1 – Introduction
1 La Grande Récession [1] a entraîné dans la plupart des pays une hausse du chômage, et la France n’est pas épargnée, avec notamment une forte hausse du chômage des jeunes. Cette sensibilité particulière des jeunes et des primo-entrants à la conjoncture n’est pas nouvelle. Dès 1970, Delcourt, cité par Jugnot [2012], montrait que les jeunes étaient les premiers à ne plus être embauchés en conjoncture défavorable, mais aussi les premiers recrutés lors de la reprise économique. L’OCDE et l’OIT tirent la sonnette d’alarme en parlant de générations sacrifiées pour les entrants sur le marché du travail dans la conjoncture de la fin des années 2000. De nombreux travaux constatent de fait l’impact fort de la crise actuelle sur les jeunes dans la majorité des pays de l’OCDE : taux de chômage important, accroissement des formes précaires d’emploi, déclassement, travail à temps partiel… [Giovanni et al., 2017 ; Giovanni et al., 2014 ; Mazari et Recotillet, 2013 ; Vericks, 2009].
2 Mais, au-delà de l’effet conjoncturel, certains travaux font l’hypothèse d’une dérégulation progressive affectant l’emploi et le travail [Koch, 2013], d’une « déstandardisation » [Barbier, 2013] avec le recul d’une norme standard au profit d’autres normes. Cette transformation des normes passe à la fois par l’évolution de l’appareil productif (tertiairisation des emplois, extériorisation et sous-traitance…) et par les politiques publiques. Les nouveaux entrants sur le marché du travail en seraient principalement vecteurs [di Paola et al., 2011]. La situation des jeunes pourrait ainsi témoigner d’une inflexion de l’ensemble de la relation salariale et être vue comme le signe d’un changement en profondeur se mettant en place [Fondeur et Minni, 2004]. La Grande Récession pourrait être un facteur d’accélération de ces transformations, comme le montrent les débats autour de la flexibilisation du marché du travail et du contrat de travail unique [Assemblée nationale, 2016 ; Barthélémy et Cette, 2016 ; Lepage et al., 2013].
3 En France, on peut suivre les transformations des modes d’accès à l’emploi des jeunes dans des conjonctures différentes en comparant cinq cohortes suivies sur trois ans (1998-2001, 2001-2004, 2004-2007, 2007-2010, 2010-2013), et pour deux d’entre elles sur sept ans (1998-2005 ; 2004-2011), incluant pour les plus récentes l’impact de la Grande Récession sur les jeunes dans leurs premières années sur le marché du travail (cohortes 2007 et 2010), mais aussi, en contrastant les générations 1998 et 2004, sur ceux qui ont « vieilli » et acquis de l’expérience, et que l’on peut suivre avec sept ans de recul. En évitant de naturaliser les jeunes autour d’une classe d’âge (souvent les 16/25 ans), on contourne le risque d’attribuer à l’âge des effets qui relèvent probablement plus de l’inexpérience du marché du travail pour les primo-entrants, et de mélanger ensuite des groupes qui ont des trajectoires d’emploi, d’acquisition d’expérience significativement différentes.
4 Il s’agit d’analyser ici une série d’évolutions du marché du travail des sortants du système éducatif, qui se manifestent tout au long de la période sous revue. Si les périodes de crise, et particulièrement la dernière, peuvent accélérer ces mutations, elles ne modifient probablement pas la tendance longue. On peut ainsi faire l’hypothèse que, au-delà des contractions conjoncturelles, la tendance générale à la polarisation des embauches sur les contrats atypiques, caractéristique déjà évoquée (avec le rôle particulier des TPE/PME) comme un élément de la segmentation à la française par Piore [1978], se confirme pour les primo-entrants. Les crises, et particulièrement la Grande Récession, n’apporteraient de ce point de vue qu’une évolution conjoncturelle mécanique ou approfondiraient la tendance d’un changement organique au sens de Silvestre [1986] [2].
5 Devrait-on pour autant parler de générations sacrifiées ? Ceci recouvre de fait deux questions. La première serait celle de la marginalisation persistante des jeunes sur le marché du travail secondaire. Telle n’est pas notre hypothèse. Les portes d’entrée au marché primaire reculent peut-être temporellement, mais ne se ferment pas. L’expérience joue un rôle crucial. Les cohortes « toquent » à la porte du noyau dur du salariat (représenté de façon emblématique par l’accès à l’emploi à durée indéterminée (edi) à temps plein). Ce processus d’intégration est affecté par la Grande Récession. Mais il perdure. La norme de l’edi demeure structurante en dépit des nouvelles formes de relation d’emploi (notamment l’emploi indépendant). La deuxième est celle des stigmates dont pourraient être porteurs ceux qui ont connu des situations dégradées en début de carrière. Sur ce point, les controverses sont nombreuses. Mais on peut penser que connaître un parcours chaotique, quand c’est le fait d’une génération en temps de crise, est moins stigmatisant que dans une autre conjoncture.
6 Une troisième question porte sur le diplôme. On sait le rôle particulier qu’il joue sur les processus de sélection à l’embauche en France. La « tyrannie » du diplôme fait du titre scolaire une norme forte que l’on ne retrouve pas nécessairement dans d’autres pays [Ryan, 2001]. Et la course au niveau le plus haut, alimentée par les politiques éducatives, ne se dément pas. On peut donc attendre, en période de crise, une sélectivité confirmée sur ce critère (qui se combine ensuite à l’expérience). Les récessions n’apporteraient là encore qu’une évolution mécanique, la transformation structurelle étant pleinement assise. Cependant, les processus de professionnalisation, tant dans le secondaire que dans le supérieur peuvent modifier, au moins à la marge, la seule question des niveaux de formation initiale.
7 Enfin se pose la question du genre. La forte place des jeunes femmes sur le marché du travail est structurellement acquise et elles réussissent mieux que les hommes dans le système éducatif [di Paola et al., 2017]. Il est peu probable que les périodes de récession viennent transformer ce fait. Elles peuvent par contre introduire un changement mécanique paradoxal, en dégradant relativement plus la situation relative des hommes par rapport aux femmes. Les statistiques témoignent du fait que, pour la première fois, le taux de chômage des jeunes hommes a dépassé celui des jeunes femmes. Rubery [1988], Rubery et Rafferty [2013] ont déjà observé ce phénomène d’inversion relative des situations pour la Grande-Bretagne. Ce phénomène se confirme-t-il pour la France avec la Grande Récession ?
