CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1 Les partenariats sociaux ont réalisé une surprenante percée depuis une quinzaine d’années. Le plus célèbre exemple est sans conteste celui de la société Grameen Danone, dont l’objectif est de lutter contre la malnutrition des enfants bangladais par la production à un prix abordable de yaourts enrichis en micronutriments [Yunus, 2008]. Comme l’indique la juxtaposition sur laquelle se fonde son nom, ce partenariat social qualifié de « social-business » résulte de l’association de deux entreprises aux logiques distinctes. La première, Grameen, est une entreprise sociale qui a initialement assuré des activités liées au micro-crédit [1] et voulu par ce nouveau projet répondre à d’autres besoins sociaux insatisfaits. La seconde, Danone, est une multinationale du secteur alimentaire qui justifie son implication par une volonté de contribuer dans le cadre de son cœur de métier au bien-être des populations pauvres. Cet exemple emblématique met en évidence que les partenariats sociaux se situent au croisement de deux phénomènes : l’entrepreneuriat social et la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Dans la foulée de cette expérience très médiatisée, les partenariats sociaux ont fréquemment été présentés dans l’opinion publique comme un remède miracle. Cet engouement se retrouve également dans la sphère académique, comme en témoigne le développement de la littérature sur les « cross-sector social partnerships » depuis une dizaine d’années [Selsky et Parker, 2005 ; Seitanidi, 2010 ; Journal of Business Ethics, 2010 ; Crane et Seitanidi, 2014]. Dans son travail pionnier, Waddock [1988] les définit ainsi :

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« Un partenariat est un engagement par une entreprise ou un groupe d’entreprises de travailler avec une organisation d’un autre secteur économique (public ou sans but lucratif). Il implique un engagement de ressources – du temps et des efforts – par des individus des organisations partenaires. Ces individus travaillent de façon coopérative pour résoudre des problèmes qui les affectent tous. Le problème peut être défini au moins en partie comme une question sociale : sa résolution bénéficiera à chacun des partenaires. Les partenariats sociaux prennent en charge des questions qui s’étendent au-delà des frontières organisationnelles. » [2]
[1988, p. 18]

3 Les partenariats sociaux marquent un changement radical dans les relations entre entreprises sociales et entreprises commerciales : il ne s’agit pas de s’en tenir aux pratiques anciennes de la philanthropie, mais d’impulser des collaborations plus étroites ayant des répercussions profondes sur chacune des organisations impliquées [Googins et Rochlin, 2000 ; Seitanidi et Ryan, 2007]. La littérature sur les partenariats sociaux se partage entre trois types d’approches. La première vise à expliquer le développement des partenariats sociaux, en mettant en évidence ce qu’ils apportent à chacune des parties. Il peut s’agir d’un moyen pour réduire les coûts [O’Regan et Oster, 2000] ou accéder à des ressources [Austin, 2000 ; Austin et Seitanidi, 2012]. De multiples retombées positives sont alors censées « ruisseler » au sein des organisations partenaires voire de l’ensemble de la société [Kolk et al., 2010]. A l’opposé, une deuxième approche insiste sur les difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre des partenariats sociaux. Empruntant le cadre de la sociologie néo-institutionnelle, ces analyses soulignent la menace d’un isomorphisme [Huybrechts et Nicholls, 2013] débouchant sur une dérive des entreprises sociales par rapport à leur mission [Herlin, 2015]. Une troisième approche explore une voie médiane fondée sur le principe d’un pluralisme institutionnel [Di Domenico et al., 2009 ; McInerney, 2015]. Elle ouvre la voie à une analyse plus nuancée se centrant sur les compromis soutenant les partenariats sociaux, que nous prolongeons ici à partir du cadre théorique de l’économie des conventions (EC).

4 Comment émergent, se stabilisent et se transforment les compromis soutenant les partenariats sociaux ? Pour répondre à cette question, nous avons ciblé au sein des entreprises sociales celles appartenant au champ de l’insertion par l’activité économique (IAE, cf. encadré 1) qui en constituent la figure la plus répandue [Defourny et Nyssens, 2010]. Les structures d’insertion par l’activité économique (SIAE) sont en effet des entreprises sociales qui proposent à des personnes en difficulté une mise en situation de travail et un accompagnement socioprofessionnel [Gardin et al., 2012]. Notre hypothèse est que les compromis entre SIAE et entreprises commerciales [3] reposent sur diverses conventions, chacune véhiculant une conception particulière de l’insertion. Ces « conventions d’insertion » sont modelées par le contexte institutionnel dans lequel s’élaborent les partenariats sociaux et susceptibles de se modifier au fil du temps en fonction des intérêts respectifs des deux parties. Nous présentons tout d’abord notre modèle d’analyse qui a été construit selon une approche abductive, en rapprochant l’appareillage conceptuel fourni par l’EC d’une enquête de terrain (cf. encadré 2). Nous détaillons ensuite la diversité des modalités par lesquelles se concrétisent les partenariats sociaux dans l’IAE.

Encadré 1. L’organisation de l’IAE

L’IAE est née au milieu des années 1970 de diverses initiatives développées par la société civile pour lutter contre l’exclusion professionnelle d’une partie de la population active. La loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions en propose une définition officielle à partir de trois critères. Tout d’abord, l’IAE s’adresse à des personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociales ou professionnelles particulières, qui de ce fait ne sont pas susceptibles d’être embauchées par les entreprises commerciales (la conformité des publics est contrôlée par un agrément délivré par Pôle Emploi). Ensuite, l’IAE offre à ces publics des contrats de travail à durée déterminée et non des stages de formation professionnelle ou de simples occupations rémunérées par un pécule. Enfin, l’IAE propose également à ces publics des modalités spécifiques d’accueil et d’accompagnement visant à résoudre les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Ces modalités mobilisent des outils variés : définition d’un projet, entretien de suivi social, bilan professionnel, formation…
L’IAE constitue un champ complexe car éclaté en de nombreuses structures et en divers réseaux, qui peut être appréhendé de manière plus ou moins large. Au sens strict, l’IAE regroupe l’ensemble des structures ayant été officiellement reconnues par les pouvoirs publics comme faisant partie de ce champ : ateliers et chantiers d’insertion, associations intermédiaires, entreprises d’insertion, entreprises de travail temporaire d’insertion. Pour bénéficier des aides publiques relatives à la prise en charge du public accueilli, ces structures doivent faire l’objet d’un conventionnement. Son renouvellement dépend des taux d’insertion professionnelle à la sortie, le passage par une SIAE ne durant que deux ans au maximum et jouant donc le rôle d’un sas vers l’emploi de droit commun. A la périphérie du dispositif officiel de l’IAE existent deux autres structures dont la démarche s’avère similaire et qu’il est donc possible d’y intégrer : les régies de quartier et les groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification. Ces dénominations sont attribuées via une labellisation assurée par les groupements représentatifs de ces structures : elles n’ouvrent pas droit en elles-mêmes au bénéfice d’aides publiques.

