1 Que l’on prenne le régime de pensions des fonctionnaires, l’une des plus anciennes institutions de la sécurité sociale, ou les allocations familiales, la plus importante d’entre elles en 1945 [1], il s’agit de modalités de la rémunération, qui reposent dans le premier cas sur la poursuite du salaire dans la pension ou, dans le second cas, sur son augmentation dans un supplément familial. La protection sociale en France est d’abord un élément du salaire, contrairement à la thèse de François Ewald sur la « société assurantielle » [Ewald, 1986], extrapolation infondée construite à partir de son analyse de la loi de 1898 sur les accidents du travail… mais dont la publication en 1986 s’inscrit dans un contexte de déplacement assurantiel de la protection sociale, comme nous allons le voir.
2 Salaire ou assurance ? Il y a dans cette alternative un enjeu de classe. La classe ouvrière a été en capacité de commencer à instituer le salaire fondé sur la qualification, et pour une partie des salariés, sur la qualification de la personne et non pas du poste de travail, ce qui revient à définir les personnes comme productives sans qu’elles aient à passer par le marché du travail. « La réforme » du marché du travail et de la protection sociale à compter des années 1980 est à la fois une négation de la qualification et une réassignation des personnes à la performance marchande pour leur reconnaissance comme travailleuses. Cette contre-révolution capitaliste passe par la transformation du salaire en deux piliers de ressources, sans lien ni l’un ni l’autre à la qualification : l’un, « contributif », transforme des régimes de salaire en régimes d’assurance selon la règle « les cotisations sont la mesure des prestations » tandis que l’autre, « non contributif », assure à la place du salaire un forfait fiscal universel. L’enjeu de cette transposition du binôme traditionnel assurance/assistance dans le binôme contributif/non contributif [Lelann, 2013] n’est pas d’abord de privatiser ou financiariser la protection sociale (même si des conséquences de cet ordre sont observables). Il est d’abord de revenir au statut capitaliste du travailleur, individu libre sur un marché (du travail ou des biens et services), contre les prémices de son statut communiste de producteur [2], reconnu comme tel par un salaire à la qualification attaché à la personne.
1 – Les prémices du statut communiste de producteur dans le salaire à la qualification personnelle
3 Revenons au cœur de la protection sociale en 1945, les allocations familiales. La création du régime général est l’occasion de leur mutation. De sursalaire familial géré par les seuls employeurs pour combattre la hausse générale des salaires en la concentrant sur les chargés de famille occupés, elles deviennent un salaire déconnecté de l’emploi : pour les parents de deux enfants, quel que soit leur rapport à l’emploi, elles correspondent à 225 heures par mois de l’ouvrier spécialisé de la métallurgie. Le régime général opère pour les retraités la même attribution à la personne du salaire : contre le régime de retraite des assurances sociales qui mesurait le droit à pension par le rendement des cotisations dans un compte personnel, il institue, sur le modèle du régime des fonctionnaires, un droit au remplacement du meilleur salaire (en fonction de la durée de la carrière). Quant à l’assurance-maladie, elle organise la production de soins par des fonctionnaires dont le salaire est fondé sur leur grade – sur leur qualification personnelle donc – et non pas sur la qualification de leur poste. Les fonctions publiques d’État, et territoriales relèvent de la même dynamique d’attribution d’un salaire à la personne, qui se construit aussi dans les entreprises publiques (EDF-GDF, SNCF…) avec, là encore, une pension qui poursuit le dernier – le meilleur donc – salaire de service. Ajoutons que, dans les branches du secteur capitaliste où le poids syndical est suffisant, il a été possible d’imposer un « droit à carrière » qui certes n’évite pas le chômage (la qualification est attachée au poste), mais qui qualifie indirectement les personnes : dans ces branches, le passage d’un poste à l’autre, y compris en cas de changement d’entreprise, s’opère sur un poste au moins aussi qualifié. L’attachement du salaire à la personne a également commencé à s’affirmer avec l’indemnisation du chômage qui remplace 57 % du salaire brut de référence à la fin des années 1970 (soit environ 70 % du net). Aujourd’hui, à des degrés certes divers, le tiers des plus de 18 ans sont reconnus comme travailleurs par un salaire attaché à leur personne.
2 – La contre-révolution capitaliste des deux piliers de ressources (contributif/non contributif) [3]
4 Le refus opposé par la bourgeoisie à cette dynamique d’affirmation d’un statut du producteur libéré du marché est total, sur le plan idéologique et institutionnel. Elle veille à la diffusion d’un discours qui nie que les titulaires d’un salaire dissocié de l’emploi travaillent : les parents, les fonctionnaires, les retraités, les chômeurs ne travailleraient pas, ils produiraient des valeurs d’usage, mais pas de la valeur économique, ils dépenseraient (« dépense de santé », « dépense d’éducation », etc.), ils relèveraient de la « solidarité », intergénérationnelle, entre actifs occupés et chômeurs. Elle s’attaque aux institutions du salaire à la personne en s’appuyant sur les traités de l’Union européenne et leur interprétation par la Cour de justice de Luxembourg et la Commission. Comme l’a établi Gaël Coron [2007], la jurisprudence des années 1990 de la CJCE établit la norme de la concurrence des entreprises de prestations sociales sur le marché européen, avec des exceptions en particulier pour des régimes non strictement contributifs ou devant respecter des obligations légales. Ce contexte va être saisi par les réformateurs français pour construire un ensemble de régimes contributifs en compétition sur le marché et de monopoles non contributifs dont la caractéristique commune est qu’ils suppriment le salaire à la qualification personnelle.