8 Dans une première partie, nous faisons brièvement une revue de la littérature sur l’accès des jeunes à l’emploi, notamment en période de crise. Dans une deuxième partie, nous présentons les données et faisons état des situations conjoncturelles dans lesquelles les cohortes s’insèrent et construisent leur début de carrière. Une troisième partie traite des situations sur le marché du travail en tout début de vie active et une quatrième et dernière partie propose des analyses, toutes choses égales par ailleurs, combinant les effets cohortes à ceux du diplôme et du genre.
2 – Les jeunes dans la tourmente, oui mais ?
9 Une ample littérature française et internationale s’intéresse depuis longtemps aux questions de la transition de l’école à la vie active et au chômage des jeunes [Russel et O’Connel, 2001]. Elle met notamment l’accent sur la diversité des processus de transition selon les types de systèmes éducatifs et de marchés du travail [Ryan, 2001]. Avec la grande crise contemporaine, cette question est relancée, parfois sous un angle différent.
2.1 – Entre caractéristiques individuelles et sociétales
10 Les travaux s’intéressant à la transition de l’école à la vie active avancent classiquement plusieurs hypothèses pour expliquer les difficultés particulières des jeunes [Shavit et Muller, 1998]. Dans une logique de capital humain, même s’ils sont mieux formés que leurs aînés, les jeunes auraient un déficit d’expérience et donc particulièrement de capital humain spécifique. L’information apportée par le diplôme serait parfois insuffisante et son effet signal serait de fait limité [Blanchflower et Freeman, 2000]. Avec l’augmentation de la scolarité, le groupe sans diplôme, autrefois large et donc hétérogène, serait aujourd’hui plus homogène, présentant a priori des signes négatifs en termes de productivité. Les employeurs se montreraient donc plus hésitants vis-à-vis de ce groupe, plus stigmatisé que par le passé. Par ailleurs, un salaire minimum élevé pénaliserait d’autant plus les jeunes a priori moins immédiatement productifs, mais cela reste en débat [Ryan, 2001]. Ayant peu de connaissance des métiers et du marché du travail, les jeunes seraient moins efficaces dans leur recherche d’emploi, accéderaient plus souvent à des emplois précaires et seraient en conséquence plus enclins à la mobilité. Le processus d’appariement serait ainsi plus long. Du côté des employeurs, on se protégerait de l’incertitude en recourant à des contrats courts et une préférence à l’embauche de jeunes plus diplômés que nécessaire, un tel choix étant rendu possible en période de chômage élevé pour les jeunes, par la file d’attente à l’entrée des emplois, y compris peu qualifiés [Eichorst et al., 2010].
11 Mais au-delà de déterminants individuels apparemment communs, de nombreux auteurs insistent aussi sur les caractéristiques « sociétales » des marchés du travail des jeunes. Ainsi, Ryan [2001], dans sa revue sur sept pays, dont la France, insiste sur la complexité du phénomène, sur la nécessité de disposer de meilleures données longitudinales, d’intégrer les facteurs institutionnels, tant du côté du système éducatif que de celui du marché du travail. La question du poids différent de la formation professionnelle et en particulier de l’apprentissage est souvent convoquée pour souligner que les modes de transition sont fondamentalement différents entre l’Allemagne et la France [Silvestre, 1986 ; Bosch et Charest, 2008 ; Gehin et Méhaut, 1995].
2.2 – Nouvelles segmentations ou dualisme renforcé ?
12 Les traits stylisés de ce que l’on peut qualifier de « régime d’insertion à la française » sont posés depuis longtemps [Givord, 2005 ; Lopez, 2004 ; Fondeur et Mini, 2004 ; Ryan, 2001 ; Verdier, 2001]. La croissance des formes particulières d’emploi a davantage touché les débutants que les autres catégories sur le marché du travail. Le passage par des épisodes de chômage est significatif et le taux de chômage des moins de 25 ans est un problème récurrent. La forte continuité interne au système éducatif fait que les jeunes Français en sortent plus tardivement, et le plus souvent sans retour à l’école, que dans d’autres pays [OCDE, 2010]. Les chances d’accès à l’edi comme la rapidité de l’insertion sont fortement corrélées au niveau et au type de diplôme [Verdier, 2001]. Plus que d’autres, les jeunes débutent par les TPE/PME. Comme dans beaucoup de pays, l’emploi des jeunes surréagit aux mouvements conjoncturels [Ryan, 2001 ; Fondeur et Minni, 2004]. Et les politiques publiques ciblées qui les concernent ont souvent été analysées comme contribuant à la diffusion d’une nouvelle norme d’emploi qui privilégie les contrats à durée déterminée [di Paola et al., 2011 ; Lefresne, 2012]. Ces traits stylisés se sont progressivement durcis au long des décennies 1990 et 2000. Le régime d’insertion « à la française » qui contraste avec celui d’autres pays, qu’il s’agisse du Royaume-Uni ou de l’Allemagne, apparaît durablement installé.
13 Ce régime a été interprété notamment au prisme de la segmentation du marché du travail. Les primo-entrants se concentreraient sur le segment secondaire. Les marchés internes du travail du segment primaire ont certes des ports d’entrée ouverts directement aux plus diplômés. Mais pour les autres, il faut transiter par le segment secondaire [Verdier, 2001 ; Gehin et Méhaut, 1995]. Toutefois, plus récemment, ces approches par une segmentation duale ont été questionnées. Gazier et Petit [2007], par exemple, croisant une analyse des stratégies de gestion des ressources humaines et des politiques de l’emploi voient l’émergence, au sein du marché primaire, d’un segment plus gouverné par des règles professionnelles et de compétences, et suggèrent d’isoler au sein du marché secondaire un sous-segment de « l’instabilité permanente ». Ceci rejoindrait des constats empiriques sur la réduction drastique de la durée des contrats atypiques [Picard, 2014].