Encadré 2. Méthodologie

L’enquête s’est déroulée de novembre 2011 à décembre 2014. Nous avons réalisé trois monographies de SIAE fortement engagées dans des partenariats sociaux : un groupe associatif majoritairement composé d’entreprises d’insertion, une entreprise de travail temporaire d’insertion (ETTI) et un groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ). Si les SIAE entretiennent toutes des relations avec les entreprises commerciales, elles le font à des degrés très divers. Les trois structures que nous avons enquêtées se distinguent par le fait que les collaborations avec les entreprises commerciales y sont centrales. En aucune manière elles ne doivent être considérées comme représentatives de l’ensemble des SIAE. Au contraire, chacun de ces terrains a été choisi pour son caractère « exemplaire » car incarnant une « réussite » qui aurait vocation à être dupliquée. Au moment de l’enquête, le groupe associatif se composait de 3 antennes et employait 210 salariés en insertion pour un chiffre d’affaires s’élevant à près de 10 millions d’euros. L’ETTI comptait également 3 antennes et salariait 160 intérimaires équivalents-temps plein, pour un chiffre d’affaires de 5,3 millions d’euros. Le GEIQ regroupait 91 entreprises adhérentes qui avaient accueilli 207 personnes en insertion au cours de l’année, pour un chiffre d’affaires de 3,2 millions d’euros.
L’investigation a été facilitée par une phase exploratoire qui nous a permis de repérer des expériences emblématiques et de nous introduire auprès des milieux professionnels concernés. Une fois accepté au sein des SIAE, nous avons analysé leur documentation interne afin de mieux en comprendre le fonctionnement et la place occupée par les partenariats sociaux. Nous avons également réalisé 53 entretiens semi-directifs, aussi bien avec les dirigeants, administrateurs et salariés permanents de ces SIAE qu’avec leurs partenaires des entreprises commerciales et divers agents du service public de l’emploi. Il s’agissait ainsi de cerner le potentiel des partenariats sociaux, les difficultés qu’ils engendrent et les compromis qui les soutiennent. Nous avons élaboré en amont de chacun de ces entretiens un guide qui était adapté à la fonction de la personne interviewée et au type de collaboration dans laquelle elle était engagée. Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont ensuite été intégralement transcrits, puis analysés à la fois individuellement et thématiquement par plusieurs lectures et va-et-vient.
Au total ont été étudiés vingt partenariats sociaux dans lesquels les entreprises commerciales impliquées étaient essentiellement de grands groupes (les partenariats des SIAE avec les TPE, les PME ou les entreprises de l’économie sociale et solidaire – coopératives, mutuelles, associations – n’ont pas été investigués). Les acteurs portant ces partenariats au sein des entreprises commerciales étaient de trois types : des chargés de mission RSE, des directeurs des ressources humaines et des cadres opérant sur le cœur de métier de l’entreprise. Si un seul d’entre eux avait travaillé au préalable dans une structure sociale, nombreux étaient ceux ayant parallèlement un engagement bénévole. Nous présentons uniquement dans ce texte les partenariats sociaux les plus caractéristiques (nous renvoyons le lecteur intéressé par l’intégralité de ces collaborations à notre ouvrage [Semenowicz, 2017]).

2 – L’insertion comme convention

5 Se situant au croisement de l’économique, du social et du politique, les partenariats sociaux réclament un cadre théorique intégrant ces différentes dimensions. Telle est l’ambition du programme de recherche de l’économie des conventions qui s’est développé en France depuis les années 1980, en s’efforçant d’articuler valeurs, coordination et rationalité [Eymard-Duvernay et al., 2006]. Dans la perspective de l’EC, la coordination ne se limite pas à un pur ajustement marchand comme dans l’économie standard, mais fait intervenir une pluralité de rationalités. L’objet principal de l’EC consiste dans les mécanismes assurant la coordination des agents, ce qui rejoint nos interrogations quant aux voies par lesquelles entreprises sociales et entreprises commerciales parviennent à collaborer. Le cœur de notre travail consiste précisément dans les modalités de détermination, entre les SIAE et les entreprises commerciales, d’un accord concernant le contenu du terme d’insertion. Elles peuvent en effet se coordonner sur une pluralité de conceptions concernant l’insertion. Lors de leurs collaborations, elles ont donc à s’entendre sur le contenu qu’elles donnent à l’action d’insertion qu’elles vont mener conjointement. Leurs représentations respectives doivent converger vers une convention d’insertion mutuellement partagée. Celle-ci peut prendre plusieurs formes, en fonction du contexte institutionnel dans lequel s’élaborent les partenariats sociaux.

2.1 – Les SIAE, des entreprises reposant sur une convention constitutive civique

6 L’EC considère l’entreprise comme un espace politique où différentes conceptions du bien commun sont en concurrence. Selon Eymard-Duvernay, il existe en effet une « pluralité des conventions constitutives d’entreprise » [2004, p. 75], chacune constituant « des ressources de coordination » [2004, p. 72]. Il distingue ainsi quatre conventions constitutives d’entreprise : industrielle, marchande, domestique et de réseau. Les trois premières conventions constitutives appliquent au fonctionnement des entreprises trois des principes supérieurs communs dégagés par Boltanski et Thévenot [1991]. La convention constitutive marchande repose sur le principe supérieur commun de la concurrence que se livrent plusieurs entreprises pour satisfaire des clients. La convention constitutive industrielle correspond au modèle de l’entreprise fordiste dans laquelle l’efficacité constitue le principe supérieur commun. La convention constitutive domestique se caractérise par une valorisation de la tradition, de la proximité et d’un savoir-faire que l’on retrouve principalement dans les activités artisanales. Enfin, la convention constitutive de réseau découle de la cité par projets ajoutée au modèle de l’économie des grandeurs par Boltanski et Chiapello [1999]. Elle consiste dans la recherche d’une organisation flexible par les entreprises. Le principe supérieur commun sur lequel elle se fonde est de nature connexionniste. Si le concept de convention constitutive insiste sur le fait qu’un principe supérieur commun domine dans l’entreprise, cette dernière se trouve également confrontée à d’autres principes de coordination. Chaque entreprise se caractérise donc par un compromis spécifique entre différents principes supérieurs communs.