5 L’invention de la CSG et du RMI-RSA permet la construction d’un premier pilier, fiscal et forfaitaire, de prestations pour les chômeurs (ASS de 1984, RMI de 1989, réforme Macron en cours), les retraités (fonds de solidarité vieillesse de 1994), les parents (CSG de 1990), les malades (CSG de 1997 en vue de la séparation entre un « panier de soins » de base relevant de la solidarité et les soins pris en charge par l’assurance-maladie complémentaire). Inséparablement, la montée en puissance des considérations de durée de cotisation à la place du remplacement du meilleur salaire en matière de pension prépare la généralisation, prévue par Macron, de comptes individuels qui fondent les pensions sur le cumul des cotisations. Ce déplacement est déjà réalisé pour la maladie : au-delà du panier de soins, les complémentaires, jusqu’ici facultatives, sont devenues obligatoires en 2014 et prennent en charge en proportion des cotisations selon divers menus de prestations. Pour l’indemnisation du chômage au-delà du forfait universel fiscal en gestation, on peut anticiper des prestations fonction non pas d’un salaire de référence, mais des cotisations accumulées dans un compte individuel, dans la poursuite d’un déplacement en cours avec la stricte égalité entre jours cotisés et jours prestés (2009) et la mise en place des comptes « rechargeables » (2014). La poursuite de la construction du second pilier capitaliste de ressources se traduit par la réunion des comptes individuels dans le compte personnel d’activité [4].
3 – Le salaire à la personne comme droit politique, voie d’une poursuite de la construction du statut communiste du travailleur
6 Les observateurs de la protection sociale sont très insuffisamment attentifs à la profondeur des enjeux, tant anthropologiques qu’économiques, de la lutte de classes qui s’y joue sur le salaire et donc sur le travail considéré comme productif. Je voudrais ouvrir le débat sur deux d’entre eux : la reconnaissance de chaque personne comme productrice de valeur et le fondement de la citoyenneté sur cette contribution universellement reconnue.
7 L’acharnement de la contre-révolution capitaliste du travail contre le salaire à la qualification personnelle signale l’importance du statut économique de la personne, terme par lequel je désigne les modalités de sa reconnaissance comme productrice de valeur économique. Cette reconnaissance est décisive : la vertu anthropologique du travail suppose sa maîtrise et comme travail concret producteur de valeurs d’usage et comme travail abstrait producteur de valeur économique. Les personnes exaltées pour leur utilité sociale, mais niées comme productives sont amputées, comme le sont par exemple les femmes dans la « seconde journée » à laquelle les hommes contribuent moins et dont ils n’assument pas la responsabilité, et comme le sont aussi les retraités, même si beaucoup retournent le stigmate en célébrant leur « libération du travail ». De la même manière, l’exercice du travail concret sans capacité à peser sur sa validation comme travail abstrait est source de la souffrance au travail aujourd’hui si partagée : chacun aime son travail, mais souffre de la façon dont il est contraint de l’exercer du fait de sa validation par le capital. La pleine reconnaissance des personnes suppose qu’elles soient inscrites, sous une forme qu’elles maîtrisent, non seulement dans l’ordre de la valeur d’usage, mais aussi dans celui de la valeur économique.
8 Dans le capitalisme, les personnes ne sont reconnues comme productrices de valeur économique qu’à la mesure de leur performance sur deux marchés contrôlés par la bourgeoisie : le marché du travail et le marché des biens et services. L’aléa marchand de la rémunération est accru du fait d’une recherche de la productivité par élimination relative du travail vivant qui réduit le champ du travail productif. D’où la construction d’un double pilier de ressources : la personne serait un être de besoins ayant droit en tout état de cause à un revenu universel (premier pilier) et un entrepreneur de soi-même recueillant les fruits de son efficience marchande dans une rémunération à la tâche et un compte individuel de ses droits contributifs à ressources pendant le hors-travail (second pilier).
