1 – Introduction
1 Le mouvement de décentralisation politique amorcé il y a plus de 13 ans s’est accompagné d’une institutionnalisation généralisée de l’action collective locale [Duran et Thoenig, 1996] en lieu et place d’une « régulation croisée » à l’œuvre jusqu’alors [Crozier et Thoenig, 1975]. Ce processus a permis, dans le secteur agricole notamment, une plus grande autonomie financière et décisionnelle des échelons régionaux, départementaux – et, plus récemment, infradépartementaux – vis-à-vis de l’État central [Berriet-Solliec, 2002 ; Muller, 2011] et a produit des modes d’institutionnalisation des politiques agricoles profondément hétérogènes [Le Pape et Smith, 1999]. À partir des années 1990, la territorialisation de l’action publique se trouve ainsi renforcée par des adaptations institutionnelles et la création de niveaux intermédiaires de coopération à l’échelle intercommunale (Pays et Communautés de communes) [Moquay et al., 2009] qui soutiennent et participent à des projets en lien avec l’agriculture [Rieutort, 2009] dans le cadre de programmes de développement rural européens ou nationaux [Berriet-Solliec et Trouvé, 2013]. Les circuits alimentaires de proximité [1] y apparaissent souvent comme une entrée privilégiée par les collectivités territoriales [Guiomar, 2013 ; Capt et al., 2014].
2 Le développement depuis une quinzaine d’années de ces « nouveaux » modes de distribution, outre l’intérêt politique et médiatique qu’il suscite, a donné lieu à un foisonnement de recherches académiques. Les études anglo-saxonnes se sont plutôt focalisées sur la capacité des alternative food networks [2] à résister à l’imposition d’un modèle agroalimentaire unique et globalisé par la création de nouveaux espaces d’échanges économiques encastrés localement [Murdoch et Miele, 1999 ; Marsden et al., 2000 ; Winter, 2003]. En France, l’abondante littérature sur les circuits courts, circuits de proximité, systèmes alimentaires locaux, etc., s’est attachée à étudier leur caractère composite : variété des formes de relations entre producteurs et consommateurs [Vincq et al., 2010], entre producteurs et intermédiaires [Praly et al., 2014], émergence de solidarités professionnelles et de nouveaux référentiels technico-économiques [Capt et al., 2011], etc. Ces systèmes productifs et commerciaux, qui remettent au goût du jour des pratiques marginalisées par les acteurs dominants au sein du secteur agricole, réactivent certaines logiques marchandes des circuits longs tout en réinsérant les échanges dans un réseau plus ou moins dense de relations interpersonnelles [Amemiya et al., 2008 ; Dubuisson-Quellier et Le Velly, 2008]. Analysés d’un point de vue tantôt interactionniste, tantôt connexionniste [Torre, 2008], ils sont principalement envisagés dans la perspective de reconstruction d’un lien entre le rural et l’urbain [Aubry et al., 2012], entre deux mondes sociaux que la standardisation et l’industrialisation des chaînes alimentaires ont contribué à éloigner.
3 Ce phénomène a aussi été abordé par le prisme politique au travers de deux grands axes : les discours de justification exprimés par les acteurs quant à leur engagement et les conditions de diffusion de ces nouveaux modes d’échanges [Ripoll, 2009 ; Blanc, 2012 ; Samak, 2013] ; l’encadrement politique et institutionnel dont ils ont bénéficié [Delfosse et Navarro, 2012 ; Bonnefoy et Brand, 2014]. Ces travaux ont ainsi mis en exergue le travail institutionnel mené par des instances pour proposer une représentation alternative du modèle actuel et ont montré l’implication de différents échelons administratifs dans le gouvernement des circuits courts et de proximité. Pourtant, peu de recherches en sociologie comme en science politique s’intéressent à la manière dont ont été mobilisés des valeurs et des symboles par les divers acteurs intervenus dans la requalification des enjeux pour instaurer de nouvelles légitimités régulatrices. Des interprétations différenciées du problème vont conduire à une reconfiguration des relations de pouvoir au niveau local. C’est sur ce point aveugle que cet article tentera d’apporter un nouvel éclairage à partir de deux enquêtes menées entre 2012 et 2015 dans quatre départements du Sud-Ouest de la France (Gironde, Pyrénées-Atlantiques, Hautes-Pyrénées et Gers). La reformulation des buts assignés aux circuits alimentaires, qui de « courts » deviennent « de proximité », entérine la prédominance de la dimension territoriale et relativise la question relationnelle du nombre d’intermédiaires. Initialement cadré en termes d’échanges producteurs-consommateurs, le problème est rapidement reconfiguré pour embrasser plus largement tous les stades du circuit économique, de la transformation à la commercialisation, autour d’enjeux territoriaux.
4 La deuxième partie décrira le cadre d’analyse ainsi que la méthodologie employée. Ceux-ci seront mobilisés, dans une troisième partie, pour analyser et comparer les dynamiques du gouvernement territorial des circuits alimentaires de proximité à l’œuvre dans les quatre départements.
2 – Un cadre théorique et méthodologique pour analyser le gouvernement des circuits alimentaires de proximité
5 La sociologie de l’action publique, et en particulier les approches dites cognitives, prêtent une attention particulière au long processus de construction d’un problème, base de l’élaboration d’une politique publique. Loin d’être univoque et linéaire, ce travail institutionnel par lequel des acteurs, le plus souvent en concurrence, cherchent à imposer leur propre définition implique d’être attentif à la manière dont ils se saisissent d’un enjeu et le problématisent. Ce cadre d’analyse appliqué au domaine économique s’articule à une enquête qualitative menée auprès d’organisations qui ont participé localement à la construction de ce problème.
