CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Que penser des propositions visant à créer de nouveaux droits en étendant les mécanismes de sécurité sociale à de nouveaux « risques » comme les dangers environnementaux, la précarité ou le care comme des « risques à assurer » ? Parmi celles-ci, que penser de celles qui mettent en avant une logique de « pollueur-payeur » ?

2 Avant de répondre à ces questions de nature normative, il convient de s’interroger sur les deux implicites qu’elles semblent véhiculer. Un implicite empirique : l’idée que la notion de risque a été historiquement au cœur de la construction des droits de la protection sociale. Un implicite théorique : l’idée selon laquelle les notions de « risque » et d’« assurance » sont théoriquement suffisamment consistantes pour caractériser un ensemble homogène de mécanismes de nature globalement semblable.

3 En m’appuyant sur l’analyse de l’histoire de l’assurance chômage (de sa mise en place en 1958 à aujourd’hui) et, plus particulièrement, sur celle de ses « annexes 8 et 10 » qui concernent les intermittents du spectacle, je voudrais montrer que la mobilisation des notions de « risque » et d’« assurance » :

  • n’est pas déterminante historiquement dans la mise en place des régimes concernés ;
  • doit faire l’objet de distinctions internes pour être vraiment heuristique scientifiquement ;
  • me paraît illusoire politiquement dans la perspective de construction de nouveaux droits.

4 La notion de risque a-t-elle été mobilisée dans la construction des droits à indemnisation du chômage ?

5 À un premier niveau d’analyse simplement historique et empirique, il est clair que, pour les fondateurs en 1958 de l’Unédic, la notion de risque ne constitue pas un référentiel central ou déterminant. Certes, le dispositif conventionnel se distingue des allocations publiques forfaitaires en ce qu’il est financé par des cotisations ; certes, les allocations versées le sont en lien avec un salaire de référence. Mais, comme l’ont bien montré Daniel et Tuchzsirer (1999), le régime paritaire vise surtout une intervention active sur le marché du travail qui fait peu de cas d’un dogme assurantiel. Le régime finance des formations ; des jeunes n’ayant jamais cotisé peuvent percevoir une allocation ; les plus âgés bénéficient de durées d’indemnisation supérieures… De même en 1962, sous la pression de l’État, l’Unédic prend en charge « dans un but humain et social » les rapatriés d’Algérie dans une logique politique totalement éloignée d’un paradigme contributif. Selon les termes mêmes de la confédération patronale en 1958, « ce domaine [l’indemnisation du chômage] échappe au calcul actuariel, et c’est pourquoi les professionnels de l’assurance n’ont jamais accepté de couvrir ce risque qui n’est pas considéré comme assurable » [1]. Il est ainsi parfaitement erroné de considérer que « l’assurance chômage » est fondée historiquement sur la base d’un risque à assurer.

6 Le cas de l’intégration des intermittents du spectacle à l’assurance chômage dans le courant des années 1960 est encore plus significatif et montre que le schème assurantiel, même s’il est clairement mobilisé, n’est pas déterminant en ce qu’il ne remet pas en cause le primat de décisions d’ordre politique. En 1965, pour la première fois et à titre expérimental, on crée, pour intégrer les techniciens du cinéma à l’assurance chômage, une « annexe 8 » au règlement de l’Unédic. Au bout d’un an, l’expérience aboutit à une décision en apparence sans ambiguïté de la commission paritaire : l’éviction des intermittents du cinéma et ce, sur la base d’un raisonnement ayant trait à la « nature du risque » : « Le coût du risque couvert au sein de la branche professionnelle étant égal à environ dix fois le coût moyen du régime, ce qui signifie que ce risque est différent non pas en degré, mais par nature […] il n’est pas possible de demander à l’universalité des employeurs et des salariés de compenser par un système national unique, un risque fondamentalement différent [2]. » La mobilisation de la notion de risque semble ainsi déterminante pour exclure les techniciens du cinéma des mécanismes de solidarité interprofessionnelle. Et pourtant, aussitôt exclus, les techniciens du cinéma de l’annexe 8 sont non seulement réintégrés, mais aussi rejoints par les artistes du spectacle de l’annexe 10 suite aux ordonnances sur l’emploi du 13 juillet 1967 qui imposent aux gestionnaires de l’Unédic une généralisation de l’assurance chômage à tous les salariés, y compris ceux qu’ils ne considèrent pas comme « assurables ». La décision politique l’emporte ainsi ici aussi sur le raisonnement assurantiel.