7 Pour caractériser les SIAE, la convention constitutive domestique peut sembler la plus adaptée parmi celles dégagées par Eymard-Duvernay. C’est la voie suivie par Lazuech pour qui l’IAE « se rattache au monde domestique » [2005, p. 45]. La SIAE qu’il a étudiée présente toutefois un trait qui la singularise au sein du secteur : les salariés en insertion y ont à l’issue de leur parcours la possibilité de devenir des salariés permanents chargés d’encadrer de nouvelles personnes en difficulté. Une culture commune s’y est ainsi progressivement forgée autour de la poursuite d’une cause, s’en sortir et sortir les autres de la misère, ce qui justifie de convoquer le principe domestique. Mais il s’agit d’un cas totalement atypique car les pouvoirs publics enjoignent au contraire l’IAE à fonctionner comme un sas vers l’emploi de droit commun. La généralisation du principe domestique à l’ensemble des SIAE ne nous paraît donc pas pertinente. Le caractère temporaire du passage par l’IAE, de même que les conditions d’entrée et la nature des activités assurées, constituent en effet des freins majeurs au développement du principe domestique dans les SIAE. C’est la raison pour laquelle nous les caractérisons par une cinquième convention constitutive d’entreprise que nous qualifions de « civique », en complément de la typologie d’Eymard-Duvernay.

8 Le principe supérieur commun dans la cité civique est la volonté générale, que Boltanski et Thévenot entendent comme la capacité d’une personne à se détourner de son intérêt personnel pour faire prévaloir l’intérêt général. Eymard-Duvernay en donne divers exemples : « La cité civique évalue les personnes et les biens par leur contribution à la protection des plus faibles : les syndicalistes, les membres des associations de défense des consommateurs, des immigrés, etc. sont les “grands” de cette cité » [2004, p. 84]. Or, sur le marché du travail, les plus faibles sont les demandeurs d’emploi en situation d’exclusion professionnelle, auxquels les SIAE se proposent d’offrir une protection. Les SIAE ont en effet pour objectif de remédier à la sélectivité du marché du travail. Dans les SIAE, la finalité sociale de l’entreprise favorise donc l’adoption de la convention civique comme mode de coordination interne. Ceci s’incarne tout d’abord dans le fait d’organiser les activités de production à partir des besoins des personnes en insertion. Cela se traduit également par l’existence d’un accompagnement social et professionnel.

9 Les SIAE assurant une production de biens et services, elles composent également avec d’autres principes supérieurs communs. Tout d’abord, une SIAE doit prendre en compte le principe de la concurrence issu de la cité marchande puisque vendant sa production sur un marché elle est confrontée à des concurrents. Elle ne peut donc pas s’affranchir des conditions de prix pratiqués, sous peine de ne pas avoir de clients. Ensuite, une SIAE ne peut négliger le principe de l’efficacité issu de la cité industrielle car elle doit mener à bien l’opération de production de biens et de services dans laquelle elle est engagée. Ceci implique d’atteindre un certain niveau de productivité de la part des salariés en insertion afin que la production visée soit bel et bien assurée. Enfin, une SIAE est confrontée au principe connexionniste de la cité par projets. Elle est en effet exposée aux transformations ayant affecté les entreprises commerciales, celles-ci représentant ses clientes dans un certain nombre de cas. Lorsqu’elle opère comme sous-traitante d’une entreprise commerciale, une SIAE doit donc se fondre dans l’organisation en réseau qui constitue le cadre de son intervention.

10 La convention constitutive d’entreprise de nature civique s’avère en tension avec la prise en compte d’autres principes supérieurs communs. Par exemple ceux-ci génèrent des contraintes pouvant conduire les SIAE à sélectionner à l’entrée les publics les moins éloignés de l’emploi, ce qui entre en contradiction avec la convention civique qui les fonde. Les aides publiques dont bénéficient les SIAE ont précisément pour objectif de limiter ces travers en compensant les désavantages liés à la spécificité du public accueilli, mais elles peuvent se révéler insuffisantes. Chaque SIAE élabore donc en interne un compromis entre sa convention constitutive civique et les autres principes supérieurs communs auxquels elle se trouve inévitablement confrontée. Ce compromis interne est particulièrement mis à l’épreuve lors des collaborations avec les entreprises commerciales.

2.2 – Une coordination problématique entre SIAE et entreprises commerciales

11 Depuis une dizaine d’années, la lutte contre l’exclusion professionnelle est devenue un objet RSE pour les entreprises commerciales. Le principal motif en est les clauses sociales dans les marchés publics, qui depuis 2005 ont connu un essor notable suite à la mise en œuvre du programme national de rénovation urbaine. Les entreprises commerciales attributaires de ces marchés sont en effet contractuellement tenues de contribuer à l’insertion de personnes en situation d’exclusion professionnelle. Pour se conformer à cette obligation, elles privilégient les collaborations avec les SIAE plutôt que l’embauche de ces publics en interne. Deux autres motifs conduisent les entreprises commerciales à nouer des partenariats sociaux avec l’IAE. Certaines développent à des fins sociétales et de communication des politiques d’achat responsables qui les conduisent à retenir les SIAE comme fournisseurs. Par ailleurs les pénuries de main-d’œuvre dans les « secteurs en tension » en conduisent d’autres à élaborer des opérations d’orientation, de formation ou de sélection en direction des publics accueillis au sein de l’IAE. Quel que soit le contexte institutionnel dans lequel s’élaborent les partenariats sociaux, les entreprises commerciales disposent d’une latitude quant aux politiques qu’elles mènent en la matière. Le concept de convention apparaît dès lors pertinent pour analyser leur mise en œuvre de la RSE [Postel et Rousseau, 2010], celle-ci se traduisant concrètement dans des actions plus ou moins ambitieuses.