2.1 – Le gouvernement des activités économiques : définition des problèmes et rapports de pouvoir
6 La sociologie politique et la science politique contemporaines ont forgé un certain nombre d’outils conceptuels visant à étudier la manière dont les activités économiques sont gouvernées par des institutions, entendues comme des « systèmes de règles, de normes et d’attentes stabilisés » [Jullien et Smith, 2012, p. 103], sporadiquement critiquées et remises en cause. Ces mobilisations servent autant à conforter la légitimité des positions qu’à créer des alliances ou des oppositions [Jullien et Smith, 2014] dans le gouvernement des activités économiques. Leur étude renvoie à la façon dont les acteurs cherchent à reproduire ou transformer des institutions ou comment, à force de constructions discursives [Muller, 2011], ils parviennent à orienter la manière de penser et mettre en œuvre l’économie et les activités marchandes [Fligstein, 2001]. Cette approche axée sur les cadres interprétatifs et cognitifs est inséparable d’une analyse des relations de pouvoir, les acteurs luttant pour imposer leur propre vision comme le référentiel légitime. La définition et la qualification d’un problème supposent que s’affrontent, dans des arènes spécialisées et relativement autonomes, des conceptions alternatives du réel. L’objet de cette lutte est « l’imposition d’un ensemble d’idées, de représentations spécifiques » par un ou plusieurs groupes [Fouilleux, 2000]. La problématisation ne peut donc se résumer à la seule dimension de la résolution, mais doit plutôt s’attacher à repérer les nouvelles représentations de ce problème qui reconfigurent tant les solutions proposées que les jeux d’acteurs [Muller, 2011]. Aussi l’analyse de la construction d’un problème public, ici attachée à la régulation d’une activité économique dans le domaine agricole, trouve-t-elle son épaisseur dans la prise en compte d’une multiplicité d’interprétations du problème. Des acteurs plus ou moins éloignés du secteur considéré appellent ainsi une intervention structurée de l’État par l’entremise de ses représentations locales auxquelles revient la charge de recueillir les doléances, de mettre en place des espaces de confrontations et de recherche de consensus, et enfin de transformer ces revendications en pratique concrètes.
7 Encore aujourd’hui, nombreux sont les travaux sociologiques qui ne prennent en compte ni la pluralité des échelles de gouvernement des activités économiques ni la variété des acteurs participant à ce gouvernement. L’État central n’est plus désormais qu’un acteur parmi d’autres, de plus en plus cantonné à une fonction d’animation ou de mobilisation [Lascoumes et Le Galès, 2005]. Il s’agit donc de repérer et d’articuler l’ensemble des définitions concurrentes plutôt que de suivre, comme c’est souvent le cas, la trajectoire d’une seule interprétation [Engeli, 2009]. Il s’agit ensuite de s’éloigner d’une conception « stato-centrée » pour s’intéresser à l’implication des pouvoirs publics, œuvrant sur différents périmètres territoriaux, dans le gouvernement de ces activités. Les analyses de la dimension institutionnelle des marchés reposent sur un présupposé fort selon lequel les activités économiques sont principalement régies à un niveau national par des instruments mis en œuvre par l’acteur central qu’est l’État [Bourdieu, 2000], visant à domestiquer la concurrence. Or le gouvernement d’une industrie est fondamentalement multiscalaire et aucune échelle de régulation ne s’impose irrémédiablement et nécessairement sur les autres [Jullien et Smith, 2012]. Concernant plus particulièrement les politiques agricoles, le manque de clarté dans la division du travail politico-administratif entre services déconcentrés de l’État, conseils régionaux et départementaux a mené à une situation de relative permissivité qui a généré des modes de gestion propres à chaque territoire [Le Pape et Smith, 1999]. Le gouvernement des circuits alimentaires de proximité envisagé sous l’angle de la régulation des relations marchandes est un exemple d’institutionnalisation transversale, de l’échelon européen aux strates infranationales, régionales, départementales, voire infradépartementales. Plusieurs recherches l’ont illustré en décrivant un ensemble de dispositifs publics de soutien à la structuration de ces initiatives [Delfosse et Navarro, 2012 ; Dumain et Maurines, 2012 ; Olivier, 2012] et en insistant sur l’importance de la dimension territoriale [Bonnefoy et Brand, 2014 ; Jouen et Lorenzi, 2014].
8 Mais comment, en amont, ces différents échelons sont-ils amenés à s’emparer de ce problème et à devenir légitimes auprès des acteurs de ce secteur particulier ? L’institutionnalisation du gouvernement d’une industrie à une échelle donnée (internationale, européenne, nationale, locale) vise à construire le niveau d’intervention le plus pertinent pour un pilotage efficient des activités économiques, et procède d’un travail institutionnel mené à la fois par des acteurs publics, des représentants professionnels, des associations, etc. Pour agir sur leur environnement, ils doivent construire des cadres d’interprétation du réel et définir des modèles normatifs d’action, des objets sur lesquels il leur semble légitime, souhaitable, désirable d’intervenir [Muller, 2002]. Ces opérations interprétatives produisent des accords sur le sens de l’action et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Dans le cas des circuits de proximité alimentaires, un nombre important de recherches ont focalisé leur attention sur l’essaimage régional des Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP) et ont montré que leur diffusion s’est réalisée grâce à un travail d’intéressement d’organisations chargées de la mise en œuvre des politiques agricoles, de développement durable, de développement rural, voire de développement économique local [Ripoll, 2009 ; Blanc, 2012 ; Samak, 2013]. Nous nous proposons dans cet article d’étendre l’analyse du travail institutionnel au-delà de cet exemple fort médiatisé et particulièrement étudié pour embrasser plus largement la question des circuits courts et de proximité.