7 Même si historiquement elles ne sont guère déterminantes dans la mise en place d’un régime de protection sociale, est-il heuristique – à un second niveau de lecture plus théorique – de mettre les notions de « risque » et d’« assurance » au cœur de l’analyse de la protection sociale ? Ces notions sont-elles consistantes ? Permettent-elles de désigner un ensemble homogène de mécanismes économiques ?

8 Bien entendu, les oppositions classiques entre « assistance » et « assurance », entre systèmes « beveridgiens » et « bismarckiens », constituent des repères incontournables, en particulier lorsqu’il s’agit d’établir des typologies internationales. Néanmoins, il me semble que ces distinctions ont parfois pour conséquence fâcheuse d’aboutir à des réifications dommageables à la bonne compréhension des mécanismes à l’œuvre dans la protection sociale et, en l’occurrence (pour n’évoquer ici que le périmètre du dossier), à des rapprochements extrêmement superficiels entre systèmes supposés relever également de « l’assurance ». A minima, il me semble qu’il convient, dans cet ensemble généralement rassemblé sous la notion d’assurance, d’établir une distinction entre deux pôles de nature très différente.

9 Le premier pôle, celui des assurances sociales et de la sécurité sociale, se caractérise par une couverture obligatoire et large (si ce n’est universelle) autour de « risques » qui ne sont pas limités ni distingués dans leur diversité. L’assurance maladie par exemple couvre les salariés (et au-delà) non pas contre le risque « maladie », mais contre une grande diversité de risques qu’il serait en réalité tout à fait possible de distinguer : une maladie grave, un rhume, la perte de salaire liée à un arrêt de travail, une grossesse/maternité, etc. Or la géométrie choisie pour l’assurance maladie confond d’une part ces risques différents, et est fondée d’autre part sur un financement large qui solidarise une population de fait très hétérogène quant à sa probabilité d’être confrontée à l’occurrence de ces risques. L’exemple des congés maternité l’illustre de façon très significative. Premièrement, la notion de « risque » demeure très abstraite et assez inadéquate pour un événement souvent librement choisi. Deuxièmement, il est important de considérer que participent à son financement, selon des critères strictement identiques, des personnes qui n’ont aucune probabilité d’être concernées par ce « risque » autant que les premières concernées : les hommes ou les femmes qui ne sont pas en âge de procréer. C’est cette socialisation large au-delà des seules concernées et l’idée d’une « responsabilité collective » qui donnent toute sa puissance économique à ce modèle en sortant du strict schème assurantiel qui fragmente les populations en fonction de la nature et du degré de risques précisément déterminés.

10 À l’opposé, le second pôle, celui des assurances privées et du raisonnement actuariel, se caractérise par une socialisation/mutualisation réduite à son strict minimum : il s’agit, en application de la théorie de l’assurance, de fragmenter les risques de sorte qu’ils soient les plus homogènes possible, de fragmenter les populations en fonction des risques qu’elles présentent, et de moduler les cotisations de façon à tendre vers un idéal de neutralité actuarielle. Autrement dit, il s’agit de limiter la mutualisation à son strict minimum, à savoir à l’aléa individuel qui, lui, demeure irréductible au calcul probabiliste effectué sur des populations au risque statistiquement homogène. À l’horizon ultime de cette logique, il y a le dogme de la responsabilité individuelle : les logiques du pollueur-payeur et de la neutralité actuarielle tendant à recentrer la prise en charge du risque sur la personne elle-même selon le schème de la responsabilité individuelle.

11 Analysée au prisme de cette distinction, l’histoire de l’assurance chômage se caractérise par un passage du premier au second pôle, et ce à tel point qu’il serait aujourd’hui plus pertinent de parler de « compte épargne chômage » que d’« assurance chômage » tant on a progressivement individualisé la logique de l’indemnisation autour d’un raisonnement actuariel.