12 Pour les SIAE comme pour les entreprises commerciales, les partenariats sociaux soulèvent la question de l’articulation entre la convention civique et les autres principes supérieurs communs. En effet, chaque organisation doit alors justifier les choix qu’elle opère, tant en interne que dans le cadre de la collaboration. A priori, l’entreprise commerciale doit promouvoir le principe marchand, industriel ou connexionniste selon la convention constitutive qui la fonde [4], alors que l’entreprise sociale est censée valoriser le principe civique. Ceci engendre des situations que l’EC qualifie de « disputes », dans lesquelles les agents sont conduits à se justifier voire à concilier divers principes supérieurs communs.

13 Ces disputes peuvent en rester à de simples « litiges » si les deux types d’entreprises partagent dans la collaboration un même principe supérieur commun. Cela peut survenir dans deux cas. D’un côté, la SIAE peut faire primer le principe marchand, industriel ou connexionniste si le déroulement de la collaboration lui impose de se plier entièrement aux demandes de l’entreprise commerciale. De l’autre, l’entreprise commerciale peut privilégier le principe civique si elle estime que collaborer avec une SIAE relève d’une situation spécifique dans laquelle les autres principes supérieurs communs n’ont pas de légitimité. Les relations entre les deux organisations s’inscrivent ici dans un même monde et une remontée en généralité permet de régler la dispute en faisant valoir un seul principe supérieur commun. Il s’agit là de deux cas limites dans lesquels une entreprise renonce dans la collaboration à ce qui constitue sa convention constitutive pour adopter celle du partenaire. De telles situations s’avèrent rares. Les disputes vont davantage consister en des « différends » dès lors que chaque type d’entreprise défend dans la collaboration le principe qui fonde sa convention constitutive. Sortir du différend implique généralement de trouver un compromis entre les différents principes en confrontation [Boltanski et Thévenot, 1991]. Ce compromis correspond à une « convention d’insertion », soutenant la collaboration entre SIAE et entreprise commerciale.

14 Lorsque les partenariats sociaux prennent la forme de transactions marchandes dans lesquelles les SIAE offrent un bien ou un service aux entreprises commerciales, nous proposons de les envisager à partir du concept de « convention de qualité » [Eymard-Duvernay, 1989] qui souligne la nécessité de s’entendre sur ce qui fait l’objet de l’échange. Mais les partenariats sociaux peuvent également aboutir sur le modèle de la Grameen Danone à la création par les SIAE et les entreprises commerciales de nouvelles organisations (joint-ventures…) qui adoptent des conventions constitutives d’entreprise articulant dans des compromis différents principes supérieurs communs. Les partenariats sociaux peuvent donc reposer sur une convention de qualité ou sur une convention constitutive d’entreprise, en fonction des modalités retenues pour les mettre en œuvre. Dans les deux cas, un accord doit être trouvé entre SIAE et entreprises commerciales concernant le contenu de l’insertion. Cet accord peut être de plusieurs types que nous désignons comme autant de « conventions d’insertion ».

2.3 – Une typologie des conventions d’insertion

15 L’analyse de la coordination à partir de l’EC nécessite de réaliser en amont une « cartographie des conventions » [Eymard-Duvernay, 2004, p. 88] à la disposition des acteurs. C’est la raison pour laquelle nous élaborons une typologie des conventions d’insertion, qui émane de va-et-vient entre terrain d’enquête et cadre théorique. Elle renseigne pour chacune des conventions constitutives d’entreprises commerciales la manière dont un compromis peut être établi avec la convention civique qui fonde l’action des SIAE. Nous dégageons trois conventions d’insertion : civique-marchande, civique-industrielle et civique-connexionniste (cf. tableau 1).

Tableau 1

Les différents types de conventions d’insertion

Tableau 1
Nature de la convention Civique-marchande Civique-industrielle Civique-connexionniste Principe supérieur commun organisant l’entreprise commerciale Concurrence Efficacité Réseau Perception de la SIAE par l’entreprise commerciale Fournisseur Formateur Partenaire Attentes de l’entreprise commerciale vis-à-vis de la SIAE Réalisation d’une prestation Résolution d’un problème de pénurie de main-d’œuvre qualifiée Participation à une organisation flexible Attentes de la SIAE vis-à-vis de l’entreprise commerciale Contrats commerciaux permettant de faire travailler les personnes en insertion Embauche de la personne en insertion à l’issue de son parcours Implication dans l’acquisition de compétences transférables par les personnes en insertion Contenu de la convention d’insertion Mise en emploi temporaire de personnes en situation d’exclusion professionnelle Qualification à un métier dans l’optique d’un recrutement en interne Développement de l’employabilité par accumulation d’expériences professionnelles Conditions de succès de la coordination Prix conforme à ceux pratiqués par les fournisseurs concurrents Formation d’une main-d’œuvre dont l’efficacité est satisfaisante Réactivité permettant le bon fonctionnement en réseau

Les différents types de conventions d’insertion

16 La convention constitutive marchande repose sur le principe supérieur commun de la concurrence que se livrent plusieurs entreprises pour satisfaire des clients. Dans les partenariats sociaux, les clients sont les entreprises commerciales qui font appel à des SIAE pour effectuer une prestation : fourniture d’un bien ou d’un service, mise à disposition de personnel… Les entreprises commerciales recourent par ailleurs aux SIAE du fait de leur dimension sociale. La visée de l’entreprise commerciale est double : obtenir une prestation satisfaisante tout en participant à une action de nature sociale. L’insertion consiste alors à faire travailler des personnes éloignées de l’emploi sur des activités précises où les SIAE opèrent comme fournisseurs des entreprises commerciales. La SIAE n’est cependant pas ici en mesure d’instaurer une relation approfondie permettant d’impliquer l’entreprise commerciale dans la construction de parcours d’insertion. La convention civique-marchande envisage l’insertion comme la simple mise en emploi temporaire de personnes en situation d’exclusion professionnelle.

17 La convention constitutive industrielle correspond au modèle de l’entreprise fordiste dans laquelle l’efficacité constitue le principe supérieur commun. L’entreprise commerciale se caractérise par sa stabilité, tant du point de vue de ses produits que de ses effectifs. Les fonctions y sont bien définies et les salariés sont évalués sur leur capacité à occuper leur poste avec efficacité. L’entreprise commerciale peut néanmoins se trouver confrontée à des difficultés dans la gestion de ses ressources humaines : pénurie de main-d’œuvre, turn-over, absentéisme… Elle est donc à la recherche de salariés qualifiés et fiables. L’insertion suppose alors de préparer les personnes à exercer un métier déterminé et les SIAE jouent pour cela le rôle de formateurs. La personne en insertion étant destinée à être embauchée en emploi durable, on vise l’apprentissage d’un savoir-faire qui sera mobilisé en interne par l’entreprise commerciale une fois le parcours d’insertion achevé. La convention civique-industrielle envisage l’insertion comme un processus de qualification.