2.2 – Une enquête qualitative sur quatre départements
9 Le matériau mobilisé dans cet article est extrait du terrain de deux thèses, l’une en sociologie politique, l’autre en sciences de gestion. La première interroge les moyens d’intervention mis en œuvre par des structures publiques et privées autour de la filière agricole pour répondre aux enjeux révélés par le déploiement des circuits courts au niveau local. La seconde s’intéresse aux logiques partenariales et de réseau au regard des effets attendus ou avérés en termes de valeurs pour le territoire. Toutes deux ont adopté une démarche d’enquête qualitative avec une première phase exploratoire. Outre certaines organisations aisément identifiables (conseil général, chambres d’agriculture), le repérage de structures moins visibles a résulté d’un effet « boule de neige ». Le terrain s’est progressivement ouvert à mesure que les personnes interrogées citaient d’autres acteurs accompagnant ou ayant mis en œuvre des projets de ce type à l’échelle d’un territoire. Le corpus constitué pour le présent article comprend 31 entretiens réalisés entre 2012 et 2015 :
- 12 avec des agents des collectivités territoriales et services déconcentrés de l’État : conseil général, Pays, communauté d’agglomération, commune, Marché d’intérêt national, Chambre de commerce et d’industrie, DRAAF (Directions régionales de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt) ;
- 7 avec les organisations professionnelles : chambres d’agriculture, associations de producteurs, interprofession régionale ;
- 6 avec des associations de consommateurs ;
- 6 avec des associations de développement local : développement du massif pyrénéen, tourisme, développement économique d’un département.
10 Les interviews ont été menées en face-à-face avec un, deux voire parfois trois individus pendant une durée d’une à deux heures. Elles ont été conduites de manière semi-directive, à partir de questions ouvertes qui laissent libre cours à l’expression, mais qui suivent néanmoins une trame préétablie par des guides d’entretien. Afin de préserver l’anonymat des acteurs au moment de présenter nos verbatim, nous ne ferons référence qu’à leur organisme de rattachement sans plus de précision pour le poste qu’ils y occupent.
2.3 – Données de cadrage sur les circuits courts au niveau national
11 La mise en visibilité des circuits courts alimentaires résulte d’un double processus : l’amorce de la définition d’une politique publique et la création d’une catégorie statistique. Cette dernière réactualise le recensement effectué jusque-là de la seule vente directe, elle-même intégrée aux activités de diversification sur les exploitations agricoles. Un groupe de travail est constitué en vue de l’élaboration du plan Barnier dans lequel apparaît une première définition institutionnelle [3] en juin 2009 [Parenthoën, 2015] qui sera ensuite introduite dans la loi de Modernisation agricole du 27 juillet 2010. La collecte de données débutée en septembre 2010 dans le cadre du Recensement agricole permet un premier repérage quantitatif. 21 % des exploitations agricoles mobilisent au moins un circuit court pour vendre tout ou partie de leur production, avec des différences notables en termes de territoires et de filières de production (le miel et les fruits et légumes sont surreprésentées). Les régions productrices sont peu concernées alors que les zones périurbaines et celles faiblement spécialisées sont plus propices au développement de ces modes de commercialisation. Parmi les exploitations en circuits courts, 40 % réalisent plus de 75 % de leur chiffre d’affaires [4]. Le phénomène, lorsque l’on se réfère à la définition – et à un certain nombre d’enquêtes conduites dans des programmes de recherche depuis 2000 –, est exprimé en des termes essentiellement marchands ; problématisation dont on pourrait penser qu’elle neutralise les dissensions autour de la qualité, du lien au territoire, etc. Cette thématique a en effet généré l’implication de nombreux acteurs aux intérêts divergents qui participent à la redéfinition des enjeux autour de l’échange de produits agricoles.

3 – Le gouvernement des circuits alimentaires courts et de proximité à l’échelle de quatre départements : renouvellement des acteurs et problématisation des enjeux
12 Si la forme du gouvernement des circuits alimentaires de proximité dépend des alliances qui se nouent localement autour de ce problème, une évolution commune à l’ensemble des territoires étudiés se dégage néanmoins. Elle se traduit par un élargissement des structures impliquées qui redéfinissent les enjeux associés à ces modes de commercialisation. Après avoir montré que les chambres d’agriculture n’assignent pas les mêmes objectifs que les organisations agricoles alternatives qui se sont précocement saisies de ce moyen pour faire valoir les avantages sociaux et environnementaux d’une agriculture territorialisée, nous décrirons comment l’arrivée des collectivités infradépartementales a participé à une reconfiguration des relations de pouvoir entre les acteurs sectoriels et à une requalification des enjeux associés localement aux systèmes alimentaires de proximité.
3.1 – Le gouvernement des circuits courts et de proximité par les chambres d’agriculture : de la disqualification à une problématisation centrée sur leur dimension économique
13 Avant 2012, le gouvernement des circuits courts relève des organisations sectorielles, principalement les chambres d’agriculture et les associations de développement de l’agriculture biologique ou de l’agriculture paysanne, les premières ayant des positions relativement éloignées des deux autres quant aux buts assignés à ces modes de commercialisation. Ces différences entre chambres consulaires et organisations dites « alternatives » tiennent à des lignes politiques elles-mêmes divergentes. Ainsi, le sens donné à l’action d’encadrement-développement des circuits courts est assez faiblement dépendant d’éléments locaux et relève plutôt d’enjeux nationaux ou régionaux.
