Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Agone, coll. « L’ordre des choses », Marseille, 2017
1 Comment la fermeture d’un site de production d’une entreprise peu connue en France, de taille relativement modeste et situé en milieu rural, est-elle devenue le foyer d’une contestation à résonance nationale et internationale ? C’est à ce « miracle social » (p. 20) constitué par la mobilisation multiforme face à la fermeture de l’usine Molex à Villemur-sur-Tarn qu’est consacré cet ouvrage.
2 La lutte qui a opposé, pendant huit ans, les salarié.e.s licencié.e.s à la direction de la multinationale américaine est « à la fois banale et singulière » (p. 11). Banale, car la fermeture de l’usine s’inscrit dans une dynamique massive et de long terme de suppressions d’emplois industriels en France, accélérée par la crise de 2009, dans un double contexte de financiarisation et de mondialisation de l’économie capitaliste. Singulière, par l’unanimité du soutien médiatique et politique dont « les Molex » ont bénéficié, mais aussi par le caractère protéiforme du conflit, qui s’est peu à peu nationalisé et déplacé sur le terrain judiciaire. La mobilisation se caractérise enfin par son « relatif succès » (p. 13). Un succès incarné d’abord par la couverture médiatique du conflit, qui a permis aux ancien.ne.s salarié.e.s d’exprimer publiquement leur point de vue et « d’incarner une certaine fierté usinière » (p. 246). Un succès qui réside aussi dans la sauvegarde, après d’âpres négociations avec les pouvoirs publics, d’une modeste production sur le site de Villemur, puisqu’un repreneur a racheté une partie des actifs industriels de Molex et a réembauché une trentaine d’ancien.ne.s salarié.e.s. C’est enfin la victoire judiciaire – en demi-teinte et « au goût amer » (p. 244) – face à la multinationale américaine. Après huit ans de mobilisation, la cour d’appel de Toulouse a confirmé le caractère abusif du licenciement des 191 ex-salarié.e.s qui avaient porté plainte auprès du conseil de prud’hommes. Toutefois, Molex Inc., la maison-mère américaine, n’a pas été reconnue par les tribunaux français comme co-employeur, et donc comme responsable, de ce licenciement abusif. Dès lors, ce n’est pas Molex mais un fonds spécial alimenté par les entreprises françaises qui a versé les indemnités légalement dues aux salarié.e.s licencié.e.s.
3 Quand ils ont fermé l’usine est signé « collectivement et indistinctement » (p. 6) par un collectif de neuf chercheur.e.s et enseignant.e.s-chercheur.e.s, qui ont contribué à la fois à l’enquête et à la rédaction : Olivier Baisnée, Anne Bory, Bérénice Crunel, Éric Darras, Caroline Frau, Jérémie Nollet, Alexandra Oeser, Audrey Rouger et Yohan Selponi. Mais le collectif de recherche est bien plus important encore. Pendant plus de cinq ans, les suites de la fermeture et de la mobilisation « des Molex » ont été suivies par « immersion collective périodique » (p. 18) par un large collectif d’enquête aux frontières fluctuantes. Initialement conçue comme un projet pédagogique, l’enquête a notamment bénéficié de la participation de nombreux étudiant.e.s d’un master de Sciences Po Toulouse. Cette dimension collective de l’enquête explique le caractère à la fois foisonnant et diversifié des matériaux recueillis : outre les nombreux entretiens réalisés avec divers protagonistes impliqué.e.s dans la fermeture ou dans la mobilisation (salarié.e.s, cadres, dirigeant.e.s, élu.e.s politiques, syndicalistes, expert.e.s, etc.), sur lesquels l’ouvrage est principalement fondé, le collectif d’enquête a effectué de très nombreux comptes rendus d’observations, et a eu accès aux archives de l’ancien CE de Molex et à celles du cabinet de reclassement.
4 Le premier chapitre du livre est consacré à l’histoire de l’usine et de la première phase de la mobilisation contre la fermeture, qui s’achève avec le lancement de la procédure de licenciement collectif pour motif économique. Ce récit est écrit à partir des témoignages rétrospectifs des principaux enquêtés du collectif, qui sont les salarié.e.s licencié.e.s investi.e.s dans l’association « Solidarité Molex ».
5 Dans le deuxième chapitre, les auteur.e.s interrogent le rôle de l’autochtonie et des sociabilités locales comme ressources dans la mobilisation. Ils montrent notamment que l’insertion plus ou moins forte dans les relations de solidarités locales est décisive pour expliquer la propension à s’engager dans la lutte. Bien que les pratiques de sociabilités locales soient structurées par les hiérarchies usinières, les auteur.e.s insistent sur leur capacité à dépasser les divisions professionnelles et genrées et à constituer un terreau fertile pour la mobilisation. Cependant, on peut noter que la notion de « ressources locales » est parfois utilisée de façon un peu lâche dans le texte. En dehors du recours à des soutiens politiques locaux, assez classique dans les conflits contre les licenciements collectifs, le lecteur peine parfois à comprendre la manière dont l’appartenance territoriale travaille concrètement les formes de mobilisation.
6 Le chapitre 3 s’intéresse à la constitution de deux camps antagonistes, le « camp patronal » et le camp des salarié.e.s mobilisé.e.s. Dans un contexte d’allongement des chaînes d’interdépendances managériales lié à la mondialisation, le camp patronal apparaît segmenté. En plus de ses cadres internationaux, qui sont directement inclus dans les décisions stratégiques et qui circulent de site en site pour gérer une stratégie globale de délocalisation, Molex s’appuie sur des « cadres de loin » (p. 93), c’est-à-dire des cadres de la filiale française caractérisé.e.s par leur faible insertion dans les réseaux locaux de solidarité, et qui sont chargé.e.s de mettre en œuvre la fermeture du site français. Du côté des salarié.e.s, les auteur.e.s rendent compte de la manière dont les positions syndicales se sont peu à peu unifiées, ainsi que du processus de construction de la légitimité des deux leaders de la CGT, qui s’imposent rapidement comme les principaux animateurs et porte-parole de la lutte.
7 Dans la continuité de ces analyses, le quatrième chapitre est dédié à la « bataille de la fermeture » (p. 123). Les auteur.e.s reviennent sur la dynamique de la mobilisation. Petit à petit, la lutte se nationalise par le recours à l’expertise, et se déplace partiellement sur le terrain judiciaire. L’hypothèse centrale du chapitre réside dans l’idée que l’affrontement entre la direction et les salarié.e.s « relève d’un conflit de définition de la propriété » (p. 21), c’est-à-dire de représentations antagonistes du droit et de l’économie. Alors que les salarié.e.s en lutte sont très attaché.e.s à une logique industrielle et à un droit du travail national perçu comme protecteur, les dirigeant.e.s de Molex privilégient le droit des contrats et sont animé.e.s par une vision financiarisée de l’économie. Les auteur.e.s expliquent ainsi l’incompréhension fondamentale entre les deux camps en présence : « qu’on puisse se battre pour maintenir l’emploi paraît inimaginable aux dirigeants » (p. 152). Le conflit se fonderait donc finalement sur des croyances antagonistes, adossées à des trajectoires et des propriétés sociales et géographiques diamétralement opposées. Ces analyses intéressantes posent toutefois la question des modalités d’objectivation de ces croyances, en particulier en ce qui concerne les dirigeant.e.s de Molex. Si les discours recueillis en entretien nous renseignent peut-être sur leurs visions du monde, ne doivent-ils pas avant tout être analysés comme des stratégies de communication ? La construction d’une rhétorique plausible sur les causes de la fermeture d’un site ou l’état du marché de l’emploi local fait partie intégrante de la mission des dirigeant.e.s chargé.e.s de préparer un licenciement collectif, qui sont d’ailleurs parfois expressément formé.e.s à cette dimension de leur mission. Analyser de manière symétrique les croyances des protagonistes des deux camps à travers des entretiens revient sans doute à sous-estimer le statut différencié de leur parole qui, dans le cas des dirigeant.e.s, est peut-être avant tout une rhétorique professionnelle parfaitement rodée.