14 Par ailleurs, une part notable de la littérature reprend des thèses de dualisation croissante, mais sur des bases théoriques sensiblement différentes. S’inspirant du modèle insider/outsider [Lindbeck et Snower, 1986] elle insiste sur les stratégies de préservation et de clôture par ceux qui sont dans le « noyau dur ». Les jeunes nouveaux entrants seraient par définition des outsiders [Hausermann et Schwander, 2012]. Venant plutôt des politistes, une autre lecture en termes de dualisation se développe [Rueda, 2014 ; Emmenegger et al., 2012]. Elle s’inspire aussi pour partie des approches de la segmentation. Mais elle s’en distingue cependant en mettant aussi l’accent sur les inégalités de revenu, de conditions de vie, ainsi que sur l’importance des processus politiques qui ont conduit à des inégalités croissantes entre segments de main-d’œuvre [Emmenegger, 2011]. Ce sont les évolutions des compromis politiques entre groupes sociaux et partis politiques qui laisseraient sur le côté une frange croissante de la population.
15 Ces approches ne constituent pas un corpus homogène. Comme le souligne Barbier [2013], qui utilise la notion de « destandardization », la notion d’emploi précaire (qui est souvent le premier critère) varie d’un pays à l’autre. En France, l’équivalent fonctionnel de la précarité est le plus souvent l’agrégat des formes particulières d’emploi, qui se focalise sur le statut d’emploi. Pourtant, ces emplois précaires sont eux-mêmes hétérogènes. Tous ne sont pas des emplois « cul-de-sac ». Dans cet article, nous tentons d’aller au-delà en mettant l’accent sur les processus d’accès au « noyau dur » du salariat, dans une logique proche des thèses de la segmentation, et en réfutant l’idée d’une « jeunesse » qui formerait un groupe social, économique et politique homogène, victime du dualisme.
2.3 – Générations sacrifiées ?
16 In fine, un consensus semble s’établir sur un processus de segmentation/dualisation, largement enclenché avant la crise, dont les « jeunes » supporteraient un poids important et qui s’amplifierait depuis 2007-2008. Questionnant l’impact de la Grande Crise (entre 2007 et 2010), Leschke [2012] isole ainsi la catégorie des 15-24 ans comme particulièrement victime à la fois du chômage et de l’emploi précaire, et moins bénéficiaire des indemnisations au chômage.
17 Peut-on pour autant parler, comme l’évoquent Quintini et al. [2007], d’un changement de nature de la transition de l’école à la vie active ? Ou dire comme O’Higgins [2012] que « This time it’s Different », en prédisant des conséquences négatives à long terme par effet stigmate ? Ou au contraire, comme Bell et al. [2010], dire que c’est du « déjà vu » ?
18 Si les travaux sur les conséquences d’un accès difficile à l’emploi et la dépendance de sentier qui pourrait en résulter sont nombreux et eux aussi anciens (voir par exemple Genda et al. [2010] sur le Japon et les États-Unis entre 1983 et 1995), l’effet crise en a réactivé les interrogations. Le moment de l’entrée sur le marché du travail est décisif, car il est déterminant pour le déroulement ultérieur des parcours professionnels [Cockx et Picchio, 2012]. Les jeunes sont la principale variable d’ajustement des cycles conjoncturels, et lorsqu’ils débutent leur vie active en période de mauvaise conjoncture, cela les positionne sur un sentier défavorable qui pourrait laisser sur leur parcours professionnel des traces durables. Le BIT, lors de sa conférence internationale du travail de juin 2012, va même jusqu’à parler de « génération perdue » et de « désastre éventuel » si des mesures drastiques ne sont pas prises [3].
19 Pour autant, certains travaux moins alarmistes montrent que ces jeunes qui connaissent la crise ne constituent pas nécessairement une génération sacrifiée. Gaini et al. [2013] mettent en évidence, en France, à partir de cohortes sorties du système éducatif entre 1982 et 2010, le fait qu’il existe peu de différences en termes d’emploi et de salaires entre les cohortes entrées en période de bonne conjoncture et celles entrées en période de crise économique. Ce serait alors, non pas l’accès à l’emploi qui pourrait alarmer, mais la qualité des emplois occupés. Ces emplois constituent-ils des « tremplins » vers des emplois stables ou au contraire des « trappes » à précarité [Givord et Wilner, 2009 ; Blasco et Givord, 2010 ; Couprie et Joutard, 2017] ? Pour trancher, il s’agit d’évaluer sur du temps long si le fait d’occuper un emploi atypique permet d’accéder plus facilement à un emploi typique (parce que construisant une expérience professionnelle valorisable) ou au contraire agit comme un « marqueur » de précarité (parce qu’agissant comme signal d’une moindre employabilité). Comparer des cohortes ayant ou non connu une crise, mais aussi les suivre, pour deux d’entre elles sept ans après leur sortie du système éducatif, permet de répondre au moins partiellement à ces questions.
20 Ces formes particulières d’emploi étant devenues la norme sociale dominante pour les primo-entrants, on peut penser qu’elles ont un moindre effet stigmatisant, réduisant le risque de trappe à précarité. De manière structurelle, le passage par une forme particulière d’emploi reste alors une étape du processus d’appariement préalable à l’edi. La dégradation conjoncturelle ne vient alors que prolonger le processus d’appariement. On serait alors, au sens de Silvestre [1986], face à un effet mécanique de la crise qui amplifie (temporairement ?) les traits les plus négatifs de l’accès aux premiers emplois (chômage et emplois atypiques…). Mais on peut aussi penser que la Grande Récession précipite un peu plus un changement organique à l’œuvre depuis plus longtemps, en inscrivant durablement ce que seraient de nouvelles normes d’accès à l’emploi pour les jeunes et probablement plus largement. Cette dernière hypothèse serait en phase avec les différents constats globaux sur les formes d’ajustement du marché du travail français dans la crise [Lallement, 2011 ; Liégey, 2009] qui insistent sur la spécificité des ajustements « à la française », passant notamment par le triptyque chômage, chômage partiel, précarité accrue, en phase avec les formes de la segmentation préexistante.
3 – Les données et conjonctures économiques
3.1 – Les enquêtes
21 Depuis 2001, le Céreq a mis en place un dispositif d’enquêtes original sur l’accès à l’emploi des jeunes. Tous les trois ans, une enquête est réalisée auprès de jeunes sortis du système éducatif la même année, quel que soit le niveau de formation. L’interrogation, rétrospective, porte sur les trois premières années suivant la sortie de formation initiale. Une génération sur deux est ensuite réinterrogée après sept ans de vie active. Chaque interrogation recueille des informations sur les caractéristiques sociodémographiques des jeunes, ainsi qu’un calendrier professionnel qui permet de suivre mois par mois la situation, de décrire les séquences successives d’emploi et de non-emploi.
