. Au plus fort de leur affirmation, elles définissent une alternative complète au chômage, qui s’organise autour de travaux informels souvent très mal payés, comme l’explique Nilson (36 ans, ouvrier qualifié, 13 mois de chômage, São Paulo) : « On doit se débrouiller, c’est ça […] alors si j’entends quelqu’un qui a besoin pour sa maison ou quoi, je dis “laisse-moi faire, je sais le faire”. Et là je le fais, je ne dis même pas de prix. Il paie ce qu’il veut et moi je le fais. C’est comme ça, par des connaissances que ça marche. » Akira (45 ans, cadre entreposage, 9 mois de chômage, Tokyo) témoigne également, après avoir demandé une interruption de l’enregistrement, qu’il possède un peu de terrain, qu’il « a été obligé » de relancer la culture du riz et de légumes, que sa femme a commencé à vendre les productions, mais qu’il ne peut pas « devenir entièrement agriculteur », car cela rapporte trop peu. Ainsi, l’expérience du chômage est faite d’ajustements et adaptations, qui associent des situations dissociées au plan institutionnel : recherche d’emploi et activités de travail, souvent limitées, et officieuses. Le chômage est donc devenu une catégorie hybride, selon des combinaisons variées et pas toujours stabilisées. La prise en compte des anticipations d’avenir, et dans ce cadre des rapports à l’emploi, ajoute encore du brouillage aux frontières du chômage.
29 En tant que catégorie historiquement codifiée, le chômage est une situation transitoire, définie relativement à l’emploi qui est la situation de référence. Sur le plan des expériences biographiques, le chômage est tout autant provisoire, car il est une condition éprouvante et dévalorisante, de plus en plus insupportable à mesure qu’elle dure, et dont il faut donc sortir. Mais l’enquête comparative montre que, dans chacun des trois terrains, l’emploi aimante les projections d’avenir d’une fraction des chômeurs seulement, même si cette part est plus importante dans le cas japonais où la responsabilité du chômage est plus fermement imputée aux individus qui le subissent. L’expérience du chômage est toujours une quête, une quête d’une autre situation, même dans le cas du découragement où cette quête désespérée prend la forme du rêve qui offre une fragile échappatoire ou de la marginalisation, voire de l’autodestruction. Entre la fixation exclusive sur un emploi et l’enfermement dans une vaine échappée, la majorité des chômeurs agencent des issues qu’ils considèrent comme accessibles, plus ou moins fermement ou provisoirement. La réalisation d’activités informelles évoquée précédemment est un support d’ajustement des anticipations d’avenir, d’autant plus quand les investissements importants, en temps, savoir-faire, réseaux, qu’elle exige produisent des résultats qui, alors, contribuent à se détourner un peu plus de l’emploi. C’est ce processus que décrit Irina (50 ans, ouvrière, 15 mois de chômage, São Paulo) qui, ne trouvant pas d’emploi dans la confection, a réalisé quelques activités de couture pour son entourage, qu’elle a complétées sur les conseils de son fils par la revente de productions domestiques : « J’avais pas d’argent assez, je ne pouvais vivre avec ça, pas assez de travail. […] Maintenant ça va, je peux m’en sortir, c’est une chance. »
30 Cette dynamique d’installation dans une situation bien différente de celle qui est commandée par le statut de chômeur – pourtant occupé par tous les enquêtés – peut suivre d’autres voies. C’est le cas des investissements précoces et clandestins de statuts alternatifs (invalidité, retraite notamment) qui sont hors de portée, mais qui offrent une issue hypothétique et encore inaccessible, mais valorisée, fût-ce par anticipation. Ainsi Thierry (51 ans, cadre technique maison, 19 mois de chômage, Paris) qui estime avoir une situation financière « très correcte » passe beaucoup de temps à chiner et revendre des émaux, et se projette dans la retraite, « sans y penser, mais en ayant fait [ses] calculs » : « Moyennant un stage ou deux […] c’est loin, mais je crois que je peux y arriver si je fais attention de bien faire ce qu’il faut. » Cette perspective dépend de l’offre de statuts d’inactifs protégés, et on l’observe plus souvent à Paris, là où la protection sociale est plus solide. À défaut de tels statuts juridiquement balisés, des normes sociales peuvent constituer des offres comparables de retrait ayant des effets d’incitation, fût-ce de manière