8 Le chapitre 5 traite des ressorts du traitement exceptionnel de la mobilisation « des Molex » par les médias français, érigée en cas d’école d’un combat contre la désindustrialisation. La montée en généralité s’appuie sur l’intervention de personnes extérieur.e.s à l’usine aux statuts divers : la municipalité de Villemur, le président de la République, le député local, comme le prêtre de la paroisse affirment publiquement leur soutien aux salarié.e.s mobilisé.e.s. Quantitativement importante, la couverture médiatique de la mobilisation contre la fermeture de l’usine est aussi perçue comme favorable aux salarié.e.s engagé.e.s dans le conflit. La désingularisation de la lutte est rendue possible par un travail symbolique des salarié.e.s sur leur mobilisation, qui passe paradoxalement par la mise en avant de l’ancrage local (identité occitane). Le caractère légaliste et le mot d’ordre du maintien de l’emploi d’une mobilisation perçue comme « authentique » rend le combat des Molex sympathique aux yeux des journalistes. L’adéquation entre la mise en symbole du conflit par les salarié.e.s mobilisé.e.s, autour d’images fortes et évocatrices (comme celle du village gaulois résistant au prédateur made in USA) et les besoins professionnels des journalistes, explique également en partie ce succès.
9 Le dernier chapitre est consacré à la période de l’après-fermeture. Les auteur.e.s s’interrogent sur les formes d’héritages de la mobilisation. L’entreprise qui reprend partiellement la production, VMI, est perçue par les Molex comme un produit direct de la mobilisation. Bien que les salarié.e.s réembauché.e.s soient peu nombreux et peu représentatifs de l’ensemble des salarié.e.s de Molex, la nouvelle entreprise porte la marque de l’histoire de la lutte, comme en atteste la création d’une section CGT, appuyée par les deux anciens leaders CGT de Molex. De manière originale, les auteur.e.s montrent que la cellule de reclassement est également le support du maintien d’une mobilisation, de par les usages collectifs qui en sont faits. Les classifications individualisantes portées par ce type de dispositif sont en effet collectivement contournées et réappropriées par les salarié.e.s. Enfin, l’héritage de la lutte passe par l’activité d’une association composée d’ancien.ne.s salarié.e.s et baptisée « Solidarité Molex », qui fait exister symboliquement et politiquement la cause commune.
10 En conclusion, les auteur.e.s remarquent qu’à l’heure de la parution de l’ouvrage, les conditions légales de la lutte des Molex ne sont plus remplies. L’Accord national interprofessionnel (ANI), la loi Macron du 6 août 2015 et la loi travail du 8 août 2016, en réduisant le délai des échanges sur les Plans de sauvagarde de l’emploi (PSE), en amoindrissant les conséquences des délits d’entrave aux institutions représentatives du personnel (IRP) et en assouplissant les critères de définition du motif « économique » d’un plan social, rendent plus difficile encore la contestation juridique des licenciements collectifs par les salarié.e.s. Rédigées après la parution du livre, les récentes ordonnances Macron, qui prévoient notamment la possibilité de contourner la législation sur les PSE par l’instauration de ruptures conventionnelles collectives, un plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif, une diminution des délais de recours aux prud’hommes, et un encadrement patronal plus fort du recours à l’expertise par les IRP, s’inscrivent dans la même dynamique d’affaiblissement de la position des salarié.e.s face à l’ordre patronal.
11 La force de cet ouvrage tient pour partie à la grande richesse de l’enquête de terrain, à la fois multiforme et multi-située, de Villemur-sur-Tarn à Chicago. Les auteur.e.s investiguent une multiplicité de scènes sociales liées à la mobilisation contre la fermeture : scène militante, scène médiatique, scène associative… Le collectif d’auteur.e.s croise avec intérêt les apports de la sociologie des médias, du travail et du politique pour appréhender une mobilisation aux multiples facettes. Les différentes échelles, locale comme transnationale, sont travaillées de façon imbriquée, et en analysant toujours finement les clivages qui s’y jouent et les formes de division du travail qui s’y instaurent. Les auteur.e.s font aussi l’effort d’enquêter auprès d’acteurs le plus souvent délaissés par la sociologie des conflits au travail [1], comme les directions d’entreprise.
12 On pourra néanmoins regretter la marginalité des développements consacrés aux acteurs judiciaires et aux relations qu’ils nouent avec les protagonistes des deux camps, qui constitue un angle mort de la plupart des travaux sur les restructurations. Il aurait été intéressant d’interroger les mécanismes d’élaboration de la stratégie judiciaire des salarié.e.s et de la direction de Molex. En outre, on s’étonne que la question des types de relations nouées entre les militants de la CGT et leur « base » (adhérent.e.s à la section syndicale, salarié.e.s mobilisé.e.s) ne soit pas thématisée comme telle dans l’ouvrage. Plusieurs éléments laissent à penser que la direction de la lutte est très centralisée, fondée sur la légitimité des deux leaders de la CGT dont les options font autorité auprès des salarié.e.s. À la lecture, on se demande néanmoins si l’unanimisme des salarié.e.s n’est pas surestimé par les auteur.e.s. En effet, des désaccords et des débats stratégiques au sein du mouvement sont parfois rapidement évoqués. Ils gagneraient probablement à être explorés davantage, pour mieux rendre raison de l’hétérogénéité relative des rapports à la lutte et des modes de politisation des ancien.ne.s salarié.e.s de l’usine de Villemur. On aurait notamment aimé en savoir davantage sur les trajectoires et les propriétés des salarié.e.s qui ne prennent pas part à la mobilisation, ou de ceux qui contestent la stratégie défendue par les leaders syndicaux qu’ils jugent insuffisamment combative. L’ouvrage n’en reste pas moins une contribution majeure à la sociologie des conflits au travail et des restructurations. Il est aussi une formidable invitation à la recherche collective, dont il vient démontrer par l’exemple la grande fécondité.
13 Chloé BIAGGI
14 CMH – LEST
Bruno Tinel, Dette publique : sortir du catastrophisme, Raisons d’agir, Paris, 2016, 234 p.
16 Malgré la multitude d’ouvrages sur la dette publique, le livre de Bruno Tinel parvient à proposer une analyse originale mobilisant l’économie politique et la macroéconomie. L’auteur nous invite à sortir du catastrophisme en expliquant de façon pédagogique les mécanismes de la dette publique et leurs implications économiques et sociales. Dans le prologue, il est rappelé que l’État ne peut être considéré comme une entreprise ou un ménage se comportant en bon père de famille. L’endettement public n’a pas qu’une dimension financière et les préconisations, en particulier des institutions européennes, visant à assainir les politiques budgétaires reposent sur des enjeux politiques importants et sont capables de reléguer au second plan les explications macroéconomiques. Le livre est structuré en 5 chapitres (la dette et ses contreparties, la mécanique de la dette publique, les trajectoires longues de la dette publique, que s’est-il passé depuis 2008 ?, transferts entre générations ou rapports de classe ?).