22 Ce dispositif permet la confrontation des enquêtes conduites à différents moments du temps et autorise à distinguer les effets liés aux fluctuations conjoncturelles de ceux liés à des changements plus profonds. En outre, parce que ce sont des cohortes d’entrants sur le marché du travail une année donnée (arrivant dans un contexte de marché du travail – plus ou moins favorable – identique pour tous) et non pas de jeunes nés une même année (arrivant à des dates différentes sur le marché du travail selon le niveau de formation atteint), ces enquêtes sont particulièrement pertinentes pour identifier ce qui, au sein d’une même génération, relève du rôle des caractéristiques propres de l’individu et ce qui relève de phénomènes conjoncturels ou liés aux transformations des normes d’emploi. C’est aussi ce qui permet de raisonner sur l’effet de l’ancienneté sur ce marché et non sur celui de l’âge : l’ancienneté est une variable de nature longitudinale traduisant le processus d’insertion et de construction de carrières professionnelles.
3.2 – Des contextes économiques différents
23 Pour décrire les conjonctures économiques, nous retenons le taux de chômage des moins de 25 ans établi à partir des enquêtes Emploi [4], ainsi que celui de l’évolution du PIB qui compte parmi les indicateurs traditionnellement mobilisés pour caractériser la conjoncture économique (graphique 1). Plus encore que le taux de chômage des jeunes, il montre la dégradation conjoncturelle sans précédent depuis 1998, consécutive à la crise de 2008.
Évolution du taux de chômage des moins de 25 ans et du PIB

Évolution du taux de chômage des moins de 25 ans et du PIB
24 Les générations 1998 et 2004 connaissent des contextes favorables durant leurs trois premières années de vie active. Au cours de leur première année sur le marché du travail, la conjoncture économique est semblable pour ces deux cohortes de débutants, légèrement meilleure en 1998 du point de vue du PIB ; au cours des deux années suivantes, la baisse du taux de chômage et la hausse du PIB signent une amélioration notable du contexte économique. Ceci est particulièrement marqué pour la cohorte 1998, notamment grâce au ciblage des politiques de l’emploi sur les jeunes, dont les contrats aidés « emploi-jeunes », qui prennent fin en 2004. Au-delà de ces trois premières années, ces deux générations connaissent une dégradation conjoncturelle avec des taux de chômage juvénile élevés et le choc de la Grande Récession pour la génération 2004.
25 Les générations 2001 et 2007, a contrario, intègrent le marché du travail dans des contextes relativement favorables, mais qui se dégradent au cours des trois années suivantes. La détérioration de la situation économique est évidemment bien plus nette pour la cohorte d’entrants en 2007 immédiatement confrontés à la Grande Récession, dont l’effet sur le taux de chômage des jeunes est sans commune mesure avec celui de la crise conjoncturelle que connaissent les entrants en 2001. Cette Grande Récession caractérise encore les trois premières années de vie active de la génération 2010, qui connaît un contexte économique très dégradé.
4 – Les premiers pas dans la vie active : une segmentation durablement installée
26 On s’intéresse ici exclusivement au premier emploi occupé après la sortie du système éducatif, au délai pour l’obtenir, à sa nature juridique et à la transformation de ce statut juridique, du premier emploi à ceux occupés à trois et sept ans.
27 Le marché du travail français est polarisé autour de la norme d’emploi que constitue le CDI. Toutefois, les jeunes ne débutent pas souvent dans la vie active par un CDI. Il leur faut, pour la plupart, du temps pour accéder à ce statut, temps durant lequel ils peuvent être au chômage, ou dans d’autres formes d’emploi dites « atypiques ». Le développement de ces formes particulières d’emploi serait un indicateur de segmentation croissante. Et lorsque la conjoncture économique se détériore, les jeunes sont les premiers à en subir les conséquences [Fondeur et Lefresne, 2000 ; Fondeur et Minni, 2004 ; Batard et al., 2012] en termes du volume d’emploi qui leur est accessible, mais aussi de statut d’emploi.
4.1 – Des délais qui s’allongent
28 Le délai pour accéder au premier emploi est sensible à la conjoncture économique : les jeunes de la génération 2001 débutant dans une bonne conjoncture mettent moins de cinq mois, quand ceux débutant en 2010, avec le taux de chômage juvénile le plus élevé au moment de leur entrée sur le marché du travail, en mettent près de huit (tableau 1). Globalement, et à l’exception de la génération 2001, on observe un allongement tendanciel de ces durées d’accès.
29 Les femmes mettent plus de temps que les hommes pour chaque génération jusqu’à la génération 2007, mais l’écart s’amenuise jusqu’à être en légère faveur des femmes pour la génération 2010. Le différentiel entre les non-diplômés et les plus diplômés s’amplifie : les non-diplômés mettent 4,2 fois plus temps que les titulaires d’un diplôme d’école d’ingénieur ou de commerce pour la génération 1998, mais près de 8 fois plus de temps pour la génération 2010.
Temps moyen d’accès au 1er emploi (en mois) [5]
G1998 | G2001 | G2004 | G2007 | G2010 | |
---|---|---|---|---|---|
Ensemble | 6,3* | 4,6 | 6,4 | 6,8 | 7,6 |
Homme | 5,1 | 4,0 | 5,7 | 6,1 | 7,9 |
Femme | 7,5 | 5,4 | 7,2 | 7,6 | 7,3 |
Sans diplôme | 12,1 | 10,4 | 13,6 | 16,0 | 18,2 |
CAP-BEP | 6,5 | 3,8 | 6,5 | 7,0 | 9,0 |
Bac général | 8,2 | 5,3 | 7,8 | 10,2 | 7,9 |
Bac pro/techno | 5,2 | 3,2 | 4,9 | 4,7 | 5,5 |
Bac +2 | 3,4 | 2,5 | 3,1 | 2,9 | 3,6 |
Bac +3 | 5,4 | 3,3 | 4,7 | 3,8 | 4,5 |
Bac +4 | 5,0 | 4,2 | 5,1 | 4,2 | 5,2 |
Écoles ingénieur-commerce | 2,9 | 3,1 | 3,5 | 2,3 | 2,3 |
DEA-M2 | 4,3 | 3,5 | 4,2 | 3,5 | 3,7 |
Doctorat | 1,9 | 2,5 | 3,4 | 2,7 | 1,8 |
Effectif au 1er emploi | 51 471 | 13 458 | 29 716 | 23 700 | 29 549 |
Effectif total à trois ans | 54 178 | 13 846 | 31 154 | 24 879 | 32 105 |
Effectif total à sept ans | 16 040 | 11 791 |
Temps moyen d’accès au 1er emploi (en mois) [5]
Champ : ensemble de la génération.Lecture : *Les jeunes entrant sur le marché du travail en 1998 mettent en moyenne 6,3 mois pour accéder à leur premier emploi.