12 En 1979, une cotisation de seulement trois mois ouvrait droit à un an d’indemnisation. Ce minimum de trois mois constituait le seuil minimal à partir duquel on pouvait considérer la personne comme salariée et donc comme assurée. Les salariés étaient tous assurés de la même façon, quelle que soit leur ancienneté de cotisation. C’est à partir de la convention de 1984, qui a introduit des filières d’indemnisation fondées sur les durées de cotisation, que s’est initié un mouvement qui trouve son paroxysme dans le principe instauré en 2009 d’une stricte proportionnalité entre jours cotisés et stock d’indemnités journalières disponibles, principe généralisé avec les « droits rechargeables » en 2014. Désormais, l’assurance chômage tend vers une logique de « compte épargne chômage » abondé par les jours d’emploi, et ne relève plus de la couverture d’un risque, quelle que soit son ampleur durant une période déterminée et quelle que soit la durée de cotisation antérieure du chômeur. Chaque jour indemnisé est « consommé » sur un capital constitué par l’emploi. Bien sûr, il demeure dans ce système une dimension de mutualisation : un jour d’emploi ne peut générer un jour d’indemnisation que parce qu’il existe des salariés qui cotisent sans connaître le risque de chômage. Mais cette socialisation du financement est, elle aussi, remise en cause aujourd’hui, et ce à l’initiative des syndicats eux-mêmes qui revendiquent tous, sous une forme ou sous une autre, une modulation des cotisations patronales en fonction du degré de précarité des contrats considérés. À l’horizon de ces raisonnements qui visent à accentuer la responsabilité individuelle des employeurs, dans une logique de pollueur-payeur, il y a « l’experience rating » en vigueur aux États-Unis (qui consiste à faire cotiser chaque employeur à hauteur de ce que « ses » chômeurs coûtent à l’assurance) qui constitue le cœur d’une idéologie néo-libérale qui feint d’ignorer que la mutualisation est la seule manière d’alléger le poids du risque pour tous. En pensant « inciter » les employeurs à un moindre recours au CDD, les syndicats prennent ainsi le risque de rompre avec ce qui fait toute la puissance et la fiabilité financière du régime : le fait que les salariés en CDI génèrent annuellement un « excédent » d’environ 12 milliards d’euros (qui s’explique par le simple fait qu’ils sont nombreux à cotiser sans connaître le moindre mois de chômage).

13 De ce point de vue, l’histoire des droits des intermittents au sein de l’assurance chômage est significative à au moins deux égards. Le premier, c’est que le combat des intermittents du spectacle a d’abord porté sur une défense de la solidarité interprofessionnelle. Il s’est ainsi agi de lutter contre la volonté de fragmentation de l’assurance chômage portée par le patronat. Au nom de l’hétérogénéité des risques et d’une logique de pollueur-payeur, la revendication du CNPF puis du MEDEF a toujours été de vouloir séparer financièrement les intermittents du régime général. Mais il va de soi que cette logique pourrait aussi être généralisée en distinguant les salariés par leur type de contrat, par leur secteur, par leur âge, par leur probabilité de retrouver un emploi, etc., et de substituer à une caisse unique une multitude de caisses à équilibrer chacune financièrement. On imagine assez facilement les difficultés qu’aurait la caisse des CDD ou celle des intérimaires si elles devaient fonctionner sans la solidarité des CDI. La lutte des intermittents a aussi été dirigée contre la logique de « compte épargne chômage », qui prévaut désormais au régime général et que l’on tentait de leur imposer avec la constitution d’un « capital » d’indemnités journalières. Les intermittents revendiquaient au contraire le principe simple d’une « date anniversaire » autrement dit que chaque jour non travaillé de l’année soit une journée indemnisée et que chacun bénéficie (sous certaines conditions) de 365 indemnités journalières potentielles dans l’année même si celles-ci ne sont pas entièrement ou pas du tout « consommées ». Pour ces deux raisons – lutte contre la fragmentation des risques et des populations corrélatives, lutte pour une indemnisation générée par la seule occurrence du risque et non par une quantité déterminée de jours travaillés –, la lutte (victorieuse en 2016) des intermittents a permis le maintien, au sein de l’assurance chômage, d’un pôle correspondant peu ou prou à une logique d’assurance sociale au moment où le régime général tend à s’en écarter.

