1 S’interroger sur la mission de la protection sociale au XXIe siècle et sur ses éventuelles ambiguïtés suppose de revenir à sa vocation première. La protection sociale ne consiste pas seulement dans la reconnaissance des risques et l’assurance des accidents : elle vise à transformer l’incertitude en risque pour mutualiser et réduire celui-ci et ainsi atténuer l’inégalité sociale. Cette mission, qui relève de la logique de l’assurance et de la solidarité, est donc éminemment éthique et politique et diverge en cela de l’assurance privée. Il ne s’agit pas tant d’assurer des accidents individuels que de produire de la sécurité collective. Cette fonction de sécurisation au fondement d’un État Providence qui entend mesurer, superviser et prévoir la société s’appuie sur la distinction établie en 1921 par Franck Knight [1921] [1] entre risque et incertitude : « Il faut distinguer entre deux types d’incertitude, celle qui est mesurable et celle qui ne l’est pas. On utilisera le mot “risque” pour l’incertitude qui est mesurable et l’on réservera “incertitude” aux situations qui ne sont pas mesurables. » Si la vie sociale est incertaine au sens de Knight, alors l’État Providence ne pourra pas protéger le bien-être humain. Mais si les accidents sociaux peuvent être normalisés, au sens statistique du terme, alors l’apparente fatalité peut être standardisée et domestiquée. On passe de risques individuels imprévisibles à un risque social maîtrisable, parce que calculé et mutualisé.
2 On peut ainsi distinguer trois étapes conceptuelles dans la constitution graduelle des régimes de protection sociale à partir du début du XIXe siècle.
1 – Les trois étapes de la protection sociale
3 La première étape, antérieure au XIXe siècle et à l’avènement des protections collectives, est celle de l’incertitude à laquelle ne peut répondre que la prière solitaire. François Ewald [1986] le dit bien : « Pendant longtemps, on a mutualisé les risques à travers l’Église et la religion : on répondait au risque par la Providence. Plus la volonté divine était incompréhensible, plus il fallait avoir la foi » [Ewald, 1986, p. 72]. Mais, comme le remarque Ewald, « cette réponse s’est épuisée en 1755 avec le tremblement de terre de Lisbonne. Par un phénomène de dissolution soudaine, une manière commune de vivre les événements est devenue impossible : celle de l’optimisme leibnizien. Dès lors, on dira que c’est la nature et l’imprévoyance humaines qui sont les causes de nos malheurs et non la volonté divine. Le risque devient à la fois un problème individuel par la souffrance qu’il implique et un problème social par les responsabilités qu’il met en cause. »
4 Deuxième étape : la prévoyance devient l’expression de la responsabilité morale. La prévoyance (et l’imprévoyance) est d’abord individuelle, chacun prenant et assumant ses risques, puis elle devient collective, avec, en France, les sociétés de secours mutuel qui seront reconnues en 1835 et encouragées par la loi du 1er avril 1898 sur les accidents du travail. Cette dernière fait basculer le système français vers la protection sociale et la troisième étape, où la solidarité répond au risque social. On distingue entre l’exposé des motifs et l’article 1er de l’ordonnance du 4 octobre 1945, cette métamorphose de l’incertitude en risque. L’incertitude est le problème social explicitement désigné dans l’exposé des motifs :
La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère.
6 L’article 1er de l’ordonnance y apporte la solution de la mutualisation du risque en affirmant :
Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent.
8 La protection sociale est donc bien la mutualisation du risque social en vue de sa réduction et d’une répartition plus équitable de sa charge entre les citoyens. Or, en ce début de XXIe siècle, le risque social ne peut pas être pensé (et mutualisé) en dehors des crises écologiques qui menacent de plus en plus lourdement le bien-être humain, comme le démontrent les ravages des ouragans qui se sont formés dans l’Atlantique, à quelques jours d’intervalle, en septembre 2017. Mais si cette transformation de l’incertitude écologique en risque social est souhaitable, est-elle possible ?
2 – Pour une protection sociale-écologique
9 Les avancées scientifiques dans la connaissance des crises écologiques nous rapprochent du moment où, comme pour les phénomènes sociaux de la fin du XIXe siècle et de l’après-guerre, la responsabilité collective va se substituer à la fatalité, l’incertitude environnementale laissant la place au risque social-écologique. Le GIEC prend d’ailleurs soin, dans ses rapports, de probabiliser les risques climatiques en quatre catégories distinctes : ce qui relève de la quasi-certitude (l’augmentation substantielle des températures extrêmes d’ici à la fin du XXIe siècle) ; ce qui est très probable (l’augmentation moyenne du niveau des mers et océans qui contribuera à une hausse des risques de submersions côtières), ce qui est probable (la plus grande fréquence des précipitations fortes et de la force de la plupart des cyclones tropicaux) et enfin ce qui est assez probable (canicules et retrait des glaciers). Souvent mis en cause par ses détracteurs pour le caractère apocalyptique de ses prédictions, le GIEC nous aide en réalité, au moyen de prévisions raisonnées, à nous familiariser au sujet des crises écologiques avec le langage et la logique du risque.