4.2 – Les emplois atypiques, norme de première embauche ?
30 On sait que le CDI constitue la forme d’emploi dominante sur l’ensemble de la population active, et ce de manière remarquablement stable depuis 1982 (autour de 76 % de la population active occupée). En revanche, il concerne une proportion nettement plus faible de jeunes dans leur premier emploi, mais tout aussi stable : la proportion de jeunes en edi dès le premier emploi est de 30 %, légèrement plus élevée pour la génération 2001 entrant sur le marché du travail dans le contexte le plus favorable (tableau 2). Cette stabilité du poids des edi en tout début de vie active tendrait à relativiser l’idée communément répandue d’une dualisation en constante augmentation depuis les années 2000.
31 Les CDD constituent la voie la plus fréquente pour le premier emploi. Viennent ensuite les emplois en intérim. Ils sont les premiers à pâtir des effets des ralentissements économiques, et à l’inverse, à profiter des embellies : c’est la forme d’emploi qui réagit le plus aux variations conjoncturelles et on l’observe sur les jeunes entrants : on constate une diminution importante de l’intérim au premier emploi des jeunes entrés sur le marché du travail au moment où la Grande Récession a cours (générations 2007 et 2010) avec un poids de 16 % en 2007, de 15 % en 2010, contre 19 % environ pour les autres générations.
32 Quant aux emplois aidés, ils surviennent de manière décalée par rapport aux aléas conjoncturels et les spécificités de chacun rendent difficile une lecture homogène. Ils ont un poids particulièrement important pour les générations 1998, 2001 et 2010 suite à la création des Emplois-Jeunes en 1998, puis des Contrats d’accompagnement dans l’emploi (CAE) et des Contrats uniques d’insertion (CUI) en 2010 ; ils représentent moins de 2 % pour les autres générations. Une élévation notable des emplois en alternance (principalement contrats de qualification, puis de professionnalisation) est également à souligner (on parle parfois d’emplois aidés du secteur marchand). Il est toutefois important de noter que la structure des enquêtes Génération tend à minimiser le poids de l’alternance, car il s’agit bien de jeunes sortis de formation initiale, or l’essentiel des situations d’alternance, et notamment l’apprentissage, se situe au sein de cette formation initiale.
Nature juridique du 1er emploi
G1998 | G2001 | G2004 | G2007 | G2010 | |
---|---|---|---|---|---|
Edi | 29* | 34 | 28 | 30 | 28 |
Alternance | 5 | 7 | 8 | 10 | 8 |
Emplois aidés | 5 | 3 | 1 | 2 | 4 |
Cdd | 38 | 33 | 38 | 35 | 39 |
Intérim | 20 | 19 | 19 | 16 | 15 |
Emplois non salariés | 3 | 4 | 6 | 7 | 6 |
Nature juridique du 1er emploi
Champ : ensemble de la Génération ayant eu un premier emploi hors emploi de vacances au cours des trois premières années de vie active.Lecture : *29 % des jeunes sont en cdi ou fonctionnaires dans leur premier emploi en 1998.
33 Enfin, l’emploi non salarié s’est développé d’une génération à l’autre, passant de 3 % à 6 % entre 1998 et 2010, encouragé par la création en 2007 du statut d’auto-entrepreneur [6] qui masque pour partie des situations de non-emploi [Abdelnour, 2014].
4.3 – Un ralentissement structurel de l’accès à l’emploi à durée indéterminée
34 Après trois ans de vie active, et quelle que soit la cohorte, c’est l’edd qui semble être le meilleur tremplin vers l’edi. Toutefois, si un jeune de la génération 1998 sur deux ayant commencé sa vie professionnelle par un CDD est en edi, ce taux de transition du CDD vers l’edi se réduit régulièrement au fil des cohortes pour atteindre 38 % pour la génération 2010 (tableau 3). Pour les embauches au premier emploi en intérim ou en alternance, les taux sont plus faibles, et la baisse de génération en génération suit la même tendance descendante. De surcroît, les jeunes ayant débuté par un edi sont également de moins en moins souvent dans cette situation au terme des trois années d’observation, même si l’ampleur de la baisse est moindre.
35 Après sept années de vie active, on observe également qu’entre les jeunes de la génération 1998 et ceux de la génération 2004, le taux de transition vers l’edi a eu tendance à se réduire de 70 % à 64 % pour ceux ayant débuté en edd, de 66 % à 60 % pour les débutants intérimaires.
36 En définitive, les situations à la sortie de formation initiale sont légèrement différenciées, avec un temps d’accès au premier emploi qui s’allonge, mais un poids stable des emplois typiques pour l’ensemble des cohortes, y compris pour les deux générations subissant la crise de 2008. Si les crises, et particulièrement la Grande Récession, induisent bien un approfondissement des traits négatifs du système d’insertion au premier emploi, celui-ci est plus de nature mécanique. La tendance longue confirme les spécificités organiques mises en place depuis longtemps dans la segmentation du marché du travail qui concernent particulièrement les jeunes en France.