14 D’un point de vue normatif, si on peut tirer certaines « leçons » de l’histoire de la protection sociale en général et de celle de l’assurance chômage et des intermittents en particulier, c’est qu’il y a un risque à considérer les droits sociaux dans le cadre trop étroit des notions de risques et d’assurance. La construction ambitieuse d’une protection sociale élargie et de droits sociaux avancés n’est pas passée par la mobilisation stricte du schème assurantiel, mais par une socialisation large et par le primat de décisions de nature politique. Il n’y aurait pas aujourd’hui de couverture chômage des intermittents ou même des CDD dans un schème distinguant des risques homogènes et différenciés de chômage ou dans le cadre d’un système fonctionnant selon la logique du pollueur-payeur.

15 Pour l’avenir, il me semble qu’il faut au contraire retenir que la constitution de nouveaux droits passe d’abord par une logique politique et qu’elle n’est souvent financièrement possible que dans le cadre d’une péréquation la plus large possible et donc selon une logique contradictoire avec la fragmentation des « risques ». Par ailleurs, la constitution de nouveaux droits gagnerait à ne pas être cantonnée à des « risques », c’est-à-dire à des événements indépendants de la volonté individuelle, comme le suggère Alain Supiot (1999) avec sa proposition de « droits de tirage sociaux ». Dans cette perspective c’est l’individu librement qui déclenche la consommation d’un droit (une formation, une année sabbatique, un congé parental…) indépendamment de tout événement extérieur.

16 Mais ne soyons pas naïfs : sortir de la fiction assurantielle n’est pas non plus sans risque politique. Il ne faut pas non plus considérer – c’est une évidence qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler – que la domination d’une logique « politique » signifie pour autant mécaniquement amélioration des droits. Les propositions d’Emmanuel Macron pour réformer l’assurance chômage montrent clairement que sortir de cette fiction assurantielle peut signifier le pire et le meilleur en termes de constructions/destructions de droits.

17 Pour le meilleur, on retiendra par exemple l’idée d’un droit à l’indemnisation chômage en cas de démissions. Il s’agit en effet de créer de nouveaux droits qui ne sont pas liés à l’occurrence d’un risque, mais qui relèvent d’un droit de tirage dont chacun peut jouir au moment où il l’entend, indépendamment de tout événement extérieur à sa volonté. Pour le pire, on peut craindre que le remplacement des cotisations salariales par la CSG ne soit un prétexte pour obtenir le retrait des représentants des salariés dans la gestion de l’Unédic, le retour à une logique tutélaire d’indemnisation accentuant le contrôle social sur les chômeurs ainsi qu’à terme une indemnisation forfaitaire (indépendante des salaires antérieurs) s’inspirant du modèle britannique (dans lequel les allocations sont de l’ordre de 70 euros par semaine pour tous de façon identique).

18 Les notions de « risque » et d’« assurance » relèvent ainsi d’une rhétorique qui ne doit pas masquer la plasticité objective des régimes de protection sociale et le large univers des possibles dans lequel ils peuvent s’inscrire, que ces possibles soient considérés comme progressistes ou non.

Notes

  • [1]
    CNPF, « Régime national interprofessionnel d’allocations spéciales », Bulletin mensuel, n° 190, novembre 1958, p. 8. Cité dans Daniel et Tuchszirer [1999].
  • [2]
    « Lettre de la Commission paritaire de l’Unédic aux organisations syndicales du cinéma », cité dans Plateaux [Bulletin syndical du Syndicat français des Artistes], n° 7, septembre-octobre 1966.

Bibliographie

  • Daniel C., Tuchszirer C. (1999), L’État face aux chômeurs. L’indemnisation du chômage de 1884 à nos jours, Flammarion, Paris.
  • En ligne Supiot A. (dir.) (1999), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, Paris.
Mathieu Grégoire
Université Paris Nanterre, IDHES
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/rfse.020.0205
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