10 Cette mue est essentielle pour accélérer la lutte contre le changement climatique : l’économiste Martin Weitzman (Harvard) a bien montré dans ses travaux sur le coût du changement climatique que les risques de mieux en mieux estimés d’un changement climatique catastrophique (une augmentation de plus de 6 degrés d’ici à la fin du XXIe siècle de la température planétaire par rapport à la période préindustrielle) justifient la mise en œuvre de politiques encore plus ambitieuses, à l’inverse de ceux qui prétendent s’abriter derrière l’incertitude pour ne rien changer à nos modes de production et de consommation. « Nous en savons assez aujourd’hui pour agir sans tarder », écrit-il, « ce que nous ignorons encore doit nous convaincre d’agir avec encore plus de détermination [2]. »
11 Or, selon la Mission des sociétés d’assurances pour la connaissance et la prévention des risques naturels [3], les catastrophes dites naturelles (qui découlent dans les faits de plus en plus de l’action humaine) ne sont pas « assurables » pour trois raisons principales : elles ont une gravité très variable, ce qui empêche d’en modéliser et d’en évaluer le coût, elles ne sont pas entièrement aléatoires (notamment du fait du facteur humain décrit plus haut) et elles sont soumises à un phénomène d’anti-sélection géographique (certaines régions, par exemple côtières, sont bien plus soumises que d’autres au risque, ce qui conduit à des coûts d’assurance très élevés dont on ne peut répartir la charge sur la population de manière homogène). Dès lors, la solidarité doit pallier les limites de l’assurance privée [4], qui ne couvre au mieux certaines années que la moitié des coûts financiers croissants liés à la multiplication et à l’intensification des dérèglements écologiques, notamment climatiques. Ainsi, sur les 158 milliards de dollars de coût des catastrophes, dites naturelles, estimé par le groupe suisse de réassurance Swiss Re pour l’année 2016 dans le monde (à comparer aux 94 milliards de dollars de 2015) environ 49 milliards de dollars de dommages sont couverts par des compagnies d’assurances [5].
12 Un État social-écologique doit donc émerger et se consolider pour mutualiser ces coûts, les réduire et les répartir plus justement, tout comme l’État Providence l’a fait pour les risques sociaux depuis plus d’un siècle [6]. Son intervention, comme celle de l’État Providence, repose tout autant sur la logique assurantielle que sur la logique de la solidarité. Quelle forme concrète pourrait prendre un État-providence qui viserait non pas seulement le progrès social mais le progrès social-écologique ? Comme l’État-providence, l’État social-écologique devra assumer une fonction d’allocation, de redistribution et de stabilisation. Comme l’État-providence, il palliera en cela les défaillances du marché [7].
Notes
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[1]
Knight (1921), extraits traduits dans Risques, n° 3, décembre 1990.
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[2]
Martin Weitzman, « Inconvenient Uncertainties », The New York Times, 10 octobre 2013.
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[3]
L’association « Mission Risques Naturels » ou MRN, créée en 2000, est une association d’assureurs privés ayant pour objet de « contribuer à une meilleure connaissance des risques naturels et d’apporter une contribution technique aux politiques de prévention ».
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[4]
On voit bien ce principe à l’œuvre avec les dispositions juridiques qui encadrent en France l’état dit de catastrophe naturelle. Celui-ci est défini par la loi n° 82-600 du 13 juillet 1982 relative à l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles (qui établit le régime dit « Catnat »). Si « l’état de catastrophe naturelle » est établi par arrêté interministériel, alors se met en œuvre une « garantie contre les effets des catastrophes naturelles » dans les contrats d’assurance. La loi, en son article 1, reconnaît comme « effets des catastrophes naturelles », « les dommages matériels directs ayant eu pour cause déterminante l’intensité anormale d’un agent naturel, lorsque les mesures habituelles à prendre pour prévenir ces dommages n’ont pu empêcher leur survenance ou n’ont pu être prises ». La couverture du risque de ce que le législateur français a nommé les « catastrophes naturelles » repose donc davantage sur un principe de solidarité publique que sur un principe d’assurance privée.
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[5]
Source : Swiss Re.
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[6]
Voir Laurent [2011], Laurent [2014] et Laurent [2017] pour des développements plus amples.
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[7]
La protection social-écologique vise à corriger les mêmes défaillances récurrentes des logiques privées que la protection sociale : problèmes d’information imparfaite, de marchés incomplets, d’externalités, etc.