18 La convention constitutive connexionniste correspond au modèle de l’entreprise en réseau qui s’est développée depuis une quarantaine d’années. Dans le monde connexionniste, la production repose sur la recherche d’une organisation flexible par les entreprises commerciales. Dans cette perspective, les SIAE interviennent comme des partenaires des entreprises commerciales. Les transactions s’inscrivent dans la durée de sorte que les SIAE se trouvent en mesure d’impliquer les entreprises commerciales dans la construction de parcours d’insertion. Dans un monde connexionniste, l’enjeu majeur pour les salariés est en effet d’enchaîner les emplois sur un marché du travail rendu instable par le développement des contrats atypiques. L’insertion suppose que les personnes acquièrent des compétences transférables d’un emploi à l’autre. À l’occasion de sa collaboration avec la SIAE, l’entreprise commerciale doit mettre en œuvre les conditions permettant aux personnes en insertion d’acquérir les compétences nécessaires à leur évolution ultérieure sur le marché du travail. La convention civique-connexionniste envisage l’insertion comme un développement de l’employabilité.

19 Ces trois conventions d’insertion constituent des idéaux-types. Dans la réalité, les entreprises commerciales sont traversées par les principes marchand, industriel et connexionniste, de sorte que l’on retrouve chacun d’eux à des degrés divers dans les collaborations avec les SIAE. Trois conceptions de l’insertion sont néanmoins envisageables, chacune sous-tendant une convention à partir de laquelle SIAE et entreprises commerciales peuvent se coordonner. Ce constat laisse toutefois inexpliqué comment ces organisations aboutissent à se coordonner à partir de telle convention plutôt que de telle autre. Résoudre cette question revient à traiter de la formation des compromis ce qui réclame une prise en compte des institutions. Ceci est indispensable pour incorporer les règles qui régissent les organisations et ainsi comprendre pourquoi s’impose dans la collaboration le choix de telle ou telle convention d’insertion.

20 Les organisations que sont les entreprises commerciales et les SIAE ne peuvent agir n’importe comment : elles doivent tenir compte des règles qui structurent leur action. On retrouve l’idée selon laquelle l’institution va à la fois limiter et influencer les conventions qui seront adoptées par les acteurs car comme l’indique Salais, « si elle offre de fait des ressources, elle tend en même temps à orienter l’action et la coordination, favorisant ou freinant l’accès à telle ou telle possibilité » [2008, p. 166]. Les contextes institutionnels dans lesquels évoluent SIAE et entreprises commerciales influent sur la convention d’insertion qui sera adoptée dans leurs collaborations. Ils ne la déterminent pas pour autant, des marges de manœuvre restant à la disposition des organisations [Bessy et Favereau, 2003]. La convention d’insertion incarne un compromis entre SIAE et entreprises commerciales, mais les trois types que nous avons identifiés ne sont pas tous accessibles dans l’ensemble des partenariats sociaux. En effet, en fonction des règles auxquelles sont soumises entreprises commerciales et SIAE, certains compromis s’avèrent praticables et d’autres pas.

3 – Des partenariats sociaux fondés sur une multiplicité de conventions d’insertion

21 L’objet de cette deuxième partie est d’analyser des cas concrets de partenariats sociaux au prisme du cadre théorique que nous avons précédemment exposé. Notre démarche étant abductive, élaboration théorique et investigation empirique n’ont toutefois pas été dissociées durant la recherche : la conceptualisation s’est nourrie du terrain autant qu’elle a visé à l’éclairer. Les partenariats sociaux dans l’IAE se construisent dans divers contextes institutionnels : politiques d’achat responsable, clauses sociales dans les marchés publics et réponse à des pénuries de main-d’œuvre qualifiée. Nous examinons successivement pour chacun d’entre eux comment s’opère la mise en œuvre des partenariats sociaux. Elle suppose que soit trouvé un compromis concernant l’insertion, sur la base duquel se coordonnent SIAE et entreprises commerciales. Le contexte institutionnel les soumet en effet à certaines règles qui orientent le choix de la convention d’insertion retenue.

3.1 – Des politiques d’achat responsable bornées par la convention civique-marchande

22 La première SIAE étudiée consiste en un groupe de statut associatif, composé majoritairement d’entreprises d’insertion. Celles-ci embauchent pour une période limitée des personnes cumulant des difficultés sociales et professionnelles particulières, auxquelles elles proposent un accompagnement et une mise en situation de travail dans le cadre d’une production de biens et de services. À cette fin, la SIAE a développé des partenariats sociaux en s’appuyant principalement sur les politiques d’achat responsable. La SIAE y opère comme sous-traitante des entreprises commerciales. Nous avons ici affaire à des transactions marchandes qui nécessitent la négociation d’une convention de qualité en matière d’insertion.

23 La SIAE assure ainsi une sous-traitance sur site au sein du campus de recherche d’une grande marque de cosmétiques. Cette prestation consiste dans le nettoyage par les salariés en insertion de la vaisselle utilisée dans les activités de laboratoire. Ce travail non qualifié est utilisé par la SIAE comme support de l’acquisition des savoir-être jugés indispensables à l’accès à un emploi de droit commun (assiduité, ponctualité, respect des consignes, etc.), sans pour autant permettre le développement d’autres compétences transférables de type savoirs ou savoir-faire. De son côté, l’entreprise commerciale doit composer avec la spécificité des publics en insertion. Ainsi, l’accompagnement social suppose que les salariés puissent être absents à certains moments et que d’autres les remplacent sur les mêmes tâches. De plus, les salariés en insertion ne sont embauchés par la SIAE que de manière temporaire. Il en résulte une instabilité des équipes potentiellement préjudiciable au bon déroulement des activités. Les différences dans le fonctionnement de la SIAE et de l’entreprise commerciale ont rapidement été à l’origine de disputes. De part et d’autre a émergé le sentiment que le déroulement de la prestation ne correspondait pas à ce qui était prévu. Le principal point de conflit a concerné le mode de management des personnes en insertion. Alors que celui de la SIAE se veut bienveillant au nom du principe civique, l’entreprise commerciale en appelait à une stricte discipline. Il en a découlé un différend entre la SIAE et le directeur du site :

