CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis les travaux d’Ewald [1986], sur la rationalité juridique qui fonde l’intervention de l’État dans l’économie, les catégories de risque et d’assurance sont considérées comme étant consubstantielles à l’État social. Ewald situe le moment fondateur lors de la loi de 1898 sur les accidents du travail. Après vingt ans de débats, les sciences du risque et la technique d’assurance qui se développent à cette époque permettent de codifier une nouvelle manière de penser la responsabilité chère au diagramme libéral, alors dominant. La responsabilité se détache de l’individu. Le mal ou la faute lors de l’accident ne sont plus imputés à la personne, mais deviennent un risque social, inhérent au développement industriel. Cette reconnaissance du caractère social de certains risques légitime l’intervention de l’État dans le champ économique pour réparer ce qui est dorénavant imputé à la société. Avec ces travaux, les catégories du risque et de l’assurance ont acquis un rôle de légitimation pour le système.

2 Cent vingt ans après la loi sur les assurances travail, les catégories du risque et de l’assurance se trouvent toujours au cœur de la définition de la protection sociale. Ainsi, la protection sociale est dans la loi entendue comme un régime assurant la couverture de risques reconnus comme « sociaux ». Cependant, si une auteure comme Pollack [2011] cherche à construire une définition positive – par opposition à normative – de la notion de « risque social », il n’en existe pas de stabilisée à ce jour. Le droit français comme le droit européen répondent à ce flou par une tautologie : le risque est social, car il est pris en charge par le système de protection sociale [Pollack, 2011]. Les difficultés contemporaines rencontrées pour définir le risque social provoquent une série de questions. L’insistance sur la loi de 1898 n’a-t-elle pas conduit les auteurs à surinterpréter le rôle joué par les catégories « risque » et « assurance » au détriment d’autres catégories légitimatrices ? La reconnaissance du risque est-elle historiquement le seul fait générateur des droits sociaux ? Si ces catégories ont participé à la légitimation de l’intervention de l’État dans l’économie au XIXe siècle, quel rôle ont-elles dans la construction du système en 1945 ?

3 Dans les débats contemporains, les catégories de « risque » et d’« assurance » continuent à être mobilisées afin de légitimer des politiques porteuses de projets opposés en termes de justice sociale. La fiction assurantielle permet sans doute de légitimer les cotisations sociales avec l’idée de contrepartie qu’elles engendreraient [Ramaux, 2007] et les prestations sociales financées par ces dernières seraient plus difficiles à déstabiliser que celles financées par l’impôt [Korpi et Palme, 1998]. Mais, dans le même temps, les catégories du risque et de l’assurance justifient la dualisation de la protection sociale entre une sécurité sociale réduite à son rôle d’assurance catégorielle, et une solidarité nationale qui passe par ce biais d’un principe à une technique [Daniel et Tuchszirer, 1999]. La rhétorique de la responsabilité soutient parfois le développement de systèmes privés de protection sociale. Plus récemment, les méthodes de « gestion du risque » qui s’inspirent des modèles économiques de l’assurance sont au cœur de la réorganisation du système, par exemple avec la construction des agences régionales de santé ayant pour rôle d’établir une police du risque [Buton et Pierru, 2012].

4 Dans la littérature, plusieurs travaux développent un discours de (re)légitimation de la protection sociale [Esping-Andersen et Palier, 2008] avec l’idée que la crise n’est pas uniquement financière, mais qu’elle se présente aussi comme une allocation déséquilibrée des ressources de la protection sociale. Les financements de la protection sociale doivent être réaffectés vers la prévention et la couverture de « risques sociaux » porteurs de « rendements sociaux » comme la politique de petite enfance. Il s’agit alors de faire des dépenses sociales de véritables « investissements sociaux » dans les représentations comme dans les pratiques, et de les réorienter vers les politiques qui seraient les plus rentables socialement. Dans cette perspective, c’est la fonction d’investissement de la protection sociale qui est mise en valeur. Dans d’autres domaines, comme celui de l’environnement, la rhétorique du risque et de l’assurance est mise au service d’une tentative d’extension de la couverture sociale à de nouveaux problèmes sociaux qui sont autant d’« accidents à assurer ». Cependant, c’est aussi dans ce domaine que la finance trouve aujourd’hui un nouveau champ d’opportunité en développant des marchés se basant sur les techniques de titrisation des risques ou des catastrophes environnementales (marchés carbone, catbonds) [Keucheyan, 2014].

5 La catégorie du risque semble donc malléable, et légitime des projets fondamentalement différents, voire opposés. Et, lorsqu’elle est mobilisée dans un objectif défensif du système, n’a-t-elle pas tendance à le réifier à ses fonctions économiques (redistribution, assurance, investissement) ? Dans quelle mesure ces catégories peuvent permettre de saisir et de perpétuer la dimension de transformation sociale de la protection sociale ?

6 L’enjeu est à la fois analytique et normatif. Les catégories de risque et d’assurance sont-elles encore pertinentes pour analyser la protection sociale comme pour la légitimer ? La rhétorique du risque et de l’assurance est-elle consubstantielle à la protection sociale et donc nécessaire à son extension ? Quels autres types de légitimation des droits sociaux ont concurrencé ces discours ?

7 Pour poursuivre ce débat, à l’aune des enjeux contemporains, nous avons interpellé cinq spécialistes des questions de protection sociale et leur avons proposé de contribuer à ce dossier : Éloi Laurent, Bernard Friot, Bruno Théret, Christophe Ramaux, Mathieu Grégoire. À partir de leurs objets d’étude, ils nous livrent chacun leur point de vue. Nous les en remercions vivement !

Bibliographie

  • En ligne Buton F., Pierru F. (2012), « Instituer la police des risques sanitaires : mise en circulation de l’épidémiologie appliquée et agencification de l’État sanitaire », Gouvernement et action publique, n° 4, p. 67-90.
  • Daniel C., Tuchszirer C. (1999), « Assurance, assistance, solidarité : quels fondements pour la protection sociale des salariés ? » Revue de l’IRES, n° 30, p. 5-29.
  • Esping-Andersen G., Palier B. (2008), Trois leçons sur l’État-providence, Seuil, coll. « La république des idées », Paris, 134 p.
  • Keucheyan R. (2014), La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Zones, Paris, 176 p.
  • Korpi, W., Palme, J. (1998), « The Paradox of Redistribution and Strategies of Equality: Welfare State Institutions, Inequality, and Poverty in the Western Countries », American Sociological Review, vol. 63, n° 5, p. 661-687.
  • Pollak C. (2011), « Essai d’approche positive des nouveaux risques sociaux », Travail et Emploi, n° 125, p. 67-77.
  • En ligne Ramaux, C. (2007), « Quelle théorie pour l’État social ? Apports et limites de la référence assurantielle : relire François Ewald 20 ans après L’État providence », Revue française des affaires sociales, p. 13-34.
Ilona Delouette
Université de Lille, Clersé
Yann Le Lann
Université de Lille, Ceries
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/rfse.020.0187
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