Transformation du statut juridique à l’embauche du 1er emploi vers Edi à trois ans|sept ans (*)
G1998 | G2001 | G2004 | G2007 | G2010 | |
---|---|---|---|---|---|
Edi* | 81|80 | 79 | 77|78 | 77 | 74 |
Cdd | 50*|70* | 47 | 42|64 | 39 | 38 |
Intérim | 45|66 | 40 | 36|60 | 33 | 30 |
Alternance | 47|66 | 47 | 36|65 | 35 | 32 |
Contrats aidés | 15|53 | 23 | 14|45 | 26 | 24 |
Autres emplois** | 15|36 | 28 | 24|37 | 24 | 12 |
Transformation du statut juridique à l’embauche du 1er emploi vers Edi à trois ans|sept ans (*)
(*) Les edi regroupent les emplois en CDI et les fonctionnaires. (**) Principalement les personnes travaillant à leur compte.Note de lecture : (°) 50 % des jeunes ayant été embauchés en CDD pour leur premier emploi étaient en edi après trois ans de vie active|70 % après sept ans.
5 – Les déterminants de l’accès à l’emploi et à l’edi évoluent-ils quand la conjoncture se dégrade ?
37 Au-delà de ces premiers constats, existe-t-il un effet propre de l’appartenance à une certaine cohorte plutôt qu’à une autre, à la fois sur les chances d’être en emploi et sur celles d’accéder à un edi à temps plein ? Ces variables d’appartenance à une cohorte plutôt qu’à une autre combinent des effets de conjoncture et d’évolutions plus structurels. On ne peut trancher en faveur d’un effet plutôt que l’autre, mais si les effets montrent une tendance régulière, alors on penchera davantage pour une lecture en faveur d’effets organiques, évolutions confirmant, durcissant les traits du système ; et inversement en faveur d’effets plus conjoncturels à caractère mécanique [7].
38 Trois questions clés portent ici sur le genre, le diplôme, et le parcours depuis le premier emploi. Pour ces dimensions, on peut penser que l’expérience déjà accumulée sur le marché du travail modifie l’impact sur les chances d’être en emploi et en edi à temps plein.
5.1 – Un moindre accès à l’emploi et à l’edi à temps plein : des évolutions organiques, témoignant de nouvelles normes
39 Les analyses, toutes choses égales par ailleurs, confirment que le fait d’être entré sur le marché du travail une année donnée plutôt qu’une autre a un impact sur les chances d’être en emploi après trois et sept ans de vie active (tableau A1). La génération 1998 est celle que l’on peut qualifier de gagnante. Après trois années, cette cohorte est plus en emploi et plus en edi à temps plein du fait d’avoir intégré le marché du travail cette année-là plutôt qu’en 2001, 2004, 2007 ou 2010 (tableau A2). Et après trois ans de vie active, les générations qui lui succèdent ont de moins en moins de chances d’être en emploi ou en edi à temps plein.
40 Pour les jeunes ayant déjà sept ans d’expérience, ceux entrés en 2004 sur le marché du travail voient leur probabilité d’obtenir un emploi diminuer par rapport à ceux entrés en 1998, et se réduire leurs chances d’avoir accédé à un edi à temps plein.
Encadré méthodologique
Nous estimons d’une part les probabilités d’être en emploi (salarié comme indépendant) versus non-emploi (chômage comme inactivité) et d’autre part, parmi les jeunes en emploi, les probabilités d’être en edi à temps plein, et ce de manière distincte pour les jeunes après trois ans de vie active et pour ceux ayant déjà accumulé sept années d’expérience sur le marché du travail. Ces dernières estimations sont faites en corrigeant des biais de sélection d’être en emploi selon la méthode d’Heckman [1977] (tableau A2).
Sur ces données empilées, nous avons considéré, outre une variable muette pour chaque année d’entrée, des variables croisées pour certaines d’entre elles dont les effets différenciés selon la génération nous intéressaient particulièrement. Nous avons systématiquement effectué des tests de significativité des différences entre ces variables croisées (tableaux A1 et A2), ce qui a pu conduire à des vecteurs de variables explicatives différents selon que l’on considère la situation à trois ou sept ans [8].
L’attrition est prise en compte en appliquant les pondérations spécifiques à chacune des vagues d’enquête dans les estimations. La pondération pour les vagues d’enquête à sept ans s’appuie sur des opérations de redressement qui corrigent au mieux ce biais potentiel par une procédure mobilisant notamment les variables de l’interrogation précédente. Ces pondérations longitudinales sont réalisées et fournies par le producteur de l’enquête.
41 Globalement, la continuité d’une génération à l’autre des moindres chances d’être en emploi d’une part et en edi à temps plein d’autre part, témoigne d’un durcissement organique du régime d’insertion, plutôt que d’effets conjoncturels mécaniques.
5.2 – Les jeunes femmes moins pénalisées quand la conjoncture est dégradée
42 Comme attendu, il existe des effets différenciés du sexe selon l’année d’entrée sur le marché du travail. Les femmes sont, à trois comme à sept ans, moins bien loties dans l’accès à l’emploi. De plus, les écarts avec les hommes s’avèrent plus importants pour les générations 1998 et 2004, celles connaissant au début les contextes conjoncturels les plus favorables. Lorsqu’on s’intéresse à l’accès à l’edi à temps plein, les femmes sont également en situation systématiquement moins favorable que les hommes. Mais cet écart est plutôt moindre lorsque la conjoncture est dégradée. Ces résultats soulignent qu’il serait « pire d’être une femme lorsque la conjoncture est meilleure ». L’expérience professionnelle accumulée ne modifie pas ce constat. Ceci tend à confirmer les résultats connus d’une moindre sensibilité des femmes à la crise : ce n’est pas nécessairement leur situation qui s’améliore, mais celle des hommes qui se détériore davantage en situation de mauvaise conjoncture [Rubery et Rafferty, 2013], allant dans le sens de l’hypothèse de ségrégation sexuée. Rubery et al. [1998] soulignent également que si, en période de crise, les formes plus flexibles d’emploi dans lesquelles les femmes sont confinées les rendent plus attractives, cela ne les conduit pas à accéder à des emplois de meilleure qualité. En outre, ces résultats confirment qu’à niveaux de diplômes comparables, les inégalités en défaveur des jeunes femmes subsistent, alors même que leurs niveaux de formation initiale n’ont cessé d’augmenter, en proportion plus importante que pour les jeunes hommes [di Paola et al., 2017].