17 Dans le chapitre 3, l’auteur propose une analyse historique en longue période pour le Royaume-Uni (1810-2010), les États-Unis (1795-2010), l’Allemagne (1951-2010) et la France (1880-2010). D’après les données de Pierre Villa, la dette publique française atteint un pic à 200 % du PIB en 1945 puis se réduit fortement et se stabilise autour de 20 % du PIB dans les années 1950 et 1960. Depuis les années 1970, la dette publique rapportée au PIB n’a pratiquement pas cessé d’augmenter. Les causes de cette tendance haussière sont étudiées avec précision et l’auteur propose des simulations permettant d’illustrer ce qu’aurait été le ratio de dette publique si d’autres politiques économiques avaient été menées. Le premier constat est que l’augmentation de la dette publique ne résulte pas d’un dérapage des dépenses publiques. Dans les 4 pays étudiés, les dépenses publiques hors intérêts en pourcentage du PIB se situent à des niveaux quasi identiques en 1970 et en 2008. En France, sur la période 1993-2008, ce ratio a diminué alors que dans le même temps la dette publique augmentait de 20 points de PIB. Après ce constat, Bruno Tinel cherche à mesurer la contribution de 6 facteurs (ralentissement de la croissance, montée des taux d’intérêt, baisse d’impôts, changement dans la structure des prélèvements, les effets de répartition et la financiarisation) à la hausse de la dette publique. Il ressort de l’analyse que les politiques de restrictions budgétaires ont eu un effet négatif sur la croissance. La procyclicité de la politique budgétaire a également concerné les impôts qui ont eu tendance à diminuer en particulier pour les ménages les plus aisés. Ce manque de recettes fiscales en période de croissance a maintenu le budget de l’État en déficit et s’est accompagné d’une hausse de la dette publique. Pour la France, la diminution de la progressivité du taux d’imposition ainsi que les nombreuses politiques d’exonérations de cotisations sociales en faveur des entreprises ont enclenché des effets de répartition macroéconomique qui ont joué sur la demande de biens et de services. Les transferts de revenus dont ont bénéficié les ménages les plus aisés ont favorisé l’épargne réduisant ainsi l’effet multiplicateur keynésien. Finalement, c’est l’effet boule de neige lié à la montée des taux d’intérêt dans les années 1980 et 1990 qui s’avère être le facteur le plus significatif. Cet effet expliquerait 36 % de la dette publique générée en France entre 1978 et 2008.
18 Dans le chapitre 1, l’auteur reprend les bases de la comptabilité nationale en montrant que l’augmentation de la dette publique équivaut à une hausse des créances. De plus, l’alourdissement de la charge de la dette favorise les détenteurs de titres publics qui reçoivent des intérêts. Ce transfert de revenus entre classes sociales est davantage étudié au chapitre 5 de l’ouvrage où l’auteur met en lumière les effets de répartition liés à la dette. Pour les tenants de la thèse du catastrophisme, la dette accumulée sera forcément payée par les générations futures qui devront rembourser des montants importants. Comme le soulignait en 2005 Michel Pebereau alors président de BNP-Paribas : « Chaque ménage supporte sans le savoir une dette d’environ 41 000 euros. C’est le double de ce qu’il a, en moyenne, à titre privé, pour l’ensemble de ses crédits. » Bruno Tinel souligne l’incohérence du discours de ceux qui glorifient l’épargne et dénigrent la dette, l’un ne pouvant aller sans l’autre. L’auteur insiste également sur les contreparties réelles de la dette publique (bâtiments et infrastructures, dépenses d’éducation et de santé, effet multiplicateur de la politique budgétaire sur les revenus et le niveau l’emploi) ainsi que sur les actifs détenus par les administrations publiques. En prenant en compte les actifs financiers et non financiers, le patrimoine net des administrations publiques françaises est positif. « N’en déplaise aux habitués du catastrophisme, chaque Français est donc riche par ses administrations publiques de près de 10 000 euros. »
19 Bruno Tinel déconstruit tout au long de son analyse l’idée selon laquelle le niveau de la dette publique et les intérêts y afférents toucheraient tous les Français sans aucune distinction sociale. Dans la réalité il en est évidemment autrement. Plutôt qu’un transfert intergénérationnel, c’est bien un transfert entre classes sociales qui s’opère entre les ménages les plus aisés détenteurs de titres et les autres ménages, en particulier ceux appartenant aux classes moyennes. Ce transfert s’avère encore plus marqué lorsque la politique fiscale allège les cotisations sociales des entreprises et diminue les impôts des ménages les plus aisés. Si dans le même temps les intérêts continuent d’augmenter et que l’État maintient ou réduit son déficit primaire, ce sont bien les impôts des ménages n’ayant pas bénéficié de dispositifs fiscaux qui permettent de payer les intérêts versés aux classes dominantes qui en sortent doublement gagnantes. Bien que le livre soit sorti en 2016, il reste éclairant pour comprendre les effets des politiques publiques mises en place en 2017 et 2018 aux États-Unis par Donald Trump et en France par Emmanuel Macron. Dans le cas français, Michel Pebereau a de nouveau alerté l’opinion publique en 2017 dans un rapport publié par l’Institut de l’entreprise (sous le titre : « Dépense publique : l’état d’alerte, réviser et réduire la dépense publique pour renouer avec la prospérité »). Cette obsession du désendettement est pour Bruno Tinel « absurde et dangereuse car elle organise la baisse du bien-être de ceux qui nous succéderont et la montée des inégalités et des divisions sociales, faute d’investissements collectifs nécessaires ». La crise de l’euro qui occupe une place importante et indispensable dans l’ouvrage illustre bien les coûts sociaux d’une politique visant à réduire la dette publique sans remettre en cause le cadre institutionnel existant. Le « vrai catastrophisme » se situerait donc plutôt ici.
20 Dans le chapitre 2 intitulé « La mécanique de la dette publique », l’auteur rappelle l’importance pour un État de pouvoir lever l’impôt. L’État doit être capable de prélever l’impôt sous peine de perdre la confiance des créanciers. Certes, comme l’a montré le cas grec, la fragilité du système fiscal et le manque de légitimité de l’impôt peuvent être à l’origine d’une perte de confiance sur les marchés financiers se traduisant par une montée des taux d’intérêt. Néanmoins, on peut penser que la confiance ne dépend pas que de la capacité de l’État à lever l’impôt. Des difficultés de financement peuvent apparaître alors même que les citoyens sont prêts à payer des impôts. Dans le contexte actuel européen (liberté des mouvements de capitaux, indépendance de la banque centrale européenne, règles budgétaires), une politique budgétaire expansionniste asymétrique menée dans un pays comme la France pourrait échouer à cause d’une montée des taux d’intérêt. La perte de confiance d’un État dépend du jugement des marchés financiers sur la politique économique menée. On pourrait imaginer que si la France laissait filer son déficit public, les marchés financiers réagiraient négativement en sanctionnant la politique de l’État par une hausse du taux d’intérêt. La limite n’est donc pas technique mais bien politique et le succès de la relance budgétaire dépend des forces politiques en présence.
21 La relance de 1981 est abordée brièvement au chapitre 4. À juste titre, l’auteur rappelle que cette relance n’était pas d’une ampleur exceptionnelle et qu’elle a permis à la France de ne pas tomber en récession. Néanmoins, le chômage a continué d’augmenter, les exportations et l’investissement sont restés atones et les déficits publics et extérieurs ont augmenté davantage que prévu. De plus, les taux d’intérêt réels aussi bien à court terme qu’à long terme ont fortement augmenté. Le taux d’intérêt réel sur les titres publics français à 10 ans est passé de 0 % en 1980 à 3,5 % en 1982. L’appréciation du dollar et la baisse de la demande mondiale ont joué un rôle important dans l’aggravation du déficit extérieur et du chômage. On peut regretter que ces éléments soient absents de l’analyse. L’autre critique que l’on pourrait adresser à l’ouvrage porte sur les simulations effectuées et dont les résultats sont présentés aux pages 164 et 165. D’après les simulations, une politique d’augmentation des dépenses publiques fait diminuer le ratio de dette publique même dans le cas où il n’existe pas d’effet multiplicateur. Ce résultat surprenant s’explique par les hypothèses retenues. Le taux d’intérêt réel est fixé à -2 % et la croissance potentielle à 2 %. Il aurait sûrement été pertinent d’effectuer d’autres simulations avec des hypothèses moins favorables à la diminution du ratio de dette publique afin de montrer à quelles conditions une politique budgétaire peut être efficace. De même, il est possible dans un raisonnement keynésien qu’une politique de restrictions budgétaires s’accompagne d’une baisse du chômage et de la dette publique si l’économie privée connaît une reprise significative (par exemple par une hausse du crédit qui stimule l’investissement et la consommation, par une dévaluation de la monnaie qui fait repartir les exportations et l’investissement, par une hausse des salaires, etc.). Mais comme le reconnaît l’auteur page 134, si l’objectif consiste uniquement à réduire l’endettement public quel qu’en soit le coût social et économique, il est possible que le ratio de dette publique diminue suite à une politique budgétaire restrictive. « Mais on pourra tout de même s’interroger sur ce qu’on appelle une politique qui marche. »
22 Dans le cas français, l’efficacité de la politique budgétaire se heurte aux effets de la financiarisation, de l’internationalisation et de la perte de la souveraineté monétaire. La rigidité du système monétaire européen condamne les pays dont la monnaie est surévaluée à s’ajuster par des politiques de restrictions budgétaires et salariales dont les effets s’avèrent très coûteux socialement avec la montée du chômage, de la précarité et des inégalités. Avec l’adoption de l’euro, les déséquilibres commerciaux et d’emploi ne peuvent plus être ajustés par le taux de change nominal. Chaque pays en difficulté est donc contraint de comprimer les salaires pour gagner en compétitivité. Lorsque cette politique est menée de façon symétrique dans plusieurs pays de la zone euro, la compression des salaires a pour but de ne pas perdre par rapport aux pays voisins. C’est en partie pour cette raison que la France a adopté plusieurs dispositifs (CICE, Pacte de responsabilité, baisse des cotisations sociales) afin d’améliorer la compétitivité coût des entreprises. Malgré le gain observé, notamment par rapport à l’Allemagne, la balance commerciale reste encore aujourd’hui fortement dégradée.
