CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1 La protection sociale [1] n’a jamais été un concept pleinement stabilisé. L’histoire complexe de cette notion depuis l’époque de la révolution industrielle au XIXe siècle, jusqu’au début du XXIe siècle témoigne d’une évolution analytique très profonde. Dans l’ouvrage de Karl Polanyi, La Grande Transformation [1944], le concept de protection sociale renvoie à des mouvements politiques se confrontant à la marchandisation sur trois « fronts » interdépendants : le travail, la monnaie, la terre. Elle rassemble « pêle-mêle » les barrières tarifaires, les réglementations salariales ou les assurances sociales. Soixante-dix ans plus tard, les définitions qui se sont imposées à nous ne contiennent plus les politiques de la terre ni celles de la monnaie. Le cœur de la définition s’est centré sur ce que K. Polanyi appelait la voie « allemande » de la dé-marchandisation du travail. Cette expression désigne les politiques de protection qui se développent à l’extérieur de l’entreprise (par opposition à la voie « anglaise » qui prenait la forme d’une négociation syndicale au sein de l’entreprise). Ce processus de changement de définition reste encore largement à analyser et à comprendre, notamment depuis 1944, mais un fait s’impose : les définitions et les contours de la protection sociale et du salariat ont parties liées. En introduction de ce numéro consacré aux « troubles dans la protection sociale », nous voudrions reprendre, dans le cas français, les grandes étapes de l’analyse des rapports entre les institutions du salariat et la protection sociale. Ce rapide détour par l’histoire de la pensée nous semble nécessaire pour éviter tout présentisme. Les troubles qui traversent la protection sociale ne sont pas uniquement liés au moment néolibéral même si celui-ci les exacerbe. Ils sont provoqués par une difficulté plus structurelle à saisir la nature de cette institution par rapport aux instances de valorisation du travail.

2 Chez les sociologues et les économistes, l’autonomie de la protection sociale vis-à-vis du rapport salarial est, dès 1945, soumise à un débat permanent. Chacune de ces deux disciplines [2] est confrontée à la difficulté de délimiter cet ensemble d’institutions et d’interpréter son rôle dans le cadre de l’émergence de la société salariale. À la Libération, les termes conceptuels qui s’imposent pour interpréter la nouvelle forme des prestations sociales sont d’abord ceux de « salaire social », puis de « salaire indirect ». Ils décrivent immédiatement l’impossibilité d’isoler les institutions de sécurité sociale de celles du travail. Au cours des décennies suivantes, la sociologie et l’économie ne vont cesser de se confronter à cette interdépendance des institutions du travail et de la protection sociale. Elles connaissent, sur ce sujet comme sur bien d’autres, des évolutions partiellement synchronisées. Chacune des disciplines possède son espace de controverses scientifiques propre, mais à la façon de ce que décrit M. Foucault pour la linguistique, la biologie et l’économie politique, elles sont traversées par une « épistémè » [Foucault, 1966]. Cette synchronisation s’explique aisément par des tendances scientifiques globales comme le repli du marxisme, mais également par le fait que les productions de la sociologie et de l’économie s’influencent mutuellement.

3 Dans la première section, nous montrons que le cadre d’analyse de la protection sociale est d’abord intégré aux enjeux de la reproduction de la force de travail, puis s’en éloigne progressivement au cours des années 1980 pour se polariser autour d’une analyse des arbitrages de l’État. Dans la seconde section, nous soulignons que, dans la configuration contemporaine, pour saisir les dynamiques de réforme en cours, il est nécessaire d’articuler les approches de la protection sociale avec les dynamiques du salaire et de l’emploi.

2 – De la reproduction de la force de travail au compromis institutionnalisé

4 À partir de la création des caisses interprofessionnelles entre 1944 et 1947, les enjeux de la politique de sécurité sociale [3] suscitent un intérêt important chez les économistes, plus mesuré chez les sociologues. Cependant, au-delà de cette attention différenciée, les principales interprétations des deux disciplines s’accordent pour analyser les prestations sociales comme un élément de la nouvelle régulation salariale.