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« Quand vous faites de l’insertion, vous faites du social et de l’économique et souvent vous jonglez entre les deux. Là dans la volonté du patron du site, il y a l’envie de faire quelque chose avec l’insertion mais en plaquant les règles classiques d’achat. Et là il y a un problème, ce n’est pas possible. »
(Directeur d’antenne, SIAE)

25 Suite à ces difficultés, un compromis a émergé. L’entreprise a accepté de revoir à la hausse les effectifs nécessaires pour mener à bien l’activité, et donc de relever le prix de la prestation. On touche néanmoins ici la limite de la prise en compte du principe civique dans le cadre de l’achat responsable. La sous-traitance à une SIAE ne se fait qu’à condition que le prix de la prestation s’approche de ceux pratiqués par les autres fournisseurs potentiels. Le contexte institutionnel dans lequel se déroule la collaboration est dominé par des règles relevant du principe marchand :

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« J’ai une “score-card” dans laquelle je rentre tous les critères, s’il est plus cher, etc. J’admets qu’il y ait une part possible mais s’il est plus cher je lui enlève des points. »
(Responsable du programme d’achat responsable, grand groupe de cosmétiques)

27 Si le différend semble s’être progressivement atténué, il n’a pas pour autant été dénoué par une « épreuve » permettant de légitimer un principe supérieur commun. L’action se poursuit sur la base d’un compromis. La SIAE comme l’entreprise commerciale continuent leur collaboration en faisant comme si principe marchand et principe civique pouvaient être conciliés dans un principe supérieur commun non explicité. Ce compromis apparaît toutefois fragile. Le différend n’est que suspendu et donc susceptible de réapparaître périodiquement. Le compromis civique-marchand soutenant la convention de qualité en matière d’insertion s’est avéré délicat à atteindre et reste constamment menacé, ce qui interroge quant à sa pérennité. Si la politique d’achat responsable mise en œuvre depuis un an au sein de l’entreprise commerciale venait à expirer, cela mettrait probablement un terme à la collaboration avec la SIAE et son remplacement par un fournisseur classique.

28 Le contexte institutionnel de l’achat responsable aboutit à l’adoption d’une convention civique-marchande dont la réussite en matière de coordination repose principalement sur le critère du prix. L’achat responsable n’autorise qu’à la marge le développement de compétences transférables caractéristiques de la convention civique-connexionniste et ne vise en aucun cas l’intégration durable dans l’entreprise commerciale fondant la convention civique-industrielle. La convention d’insertion adoptée dans le cadre de l’achat responsable apparaît au final peu exigeante.

3.2 – La convention civique-connexionniste comme horizon des clauses sociales

29 La deuxième monographie porte sur une entreprise de travail temporaire d’insertion (ETTI). Les ETTI peuvent être définies comme des agences d’intérim à caractère social. Leur particularité réside en effet dans le public d’intérimaires qu’elles accueillent et qui se compose de personnes rencontrant des difficultés professionnelles ou sociales particulières. Le travail temporaire est alors envisagé comme une étape dans le parcours d’insertion, permettant d’acquérir progressivement diverses compétences par des missions successives. Simultanément est mis en œuvre un accompagnement visant également à résoudre les problématiques sociales que peuvent rencontrer les personnes en insertion. L’activité de l’ETTI enquêtée émane principalement des clauses sociales dans les marchés publics. Celles-ci promeuvent une règle civique en instaurant des critères liés à l’insertion dans l’attribution et/ou l’exécution des marchés publics. Le dispositif des clauses sociales constitue une institution qui encadre l’action des entreprises commerciales.

30 Les entreprises commerciales perçoivent majoritairement la clause sociale comme une contrainte. Le dispositif est en effet perçu comme contradictoire avec les objectifs financiers à réaliser. La stratégie retenue par la plupart des entreprises commerciales consiste alors à s’adapter a minima au dispositif. Elles l’envisagent uniquement comme un coût qu’il faudrait réduire. L’objectif des entreprises commerciales se limite à remplir leurs obligations contractuelles, ce que l’on appelle dans le jargon de l’IAE « faire les heures ». Dans cette démarche purement quantitative, l’ETTI permet d’ajuster au plus près le recours à du personnel en insertion, généralement positionné sur les tâches les moins qualifiées. La convention de qualité en matière d’insertion est alors de nature civique-marchande. L’enjeu pour l’ETTI est de négocier un compromis plus exigeant avec les entreprises commerciales, afin que celles-ci participent activement à l’insertion des personnes par une diversification des tâches qui leur sont confiées. L’ETTI vise ainsi à promouvoir le principe connexionniste auprès des entreprises commerciales en organisant une montée en compétences tout au long du parcours d’insertion. Ceci passe par une sensibilisation des opérationnels du chantier :

31

« Parfois on va tomber sur le bon chef de chantier qui va bien s’entendre avec la personne et qui va prendre du temps et faire en sorte que la personne évolue. Ou sinon parfois on tombera sur un chef de chantier qui est un peu plus distant et qui laissera la personne dans ses tâches quotidiennes, qui ne cherchera pas plus. Voilà, c’est là où nous il faut que l’on insiste et que l’on essaye de créer le lien. »
(Responsable d’antenne, ETTI)

32 La démarche se trouve facilitée lorsque les entreprises commerciales ajoutent un engagement volontaire à l’obligation contractuelle issue de la clause sociale, afin de lui donner toute sa dimension. Cet engagement volontaire correspond à une perception différente de la clause sociale qui est alors vue comme une opportunité dont il s’agit de maximiser l’impact. Il s’agit pour l’ETTI d’accompagner les entreprises commerciales dans cette approche plus qualitative de la clause sociale. Ceci n’est possible que si l’entreprise commerciale accepte le principe d’un changement institutionnel, en modifiant ses règles en matière de gestion des ressources humaines. Par exemple, l’un des grands groupes du BTP partenaire a décidé d’honorer ses obligations en mettant en place des contrats de professionnalisation sur un métier particulier, celui de coffreur-bancheur. Il s’agit d’une fonction sur laquelle l’entreprise commerciale a des besoins importants durant l’intégralité du chantier. Le principe retenu a été de construire autour de ce besoin de l’entreprise commerciale une action de formation prise en compte dans la réalisation des heures d’insertion. L’obligation contractuelle issue de la clause sociale constitue ici un cadre dans lequel se déploie un engagement volontaire de l’entreprise commerciale. Celle-ci parvient ainsi non seulement à atteindre le nombre d’heures requis par la clause sociale, mais aussi à agir pour développer l’employabilité des personnes recrutées à cette occasion :