23 Les difficultés rencontrées par de nombreux pays de la zone euro ont déjà été observées dans les années 1930 et dans les années 1990 avec la crise du Système monétaire européen (SME). Suite à la crise de 1929, la plupart des pays européens sont sortis de l’étalon or et ont cessé d’équilibrer leurs budgets. Il en résulta une forte reprise à partir de 1933, sauf pour les pays comme la France qui ont préféré la déflation à la dévaluation. Lors de la crise du SME, la liberté des mouvements de capitaux couplée à des désajustements de change importants a donné lieu à des tensions sur les taux d’intérêt et les taux de change qui ont plongé en 1993 les pays du SME dans la récession. La question européenne reste donc primordiale pour comprendre la problématique de la dette publique. Les règles budgétaires et l’objectif de désendettement de l’État restent une des priorités des gouvernements nationaux, de la commission européenne et de la banque centrale européenne.
24 Pour Bruno Tinel, la reprise en main de la question européenne, notamment par les forces de gauche, doit passer par la remise en cause profonde de la construction européenne actuelle. « Adhérer à l’Europe suppose d’en passer par les peuples constitués politiquement comme vecteurs de progrès social, s’y refuser c’est laissé le champ libre à ceux qui préfèrent miser sur le repli identitaire. Cette impasse est particulièrement visible en France. »
25 En conclusion, le livre de Bruno Tinel présente la dette publique sous un angle didactique et critique et offre une analyse permettant au lecteur de bien comprendre les mécanismes macroéconomiques et les dimensions politiques présentes aussi bien dans les discours que dans les politiques menées par les gouvernements. Ce livre s’avère particulièrement adapté aux étudiants et mériterait de figurer dans la bibliographie de nombreux cours.
26 Vincent DUWICQUET
27 Université de Lille, Clersé
Lise Bernard, La précarité en col blanc, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, 2017, 340 p.
29 On a souvent tendance à se représenter les agents immobiliers comme des nantis dont la seule compétence serait de savoir ouvrir des portes. Il existait jusque-là paradoxalement peu de travaux dans la sociologie française concernant ce groupe professionnel qui aurait permis d’interroger ces prénotions. Une situation d’autant plus paradoxale qu’outre-Atlantique Everett Hughes lui-même avait consacré sa thèse à ces derniers [2]. Celle de Lise Bernard, dont est issu cet ouvrage, est cependant venue non seulement combler cette lacune, mais aussi plus largement mettre ainsi en évidence celles de la manière dont sont envisagées les catégories socio-professionnelles par la statistique publique comme par les sociologues. Son enquête comporte ainsi un volant statistique, constitué d’une exploitation et d’un recodage partiel des résultats de l’enquête Emploi de l’Insee, et surtout d’un volant qualitatif composé d’une longue immersion au sein d’une agence immobilière parisienne et d’une quasi-soixantaine d’entretiens menés auprès de négociateurs immobiliers établis dans différentes régions françaises.
30 La chercheuse commence par revenir sur les conditions de réalisation de ce travail, à commencer bien entendu par l’observation participante qui s’est opérée sur plusieurs années, dont quinze mois de présence quasi quotidienne au sein d’une agence située dans un quartier en voie de gentrification de la capitale française. Elle relate et analyse avec une grande réflexivité les raisons pour lesquelles les dirigeants l’ont laissée s’y installer, son statut incertain en son sein et la manière dont elle pouvait être perçue par les négociateurs qu’elle a pu accompagner non seulement dans leurs visites et séances de « tap-tap », ainsi que ces derniers désignent dans leur jargon indigène le démarchage de nouveaux vendeurs en porte-à-porte. Vient ensuite l’analyse de la position sociale des agents immobiliers dans l’espace social hexagonal, dans lequel Lise Bernard met en évidence les conditions d’entrée dans cette profession, en termes d’origine sociale et de diplôme, ou plus exactement les différentes trajectoires qui peuvent mener respectivement à la position de négociateur et à celle de directeur d’agence. Mais surtout, elle s’emploie à les positionner vis-à-vis d’autres groupes socio-professionnels en termes de mobilité intergénérationnelle et d’alliances matrimoniales, révélant ainsi leur appartenance à un ensemble plus vaste qu’elle propose de qualifier de « cols blancs du commerce » et qui regroupent aussi bien indépendants que salariés du privé, de niveau cadres comme professions intermédiaires, ayant en commun une certaine exposition aux vicissitudes du marché, qui rend leur rémunération à la fois incertaine et potentiellement élevée.
31 La chercheuse se penche ensuite sur le faisceau de tâches qui constitue concrètement le métier d’agent immobilier, qui peut lui-même se résumer à « transform[er] le logement, bien souvent doté d’une dimension affective, en un bien marchand » (p. 94), c’est-à-dire à le désingulariser et en estimer un prix afin de l’introduire sur le marché. Si certaines de ces activités sont connues du public, beaucoup s’effectuent en revanche dans l’ombre, précise d’emblée l’auteure. Deux moments principaux scandent en effet le passage d’un bien sur un marché du point de vue d’une agence, son « entrée », lorsque le propriétaire vendeur confie un mandat – qui n’est pas forcément exclusif – à une agence, et sa « sortie », lorsqu’il est acheté par l’intermédiaire de l’agence. Il faut donc avant tout démarcher de potentiels vendeurs, soit en téléphonant à des propriétaires ayant déposé une annonce dans un journal ou un site sans passer par une agence – la « pige » dans le jargon des agents –, soit en prospectant dans le quartier, par le porte-à-porte ou le « boîtage » de prospectus dans les boîtes aux lettres proposant les services de l’agence et souvent une estimation « gratuite ». Mais cette activité passe aussi moins formellement par l’entretien d’une sociabilité active dans le périmètre de l’agence, notamment auprès des gardiens d’immeuble et commerçants, permettant d’être à l’affût de potentielles mises en vente, quitte parfois à rémunérer ces précieux « indics ». Vient ensuite un travail de sélection des potentiels acquéreurs, ou sont privilégiés les plus aisés – notamment ceux qui seraient déjà propriétaires voire multipropriétaires –, et les plus « motivés », qui paraissent les plus décidés à acheter vite, pour gagner à la fois du temps et de futures affaires lorsque ces derniers peuvent ensuite passer du côté des vendeurs. Puis arrive enfin la phase de l’estimation et de la négociation avec les deux parties, où l’auteure décrit notamment les techniques que les agents peuvent mettre en œuvre pour « serrer » ces derniers et les conduire à accepter leurs propres termes.