5 Les économistes de la Revue économique[4] proposent une interprétation de la sécurité sociale qui va devenir dominante. J. Marchal [5] décrit un mouvement général d’autonomie de la distribution des revenus vis-à-vis des contraintes productives, qui concerne au tant le salaire distribué par les entreprises que les prestations distribuées par les nouvelles caisses. Il insiste sur l’impossibilité de penser séparément ces deux ressources.

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« L’expression complément du salaire est donc partiellement trompeuse, elle traduit l’embarras, ou mieux l’incompréhension des analystes. Ceux-ci voient bien que les prestations sociales sont d’une autre nature que le salaire traditionnel, prix du travail. Ils ne comprennent pas que le salaire lui-même évolue, qu’il tend à se fonder plus sur le besoin de celui qui fournit le travail que sur la valeur objective du travail lui-même. En fait les prestations sociales et le salaire sont de même essence. Il y a unité des revenus des travailleurs. »
[Marchal, 1952, p. 180]

7 Dans cette conception, les institutions de sécurité sociale ne sont qu’une composante d’un mouvement général de déconnexion entre les revenus distribués et l’évaluation du travail. Le salaire est donc social de toute part. Il ne s’agit pas d’un concept faible. Son usage est justifié dans le cadre d’une analyse de la forme des distributions des revenus dans le « capitalisme monopolistique ». Au sein du nouveau régime économique, le salaire quitte, dans ce cadre théorique, sa fonction de rémunération du travail pour celui de revenu permettant la satisfaction des besoins. Cette approche de la « répartition sociale » provoquera de nombreuses controverses avec les économistes souhaitant maintenir au salaire une conception rémunératrice du travail, mais elles engageront un dialogue avec une partie de la sociologie du travail.

8 Au cours des années 1950, les études sociologiques sont en partie en décalage avec l’intérêt des économistes pour les sujets de la Sécurité sociale. Ce manque d’intérêt est probablement lié au fait que la sociologie du travail est principalement engagée dans une « sociologie de l’atelier » [Rot, 2006] qui appréhende le salaire comme une série de déterminations marchandes extérieures à l’objet enquêté. Ce cadrage de l’objet engendre ce que P. Rolle appellera rétrospectivement une « sociologie manquée du salariat » [Rolle, 1988] qui laisse les règles de valorisation du travail et les prestations sociales à la lisière de l’enquête. Pourtant, ce désintérêt n’est pas total. Parmi les sociologues, P. Naville étudie, par exemple, la façon dont les nouvelles institutions de négociation collective et la Sécurité sociale opèrent un desserrement des contraintes marchandes sur la rémunération des travailleurs. La législation sur le salaire minimum et la hiérarchie salariale qui s’établissent sur la base de ces nouvelles institutions apparaissent comme les principaux supports de ce détachement entre salaire et évaluation directe du travail [Naville, 1959, p 118]. Cette sociologie étudie le déplacement progressif, dans le capitalisme, de la proportionnalité entre la relation salaire/travail fourni et la relation salaire/besoins. Le salaire est désormais considéré comme une ressource globale qui répond à des besoins délimités collectivement. Naville se rapproche ainsi de la notion de « revenu des travailleurs » développée par les économistes de la Revue économique. La Sécurité sociale devient alors, pour le sociologue, la pointe avancée d’une trajectoire historique qui transforme le salaire en un revenu couvrant des besoins sociaux définis collectivement. Elle s’intègre dans un vaste mouvement de collectivisation ou de nationalisation des besoins permettant la reconstitution de la force de travail. Les prestations sont donc envisagées comme un salaire indirect qui permet de se procurer des biens en apparence gratuits. P. Naville saisit la protection sociale comme une institution finançant une consommation permise par des transferts issus de la masse des salaires.