5.3 – L’absence de diplôme : un stigmate invariant [9]
43 Les niveaux de formation atteints n’ont pas les mêmes impacts selon les générations. Pour les plus diplômés (bac + 5 et plus), les chances d’accès à l’emploi comme celles d’accès à l’edi à temps plein sont, toutes choses égales par ailleurs, les plus élevées après trois ans comme après sept ans d’expérience. En outre, l’effet des niveaux élevés de formation a eu tendance à s’amplifier, confirmant la « tyrannie du diplôme » à la française.
44 De l’autre côté, l’absence de diplôme réduit fortement les chances d’être en emploi ainsi que celles d’être en edi à temps plein à trois et à sept ans. En revanche, le fait de sortir avec un baccalauréat général s’avère plus pénalisant pour accéder à l’emploi après trois ans de vie active que de détenir un CAP-BEP ou un baccalauréat professionnel ou technologique. Après sept ans de vie active, si détenir un baccalauréat [10] était préférable à l’obtention d’un CAP-BEP pour la génération 1998, ce dernier devient préférable pour la Génération 2004. Concernant l’accès à l’edi à temps plein, détenir un CAP-BEP est préférable au baccalauréat général pour toutes les générations à trois ans ; dans le même ordre d’idées, détenir un baccalauréat professionnel ou technologique est toujours préférable à la détention d’un baccalauréat général, et cet effet s’accroît au fil des générations. En revanche, après sept ans d’expérience professionnelle, le baccalauréat retrouve un avantage relatif sur le CAP-BEP. Ainsi, à court terme, les diplômes professionnalisants du secondaire ont un avantage relatif au baccalauréat général, avantage qui disparaît avec l’accumulation d’expérience sur le marché du travail. Baret et al. [2014] ont mis en évidence que l’insertion professionnelle des bas niveaux d’études s’est particulièrement dégradée sous l’effet de la crise : le taux d’emploi sur le marché du travail des jeunes de la génération 2010 disposant d’un CAP-BEP est ainsi équivalent à celui des non-diplômés de ceux de la génération 2004. Pourtant, l’analyse toutes choses égales par ailleurs comparant les différentes cohortes montre que le stigmate de l’absence de diplôme joue tout aussi fortement pour toutes les générations, et ne s’est pas vu accentué depuis la crise de 2008.
5.4 – L’effet des différences de parcours peu sensible aux crises ?
45 Plus le temps d’accès au premier emploi a été long, moins grandes sont les chances d’être en emploi après trois ans de vie active. L’effet signal de ce temps passé sans emploi semble, contrairement à ce que montrent Gaini et al. [2013], jouer tout aussi négativement quelle que soit la conjoncture, et non pas de manière moins pénalisante lorsque celle-ci est dégradée. De la même manière, les effets des autres variables de parcours (le nombre de séquences d’emploi, le nombre de mois au chômage et en emploi) se sont révélés non significativement différents d’une cohorte à l’autre.
5.5 – Des effets de secteur et de taille stables malgré les variations conjoncturelles
46 On peut s’attendre à ce que les chances d’être en edi à temps plein dépendent pour partie du secteur d’activité et de la taille de l’entreprise. Dans tous les cas, à trois ans, les effets se sont avérés non significativement différents d’une génération à l’autre, et ce malgré les forts mouvements conjoncturels affectant différemment ces secteurs et tailles. C’est la construction qui accroît le plus les chances d’être en edi à temps plein à l’issue des trois premières années de vie professionnelle, alors qu’industrie et services offrent des chances similaires. Après sept ans, les effets de secteurs et de tailles sont significativement différents entre les deux générations. Pour les jeunes issus de la génération 1998, c’est l’industrie qui offre les plus grandes possibilités d’edi à temps plein à sept ans, alors que pour ceux de la génération 2004, c’est la construction. À trois comme à sept ans, être en emploi dans la fonction publique réduit les chances d’être en edi à temps plein. Au sein du privé, les opportunités d’edi à temps plein sont accrues lorsqu’on est en emploi à trois ans dans une entreprise ayant entre 10 et 500 salariés plutôt que dans une très grande entreprise ; quatre ans plus tard, seules les très petites entreprises se distinguent au sein du privé en réduisant les chances d’emploi stable, ce qui conforte l’analyse en termes de segmentation par la taille évoquée dès 1978 par Piore.
6 – Conclusion
47 Dans les phases de ralentissements conjoncturels (petits ou grands), les jeunes sont une variable d’ajustement importante, portant un poids significatif de la contraction de l’emploi. Si ce résultat est connu, il se voit enrichi avec l’étude de cinq générations de débutants, en confrontant et en empilant les données, et en le nuançant en particulier selon le sexe et le niveau de diplôme, par des analyses toutes choses égales par ailleurs.
48 Le régime d’insertion « à la française », marqué notamment par le poids des contrats atypiques, un passage plus ou moins long ou récurrent par le chômage, une forte sélectivité basée sur le diplôme, était déjà largement installé au moment où la première cohorte étudiée sortait de formation. La crise du début des années 2000, et surtout la Grande Récession, allaient-elles modifier en profondeur ce régime, introduisant un changement structurel, n’avoir que des effets mécaniques, ou confirmer une tendance organique ? Nos résultats tendent à plaider pour les deux derniers effets. Les deux périodes marquent un chômage accru, un allongement de la durée d’accès au premier emploi, effets mécaniques attendus. Mais elles approfondissent aussi la sélectivité par le diplôme, la lente érosion de l’accès à l’edi, la segmentation par l’âge du marché du travail, que l’on peut qualifier d’évolutions organiques, poursuivant la tendance longue amorcée bien avant. Deux phénomènes nouveaux émergent cependant, sans qu’il soit possible à ce jour de dire s’ils dessinent les prémices d’un nouveau modèle, indices de changements plus structurels. Il s’agit de la montée d’une part de l’emploi indépendant et d’autre part de l’inactivité, la France connaissant maintenant un phénomène « NEET » comme dans d’autres pays européens. Plus globalement, les tendances révélées sur les jeunes primo-accédants au marché du travail, à trois comme à sept ans, semblent confirmer l’hypothèse que s’installent progressivement à travers eux de nouvelles normes d’emploi, qui rayonnent sur d’autres catégories de population. Sommes-nous à l’aube d’un tournant plus structurel ? Ce qui s’installe « aux marges de l’emploi » [Baumann et al., 2016] préfigure-t-il de nouvelles figures salariales ou parasalariales que pourraient conforter les réformes 2016 et 2017 du Code du travail ? Des éléments dans les récentes ordonnances le laissent à penser, mais il est évidemment trop tôt pour le dire. L’accumulation d’évolutions organiques pourrait cependant déboucher sur un nouveau modèle.
