CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1 « Nous avons sauvé la Sécurité sociale », annonçait il y a quelques mois la ministre des Affaires sociales du précédent gouvernement [1]. Par cette affirmation quelque peu triomphaliste, elle entendait souligner l’issue victorieuse d’un long combat pour sauver une institution en péril. Le critère d’évaluation du danger encouru puis écarté est essentiellement d’ordre financier, budgétaire. La ministre ajoute en effet qu’« en 2017, “le trou de la Sécu” aura disparu ». Même si, selon ce critère, cette affirmation a été immédiatement contestée par de nombreux observateurs, est-il légitime, pour évaluer une institution dont chacun s’accorde peu ou prou à reconnaître le rôle majeur qu’elle a joué dans l’organisation et la cohésion de notre société démocratique depuis 70 ans, de tenir le seul critère comptable pour premier gage de réussite (même si en termes quantitatifs avec ses 476 millions d’euros, il pèse plus que le budget de l’État ou des collectivités locales) ? Cela sous-entendrait que la nature des problèmes rencontrés par la Sécurité sociale relèverait avant tout et uniquement d’un plan « neutre » d’économies, et que l’ambition politique porteuse de cette institution serait toujours là, inchangée, ses principes inentamés. Il suffirait qu’elle s’adapte aux contraintes économiques. C’est ce présupposé d’une permanence des finalités sociales et politiques qui sous-tend une telle affirmation que je voudrais interroger.

2 Nous assistons en effet aux premières étapes d’un éloignement toujours plus marqué par rapport à l’ambition initiale, par rapport aux principes au nom desquels fut pensé ce projet de justice sociale, et dignes d’être considérés comme ceux d’une société démocratique. L’égalité de tous dans l’accès à certains biens fondamentaux indispensables à la liberté et à la citoyenneté de chacun ne peut être obtenue que par un retrait de la logique marchande. Principes vers lesquels devrait tendre toute action politique dans une démocratie. Mon hypothèse est que sous couvert de réformes présentées comme techniques, seules aptes à sauver cette institution de la démocratie[2], nous pourrions assister au prélude d’une réorientation philosophique et politique.

3 Construction socio-historique, exposée à des régressions, des processus d’involution, d’accélérations et d’altérations, inhérents à toute démocratie, la Sécurité sociale est confrontée à un processus continu de délégitimation politique. Elle perd tous les jours, tant dans la conception qu’en ont les politiques que dans celle des citoyens, son statut d’instituant d’un « ordre social nouveau » [3] au profit de celui d’un organisme payeur qui rembourse les frais médicaux, paie les retraites, octroie différentes allocations… et qui, par là même, doit se soumettre aux règles et aux contraintes du marché, nouvelle source de légitimité.

4 Cette crise de légitimité commence très tôt, elle se donne à lire dans le mouvement quasi continu de généralisation et dans le mode de traitement du déficit ; deux questions parmi bien d’autres, que je choisis pour éclairer ce processus.

5 Après avoir rappelé le projet politique de 1945 et la manière dont est alors posée la question de la protection (2), je poursuivrai en mettant l’accent sur les problèmes rencontrés lors de sa mise en œuvre, jamais clairement affrontés et qui éclairent l’impuissance ou le refus politiques à penser les réformes structurelles exigées par les transformations profondes de la société. Le mode de réalisation du principe fondateur de généralisation traduit un affaissement progressif de l’objectif de justice sociale attaché à cette institution (3). Quant au déficit, apparu dès 1949, il faudra attendre la réforme de 1967 pour qu’il devienne le cœur des préoccupations « réformatrices », et que s’impose alors une façon de l’appréhender et de le traiter. Cette réforme ouvre la porte à la secondarisation d’une conception politique des problèmes au profit d’une approche prioritairement budgétaire et gestionnaire (4). Une nouvelle configuration se dessine sous l’emprise ascendante de la logique marchande (5).

2 – Principes

6 Les 4 et 19 octobre 1945 sont promulguées deux ordonnances. La première institue « une organisation de la Sécurité sociale, destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maladie ou de maternité qu’ils supportent ». Celle du 19 octobre vise à refondre le système des prestations sociales et reconnaît un rôle spécifique aux mutuelles. Ces deux ordonnances avaient été précédées des Jours heureux, texte matriciel du Conseil national de la Résistance publié le 15 mars 1944 qui prévoyait « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Si l’ordonnance du 4 octobre s’origine dans ce texte programmatique, elle n’en est pourtant pas le décalque. Un glissement restrictif s’est produit entre les deux textes : de « citoyens » on est passé à « travailleurs et leurs familles ». Cette modification est porteuse d’une dualité de références et de représentations – droit de l’homme ou droit du travailleur, solidarité nationale ou solidarité catégorielle – qui vont peser lourdement sur le destin de l’institution.