9 Il existe donc de nombreuses similitudes entre les approches économiques de la répartition sociale et la sociologie navilienne. L’interprétation du sociologue est dotée d’une dimension néanmoins plus critique : la déconnexion entre salaire et évaluation du travail concret correspond aux exigences capitalistes dans le cadre du Nouveau Léviathan [Naville, 1957], tandis qu’elle est au service de la reconnaissance de l’homme en tant qu’être de droit pour les économistes comme Jean Marchal ou Jean Lhomme.

10 À partir des années 1960, les théories sur le « salaire social » font l’objet de nombreuses controverses au sein des sciences économiques [Le Lann, 2014]. Le caractère irréaliste d’une conception du salaire qui ne correspondrait plus à la rémunération du facteur travail est critiqué par de nombreux auteurs, y compris au sein de la Revue économique [Maurice, 1962]. Ces théories trouvent cependant un prolongement autour de travaux spécifiant la nature et la fonction reproductive du salaire. Pierre Rolle propose à la sociologie de se donner comme objet d’études le salariat comme condition de vie générale du travailleur. Il insiste sur les problèmes analytiques que pose l’usage du mot rémunération :

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« La notion de rémunération est trompeuse, y compris dans l’analyse du salariat, lorsqu’elle suggère une correspondance conventionnelle entre une tâche quelconque et un revenu. Cette interprétation naît en fait de l’existence généralisée du salaire, lequel ne lie pas directement la rétribution du travailleur aux caractéristiques du poste qu’il occupe : phénomène qui signifie que le revenu de l’ouvrier est en rapport avec une structure économique et sociale plus large que celle de l’atelier. »
[1971, p. 192]

12 Pour Pierre Rolle, ce détachement produit une série de transferts sociaux qui sont loin d’être contre-productifs pour les employeurs. D’une part, il leur permet de limiter les risques liés aux restructurations en garantissant des mobilités protégées aux travailleurs [Rolle, 1971, p 256]. D’autre part, la sécurité sociale, tout comme une large part des dépenses publiques, gère les contraintes de reconstitution de la force de travail d’une génération à l’autre [6]. Le « salaire social » se présente alors comme une institution bénéfique au système capitaliste. Pour Rolle, ces fonctions de la protection sociale impliquent le maintien d’une vigilance conceptuelle et sémantique à l’égard de « l’image complaisante » que les États donnent de leur action à travers les expressions d’« État-providence » ou de « Welfare State ».

13 À sa fondation au milieu des années 1970, l’École de la régulation partage une partie de cette lecture critique. Elle s’inscrit sur ce point dans la continuité de travaux des années 1950 sur les mutations du statut de la rémunération. Les politiques fordistes « du bien-être et du besoin » [Coriat, 1979] fondent une réforme du salariat au service de la mobilisation de la main-d’œuvre. Dans son ouvrage fondateur, M. Aglietta [1976] décrit la protection sociale comme une instance spécialisée dans la reproduction sociale à l’échelle « générationnelle » [7].

14 Cependant, des éléments de spécialisation distinguent les disciplines. Dans les analyses de la régulation, le salaire indirect concourt à la reproduction en participant à soutenir la norme de consommation. Pour les économistes, l’augmentation de la « demande effective » promue à travers le salaire indirect est aussi essentielle que la reconstitution de la capacité de la force travail pour la reproduction du système capitaliste.

15 Le rapport à la protection sociale change radicalement dès mi-1970. La théorie de la reproduction connaît une modification profonde sous l’influence du programme bourdieusien. Elle quitte progressivement le salariat pour trouver de nouveaux terrains d’études : les instances étatiques de nomination, au premier rang desquelles on trouve le système scolaire, et de façon plus marginale aussi la protection sociale [Boyer, 2004] [8]. Dans ce cadre conceptuel, les classes sont avant tout considérées comme le résultat de luttes de classement dans lesquelles certains groupes sociaux cherchent à obtenir des privilèges de statut. La protection sociale apparaît comme l’un des champs de cette compétition au cours de laquelle les cadres tentent, par exemple, de faire valoir des régimes assurant leur distinction [Boltanski, 1977].