32 Lise Bernard consacre ensuite tout un chapitre à la question de l’argent, qui apparaît en effet comme une obsession dans le quotidien des agents, « parce qu’il n’est jamais acquis mais toujours à conquérir » (p. 137), explique-t-elle. Ce souci plus que marqué de « faire du chiffre » est notamment alimenté par un benchmarking permanent mis en œuvre aussi bien à l’échelle de l’agence que du réseau, lorsque cette dernière s’inscrit dans l’un d’entre eux, avec une mise en avant des meilleurs négociateurs. Mais elle renvoie aussi à l’incertitude des revenus qui peuvent osciller entre le zéro absolu certains mois (tous les agents n’étant pas salariés ne touchent en effet aucune rémunération fixe) au jackpot en cas de vente d’un bien offrant une commission importante qui peut permettre de vivre plusieurs mois d’affilée. Entretient également sans doute cette obsession le fait que celles-ci sont versées avec un décalage de trois mois suivant la signature de la vente. En fin de compte, ce mode de rémunération peut s’assimiler à un jeu de casino où chaque acte peut compter dans la réalisation ou non d’une vente, ce qui contribue à occasionner des montées d’adrénaline auxquels les agents reconnaissent devenir dépendants, mais aussi à cultiver un certain individualisme et des rivalités entre collègues, qui n’excluent cependant pas des moments nécessaires de complicité, y compris « hors travail ». Un autre élément s’avère crucial à l’observation dans la profession d’agent et qui constitue un élément indispensable pour durer dans cette dernière : la maîtrise d’un certain aplomb, qui consiste à faire preuve d’assurance, d’audace et de ténacité vis-à-vis des vendeurs ou acquéreurs, quitte à s’affranchir des conventions sociales et à mentir effrontément, en rappelant comme si de rien n’était un propriétaire qui vous a raccroché au nez ou en inventant l’existence des acheteurs très intéressés. Il s’agit ainsi de « ne pas faire de sentiment », tout en se dotant de rationalisations permettant de justifier moralement ces actes à ses propres yeux comme vis-à-vis de l’observateur extérieur, à l’instar des fumeurs de marijuana étudiés par Howard Becker [3].
33 Dans le même temps, il s’agit en effet aussi de savoir gagner la confiance des clients, ce qui se joue tout au long d’une interaction qui a pour particularité d’être plus longue que dans la plupart des autres relations de vente. Ce savoir-faire se déploie ainsi dans les moindres détails d’une attitude corporelle et langagière des agents, qui doivent prêter une attention marquée à leur interlocuteur et savoir distiller des « mots qui marchent ». Ces dispositions s’acquièrent elles-mêmes tout au long de la trajectoire biographique et non par le seul exercice du métier, ce qui peut expliquer aussi l’échec de certains, pourtant non dépourvus de ressources sociales diverses, à durer dans cette profession. Poursuivant l’exploration du rapport au monde particulier des agents immobiliers, l’auteure traite ensuite de l’idéologie de l’« indépendance » particulièrement prégnante parmi ces derniers. Tout en les exposant fortement aux aléas du marché et au risque de ne pouvoir « faire son mois » et en les incitant à ne pas compter leurs heures, cette situation est surtout perçue par les intéressés comme une forte autonomie dans l’organisation de leur travail, et le ferment d’un espoir de réussite et d’ascension sociale. La prise de risque et l’importance de leur temps de travail constituent ainsi une autre justification d’éventuelles commissions juteuses sur une vente, même si tous ne vivent pas pour autant subjectivement de la même manière cette « indépendance » en fonction de leur socialisation, les plus fragiles pouvant ainsi aspirer à la stabilité des autres salariés.
34 Lise Bernard explore ensuite la quête d’estime sociale de ces professionnels, alimentée à la fois par le souci de corriger l’image négative qui y est accolée et de prendre une revanche vis-à-vis de l’institution scolaire et d’autres expériences biographiques difficiles, de privation notamment. Celle-ci se traduit ainsi notamment par un souci particulièrement marqué de distinction, qui passe non seulement par un penchant pour la consommation ostentatoire, la volonté de marquer ses distances vis-à-vis du populaire, et une tendance à se montrer très exigeant vis-à-vis du service des autres travailleurs lorsqu’ils se retrouvent dans le rôle de clients. Ils manifestent également une défiance non moins importante vis-à-vis des fractions de classes mieux dotées en capital culturel, qu’il s’agisse de leurs clients, notamment les enseignants qui semblent les renvoyer à leur propre rapport à l’école, ou du personnel politique qu’ils jugent trop éloigné du « concret ». La distance qu’ils manifestent ainsi vis-à-vis de la politique institutionnalisée diffère ainsi selon l’auteure de celle des classes populaires dans la mesure où elle va moins se traduire par un sentiment d’« incompétence » à opiner [4] que par une tendance à valoriser d’autres compétences et connaissances que celles que le système scolaire valorise, autrement dit celles qu’ils ont précisément eues à acquérir dans leur parcours professionnel.
35 L’ouvrage de Lise Bernard et l’enquête sur laquelle elle s’appuie s’inscrivent ainsi à la croisée de la sociologie du travail, de celle des groupes professionnels, mais aussi de l’analyse des marchés concrets, de la sociologie politique et enfin et peut-être surtout de la stratification sociale. La combinaison méthodologique employée permet ainsi de relier différentes dimensions souvent disjointes dans les enquêtes, à commencer par le travail et le « hors-travail » dont l’auteure rappelle combien ils sont indissociables. Cette immersion intensive et la description très fine qui l’accompagne et qui correspond bien au type de sociologie de celui qui a dirigé sa thèse et signe la préface de l’ouvrage, Olivier Schwartz [5], lui permet ainsi de mettre en évidence certains points aveugles de l’analyse usuelle des catégories socio-professionnelles avec cette catégorie de « cols blancs du commerce » aux propriétés spécifiques. Elle soulève ainsi une série de questions sur la précarité dans la lignée évidemment des travaux de Robert Castel [6] en montrant notamment les attraits qu’elle peut revêtir pour ceux qui s’y trouvent exposés, à condition qu’ils disposent de certaines ressources, ou croient en disposer. Elle invite aussi à repenser les catégories de capital économique et de capital culturel en insistant sur l’importance de ce « capital culturel non certifié » chez les agents immobiliers. Autant de pistes à continuer d’explorer pour saisir les transformations socio-économiques et politiques à l’œuvre à un moment où la « société salariale » semble progressivement céder sous les coups de boutoir du marché et du retour à une valorisation du travail dit « indépendant » sous la forme notamment de l’auto-entrepreneuriat que d’autres ont déjà bien commencé à analyser [7].
36 Igor MARTINACHE
37 Université de Lille, Ceraps/Clersé
Patrick Castel, Léonie Hénaut et Emmanuelle Marchal (dir.), Faire la concurrence. Retour sur un phénomène social et économique, Presses des Mines – Trasvalor, coll. « Sciences sociales », Paris, 2016
39 On aurait pu s’attendre à ce qu’un recueil d’articles consacrés à la concurrence soit rédigé par des économistes qui en auraient décrit le fonctionnement dans différents secteurs de l’économie française. Le terme est en effet si souvent associé au marché, objet central des théories économiques. Ce sont pourtant dix-huit sociologues qui ont ici rédigé les articles de cet ouvrage. Faire la concurrence réaffirme ce faisant une profonde démarcation entre sociologie et économie qui repose sur une différence fondamentale en termes de méthodes. Les articles regroupés dans ce recueil s’appuient en effet systématiquement sur des enquêtes de terrain, constituées d’observations et d’entretiens, et s’intéressent aux « représentations » des acteurs. Le livre fait ainsi le choix de ne pas donner de définition a priori de la concurrence : « plutôt que de partir d’une définition préalable du phénomène, nous avons demandé aux contributeurs de s’attacher à décrire comment les acteurs eux-mêmes appréhendent et travaillent la concurrence » [8]. Au contraire, comme l’écrivent Bernard Guerrien et Pétronille Rème, « si par économie on entend la théorie dominante actuellement, la théorie néoclassique […] adopte d’emblée un point de vue normatif, qu’elle cherche à fonder à partir d’innombrables “histoires” qui peuvent impressionner par la place qu’elles donnent aux mathématiques, mais qui n’éclairent en rien, ou presque, la réalité – à commencer par celle des relations marchandes, qui sont (ou devraient être) au cœur de l’analyse économique » [9]. On comprend dès lors que l’approche retenue par une majorité dominante d’économistes ne consiste généralement pas à décrire la concurrence telle qu’elle se passe. Le point de vue de la sociologie et son ancrage empirique revêtent alors un intérêt tout particulier.