14 De leur côté, les chambres d’agriculture envisagent dans les années 1990 l’organisation de circuits courts labellisés comme des activités de diversification. Dans un contexte de chute des revenus agricoles, de diminution des soutiens européens et de développement d’un tourisme « vert », cette prise en charge se traduit d’abord par l’accompagnement de projets d’agritourisme et la création de la marque Bienvenue à la ferme :
« Au niveau de l’activité promotion et agritourisme, la première activité, ça a été véritablement l’agritourisme. Bon, c’était dans les années 1990, c’était à l’époque une nouvelle activité. Ça ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas d’agriculteurs qui fassent de l’agritourisme avant, mais c’est dans le milieu des années 1990, en 1995, 1996, qu’en fait la profession agricole a eu peut-être un autre regard par rapport à ces activités touristiques. Donc le premier pan a été de se positionner véritablement dans l’accompagnement des agriculteurs dans leur projet d’accueil qui était simple à l’époque. »
16 Ce changement de regard correspond à l’évolution du référentiel professionnel dominant, jusqu’alors centré sur la dimension technique de l’activité [Muller, 2000]. Ces projets d’agritourisme et de circuits courts sont alors construits par les responsables professionnels comme des opportunités économiques et de reconquête d’une légitimité sociale, le métier d’agriculteur étant de moins en moins associé, dans les arènes publiques et professionnelles, à sa seule fonction de production pour des marchés agro-industriels [Allaire et Dupeuble, 2003 ; Joly et Paradeise, 2003]. Les circuits courts sont alors progressivement construits comme des activités économiques légitimes relevant d’une « véritable » démarche entrepreneuriale qu’il faut accompagner avec de nouvelles offres de service aux agriculteurs :
« Dans les organisations professionnelles, faire du circuit court, c’était vu comme… comme… avec condescendance, on nous regardait… agriculture à l’ancienne… Mais derrière ces démarches, aujourd’hui il y a de véritables démarches d’entrepreneurs. Vous avez des gens qui maîtrisent, il y a quelques entreprises qui ont réussi. Parce que la vision, c’est celle-ci : le producteur, il faut qu’il abandonne l’idée de produire un minerai. Il amène le produit au bout. »
« L’idée c’est de sortir des accompagnements classiques, conseil d’entreprises autour de la production et… accompagner les fonctions plus de transformation et de commercialisation-marketing. Donc on a plus développé les fonctions accompagnement “mise en marché”, “marketing”, “structuration commerciale”. »
19 L’intérêt économique de ces modes de commercialisation pour des exploitations qui accèdent difficilement à d’autres marchés a conduit les chambres d’agriculture des quatre départements à aborder la question en termes de rencontre, physique et/ou virtuelle, entre producteurs et consommateurs. Des marchés nocturnes festifs réservés aux producteurs adhérents de la marque nationale Marchés de producteurs de pays (MPP) ont lieu pendant la saison estivale [9]. Des guides à destination des agriculteurs souhaitant s’orienter vers une activité en circuits courts sont produits par les chambres régionales tandis que des interfaces de vente en ligne, Mes produits en ligne, sont proposées aux adhérents. La Gironde a par ailleurs développé le premier drive fermier français. Il permet aux consommateurs de commander par Internet chaque semaine des produits issus d’exploitations girondines et de les retirer sur un des points de retrait situés en périphérie de rocade, afin de s’adapter aux migrations pendulaires des consommateurs :
« Après, au début des années 2000, en 2001-2002, on a commencé à s’intéresser aux notions de marché. Parce qu’on avait une demande d’agriculteurs qui souhaitaient… revenir, ou peut-être créer des marchés… C’est vrai que chez nous on avait peut-être abandonné ce type de distribution. Donc on a réfléchi un petit peu et on a… ça a abouti en 2004 sur l’organisation de nos premiers MPP. […] Et après la troisième séquence, ça a plutôt été celle de l’e-commerce qui a abouti sur le drive. Donc ça, c’est 2011 et 2012… On a voulu imaginer une nouvelle forme de distribution des produits qui n’existait pas sur le département autour du concept de drive. »
21 Les chambres d’agriculture des quatre départements ont globalement évolué dans leur manière d’appréhender les circuits courts comme des outils de développement économique pertinents pour certaines exploitations. Toutefois, leur légitimité à porter ces enjeux reste très fortement dépendante des contextes locaux. Ainsi, la chambre consulaire des Hautes-Pyrénées s’est engagée avec force dans cette voie, avec un président « charismatique » [10], ayant lui-même développé une activité de circuits courts. Celles du Gers et de la Gironde inscrivent rapidement leurs actions dans une logique partenariale avec des acteurs extérieurs au monde agricole, et en particulier les collectivités territoriales. Enfin, la chambre d’agriculture des Pyrénées-Atlantiques s’est trouvée davantage en défaut du fait d’une publicisation de conflits latents internes au secteur agricole qui s’est traduite par une fracture territoriale, laissant émerger deux structurations spécifiques en Pays Basque et en Béarn [11].