16 La théorie de la régulation (TR) s’inspire parfois directement de ce cadre d’analyse bourdieusien en reprenant la thématique des luttes de classement et en les positionnant au cœur du contrôle de la protection sociale. Brender et Aglietta [1984] insistent, par exemple, dans Les mutations de la société salariale, sur le fait que les distributions de prestations sociales sont avant tout structurées par des conflits symboliques politiques :

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« La socialisation du revenu, attachée à l’extension des droits inaliénables concomitante de la persistance d’inégalité sociale, veut dire que les luttes de classement se déploient de plus en plus sur le terrain politique. »
[Aglietta et Brender, 1984, p. 118]

18 L’opposition entre les besoins du cycle court et ceux du cycle long fait progressivement place à celle de normalisation étatique et de normalisation contractuelle. Le terme de « salaire social » tend à disparaître, l’usage de l’expression « salaire indirect » s’amenuise. La protection sociale rejoint alors les problématiques de régulation étatique.

19 Le concept d’État-providence s’impose à travers les ouvrages de P. Rosanvallon [1981] et F. Ewald [1986], qui exercent une nette et longue influence. La problématique de la reproduction du rapport salarial est dans leur cadre d’analyse, remplacée par celle de la déconnexion entre l’économique et le social. La protection sociale est alors analysée comme un mécanisme d’arbitrage permanent du conflit entre les groupes sociaux. Là où la théorie de la reproduction dénonçait les avantages des employeurs et des monopoles derrière les imputations du salaire social, ce sont désormais « la multiplication et l’éparpillement des avantages catégoriels à défendre et à imiter » [Aglietta et Brender, 1984, p. 118] qui concentrent la critique des sociologues et des économistes. L’opacité des règles, dans un contexte de meilleure information [9], et l’absence de fondement économique (au sens de la théorie de l’assurance) aux transactions entre les classes deviennent un motif de critiques chez les premiers comme chez les seconds.

20 Dès 1983, Delorme et André créent un dispositif conceptuel pour appréhender les luttes et les arbitrages dont est porteuse la protection sociale [Delorme et André, 1983]. Ils s’intéressent aux tendances de long terme des dépenses sociales dans lesquelles ils insèrent les dépenses de protection sociale, les dépenses d’éducation, etc. Ces dernières sont appréhendées comme des compromis institutionnalisés (CI) qui « résultent d’une situation de tension et de conflits entre groupes sociaux économiques pendant une période longue à l’issue de laquelle une forme d’organisation est mise en place créant des règles, des droits et des obligations par les parties prenantes » [Delorme et André, 1983]. À partir des travaux de ces auteurs, les régulationnistes mobilisent systématiquement le concept de « compromis institutionnalisé » pour rendre compte des interventions publiques, des dépenses publiques et des dispositifs de protection sociale [Théret, 1990].

21 En 1995, au moment de faire le premier « bilan » des travaux de la théorie de la régulation, Yves Saillard [1995] décrit un déplacement de l’analyse des prestations sociales « de l’économique vers le politique ». Son analyse est valable au-delà de cette école, elle a un caractère transdisciplinaire puisque l’épuisement des théories de la reproduction capitaliste touche également la sociologie. Ce mouvement restera cependant inabouti puisqu’une partie des travaux des années 1990 tentera de restituer l’interdépendance entre le système de valorisation salariale et la protection sociale [10].

3 – Le sens contemporain de la protection sociale

22 Les oscillations passées des approches de la protection sociale entre la théorie de la reproduction et l’analyse de conflictualité des groupes sociaux font place à un trouble profond. Après trente ans de réformes « néolibérales », le sens contemporain de la protection sociale semble particulièrement difficile à synthétiser, notamment dans ses rapports aux institutions du travail et de l’emploi. L’idée d’une intégration fonctionnelle au salariat dans le cadre des théories de la reproduction sociale est désormais largement abandonnée. Ce constat n’implique pourtant pas qu’un dispositif analytique pérenne s’y soit substitué.