40 Si les auteurs du recueil font donc le choix de ne pas définir a priori la concurrence, l’analyse qu’en propose Georg Simmel semble toutefois leur servir de référence. Citée à la fois en introduction (p. 9, 10) et à plusieurs reprises dans l’ouvrage (par exemple p. 48, 96 et 115), l’approche du sociologue allemand a, selon les auteurs, le mérite d’insister sur le « caractère ambivalent » (p. 9) de la concurrence, à la fois dévastatrice et socialisante. En effet, G. Simmel – comparant la concurrence à la jalousie qui peut haïr tout en aimant – la conçoit comme une « lutte indirecte » et une « forme de synthèse sociale ». Il s’agit pour lui de montrer que, derrière le processus qui consiste pour des concurrents à séduire un même tiers, il existe un « immense effet de socialisation » [10].
41 Notons que l’ambivalence relevée par les auteurs réside dans la nature même de la concurrence puisqu’on la trouve dans les deux temps de la définition même du terme [11] – A. « Fait d’être ensemble, d’agir de concert, conjointement, à égalité dans la poursuite d’un même but » ; B. « Fait de se trouver en opposition, le plus souvent d’intérêt dans la poursuite d’un même but, chacun visant à supplanter son rival » [12] – ainsi que dans son étymologie – tour à tour attribuée aux termes latins concurrentia au sens de « somme que l’on ne peut dépasser et de rivalité » [13] et concurrere, « accourir ensemble » [14].
42 Bien que les auteurs de l’ouvrage s’attardent sur ces deux faces de la concurrence, ils ne les opposent pas et estiment au contraire prolonger les travaux sur la coopération entre concurrents [15] où les acteurs en concurrence sont à la fois partenaires et rivaux. Ainsi, dans son analyse des accréditations des business schools, Benoît Cret montre comment ces dernières, pourtant prises dans une rivalité forte pour attirer les étudiants/clients, coopèrent néanmoins pour « amortir la concurrence » et maîtriser les dispositifs de classement (p. 48). Dans son analyse de la transformation du monde associatif dédié au handicap, Magali Robelet intègre quant à elle d’emblée les deux acceptions de la concurrence dans sa propre définition comme « ensemble d’activités sociales spécifiques dans lesquelles sont engagés une diversité d’acteurs et consistant à convaincre, séduire, s’informer, produire de l’information, s’allier, se distinguer, ou s’aligner ou élaborer collectivement des règles de bonne conduite […]. Les relations de concurrence produisent des situations […] d’affrontements mais aussi d’alliances qui rapprochent les opérateurs de leurs concurrents » (p. 100).
43 Mais la principale originalité de l’ouvrage réside en fait ailleurs. Dans la première partie du titre de l’ouvrage : Faire. D’abord car ici il ne s’agit ni de s’intéresser au rôle de la concurrence pour atteindre un optimum « économique », ni de mettre l’accent sur l’origine ou les effets de la concurrence, mais davantage d’expliciter la façon dont celle-ci est interprétée, façonnée et transformée par les acteurs membres d’une même entreprise, d’une même profession, d’un même établissement – bref d’un groupe dont la définition des frontières constitue un enjeu majeur – avec un accent particulier sur les arrangements institutionnels et les rapports public/privé. En ce sens, on pourrait dire que ce recueil se situe dans le second type d’approches de la concurrence identifié par Pierre François. Celui-ci distingue en effet « les perspectives analytiques qui replacent la concurrence sur un fond morphologique » et « une seconde famille d’approches qui renvoie moins la concurrence à une morphologie qu’à une agonistique : dans cette perspective en effet la concurrence est décrite comme une forme particulière de lutte » [16]. En effet, les luttes tout comme les compromis et les négociations qui font ce processus de la concurrence sont ici décrits minutieusement, et constituent le cœur de l’ouvrage. L’intérêt de Faire la concurrence réside précisément dans la variété des terrains étudiés et leur potentielle comparaison.
44 Dans sa façon d’appréhender la concurrence, le livre s’affranchit ensuite de la définition économique idéale de la concurrence, « la concurrence parfaite », et remet sur le devant de la scène les rapports de force, les manipulations, le rôle puissant des institutions pour façonner la concurrence selon leurs intérêts propres, ce que le chapitre sur les salons de professionnels exemplifie parfaitement. Comme Marie-France Garcia-Parpet en 1986 à propos du marché aux fraises de Fontaines-en-Sologne, Julien Brailly, Guillaume Favre et Emmanuel Lazega décrivent la construction sociale de la concurrence sur une place de marché. Il s’agit à la fois de faire apparaître les techniques de prise de pouvoir, les stratégies de passagers clandestins, les pressions exercées pour capter la demande mais aussi le poids économique des acteurs engagés. Les règles, normes et cadres définis par les organisateurs relatifs à la transparence de l’information et à l’égalité des conditions pour tous les participants ne peuvent s’opposer à la structure économique préexistante des acheteurs et vendeurs engagés. Si nombreuses soient ces règles pour contraindre les concurrents à jouer le jeu d’une concurrence qui se veut idéale, elles ne permettent pas d’éviter que s’exerce le pouvoir des oligopoles. Se décline finalement ici, comme dans le chapitre 10 consacré par Léonie Hénaut au « monopole des professions », le paradoxe décrit par B. Guerrien, à savoir que « la concurrence [parfaite] engendre son contraire (le monopole) » [17]. Mais l’explication, au contraire des théories économiques standard du monopole ou de l’oligopole, n’élude pas les rapports de pouvoir.
45 La lutte est néanmoins plus indirecte dans un certain nombre de chapitres qui associent davantage la concurrence à la comparabilité et s’inscrivent, en ce sens, dans la perspective de l’économie des singularités développée par Lucien Karpik et de l’économie des qualités de Michel Callon [18]. Il s’agit alors de décrire avec précisions les processus de rationalisation, les tentatives d’objectivation et de quantification de la qualité, la construction d’indicateurs pour permettre de comparer des projets ou des laboratoires de recherche (voir Aust (chapitre 4) et Cloarec et Mignot-Gérard (chapitre 11)) et des services ou établissement hospitaliers (voir Bertillot (chapitre 1)). La concurrence est instaurée par le biais de mesures censées résumer des singularités humaines et exercée entre les concurrents dans le but d’accéder aux subventions, aux financements de laboratoires ou de projets, ou d’éviter la fermeture d’un service. Toutefois ici inoculée par les pouvoirs publics, eux-mêmes censés protéger les secteurs dont la production n’est pas destinée à la vente, elle interroge le rôle du politique vis-à-vis de l’économique, renvoyant la concurrence du côté de ce dernier.
46 D’une manière générale, dans l’ouvrage, la concurrence apparaît, même lorsqu’elle concerne les phénomènes les plus économiques comme les relations marchandes ou inter-firmes, non plus comme un processus déshumanisé, voire « exogène » pour reprendre le terme de Robelet (p. 100), qui conduit par la recherche de la maximisation du profit et/ou de l’utilité à l’élimination des plus faibles, et qu’on a coutume de nommer « loi du marché ». Mais elle caractérise une situation mouvante et instable (au sens de Harrison White [19]), que Fabien Foureault, dans son chapitre consacré aux commerciaux d’un groupe multinational, décrit ainsi « la situation de concurrence (ou au contraire de coopération) n’est pas donnée a priori ni fixée une fois pour toutes. Elle dépend de la définition des groupes auxquels les individus se sentent appartenir, qui trace la limite entre le collaborateur et le concurrent, l’ami et l’ennemi, l’en-groupe et l’hors-groupe, “eux” et “nous” » (p. 140).