49 Concernant le rôle des caractéristiques individuelles, nous avons montré que les femmes ont moins de chances d’être en emploi et d’intégrer le marché interne que les hommes – après trois et sept ans de vie professionnelle –, mais leur pénalisation relative s’amenuise systématiquement quand la conjoncture est dégradée. Ce résultat valide ainsi l’hypothèse de ségrégation sexuée des emplois. La situation des hommes se détériore en effet plus que celle des femmes en période de récession, car ces dernières sont en emploi dans des secteurs moins touchés. De plus, le diplôme reste la clé d’entrée à l’emploi et au marché interne, l’expérience venant jouer comme un lent processus renforçant l’effet du diplôme initial. Le rôle de cette expérience confirme que la catégorie jeunes est tout sauf homogène. En effet, au sein d’une classe d’âge, certains jeunes ont quelques années d’expérience et d’autres non. C’est cette accumulation d’années d’expérience supplémentaire qui les prémunit de certains effets des chocs conjoncturels. Ceux entrés sur le marché du travail à la fin des années 2000 ne sont donc pas une génération sacrifiée.
Être en emploi après trois ans et sept ans de vie active [11]


Être en emploi après trois ans et sept ans de vie active [11]
Significativité : p<0,10, ** p<0,005, *** p<0,001.Estimations pondérées normées, contrôlant des effets de cluster.
Lecture : les jeunes femmes de la génération 98 ont une probabilité moindre d’être en emploi que les jeunes hommes de la même génération. On ne peut calculer les odds ratio, car l’estimation des chances d’être en edi à temps plein contrôlant du biais de sélection (tableau A2) est réalisée par un probit et non un logit ; par homogénéité, les probabilités d’être en emploi ont également été estimées par modèle probit.
Être en Edi à temps plein après trois ans et sept ans de vie active parmi les jeunes en emploi [12]


Être en Edi à temps plein après trois ans et sept ans de vie active parmi les jeunes en emploi [12]
Significativité : p<0,10, ** p<0,005, *** p<0,001.Estimations pondérées normées, contrôlant des effets de cluster.
Lecture : les jeunes femmes de la génération 98 ont une probabilité moindre d’être en edi à temps plein que les jeunes hommes de la même génération.
Notes
-
[1]
Le terme de Grande Récession pour qualifier la crise économique mondiale débutée en 2008 fait ici écho à la Grande Dépression, crise économique des années 1930. Ce terme de Grande Récession s’est installé dans le débat public à la fin de l’année 2008, utilisé tour à tour par les économistes, les journalistes, les politiques et éditorialistes.
-
[2]
Ces deux catégories sont utilisées par J.-J. Silvestre pour caractériser l’impact potentiel d’une crise sur le marché du travail. Cet impact peut être mécanique (par exemple une hausse du chômage s’inscrivant dans des règles peu ou prou inchangée) ou organique (dans ce cas, la crise contribue à approfondir/durcir les évolutions d’un modèle sociétal). Elles peuvent être opposées à la catégorie de changement structurel, supposant un bouleversement radical du modèle.
-
[3]
« Investissez dans la jeunesse ou cette génération sera perdue », BIT. http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_norm/---relconf/documents/meetingdocument/wcms_187079.pdf.
-
[4]
Notre critique de la référence à une classe d’âge ne nous prive pas d’utiliser cette référence communément utilisée pour déterminer le taux de chômage juvénile à partir des enquêtes Emploi.
-
[5]
Les temps moyens incluent ceux n’ayant jamais eu d’emploi sur les trois années. La proportion de ces derniers varie d’une cohorte à l’autre et est certainement sensible à la conjoncture économique : de 2,8 % pour la génération 2001 à 8 % pour la génération 2010.
-
[6]
Ce statut n’est pas renseigné explicitement dans l’enquête. Mais il s‘agit d’un élément qui participe certainement à cette augmentation : sur la période 2009-2012, les auto-entreprises ont représenté 56 % des 2,3 millions de créations d’entreprises [Deprot et al., 2013].
-
[7]
Parce que les données mobilisées sont des cohortes d’entrants sur le marché du travail, introduire un taux de chômage en vigueur à un moment donné du temps de leur trajectoire pour capter l’effet de conjoncture revient peu ou prou à introduire une constante pour chaque cohorte.
-
[8]
Les estimations sont disponibles sur demande aux auteur.e.s.
-
[9]
La prise en compte d’effets croisés concernant les diplômes, outre l’intérêt analytique, permet de contrôler les différences de structures des niveaux de formation atteints d’une cohorte à l’autre.
-
[10]
Pour les estimations à sept ans, un test de spécification des modèles a conduit à retenir une nomenclature des niveaux de diplôme plus agrégée que celle des estimations à trois ans.
-
[11]
Les autres variables explicatives non rapportées ici sont : le lieu de résidence à la date d’enquête, les catégories socio-professionnelles des parents à la fin des études, la spécialité de formation, le fait d’être passé par l’apprentissage durant sa formation initiale, d’avoir des origines étrangères, le nombre de mois passés au chômage pour l’estimation à sept ans.
-
[12]
Les autres variables explicatives non rapportées ici sont : le lieu de résidence à la date d’enquête, la spécialité de formation, le fait d’être passé par l’apprentissage durant sa formation initiale à trois ans seulement, d’avoir des origines étrangères, la PCS du père à la fin des études dans l’estimation seulement à sept ans. Les estimations sont corrigées du biais de sélection de l’emploi, l’équation de sélection pour les estimations à trois ans ayant pour explicatives l’année d’observation, le sexe, le diplôme, les origines sociales à la fin des études, le temps d’accès au premier emploi, la durée de chômage depuis la fin des études nette du temps d’accès au premier emploi, le retard à l’entrée en sixième, et le fait d’avoir des origines étrangères.
Pour les estimations à sept ans, l’équation de sélection comporte le sexe, le diplôme, le fait d’être passé par l’apprentissage durant sa formation initiale, la durée cumulée au chômage, la situation du père vis-à-vis du marché du travail à la fin des études, et le fait avoir des origines étrangères.