33

« J’aurais pu me dire effectivement “Allez je vais faire du one shot, lui il va faire ci, lui, il va faire ça”. Mais la finalité c’est quoi ? Là au moins j’ai la garantie que je leur apporte, s’ils s’accrochent jusqu’au bout, un diplôme. Et d’un point de vue personnel, et quand on parle de responsabilité ou aussi de solidarité, à la fin ils ont un diplôme. »
(Directeur des ressources humaines, grand groupe du BTP)

34 L’entreprise commerciale n’a pas vocation à recruter la totalité des personnes en insertion formées dans le cadre de cette opération. Néanmoins, elle participe ainsi à l’acquisition et à la transférabilité de compétences qui concernent aussi bien des savoir-être que des savoirs et des savoir-faire. La convention de qualité en matière d’insertion qui sous-tend la collaboration est donc de nature civique-connexionniste. Ceci montre que la règle de nature civique introduite par les clauses sociales ne détermine pas l’action des entreprises commerciales au sens fort du terme, mais doit être interprétée par elles. Si le contexte institutionnel de la clause sociale est à l’origine de la collaboration, la convention d’insertion retenue dépend de la politique RSE que l’entreprise commerciale développe en interne.

3.3 – Une convention civique-industrielle tributaire des pénuries de main-d’œuvre

35 La troisième structure enquêtée consiste dans un groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ). Leur principe est de rassembler sur un territoire des entreprises commerciales, afin de répondre aux problèmes de gestion des ressources humaines qu’elles rencontrent par l’insertion de personnes en difficulté. Dans cette optique le GEIQ organise des parcours d’insertion reposant sur des contrats en alternance, qui combinent des mises à disposition en entreprise, une formation et un accompagnement adapté. Les GEIQ présentent donc un double visage, à la fois service à destination des entreprises commerciales adhérentes et engagement RSE en faveur de personnes en situation d’exclusion professionnelle. Celui étudié est né en 2006 sous l’impulsion d’un grand groupe du BTP. Le dynamisme économique du secteur et les nombreux départs à la retraite provoqués par une pyramide des âges vieillissante conduisaient alors à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Le GEIQ a été créé pour y remédier, par la formation de publics éloignés de l’emploi qui avaient vocation à intégrer les entreprises commerciales adhérentes à l’issue d’une phase de professionnalisation. Il a donc initialement été conçu comme une structure devant organiser une transition vers l’intégration durable. On peut qualifier de civique-industriel le compromis soutenant la convention constitutive d’entreprise du GEIQ :

36

« Au début du GEIQ, tous les gars étaient embauchés à la fin : on avait 90 % des gars qui étaient embauchés à l’issue des parcours. »
(Responsable des chargés de mission, GEIQ)

37 Le GEIQ se finançant essentiellement par les mises à disposition auprès de ses adhérents, il doit leur garantir une qualité de service pour assurer sa pérennité. Toute la difficulté est de concilier des objectifs a priori contradictoires durant les collaborations. Si le GEIQ est administré par les entreprises commerciales elles-mêmes, ses salariés permanents disposent néanmoins d’une relative autonomie dans leur action. Ils se doivent en effet d’agir conformément aux règles définies par le cahier des charges national, sur lequel repose la procédure de reconnaissance octroyée par la Fédération des GEIQ. Le cahier des charges national constitue de fait une institution dont le système de règles s’applique à toute structure souhaitant bénéficier de la dénomination GEIQ. Dans le cadre des mises à disposition opérées par le GEIQ surviennent alors des disputes. Certaines correspondent à des litiges, par exemple si les missions confiées aux salariés dans le cadre des mises à disposition ne coïncident pas avec la qualification visée ou inversement si la personne en insertion ne répond pas aux attentes de l’entreprise commerciale dans laquelle elle a été déléguée. Ces litiges se résolvent sur la base de la convention constitutive d’entreprise de nature civique-industrielle. Mais celle-ci s’avère par ailleurs remise en cause du fait d’un changement de contexte économique. En effet, si le GEIQ a été créé dans une conjoncture porteuse pour le BTP qui engendrait des pénuries de main-d’œuvre qualifiée, la situation économique du secteur s’est depuis détériorée. Dans ces conditions, les possibilités de recrutement en interne au sein des entreprises commerciales s’amenuisent considérablement pour les sortants du GEIQ. Cela engendre une interrogation quant à la convention constitutive d’entreprise de nature civique-industrielle sur laquelle le GEIQ est fondé. Le compromis initial se trouve remis en cause, ce qui correspond à l’autre type de dispute que l’EC qualifie de différend.

38 Dans le nouveau contexte, les entreprises commerciales peuvent s’interroger sur le bien-fondé de leur recours au GEIQ. En effet, celui-ci réalise des mises à disposition au même titre que le travail temporaire, à la différence près qu’il s’avère plus contraignant du fait de sa mission de qualification : la durée des contrats est plus longue, la dimension formative nécessite la désignation d’un tuteur, etc. Mis en concurrence avec le travail temporaire, le risque est grand que le GEIQ ne doive se rapprocher de ses pratiques. Ceci passerait notamment par des mises à disposition plus courtes auprès des entreprises commerciales. On observerait alors une dérive par rapport à la mission initiale du GEIQ, les entreprises commerciales l’utilisant pour répondre à leurs besoins immédiats en perdant de vue l’objectif de qualification. Aller au bout de ce processus reviendrait à substituer comme fondement du GEIQ une convention constitutive de nature civique-marchande à celle de nature civique-industrielle. Ceci est prohibé par le cahier des charges national sur lequel repose la procédure de reconnaissance des GEIQ. En effet, il précise que « le dispositif ne doit pas se substituer à l’intérim : ainsi le recours massif à des contrats courts et l’absence de formation effective sont difficilement compatibles avec l’organisation d’un parcours professionnel pour les salariés concernés ». La nécessité de conserver la reconnaissance octroyée par la Fédération des GEIQ freine donc le passage à une convention constitutive de nature civique-marchande.