3.2 – Problématisation des enjeux associés aux circuits courts et de proximité par les organisations alternatives
22 De manière générale, deux visions politiques de l’agriculture s’opposent sur cette question de la transformation et de la commercialisation des produits agricoles. Alors que les chambres d’agriculture ont une conception économique des circuits courts et s’en servent avant tout comme un moyen d’introduire plus de transparence dans les filières organisées sans en modifier nécessairement le fonctionnement, les acteurs agricoles alternatifs défendent, d’abord au sein d’arènes discrètes, une approche des circuits courts construite au niveau de l’exploitation agricole, en tant qu’instruments de pérennisation et d’autonomisation des « fermes » vis-à-vis des structures industrielles situées en amont et en aval de la production [Olivier, 2012]. Dans les quatre départements, des associations développent, depuis le milieu des années 2000, des alliances à l’échelle départementale autour notamment de formations à destination des agriculteurs souhaitant développer des circuits courts et de la promotion des produits vis-à-vis des consommateurs :
« Les hors cadres familiaux vont plus se reconnaître dans ce que nous on propose et qu’on complète aussi avec deux associations de développement qui sont l’AGAP, c’est le pendant technique de la Confédération paysanne, qui aide à l’installation des agriculteurs hors cadre familial. Et l’autre volet, c’est l’AFOCG (Association de formation collective à la gestion), pour amener à l’autonomie sur la gestion. On te forme pour que tu puisses maîtriser toi-même ta gestion et ta stratégie. Ces deux associations, sur la partie installation, on est en train de voir avec eux comment bien travailler sur les installations des maraîchers bios “hors cadre familial”. Et la chambre sur ça, elle n’est pas bonne sur les circuits courts. »
24 Face au projet d’organisation de circuits courts labellisés des chambres d’agriculture, décrit par certains acteurs alternatifs comme une tentative de récupération opportuniste d’un mouvement qu’elles ont contribué à marginaliser, de nouvelles coalitions vont se former. Des associations et des syndicats de promotion de produits fermiers, de défense de l’agriculture paysanne et de l’agriculture biologique vont tenter de redéfinir les enjeux en publicisant des problèmes jusque-là confinés au monde agricole.
« En été 2005, le décret [fermier] était prêt à sortir, eh bien entre 2005 et aujourd’hui, petit à petit, on a plus parlé de production fermière. Assez rapidement, en 2006-2007, on a commencé à parler de “circuits courts”, de “vente directe”, et donc ça permettait de repartir de zéro, de relancer des études pour observer ce mouvement que l’on ne connaît pas… enfin… [rires] ça permettait de noyer le poisson. »
26 Ces organisations associent des valeurs écologiques, sociales et solidaires aux circuits courts, sans nier toutefois leur dimension économique. Autrement dit, leur légitimité est d’abord construite sur un plan environnemental et humain plutôt qu’en termes de rentabilité :
« Moi, le circuit court qui m’intéresse en tout cas, c’est aussi celui qui fait en sorte qu’il n’y ait pas de transport. Parce que c’est quand même… Nous on est concernés par la pollution, on défend l’écologie. Et l’écologie, c’est pas uniquement cultiver bio, c’est aussi ne pas gaspiller du pétrole pour transporter. »
« Ensuite l’agriculture paysanne, elle a quand même un côté de démarche d’économie solidaire, équitable, donc on va travailler aussi, bien sûr, sur ces questions de commercialisation. »
29 Ces modes d’échanges sont ainsi considérés comme des instruments de valorisation d’une agriculture de qualité pratiquée par de petites exploitations dont la vocation est d’alimenter le marché local. Cette problématisation fait des circuits courts le maillon final de la chaîne de valeur, nécessitant une adaptation des modes de gestion des exploitations, ainsi que des compétences des agriculteurs :
« On intervient même beaucoup plus en amont, car aujourd’hui, quand on parle de “circuits courts”, on parle de commercialisation. Et nous, on intervient avant parce que pour obtenir de la valeur ajoutée, il faut transformer ses produits. Donc on est vraiment en amont pour permettre à des producteurs de transformer par eux-mêmes. […] Donc on n’est pas que sur de la commercialisation. »
31 Ces coalitions vont trouver un relais de portage de leurs revendications, à savoir la promotion d’une agriculture durable tournée vers les consommateurs, auprès des collectivités territoriales et des conseils généraux en particulier :
« Il y a quand même un partenariat qui s’est noué. Quand on est arrivés, il y a 15 ans, aller parler de bio, aller parler de Signes officiels de qualité… un peu, mais bon, de “fermier”, de forêt… les élus, ce n’était pas leur leitmotiv du tout, donc effectivement, il y a eu un partenariat qui s’est noué avec ces associations. On est allés défendre leur cause auprès de nos élus. »
33 C’est au Pays Basque que les manifestations de cet enjeu sont les plus visibles. Le syndicat ELB (Euskal herriko Laborarien Batasuna [12]), majoritaire aux élections de la chambre d’agriculture départementale en 2001 sur ce territoire, publicise les conflits les opposant au syndicat majoritaire. Il crée, en 2005, une association de défense de l’agriculture paysanne, Euskal Herriko Laborantxa Ganbara [13], jouant sciemment de l’ambiguïté de la dénomination en langue basque [14] dans leur positionnement institutionnel vis-à-vis de la chambre consulaire. Elle jouit aujourd’hui d’une large influence, notamment dans l’accompagnement des filières agroalimentaires territorialisées et de qualité. En parallèle, la fédération Arrapitz [15] promeut un mode de développement rural et agricole en rupture avec les schémas traditionnels de l’accompagnement agricole. Ensemble, ces associations professionnelles vont parvenir au mitan des années 2000 à intéresser les consommateurs à leur cause, via une communication sur leurs produits, et favoriser l’imposition d’un modèle associant circuits courts et agriculture paysanne.