23 L’approche de la protection sociale comme « compromis institutionnalisé » a permis d’éviter de la fonctionnaliser trop rapidement comme instance de reconstitution de la force de travail. Elle s’est construite à l’encontre de l’idée que l’« État était aux mains de la bourgeoisie » [Nadel, 2002] et a engendré un cadre d’analyse capable de saisir l’arbitrage d’un système dans lequel aucune classe ne monopolise la totalité du pouvoir. Cependant, elle rencontre de nombreuses difficultés interprétatives dans le contexte d’imposition progressive de l’État néolibéral.

24 En effet, l’interprétation de la protection sociale comme instance autonome de gestion des conflictualités et de démarchandisation ne permet plus de saisir le mouvement, désormais très profond, de reconnexion ou d’interdépendance entre les politiques de l’emploi et les distributions des prestations sociales.

25 La nouvelle formulation du problème de l’emploi dans le capitalisme concurrentiel [Boyer, 2004] implique le développement de dispositifs de protection sociale favorables aux employeurs. Les politiques d’activation des dépenses, de « workfare » ou les exigences de compétitivité cherchent à minimiser le « coût du travail », à subventionner l’emploi ou encore à adapter le « capital humain » aux besoins de l’entreprise. Ces différentes caractéristiques de la réforme rendent caduque l’analyse du néolibéralisme comme mécanisme d’« endiguement » [Pierson, 1996]. Loin d’une limitation du champ de la protection sociale, il s’agit plus d’une réinterprétation de cette dernière.

26 L’analyse de nouvelles configurations de la protection sociale nécessite une mise à distance vis-à-vis de toute forme de réification du social et de l’économique. Une large part des difficultés à définir la protection sociale provient de son identification à un secteur sur lequel les contraintes externes de l’économie viendraient s’appliquer. Cette conception de l’économie comme épée de Damoclès au-dessus de l’État social a fait l’objet d’une critique profonde. La sociogenèse du cadrage statistique et scientifique a par exemple montré comment le désencastrement implique des constructions symboliques qui imposent les réalités économiques comme des problèmes exogènes. Les mutations du champ de la science économique s’articulent ainsi à celles des champs politiques et médiatiques et imposent la « politique des caisses vides » [Guex, 2003] par des rhétoriques comme celle du « trou » de la sécurité sociale [Duval, 2002]. Les travaux sur le développement de l’épargne-retraite montrent par exemple comment les forces politiques et syndicales ont intégré le caractère « compétitif » de l’épargne retraite entre 1995 et 2003 [Cicotelli, 2014]. Plus globalement, la sociologie des statistiques et l’économie industrielle institutionnaliste participent à démontrer l’intensité des investissements de forme nécessaires à l’État néolibéral pour créer, objectiver et naturaliser les lois du marché [Devetter, Jany-Catrice et Ribault, 2009 ; Gallois et Nieddu, 2015 pour les services à la personne ; Batifoulier, 2014 ; Da Silva, 2014 ; Belorgey, 2010, pour la santé]. Cette approche invite le chercheur à se mettre à distance des phénomènes de « sectorisation réussie » [Gayon et Lemoine, 2014]. Ainsi, le désencastrement de l’économie ne peut être gagné qu’au prix d’efforts de long terme, mais il est également condamné à rester inabouti. Le néolibéralisme reste lui-même redevable d’une « justice sociale » ajustée à son image comme la justice générationnelle dans le cadre des retraites [Le Lann et Lemoine, 2012].

27 La dynamique de mise sous contrainte externe est complétée par une mutation interne. Les nouvelles politiques sociales et l’émergence de logiques de performance engendrent une multiplication des indicateurs au sein même des politiques sociales. Cette quantophrénie [Vienne, 2003 ; Jany-Catrice, 2012 ; Dossier RFSE « Quantifier les qualités », 2017] n’a pas seulement des effets de cadrage des dépenses publiques et sociales : elle mène à des changements majeurs dans les stratégies de management et dans l’organisation des institutions de la protection sociale. L’évolution de ces pratiques du social a une influence décisive dans les politiques du chômage et de l’emploi, du financement des études, du care, de la formation professionnelle, etc. Ces pratiques deviennent au fond constitutives du rapport salarial en ce qu’elles participent à la valorisation économique du travail et redéfinissent en fonction des besoins du marché la carrière de chômeurs, les cursus des étudiants, la prise en charge des personnes fragiles ou encore la formation professionnelle.