47 Outre la nature dynamique et instable et de la concurrence, le recueil d’articles souligne aussi qu’il existe plusieurs processus de concurrence distincts se déployant simultanément, en fonction de la définition même de ceux qui sont en concurrence : concurrence entre acheteurs et vendeurs mais aussi entre salons regroupant ces acheteurs et vendeurs dans le chapitre 3, concurrence entre business schools mais aussi entre les agences de classements qui les regroupent et entre les dispositifs construits pour les distinguer dans le chapitre 2, concurrence entre chercheurs et avec la délégation générale à la recherche dans le chapitre 4, concurrence entre commerciaux vendant un même produit, entre firmes mais aussi entre unités d’une même entreprise dans le chapitre 7, concurrence entre différents magasins d’une même enseigne et vis-à-vis de l’extérieur dans le chapitre 8, etc. Plusieurs « niveaux » de concurrence sont ainsi imbriqués, qu’ils concernent les rapports entre individus, entre organisations ou entre dispositifs. F. Foureault montre bien les difficultés qu’ont alors les acteurs à définir une priorité se questionnant sur leur loyauté pour l’entreprise ou pour l’unité et plus généralement sur leur identité.
48 La question de l’identité des acteurs, et des groupes auxquels ils appartiennent, est également posée dans l’ouvrage lorsque la concurrence est envisagée d’un point de vue normatif. Dans le chapitre 8, Guillaume Anzalone met en évidence l’arbitrage du réseau Biocoop entre deux logiques, l’une strictement économique – la recherche du profit pour les magasins du réseau – et l’autre, écologique et politique reposant sur la promotion et le maintien de l’agriculture biologique (impliquant d’ailleurs un plafonnement de ce profit et un recours aux fournisseurs internes) qui pourra néanmoins avoir des retombées économiques positives. La concurrence économique n’est alors jugée « bonne » que si elle permet de perpétuer la seconde logique. Ainsi, certains magasins préféreront renoncer à l’identité Biocoop pour minimiser leurs coûts de production.
49 Dans le chapitre 9, Malka Older s’intéresse à la concurrence entre organisations non gouvernementales (ONG) pour y associer à nouveau la concurrence au domaine strictement économique par opposition à une gouvernance éthique. Comme elle le note, « il peut paraître étrange de s’intéresser au secteur de l’aide humanitaire internationale sous l’angle de la concurrence. Après tout […] les ONG sont le plus souvent à but non lucratif » (p. 175).
50 Or c’est sans doute là que se fait jour l’un des points faibles du livre. À ne pas avoir voulu spécifier ce qu’était la concurrence, les auteurs laissent subsister un flou autour de sa nature (flou présent dès le sous-titre de l’ouvrage – Retour sur un phénomène social et économique –, qui opère une distinction entre « économique » et « social »). Ainsi est-elle liée aux stricts intérêts économiques dans les chapitres que nous venons de citer, même si c’est pour les décrier. Il s’agit alors d’une concurrence pour l’accès à une clientèle, l’accès aux subventions, à un meilleur salaire ou encore à un profit plus élevé. Alors que la concurrence est conçue comme une notion plus générale dans d’autres chapitres, c’est-à-dire une concurrence à la fois économique, sociale, politique, etc. Il s’agit alors d’une concurrence pour le pouvoir, la protection, le statut, la survie, la visibilité, etc., qui peut avoir une dimension économique (indirecte) mais fortement encastrée au sein de plusieurs autres dimensions. C’est sans doute la raison pour laquelle les différents chapitres apparaissent en fin de compte assez inégaux. La question du ou des buts de la concurrence est d’ailleurs d’importance pour les acteurs. Ainsi, systématiquement conscients d’être en lutte, certains acteurs choisissent néanmoins de résister à la concurrence économique car ils la considèrent comme s’opposant à leurs systèmes de valeurs éthiques, politiques, publiques, écologiques, humanitaires, non lucratives (chapitres 1, 8, 11) mais acceptent néanmoins davantage une concurrence pour le statut.
51 Pétronille RÈME-HARNAY
52 Université Paris-Est, Ifsttar
Aurélien Casta, Un salaire étudiant : financement et démocratisation des études, La Dispute, coll. « Travail et salariat », Paris, 2017, 155 p.
54 Alors que les politiques néolibérales sont résolument « en marche » dans l’enseignement supérieur à travers la hausse des frais d’inscription et le développement des prêts étudiants, l’ouvrage d’Aurélien Casta apporte un regard critique nécessaire à la déconstruction de l’idéologie qui sous-tend ces propositions. Loin de se contenter d’une posture critique, l’auteur expose également les voies alternatives qui s’offrent au financement des études à travers la gratuité des études et le versement d’un salaire aux étudiants – reconnus comme des travailleurs au titre de la valeur qu’ils produisent durant leurs études. Bien que les propositions de salaire étudiant ne soient pas nouvelles, tout l’intérêt de l’ouvrage repose dans l’articulation faite entre le démantèlement des politiques néolibérales dans le domaine de l’enseignement supérieur et la proposition d’un modèle alternatif en s’appuyant sur une « distinction conceptuelle et politique entre richesse et valeur » (p. 14). A. Casta nourrit son propos liminaire d’une double distinction entre les partisans d’une hausse des frais d’inscription et d’un développement des prêts et ceux qui défendent la gratuité des études et un salaire étudiant. Premièrement, pour ces derniers, « certaines richesses sont absolument irréductibles à toute forme de valeur économique » (p. 15). Parmi celles-ci on peut citer les aspirations éducatives, l’entrée dans la vie adulte, la participation à la vie politique et associative, etc. Deuxièmement, « il existe au moins deux types de valeur économique dans la société et dans l’enseignement supérieur qui nourrissent donc la différence fondamentale entre les mesures en faveur des frais et des prêts et celles en faveur de la gratuité et du salaire étudiant : la valeur économique capitaliste et la valeur économique non capitaliste » (p. 16) [20].
55 Les quatre chapitres qui structurent le présent ouvrage sont issus d’une étude approfondie des débats qui ont eu lieu en France et au Royaume-Uni depuis la Seconde Guerre mondiale [21]. Cette étude repose à la fois sur une analyse des positions des personnalités politiques, des universitaires et des membres associatifs et syndicaux ainsi que sur des entretiens menés auprès d’acteurs impliqués dans la construction de ces prises de position. Il convient de souligner que le choix de comparer ces deux systèmes institutionnels s’avère particulièrement judicieux. En effet, alors que le Royaume-Uni disposait historiquement d’une politique de financement des études beaucoup plus généreuse à l’égard des étudiants que la France, les transformations à l’œuvre dans l’enseignement supérieur depuis les années 1980 ont conduit à l’introduction de frais d’inscription et de prêts étudiants, alors que le système français repose encore (en partie seulement) sur la gratuité des études. Les deux premiers chapitres s’intéressent au développement des idées qui sous-tendent les propositions de hausse des frais d’inscription et de développement des prêts étudiants (chapitre 1) ainsi qu’au rôle de l’État dans la diffusion de celles-ci (chapitre 2). Les deux autres chapitres portent plus particulièrement sur le cas français et présentent l’origine des revendications des projets de gratuité des études et de salaire étudiant (chapitre 3) ainsi que leur contemporanéité (chapitre 4).
56 Le premier chapitre s’attache à la construction de la genèse des projets récents de hausse des frais d’inscription et de développement des prêts étudiants. A. Casta montre que différentes pratiques se sont juxtaposées pour nourrir ces projets. La première d’entre elles est la promotion des pratiques marchandes dans l’enseignement supérieur français au cours du XIXe siècle [22]. Pour l’auteur, le développement des établissements privés – caractérisés notamment par une rémunération variable des enseignants grâce à des droits d’inscription élevés – et son soutien par l’État constituent les premières expressions de la réduction de la valeur économique présente des études à sa dimension capitaliste. Deuxièmement, la constitution d’un socle théorique incarné dans la théorie du capital humain a permis plus récemment aux établissements privés de voir leurs pratiques être légitimées de nouveau et servir de modèle. Les défenseurs des frais d’inscription et des prêts soutiennent l’idée que la valeur économique des études réside dans le gain de salaire engendré par la poursuite d’études. C’est en se basant sur cette théorie qu’il a été possible de mettre fin à la politique de l’award au Royaume-Uni. Ce système auquel tous les jeunes avaient droit consistait notamment à payer leurs frais d’inscription et à leur octroyer des bourses conditionnées à leurs ressources. Alors que sa mise en œuvre dans les années 1960 reposait sur une vision de la valeur économique non capitaliste des études – en défendant l’enseignement supérieur comme un espace permettant d’acquérir une culture commune de la citoyenneté, de faire progresser les connaissances et les capacités de l’esprit –, son remplacement en 1997 par une politique de hausse des frais d’inscription et un développement des prêts repose au contraire sur une vision économique des études réduite à sa dimension capitaliste. Troisièmement, l’auteur développe l’idée selon laquelle le développement depuis les années 2000 des comptes de droits sociaux – dont la question de l’extension au domaine des études est fréquemment posée dans le débat public et qui pourraient abriter à terme les prêts étudiants et la hausse de frais d’inscription universitaires – participent à la légitimation d’une conception capitaliste de la valeur économique des études en assimilant l’éducation à un transfert ou à une accumulation de valeur.