34 Le déroulement des événements est quelque peu différent dans le Gers et les Hautes-Pyrénées où des alliances se nouent à une échelle interdépartementale autour des réseaux de l’agriculture biologique et de l’approvisionnement de la restauration collective. La thématique des circuits courts relève d’une désectorisation de la question agricole, les dimensions fermière et paysanne de l’agriculture étant reconfigurées dans le cadre d’une problématisation en termes de service public. Dès 2001, le GABB 32 (Groupement des agriculteurs biologiques et en biodynamie) et le GAB 65 (Groupement des agriculteurs biologiques) s’associent autour d’un programme expérimental d’approvisionnement de la restauration collective financé par le conseil général du Gers. Les cantines de collèges et de communes du Gers, bien avant la circulaire de 2008, seront fournies en produits labellisés au-delà du seuil fixé par le décret. Cependant, un grossiste va dénoncer la SARL créée en 2005 auprès de la Direction de la concurrence pour concurrence déloyale. Celle-ci deviendra en 2006 une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif), outil au service du développement de la production et de la consommation de produits biologiques [Mondy et Terrieux, 2015], agréée et relocalisée dans les Hautes-Pyrénées. Les conseils généraux du Gers et des Hautes-Pyrénées y adhéreront en 2011, mais l’essentiel de ses produits s’écoule désormais hors du département.
35 Les organisations alternatives s’emparent des circuits courts comme d’un pont entre une vision du développement agricole centrée sur la qualité et les préoccupations des consommateurs et des collectivités territoriales vis-à-vis de leur alimentation. La création de « passerelles » entre producteurs et consommateurs urbains [Dubuisson-Quellier et Giraud, 2010 ; Samak, 2013] apparaît comme une vitrine de l’agriculture paysanne et fermière valorisant la défense d’une alimentation de qualité.
3.3 – Nouvelles alliances extra-sectorielles et redéfinition des relations de pouvoir : l’entrée des collectivités territoriales dans le gouvernement des circuits courts et de proximité
36 De plus en plus présentes en zone urbaine, des démarches de commercialisation de paniers maraîchers [16] bénéficient du soutien des collectivités territoriales à partir de la fin des années 2000. Celles-ci y voient en effet un moyen de lutter contre la déprise agricole et de favoriser le développement d’une alimentation de qualité à destination de la population locale. Le problème est alors progressivement redéfini, par-delà les questions liées à la qualité des produits, en termes de « souveraineté alimentaire » des territoires et de contribution au développement durable et local.
37 Ainsi se déploient en Béarn de nombreuses initiatives autour de l’autoproduction alimentaire, activement soutenues par la Communauté d’agglomération Pau-Pyrénées. En Gironde, département spécialisé dans la production viticole, la disparition des exploitations maraîchères, particulièrement celles de la ceinture périurbaine de l’agglomération bordelaise, préoccupe les élus locaux :
« Et donc le président actuel [de la CUB (Communauté urbaine de Bordeaux)], il a pris conscience d’une chose qui pour lui est importante, c’est l’autosuffisance alimentaire, qui, au niveau de la CUB, est dramatiquement basse. En gros on a moins d’un jour pour la production annuelle. Donc là, les politiques comprennent qu’il y a quand même un problème par rapport à ça. […] Mais on a aussi, et ça, c’était quelque chose aussi pour lui qui était important, on a aussi une ancienne vallée maraîchère, du côté d’Eysines et il nous a donné comme mission de faire revivre tout ça. »
39 L’insuffisante production par rapport aux besoins des agglomérations et des territoires plus élargis se traduit par une volonté de préservation des espaces agricoles. Entre rapports de force et création de partenariats des organisations alternatives avec les SAFER (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural), des terres disponibles sont recherchées en vue d’y installer de nouveaux agriculteurs :
« Donc finalement, notre point de vue, c’est celui-là : essayons de réinvestir des terres qu’on a plus ou moins abandonnées, qui sont des terres agricoles riches, et pour leur donner une valeur, faisons-en sorte que la production sur ces terres soit une production maraîchère à destination d’un marché local. En gros, mettons en place un système alimentaire local. Dans un but de sécurité alimentaire. »
41 L’irruption des collectivités territoriales dans le gouvernement des circuits courts et la manière dont elles problématisent les enjeux en termes de gouvernance alimentaire locale, de développement durable et/ou territorial, forcent les organisations professionnelles, et en particulier la chambre d’agriculture, à s’inscrire dans une logique partenariale territoriale alors qu’elles obéissaient jusque-là à une organisation verticale. Les échelons infradépartementaux, en particulier les agglomérations et communautés de communes et les Pays, deviennent progressivement des interlocuteurs légitimes pour les organisations sectorielles historiques sur la question de la mise en place de projets alimentaires locaux, tandis que les liens avec les associations alternatives se sont tissés depuis une quinzaine d’années.