28 L’enjeu de la valorisation du travail est alors décisif. Les travaux de l’Économie des conventions ouvrent à ce titre la voie à une approche pluraliste de la valorisation [Eymard-Duvernay, 2008]. D’abord spécialisés sur les équipements du contrat de travail et de la négociation dans l’entreprise, ils investissent progressivement la pluralité des formes des institutions de gestion du travail. Ils offrent un cadre théorique qui permet d’interpréter la protection sociale comme un espace de conflits portant sur la reconnaissance du travail et de sa qualité en lien avec ce qui est défini comme un « bon produit ».

29 En s’appuyant sur Polanyi et Weber, Théret [1997] explique l’impossible déconnexion du salariat par le fait que la protection sociale est une médiation entre les différentes sphères d’intégrations (économique, politique, domestique). La protection sociale est au cœur de la reproduction des travailleurs/citoyens, ressources de l’accumulation dans la sphère économique, et du pouvoir dans la sphère politique. Cette médiation se retrouve dans la dynamique des flux monétaires de protection : issus de l’ordre économique, ils sont transformés en prestations sociales, puis en moyens collectifs de consommation dans l’ordre domestique, qui à leur tour participent à la valorisation des individus. Cette dernière est reconnue comme valeur monétaire (le salaire) dont une partie sera à nouveau débitée sous la forme de flux monétaire de protection. Ainsi, « le salaire est le point de départ et le point d’arrivée du circuit salarial de la protection sociale, et par modalité de sa fixation, il assure (ou n’assure pas, mais alors il y a crise) la cohérence interne du système national de protection sociale » [Théret, 1997].

4 – Les articles du dossier « Troubles dans la protection sociale »

30 Par leur objet, comme par leur analyse, les articles de ce dossier s’inscrivent dans ce mouvement général, non seulement d’ouverture disciplinaire, mais aussi de décloisonnement de la réflexion entre les politiques du travail et la protection sociale. Ils mettent tous en évidence les troubles qui traversent la protection, et qui résident dans le caractère contradictoire de leur rapport à l’emploi. D’une part, les institutions de la protection sociale sacralisent la norme d’emploi ; d’autre part, elles fragilisent les conventions qui ont permis son avènement, notamment celle du contrat à durée indéterminée.

31 Plusieurs articles traitent spécifiquement de l’assurance chômage et de son rôle dans l’institutionnalisation de la norme d’emploi. Ils viennent ainsi questionner le sens de l’action des agences publiques de lutte contre le chômage lorsque leur fonction de placement devient la priorité de leur action.

32 J.-M. Pillon, en s’intéressant aux indicateurs de retour à l’emploi qui guident l’action de l’ANPE depuis sa création en 1967, analyse comment les mutations des politiques d’emploi (passant de conjoncturelles à structurelles) s’entremêlent aux enjeux de l’institution et viennent en transformer le sens. Il montre ainsi que les modalités techniques, organisationnelles et professionnelles de la mesure de l’objectif de retour à l’emploi ne sont pas allées de soi. Les indicateurs ont gagné en légitimité et ont été incorporés par les agents à mesure qu’ils sont devenus des instruments stratégiques de légitimation de l’institution face à ses tutelles. Au cours de la succession des politiques d’emploi et du déploiement du paradigme de l’activation, les indicateurs, guidant l’action de l’institution, évoluent. L’évaluation de cette dernière ne repose plus sur sa capacité à appareiller le marché de l’emploi, mais sur celle d’augmenter le taux de retour à l’emploi de ses allocataires. L’auteur montre que les modalités techniques, organisationnelles et professionnelles de la mesure de l’activation influent directement sur les carrières des bénéficiaires des politiques sociales.