57 Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, A. Casta montre comment l’État a, au Royaume-Uni comme en France, soutenu la logique consistant à individualiser le financement de l’enseignement supérieur. Pour reprendre les mots de l’auteur, « dans les deux pays, on peut constater l’existence de nombreuses législations favorables à ces politiques ainsi que toute une expertise » (p. 69). En France, l’État a joué un rôle majeur dans le développement du secteur privé à but lucratif [23]. En reconnaissant les formations du secteur privé, via le répertoire national des certifications professionnelles, l’État a donné aux acteurs privés plusieurs symboles qu’ils ont été en mesure de mobiliser pour attirer à eux une clientèle représentant 20 % des effectifs étudiants aujourd’hui. Or c’est notamment le développement de ces établissements qui a contribué à la diffusion de l’idée que l’enseignement supérieur produit une valeur économique capitaliste. Dans la même veine, l’État a préparé à la hausse des frais d’inscription en naturalisant le sous-financement de l’enseignement supérieur. A. Casta montre également de quelle manière le changement des modes d’enregistrement comptable de la dette étudiante au Royaume-Uni a permis de donner l’illusion comptable que les prêts constituent un actif de valeur pour l’État, légitimant encore davantage les politiques de hausse des frais et de développement du crédit. Cette gestion patrimoniale a par ailleurs vocation à nourrir la logique de comptes personnels de prestations sociales mobilisables tout au long de la vie qui, elle-même, est susceptible de servir de support au développement des frais d’inscription et des prêts étudiants.
58 Pourtant, d’autres politiques de financement de l’enseignement supérieur sont envisageables, elles se basent sur une vision de l’étudiant comme un travailleur qui produit de la valeur. Dans le troisième chapitre, l’auteur replace les propositions de gratuité des études et de salaire étudiant dans leur contexte historique. Il rappelle que les premières réflexions ont été formulées dans le cadre de la Résistance et du syndicalisme étudiant. Celles-ci reposaient sur l’affirmation d’une valeur économique non capitaliste des études. Elles ont ensuite été suivies de différentes propositions ayant abouti à un projet de salaire étudiant dont le vote par l’Assemblée nationale a échoué de peu en 1951. Depuis, ces projets en faveur de la gratuité des études et du salaire étudiant ont été relancés sous différentes formes. Le chapitre 4 présente ainsi différents projets portés à la fois par les organisations syndicales étudiantes et par certains chercheurs tels que ceux du collectif « Approches critiques et interdisciplinaires des dynamiques de l’enseignement supérieur » (ACIDES) [24] ou par l’auteur. La proposition que ce dernier livre dans cet ouvrage consiste justement à utiliser plusieurs formes d’indemnisation, directes ou indirectes, des personnes dans les domaines des études supérieures et de la formation pour financer la gratuité des études et une allocation d’autonomie : les exonérations d’impôts pour les enfants à charge dans l’enseignement supérieur, les bourses du Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires), les politiques d’aide au logement des étudiants de la Caf (Caisse d’allocations familiales), les fonds pour la formation des adultes des conseils régionaux, la rémunération des stagiaires, les indemnisations des employeurs dans le cadre des plans de formation ainsi que les allocations d’aide au retour à l’emploi (ARE) et d’aide au retour à l’emploi formation (AREF) de Pôle emploi. La proposition de salaire étudiant de l’auteur consiste à remplacer ces contributions par une cotisation études-formation qui serait gérée par Pôle emploi (amené de facto à changer de nom et de missions). En plus d’allonger la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans, l’auteur propose de contrôler davantage les formations privées afin de savoir lesquelles seraient en mesure de faire l’objet d’un salaire étudiant ou de formation. Comme le rappelle très justement l’auteur en exergue de son ouvrage, « ces projets ne pourront aboutir que si l’on accepte de mener aussi la lutte sur le terrain de la valeur économique des études » (p. 149).
59 Léonard MOULIN
60 INED
Notes
-
[1]
Anne Bory et Sophie Pochic, « Contester et résister aux restructurations. Comment s’opposer à la “fatalité du marché” ? Introduction », Travail et emploi, n° 137, 2014, p. 5-20.
-
[2]
Everett Hughes, The Growth of an Institution. The Chicago Real Estate Board, The Society for Social Research of the University of Chicago, série II, monographie n° 1, Chicago, 1931 (réédité en version abrégée : Arno Press, New York, 1979).
-
[3]
Howard Becker, Outsiders: Studies in the Sociology of Deviance, The Free Press of Glencoe, New York, 1963.
-
[4]
Daniel Gaxie, Le cens caché, Seuil, Paris, 1978.
-
[5]
Voir notamment Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, PUF, Paris, 1990.
-
[6]
Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard et Robert Castel, Paris, 1995 ; Id., La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Seuil, Paris, 2009.
-
[7]
Voir notamment Sarah Abdelnour, Moi, petite entreprise, PUF, Paris, 2017.
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[8]
Entretien avec les directeurs des ouvrages, Presses de Sciences Po, 1er juin 2016.
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[9]
Bernard Guerrien et Pétronille Rème, « Quelle synthèse entre économie et sociologie ? », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 127, 2009, n° 2, p. 348.
-
[10]
Georg Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de socialisation, Presses universitaires de France, Paris, 2013 [1908], p. 301.
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[11]
Alors que les Anglo-Saxons se sont débarrassés d’une des acceptions en retenant le seul terme de competition.
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[12]
Trésor de la langue française (2018).
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[13]
Ibid.
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[14]
Voir le dictionnaire Petit Robert (2003).
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[15]
Emmanuel Lazega, « Théorie de la coopération entre concurrents : organisation, marché, analyse des réseaux », in Philippe Steiner et François Vatin (dir.), Traité de sociologie économique, Presses universitaires de France, Paris, 2009, p. 533-571.
-
[16]
Pierre François, Sociologie des marchés, Armand Colin, Paris, 2009, p. 201-202.
-
[17]
Bernard Guerrien, Dictionnaire d’analyse économique, La Découverte, Paris, 2002, p. 85.
-
[18]
Michel Callon, Cécile Méadel, Volona Rabeharisoa, « L’économie des qualités », Politix, vol. 13, 2000, n° 52, p. 211-239.
-
[19]
Harrison White, Markets From Networks, Princeton University Press, Princeton, 2012.
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[20]
Jean-Marie Harribey (2013), La richesse, la valeur et l’inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, Paris.
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[21]
Aurélien Casta (2011), « Le financement des étudiants en France et en Angleterre de 1945 à 2011 : le student finance, l’award et le salaire étudiant et leur hégémonie », thèse de doctorat, Université Paris 10.
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[22]
Si l’on croyait les débats sur la concurrence récents : « Jamais vous ne verrez nos facultés faire les sacrifices nécessaires pour relever, pour compléter leur matériel scientifique, tant que vous n’enfoncerez pas dans les flancs de notre vieille université l’éperon de la concurrence » (p. 33) (Édouard Lefebvre de Laboulaye, rapporteur du projet de loi du 12 juillet 1875).
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[23]
Aurélien Casta (2015), « L’enseignement supérieur à but lucratif en France à l’aune des porosités public/privé : un état des lieux », Formation Emploi, vol. 132, n° 4, p. 71-90.
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[24]
ACIDES (2015), Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Paris, Raisons d’agir.