39 La convention d’insertion civique-connexionniste offre quant à elle une possibilité de s’adapter au nouveau contexte sans renoncer à la dimension formative du GEIQ. Il ne s’agit alors plus pour le GEIQ de se focaliser sur l’embauche au sein de l’entreprise commerciale ayant accueilli la personne en insertion. Il s’agit plutôt de souligner les apports de compétences qu’aura permis le bénéfice d’un contrat en alternance, dans une optique de valorisation sur le marché du travail plutôt que d’un recrutement en interne. Ce basculement de logique s’incarne dans les termes employés. Alors que dans sa dénomination même le GEIQ fait référence à la qualification, notion rattachée à la cité industrielle, l’argumentation développée dans une perspective connexionniste utilise le terme d’employabilité qui est emblématique de la cité par projets :

40

« Le rôle premier de l’entreprise vis-à-vis des personnes en insertion ce n’est pas forcément de les embaucher en CDI mais c’est au moins de renforcer leur employabilité. »
(Responsable diversité, grand groupe du BTP)

41 Le cahier des charges national des GEIQ agit donc comme une institution limitant certaines dérives, en empêchant la convention d’insertion civique-marchande de s’imposer au sein de la structure enquêtée. En revanche, il autorise l’émergence d’une convention d’insertion civique-connexionniste susceptible de supplanter la convention d’insertion civique-industrielle originelle.

4 – Conclusion

42 Nos monographies aboutissent à interroger le contenu même de l’insertion. La convention civique-industrielle, qui consiste à qualifier les personnes en situation d’exclusion professionnelle afin qu’elles puissent occuper des emplois durables sur lesquels les entreprises commerciales rencontrent des difficultés de recrutement, apparaît largement minoritaire dans les partenariats sociaux que nous avons étudiés. Même dans un secteur comme le BTP, pour lequel est souvent pointé le caractère structurel des pénuries de main-d’œuvre, celles-ci se révèlent conjoncturelles ainsi que le montre l’exemple du GEIQ. Les transformations qui ont affecté le secteur productif, et tout particulièrement le passage d’un capitalisme fordiste à un capitalisme en réseau [Boltanski et Chiapello, 1999], contribuent à une fragilisation de la convention civique-industrielle comme fondement de l’insertion. Dans ces conditions, notre étude des partenariats sociaux fait nettement apparaître la prégnance de la convention civique-marchande, qu’il s’agisse d’achat responsable ou de clauses sociales. Or, comme le montrent les première et deuxième monographies, la convention civique-marchande repose sur une implication très limitée des entreprises commerciales : celles-ci se bornent à permettre la mise au travail de personnes en situation d’exclusion professionnelle, sans apport supplémentaire. Plus ambitieuse, la convention civique-connexionniste apparaît comme la plus susceptible de se pérenniser du fait de sa nature intermédiaire. Elle constitue à la fois un dépassement de la convention civique-marchande dans la deuxième monographie et un avatar de la convention civique-industrielle dans la troisième monographie.

43 Le contexte institutionnel modèle les conventions adoptées tout en autorisant généralement une pluralité de compromis. Les tensions autour de la coordination peuvent conduire les acteurs à dépasser la convention initiale par le choix d’une autre plus adaptée à leurs intérêts respectifs. La coordination par la convention autorise donc le calcul économique, qui en retour est à l’origine de son caractère dynamique. Les entreprises commerciales se réapproprient continuellement l’insertion, selon les objectifs qu’elles poursuivent et les contraintes auxquelles elles sont exposées. La dimension civique est constamment mêlée à d’autres principes supérieurs communs. L’insertion apparaît au final comme une notion ouverte à plusieurs acceptions. La portée des partenariats sociaux dépend alors de la qualité des conventions d’insertion adoptées. Les entreprises sociales doivent-elles s’engager dans des partenariats sociaux ? Le constat que l’on peut dresser à la lumière de nos monographies s’avère nuancé : si les partenariats sociaux peuvent s’avérer bénéfiques, il ne faut pas trop leur prêter pour autant. Ils ne constituent ni la panacée vantée par les analyses fonctionnalistes ni l’impasse que décrivent les travaux issus de la sociologie néo-institutionnelle. S’il est indéniable qu’ils ouvrent aux entreprises sociales des potentialités pour réaliser leur mission, rien ne garantit qu’elles puissent bel et bien les exploiter. Les partenariats sociaux exposent en effet les entreprises sociales à des tensions délicates à gérer, sans pour autant déclencher systématiquement un processus d’isomorphisme institutionnel. Les entreprises sociales que nous avons étudiées parviennent à négocier avec les entreprises commerciales des compromis, dont l’enjeu est le caractère plus ou moins exigeant.

Notes

  • [1]
    C’est pour cette activité première de Grameen que son fondateur Muhammad Yunus, à la fois praticien et économiste, a été honoré en 2006 du prix Nobel de la Paix.
  • [2]
    Dans l’absolu, le concept de partenariat social peut désigner toute collaboration entre secteurs. Nous emploierons ici ce terme uniquement pour qualifier les collaborations entre entreprises sociales et entreprises commerciales, qui constituent par excellence l’objet auquel s’applique ce concept.
  • [3]
    Dans le prolongement de la littérature existante, nous avons privilégié parmi les partenariats sociaux ceux établis avec des grands groupes (cf. encadré 2).
  • [4]
    Nous écartons également pour les entreprises commerciales la convention constitutive « domestique ». Elle a été forgée à partir de l’étude des TPE et des PME et l’on pourrait l’étendre aux entreprises de l’économie sociale et solidaire. Mais si ces trois types d’entreprises ont également pu nouer des partenariats sociaux avec les SIAE, elles ne faisaient pas partie du champ de notre enquête qui était essentiellement ciblée sur les collaborations avec les grands groupes (cf. encadré 2), de fait très éloignés du principe « domestique ».
Français

Les partenariats sociaux, qui désignent les collaborations entre entreprises sociales et entreprises commerciales, ont réalisé une surprenante percée depuis une quinzaine d’années. Nous les analysons à partir du cadre théorique de l’économie des conventions et sur la base d’une enquête de terrain dans l’insertion par l’activité économique. Nos monographies montrent que les entreprises sociales parviennent à négocier avec les entreprises commerciales des compromis, dont l’enjeu est le caractère plus ou moins exigeant.

Mots-clés

  • partenariats sociaux
  • nsertion par l’activité économique
  • économie des conventions
  • entreprise sociale
  • responsabilité sociale de l’entreprise

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Philippe Semenowicz
Université Paris-Est, ERUDITE, UPEMLV
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/rfse.020.0217
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