ambivalente, partielle, temporaire. C’est le cas notamment pour les femmes ayant des enfants en bas âge, qui doivent combiner des exigences professionnelles et familiales vécues comme d’autant plus concurrentes que le travail féminin est moins valorisé, ainsi qu’on l’observe au Japon. Noriko (32 ans, chef d’équipe, 10 mois de chômage, Tokyo) qui a un jeune enfant et a fait une fausse couche, attribuée au surmenage et aux horaires flexibles de son ancien emploi dans le commerce, exprime ces incertitudes : « Si nous avions assez d’argent j’aurais voulu rester à la maison […] là je ne sais pas vraiment, enfin c’est pas facile de savoir où j’en suis […] je me consacre à ma fille et si on a besoin je peux travailler. » Les manières de se projeter hors du territoire du chômage sont donc variées. Mais ces options de sortie apparaissent comme de fausses sorties, puisqu’elles combinent, dans des assemblages hétéroclites et souvent instables, un maintien dans le statut de chômeur et l’investissement d’une situation alternative, valorisée relativement au chômage, mais insatisfaisante néanmoins. Aussi, ces anticipations n’effacent pas le chômage, elles font l’expérience du chômage. Elles sont le chômage. Elles brouillent ses frontières, elles relâchent la relation entre chômage et emploi.
31 L’extension de l’analyse des manières d’expérimenter le chômage à une échelle internationale confirme les observations faites sur le cas français. Les frontières du chômage s’épaississent et deviennent floues, qu’on les considère à partir des activités concrètes des chômeurs ou de leurs projections d’avenir. Toutefois, ces mouvements qui travaillent les expériences vécues demeurent clandestins ou ne sont pas reconnus par les institutions.
4 – Conclusion
32 Finalement, le chômage change et reste identique : ses frontières symboliques sont transpercées et ses frontières institutionnelles demeurent solides ; l’expérience du chômage s’étend sur de nouveaux espaces et le territoire du statut de chômage se rétrécit. Aussi, le chômage est-il encore un référentiel partagé de représentation et d’action ? Certes, il est une catégorie évidente, qui fait sens dans les sociétés où l’emploi formel est suffisamment répandu. Mais il est aussi une catégorie floue, alors même qu’il est le produit de lourds investissements de forme : conventions de mesure, enquêtes de dénombrement, codification juridique, institutions de gestion des populations concernées, dispositifs de contrôle des situations individuelles, etc.
33 Comment dès lors penser les frontières du chômage ? Nous avons mis en évidence la pluralité de celles-ci, et deux modes de performativité de la frontière peuvent être distingués [Gottmann, 1980], renvoyant aux métaphores de la « porte » et du « pont » [Simmel, 1988]. D’un côté la frontière dissocie, divise, sélectionne. Elle inclut et exclut, et elle correspond alors à la figure d’une ligne ou d’une porte. C’est dans cette logique que le chômage a été inventé, pour rompre avec un traitement indifférencié des pauvres. Et la dynamique contemporaine des frontières institutionnelles consiste à déplacer ces barrières, en un mouvement qui contracte le territoire du chômage. Et qui préserve aussi cette entité dont les frontières sont réaffirmées en étant resserrées. D’un autre côté, la frontière laisse passer, connecte, relie. Elle favorise alors les circulations et s’apparente à une zone ou à un pont. C’est dans cette logique que le chômage est vécu, comme une condition incertaine aux limites floues : les chômeurs, ne sont pas seulement des demandeurs d’emploi, ils expérimentent et développent des anticipations très hétérogènes (emploi, inactivité, et toutes les formes possibles de travail accessible). La dynamique des frontières symboliques consiste à explorer les zones frontalières et à les étendre.
34 Coexistent donc deux processus autonomes qui travaillent les frontières du chômage. Leur couplage ne conduit pas à des affrontements, luttes ou contradictions, car ils sont déployés à des échelles différentes et sont portés par des capacités inégales de dire le monde social. Ainsi, le chômage demeure immuable, ou plutôt est resserré autour de son noyau normatif, alors que dans le même temps un nombre croissant d’expériences vécues se développent à des distances grandissantes de ce noyau. On peut se demander jusqu’à quand ces mouvements contradictoires peuvent voisiner sans mettre en cause la catégorie même de chômage.