« On essaie d’avoir des partenariats maintenant avec les Pays, qui sont pour certains transformés en pôles d’équilibre territorial. Donc c’est là où l’on a des marges de manœuvre, parce qu’on n’est pas toujours clairement identifiés. Autant quand c’est le conseil régional ou le conseil départemental, oui, autant à l’échelle des Pays on a du travail à faire, et à l’échelle des intercommunalités également. Donc en fait, ce sont des enjeux stratégiques pour nous d’être replacés dans le contexte du développement territorial. »
43 La mise en lumière par les pouvoirs publics locaux de la dimension territoriale de ces modes de commercialisation fait évoluer la terminologie employée pour les caractériser. En effet, le discours valorisant des chaînes de distribution fondées sur la limitation, voire la disparition du nombre d’intermédiaires s’articule désormais largement à la question de la proximité géographique :
« Une cuisine centrale euh… moi… L’intérêt, ce serait qu’elle puisse consommer le poulet Label Rouge du Gers, qui est traité par l’abattoir de Saramont et qui soit mis en marché, enfin, mis au repas du lycée de Pardaillan, de la cuisine centrale d’Auch… donc ça, c’est du circuit de proximité. »
45 Dans ce nouveau contexte, les actions mises en œuvre s’orientent vers des démarches collectives structurantes pour les territoires en vue d’améliorer l’autosuffisance alimentaire. Après l’effervescence causée par l’essaimage rapide des AMAP en Gironde et l’intérêt proclamé des collectivités pour ces systèmes de commercialisation, les stratégies territoriales alimentaires ont rapidement été réorientées vers un projet collectif de distribution de fruits et légumes biologiques issus directement d’exploitations proches de Bordeaux pour approvisionner le MIN (Marché d’intérêt national) de Brienne.
46 Du fait de l’actuel renforcement des compétences des « grandes Régions » [17] et en raison de la crainte d’une gestion technocratique des problèmes locaux, de plus en plus d’EPCI (Établissement public de coopération intercommunale) se dotent de chargés de mission sur la question de l’accompagnement des circuits alimentaires de proximité. En parallèle, les organisations professionnelles agricoles dirigent elles aussi désormais leurs actions dans le sens d’un « ancrage territorial de l’alimentation », titre éponyme d’un texte présenté à l’Assemblée nationale adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale le 14 janvier 2016.
47 Le dénominateur commun de l’évolution du gouvernement des circuits courts sur chaque territoire réside dans la nature des organisations en présence dans les arènes publiques ou discrètes. L’apparition de cette expression dans le débat public révèle un déplacement dans la gestion de la question agricole jusque-là cantonnée à des institutions centralisées et à une chambre consulaire dédiée. Elle englobe la question plus large de l’alimentation prise en charge par d’autres services déconcentrés de l’État qui articulent leur action à celles des collectivités locales et associations liées au territoire :
« Donc là, plus avec les partenaires institutionnels […] on travaille en interministérialité et en coopération avec les collectivités territoriales. C’est pas nous qui mettons en application les mesures, on incite, on met en réseau, on met en contact, on met en relation, on peut accompagner financièrement certains projets qui correspondent au déploiement de la politique nationale de l’alimentation. À ce moment-là on finance, et l’association qui est missionnée est en quelque sorte notre bras armé sur le terrain. Ou la collectivité. »
49 Les chambres d’agriculture, si elles se sont toutes dotées d’un service spécifique, doivent désormais composer avec d’autres organisations professionnelles agricoles, mais aussi des institutions publiques locales ainsi que des associations citoyennes qui assignent des objectifs multiples à ces modes d’échanges, et plus largement à la fonction de l’agriculture sur les territoires et l’articulation des zones urbaines et rurales. En ce sens, la notion de circuits courts initialement définie dans le Plan Barnier forme le creuset de la rencontre de plusieurs acteurs aux logiques propres et parfois divergentes. La difficulté réside dans la conciliation de plusieurs référentiels agricoles et de développement rural et dans la coordination de diverses formes de consommation, individuelles ou collectives, privées ou publiques [18]. Les organisations professionnelles dites alternatives, défendant une approche plus globale, articulent cette pratique à des objectifs qui interpellent les consommateurs et les décideurs publics : valorisation de modes de production garantissant une qualité spécifique, protection de l’environnement, ou encore dimension collective visant à faire émerger des systèmes alimentaires localisés. Leurs revendications entrent en résonance avec une frange de la population de plus en plus soucieuse de s’approvisionner en produits locaux de qualité.
4 – Conclusion
50 Cet article proposait de considérer l’exemple des circuits alimentaires de proximité comme une illustration d’une territorialisation des politiques publiques. Il s’est attaché à l’aborder dans une perspective cognitiviste en analysant le travail politique mené à l’échelle de quatre départements du Sud-Ouest de la France. Nous avons pu, grâce à la collecte d’un matériau qualitatif important, rendre compte des problématisations qui s’opèrent au niveau local. Par la requalification des enjeux et la reconfiguration des acteurs autour de ces questions liées à l’agriculture et à l’alimentation, un glissement sensible s’opère dans la prise en charge et la légitimité donnée à de nouvelles institutions, rebattant les cartes du monopole exercé jusque-là par le ministère de l’Agriculture et les chambres consulaires. Le processus global, autant synchronique que diachronique, s’est déroulé en trois temps :
- une problématisation des circuits courts par les chambres d’agriculture dans des termes économiques et entrepreneuriaux et une focalisation sur l’organisation de circuits courts labellisés ;
- une construction de la légitimité de ces modes de commercialisation par rapport à leur caractère durable, pérenne et solidaire par les organisations alternatives qui en font un moyen de défense d’une agriculture fermière, paysanne ;
- une implication croissante des collectivités territoriales interpellées par des organisations de consommateurs et de producteurs, qui conduit à définir les enjeux en termes de gouvernance/souveraineté alimentaire.