33 Toujours dans cette exploration des tensions entre l’assurance chômage et la norme d’emploi, Claire Vivés s’intéresse aux justifications et aux règles de l’« activité réduite », un régime d’indemnisation du chômage qui permet de cumuler un salaire dans l’emploi, et les allocations chômage au cours d’un même mois. Elle définit la nature des contradictions qui se dégagent dans les règles de ce cumul : alors que l’allocataire est en emploi, il est soumis à l’obligation de recherche d’emploi ; alors que le dispositif est pensé comme un tremplin vers l’emploi normal, l’indemnisation en continu des allocataires risque de les maintenir dans de mauvais emplois. La mise en place de ce dispositif interroge le sens de l’assurance chômage qui ne préserve plus la norme d’emploi en CDI, et incite au contraire les allocataires à choisir l’emploi discontinu.

34 Didier Demazière interroge la catégorie du chômage, mais cette fois à partir d’une enquête sur le vécu des allocataires face aux nouvelles normes qui s’établissent. Il décrit une dissociation entre les frontières institutionnelles et les frontières symboliques du chômage qui se construit dans l’expérience des allocataires. Alors que les premières sont de plus en plus affirmées et évaluées à l’aune de l’emploi en CDI, les secondes sont de plus en floues et larges. Les chômeurs ne cherchent plus seulement un emploi, mais toute autre forme de travail permettant une forme de rémunération, d’insertion et de reconnaissance.

35 En travaillant sur les retraites des intermittents, Vincent Cardon explore la relation entre salaire et allocation chômage dans une perspective de long terme, en la confrontant à la retraite. Il met ainsi en évidence les difficultés de l’articulation entre le régime de l’intermittence et celui des retraites, qui relèvent de logiques différentes. Cette relation désajustée entre les deux régimes pénalise finalement les intermittents qui ont des montants de retraite faibles. Ces « petites » retraites incitent les intermittents vieillissants à entrer dans l’injonction du vieillissement actif, et à cumuler retraite et emploi. L’article démontre que l’activation est ici freinée par le manque d’offres d’emploi, ce qui contribue à dégrader à nouveau les revenus des intermittents.

36 Les deux derniers articles du dossier étudient quant à eux les mutations dans le financement des politiques sociales. Même s’ils ne concernent pas les régulations du marché de l’emploi, ils montrent combien les politiques du travail et les politiques de protection sociale sont interdépendantes. Ainsi, Nathalie Morel, Chloé Touzet et Michaël Zemmour dressent un état des connaissances théoriques et empiriques sur les niches « socio-fiscales » qui participent à la protection sociale en Europe dans le cadre des contraintes d’austérité et de compétitivité. Les questions d’évaluation de ces dépenses, et de leur introduction dans le périmètre de la protection sociale, mettent en évidence la construction sociale de ses frontières. Les auteurs présentent les différentes modalités du recours à ces instruments étudiés dans la littérature. Les dépenses fiscales sont mobilisées afin d’inciter au recours aux protections privées, elles supportent ainsi la réforme des programmes traditionnels de la protection sociale. Elles permettent de financer la prise en charge de nouveaux risques sociaux (petite enfance, dépendance) tout en créant des marchés subventionnés considérés comme des « gisements d’emplois ». Enfin, elles servent d’outils d’incitation à l’activation des travailleurs éloignés du marché, et notamment des femmes. Finalement, les auteurs s’interrogent sur les processus d’affaiblissement de ces dépenses par la contrainte d’austérité qui a pourtant contribué à leur justification.

37 Enfin, Aurélien Casta analyse la transformation des politiques sociales envers les étudiants anglais et montre le basculement des principes fondateurs qui ont mené, en 1997, à remplacer le système de l’award (bourse aux étudiants) financé par l’impôt, au système de prêts subventionnés aux étudiants. L’auteur montre bien les jeux de circulation entre l’État et l’économique, qui mènent à une conception des études organisée autour d’une valeur économique sous l’influence de la théorie capitaliste. Elle amène les étudiants à anticiper le rendement social futur des études en l’assimilant au gain de salaire futur des diplômés.