9 La généralisation du salaire à la qualification personnelle est l’antidote communiste à cette entreprise. Elle poursuit le long mouvement d’abstraction du salaire de la mesure de ce que la personne est en train de faire pour l’attacher à la qualification dont elle est porteuse [5], étant entendu que la qualification atteste non de la capacité à produire des valeurs d’usage, mais de la contribution à la production de valeur économique. Aucun adulte ne doit être exclu de la reconnaissance de sa contribution à la production de valeur, et cette reconnaissance doit s’exprimer dans le droit à la qualification et donc dans un salaire à vie à compter de sa majorité politique : les minimas sociaux sont supprimés, chaque personne est dotée à 18 ans du premier niveau de qualification, et donc du salaire qui lui est lié, et peut progresser en salaire tout au long de sa vie par des épreuves de qualification, le niveau de qualification atteint ne pouvant pas être remis en cause ultérieurement.
10 Le fondement de la citoyenneté sur cette contribution universellement reconnue constitue un second enjeu du conflit sur la valeur économique porté par la protection sociale. Le terme de « contribution » mis au centre du débat sous sa forme adjective de « contributif » peut être chargé d’une tout autre signification que celle que lui donne la contre-révolution capitaliste des dernières décennies. Des personnes dotées d’une qualification personnelle exprimée dans un salaire à vie sont coresponsables de la production de la valeur [6], elles ne peuvent pas invoquer un « eux » (« les multinationales », « le système capitaliste », « les patrons », etc.) pour se dédouaner de leur responsabilité collective en la matière. L’universalité de la qualification a comme corollaire l’exclusive responsabilité du « nous » dans la définition et la pratique du travail productif, ce qui induit un changement notable de la citoyenneté.
11 En matière économique, la citoyenneté dans le capitalisme consiste à payer des impôts : chacun est obligé de prendre sur les revenus tirés de sa performance marchande de quoi rendre possibles des services publics. Cette conception a eu d’incontestables vertus démocratiques, mais est aujourd’hui un obstacle à la démocratie, dont on peut mesurer combien elle est mise en péril par l’incapacité dans laquelle sont les États de réguler les folies écologiques, anthropologiques et territoriales de la production capitaliste. S’agissant des premières, nous sommes devenus heureusement sensibles à l’urgence d’en finir avec elles, mais ça n’est pas vraiment le cas des deux autres.
12 D’un point de vue anthropologique, l’injonction paradoxale faite aux personnes d’être contributives, alors même qu’elles sont privées de moyens de maîtrise de cette contribution, conduit à de graves dérives : dégâts de la personnalité entraînés par la juxtaposition de l’irresponsabilité sur l’essentiel et de la crainte de la sanction du chômage, jouissance plutôt que désir, égarement dans des loisirs et des consommations elles-mêmes vouées à la mise en valeur du capital, indifférence (faite de cynisme et de souffrance) à la valeur d’usage de ce que l’on se trouve obligé de produire sous contrainte de la conservation de son emploi ou de son marché.
13 D’un point de vue territorial, la pratique capitaliste de la valeur économique conduit à des désastres qui pourrissent le débat public et la laïcité dans un sens xénophobe. Métropoliser en désertifiant la zone de chalandise, vouer au tourisme des régions jusqu’alors industrielles ou agricoles, délocaliser l’outil au gré de la rentabilité d’un capital mondialisé, tout cela conduit à une exaspération populaire, instrumentée par la bourgeoisie elle-même. Cette colère ne pourra être transformée en force émancipatrice que si elle se donne comme objet la maîtrise du travail.
14 Qui travaille ? Qu’est-ce que produire de la valeur ? Qu’est-ce qui vaut dans ce que nous produisons ? Comment déplacer la valeur de sorte qu’elle ait un sens écologiquement, anthropologiquement et territorialement ? Être citoyen aujourd’hui, c’est prendre soin de la valeur et donc en conquérir, contre ses institutions capitalistes, la responsabilité.
Notes
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[1]
Les allocations familiales constituent alors la moitié des prestations sociales.
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[2]
Je n’ai pas la place pour justifier ici ce qualificatif de communiste, je renvoie aux développements de ce point dans Vaincre Macron [2017].
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[3]
Pour une analyse détaillée de ce point depuis les années 1980, voir le second chapitre de Vaincre Macron [2017].
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[4]
La construction d’un binôme de ressources sans lien avec la qualification est vraie aussi pour le salaire direct, de plus en plus polarisé entre le recours systématique à un SMIC largement fiscalisé comme forfait d’embauche quand ce n’est pas de carrière, et des contrats de mission, de projet, de chantier, d’auto-entrepreneuriat ou de prestations de service, autant de formes de rémunérations à la tâche très contributives.
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[5]
Sur la construction de cette abstraction dans la qualification, voir les travaux de sociologie des conventions collectives et statuts professionnels, en particulier ceux de Jean Saglio. Sur la différence entre qualification et certification, je renvoie aux développements que j’y consacre dans Émanciper le travail [2014].
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[6]
Nécessaire, le salaire à vie n’est pas suffisant pour assurer la reconnaissance de la contribution de chacun à la production de la valeur. Celle-ci suppose aussi la propriété par chacun de l’outil de travail, et donc la maîtrise populaire de l’investissement, qui n’est pas l’objet de cet article. J’en traite dans le troisième chapitre de Vaincre Macron [2017].