51 Toutefois, par-delà les récurrences observées sur l’ensemble des territoires, des différences notables sont observables sur le plan des modalités privilégiées par les agriculteurs [19], mais aussi et surtout, concernant la prédominance d’un type particulier d’institutionnalisation de l’action collective. Ce dernier résulte des rapports de force plus ou moins publicisés [20] qui ont été et sont encore aujourd’hui à l’œuvre sur les territoires. Dans les Hautes-Pyrénées, la chambre d’agriculture conserve un certain monopole dans la définition des enjeux et la prise en charge du gouvernement. Au Pays Basque, au contraire, ce sont les organisations alternatives qui accaparent à nouveau la thématique en l’articulant autour de la qualité, de l’agriculture paysanne, etc., et tentent d’organiser des filières localisées. En Béarn, dans le Gers et la Gironde en revanche, les manières de gouverner sont plus métissées et révèlent le poids des collectivités territoriales dans la problématisation et le gouvernement des circuits alimentaires de proximité. De manière générale néanmoins, d’une définition en termes de canal de distribution pour la commercialisation des produits agricoles, la problématisation renvoie désormais à la gouvernance alimentaire des territoires. Ce déplacement traduit un renversement en termes de rapports de force dans la capacité à peser sur l’orientation des politiques sectorielles. Dans ce nouveau cadre, les chambres d’agriculture sont bousculées par ces nouvelles demandes et par les organisations alternatives qui défendent une agriculture dont le référentiel est plus proche du modèle défendu par les collectivités territoriales.
52 Ainsi, plusieurs échelles interviennent dans la définition des objectifs assignés aux circuits courts : infradépartementale et départementale, mais aussi régionale, nationale et européenne. Depuis 2009, le développement des circuits courts est devenu un objectif de politique publique à l’échelle nationale intégré à différents programmes d’actions (Programme national pour l’alimentation mis en œuvre régionalement par les DRAAF). L’émergence d’une prise en charge des circuits courts à l’échelle nationale est aujourd’hui documentée [Paranthoën, 2015], mais des travaux manquent encore pour les autres instances de régulation. Ainsi, alors que l’Union européenne semblait jusqu’ici quelque peu en retrait sur ces questions, elle a inscrit le développement des circuits d’approvisionnement locaux comme sous-programme thématique pour la programmation PAC (Politique agricole commune) 2014-2020. En outre, en affirmant la nécessité de développer « des circuits d’approvisionnement impliquant un nombre limité d’opérateurs économiques, engagés dans la coopération, le développement économique local et des relations géographiques et sociales étroites entre les producteurs, les transformateurs et les consommateurs » [21], la Commission européenne entérine une reconfiguration de l’appréciation d’un problème qui, d’un échange marchand producteur/consommateur, le circuit court, devient l’organisation d’un système alimentaire local et souverain.
Notes
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[1]
Cette notion de proximité pouvant faire référence, de manière ambivalente, à une proximité géographique aussi bien que relationnelle, voire institutionnelle. Pour plus de détails, voir Chevallier, Dellier, Plumecocq et Richard [2014].
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[2]
Pour un état de l’art, cf. Deverre et Lamine [2010].
-
[3]
« Mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte, à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur. »
-
[4]
Agreste Primeur, « Un producteur sur cinq vend en circuits courts », Recensement agricole 2010, n° 275, janvier 2012.
-
[5]
Agreste Aquitaine, « Premières tendances Gironde », Recensement agricole 2010, n° 3, septembre 2011.
-
[6]
Agreste Midi-Pyrénées, « Premières tendances Gers », Recensement agricole 2010, n° 61, octobre 2011.
-
[7]
Agreste Aquitaine, « Premières tendances Pyrénées-Atlantiques », Recensement agricole 2010, n° 6, septembre 2011.
-
[8]
Agreste Midi-Pyrénées, « Premières tendances Hautes-Pyrénées », Recensement agricole 2010, n° 63, octobre 2011.
-
[9]
Bien que, sur nos terrains, seuls les départements de la Gironde et des Pyrénées-Atlantiques les aient développés.
-
[10]
Terme tiré d’un entretien.
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[11]
Respectivement situés dans la partie ouest et est du département des Pyrénées-Atlantiques.
-
[12]
Union des paysans du Pays Basque, en français, branche locale de la Confédération paysanne.
-
[13]
Chambre d’agriculture du Pays Basque, en français.
-
[14]
Une longue partie du procès s’est focalisée sur l’absence de reconnaissance des langues régionales par l’État français ; il ne saurait donc être question de traduire la dénomination de cette association loi 1901. Pour le détail du procès qui opposa EHLG à l’État, voir Itçaina [2009].
-
[15]
« Renaissance », en français.
-
[16]
Les AMAP sont le fer de lance de ce mouvement : 75 début 2016, contre 27 en 2010 ; 67 dans les Pyrénées-Atlantiques, sans compter les autres systèmes de paniers qui ne sont pas labellisés par le réseau AMAP et se développent rapidement eux aussi, en particulier les systèmes comme La Ruche Qui Dit Oui.
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[17]
Avec néanmoins une possibilité de délégation de l’octroi des aides et subventions de la part des conseils généraux (loi sur la Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), promulguée le 7 août 2015.
-
[18]
J’emprunte ici une formulation proposée par l’un des deux relecteurs de la revue.
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[19]
Cf. supra tableau synthétique.
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[20]
Cf. cas du Gers ou du Pays Basque.
-
[21]
Commission européenne, 2010, Communication « La PAC à l’horizon 2020 : alimentation, ressources naturelles et territoire – relever les défis de l’avenir », COM (2010) 672 final du 18 novembre 2010.