38 Comme pour tous les objets étudiés dans le dossier, le changement de paradigme s’accompagne d’une théorisation instrumentale de la figure d’un État gestionnaire, qui doit construire les outils d’enregistrement comptable et les techniques de financement permettant la gestion de politiques sociales tournées vers l’émergence de normes d’emploi centrées sur les modes de régulation concurrentielle. Les institutions de la protection sociale et l’État engagent ainsi les travailleurs à devenir des gestionnaires de droits et des entrepreneurs d’eux-mêmes.

Notes

  • [1]
    Nous tenterons au cours de cette introduction de présenter les évolutions des modes de désignation de la protection sociale en fonction de ses différents cadres interprétatifs. Cependant, nous gardons à l’esprit que l’usage du terme « protection sociale » s’impose tardivement en France au cours des années 1970 et 1980.
  • [2]
    La discussion scientifique sur le statut contemporain de la protection sociale et de son rapport au salaire est, en France, principalement le fruit d’un dialogue entre économistes et sociologues.
  • [3]
    La « politique de sécurité sociale » est l’expression utilisée par A. Croizat et P. Laroque pour désigner l’ensemble du programme de fondation des caisses de Sécurité sociale.
  • [4]
    Les auteurs de la Revue économique se constituent comme une alternative aux hypothèses irréalistes de l’Économie politique. Cette dernière réduit, selon eux, l’économique au marché. L’homo œconomicus ou la tendance à l’équilibre du marché sont pour les principaux rédacteurs de la revue autant d’hypothèses scolastiques empêchant les progrès des connaissances en matière de faits économiques.
  • [5]
    Jean Marchal (1905-1995) est l’un des principaux rédacteurs de la Revue économique à sa fondation en 1950.
  • [6]
    À contre-courant des évolutions de la sociologie et de l’économie, Pierre Rolle continuera dans les années 1980 d’inscrire le salaire social dans une thématique de la reproduction : « Le problème du prix du travail change de forme. Il devient celui du financement des multiples cycles par lesquels la capacité de travail se reproduit, financement qui s’obtient à partir de l’occupation d’un poste. On ne constate pas l’existence des mêmes cycles tout au long de l’histoire industrielle […] le salaire, il y a un siècle et demi, n’assurait que difficilement la génération du salarié par le salarié, et même son entretien journalier. Les cycles sont aujourd’hui plus aisément observables, parce qu’ils sont souvent distingués les uns des autres par les diverses opérations du salaire social » [Rolle, 1988, p. 136].
  • [7]
    « La reproduction de la force de travail social […] n’est pas seulement sa reconstitution physique d’un cycle de production à un autre. C’est aussi le renouvellement de la classe ouvrière de génération en génération. Les frais de cette reproduction comprennent donc les frais d’entretien et d’éducation des enfants qui doivent devenir les nouvelles forces du travail salarié. Ils comprennent aussi l’entretien des anciens travailleurs pendant le court laps de temps qui sépare la retraite de la mort » [Aglietta, 1976, p. 155].
  • [8]
    R. Boyer, dans Une théorie du capitalisme est-elle possible [2004], signale l’étonnante absence de problématique du salariat chez Pierre Bourdieu : « La lecture régulationniste de P. Bourdieu jusqu’au début des années 1990 fait ressortir une absence remarquable : la relation salariale n’est pas mentionnée comme structurant les différents champs, ce qui n’est pas sans surprendre quand on sait que Bourdieu est un lecteur attentif de Marx » [Boyer, 2004, p. 157].
  • [9]
    Rosanvallon [1981] parle du voile d’ignorance déchiré.
  • [10]
    Bruno Théret [1996, 1997], Bernard Friot [1998].

Bibliographie

  • Aglietta M. (1976), Régulation et crises du capitalisme, rééd., Odile Jacob, coll. « Opus », Paris, 1997.
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Ilona Delouette
Université de Lille, Clersé
Yann Le Lann
Université de Lille, Ceries
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/rfse.020.0027
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