7 L’ambiguïté sur laquelle se construit celle-ci est source d’une grande partie des problèmes ultérieurs. En effet, le projet du CNR reste malgré tout l’horizon ultime, rappelé très explicitement dans l’exposé des motifs de l’ordonnance du 5 octobre 1945 : « Le but à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. » Alors que jusque-là, avec les lois d’assurances sociales de 1928-1930, il s’agissait de protéger les catégories les plus vulnérables du monde du travail, avec la Sécurité sociale, on passe à un mode de protection qui entend être universel. Il s’agit rien moins que de solidariser la société. Chacun cotise en fonction de ses revenus et reçoit selon ses besoins.

8 Ce qui restera dans l’histoire comme « l’ordonnance de 1945 » pose les principes fondamentaux qui régissent pour l’essentiel l’institution. Dans un contexte historique particulier, les grandes familles politiques qui ont résisté au nazisme (gaullistes, chrétiens sociaux du MRP, socialistes et communistes) s’accordent pour promouvoir une société à la fois plus juste et plus solidaire, notamment par la mise en place d’une politique de protection. Un contexte historique favorable, sinon d’unanimisme au moins de concordance sur des ambitions fondamentales, les conduit à partager un certain nombre d’espérances nourries par la situation d’après-guerre : « Non pas seulement à garantir à chacun un droit à la vie, un minimum d’existence, mais aussi à réaliser un équilibre satisfaisant des situations, non pas seulement à éliminer les injustices les plus criantes, mais aussi à se rapprocher de la justice sociale [4]. » Une sécurité sociale fondée sur la solidarité est le fer de lance de ce combat ; elle doit être à côté du droit du travail [5] un outil majeur de cette ambition d’émancipation individuelle et de cohésion sociale en « débarrass[ant] les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère », comme le proclame l’exposé des motifs de l’ordonnance.

9 De principe juridique dans le Code civil [6], la solidarité se hisse à la fin du xix e siècle au statut de référence de l’action publique. L’interdépendance qui est un fait de société demande à être prolongée en un principe d’action publique en vue de l’établissement d’une société conforme aux valeurs démocratiques. Il revient ainsi à l’État d’établir face aux inégalités destructrices de la société, une « justice réparative » [7] d’abord par l’instruction – l’ignorance est « le pire état de minorité » [8] –, mais aussi par un ensemble de services publics, d’associations et de mutuelles (des mesures économiques sur les successions, le crédit et un système d’assistance raisonnée et d’assurances mutuelles) œuvrant à la réalisation de ce programme de progrès social.

10 Cette rhétorique de l’égalité des chances, cœur du solidarisme, laisse place dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 à une volonté politique explicite de mettre en œuvre un programme grâce auquel la Nation pourra garantir « à tous » « la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». La solidarité est ainsi explicitement corrélée à l’égalité. L’essor de l’une est la condition de l’effectivité de l’autre. Or l’égalité politique présuppose une égalité de protection sans laquelle l’égalité serait un « mensonge fonctionnel [9] ». Désormais, il semble acquis qu’il ne peut pas plus y avoir de liberté sans sécurité qu’il ne peut y avoir d’égalité sans solidarité, ce qui appelle une réponse positive que seul l’État peut organiser.

11 Fini l’anti-étatisme des premières étapes du parcours d’édification de la protection sociale depuis la fin du xix e siècle, que ce soit dans l’opinion libérale, préférant s’en remettre à des lois supposées naturelles et aux choix individuels, ou dans le mouvement ouvrier hostile à une intervention de l’État perçu comme ennemi de sa liberté. À la Libération, un assentiment se construit sur le rôle primordial à lui conférer. Le contexte historique le dédouane de tout caractère d’intrusion. Dans la « démocratie interventionniste » issue de la Constitution de 1946, l’État intervient « pour affranchir le travailleur des contraintes les plus dures et pour sinon assurer l’égalité des conditions sociales, du moins […] pour empêcher de trop grandes inégalités » [10].

12 Lui est alors plus que jamais reconnu un rôle de souveraineté politique que traduit le principe d’obligation. Alors que l’obligation d’affiliation ne concerne que les bas salaires pour ce qui est de la première loi d’assurances sociales de 1928-1930, elle devient la règle pour tous les salariés de l’industrie et du commerce dans l’ordonnance de 1945.

13 Dans ce contexte, la solidarité est pensée comme le vecteur d’une égale liberté, et permettant l’articulation des libertés individuelles à l’ensemble social. L’objectif de cette solidarité, médiatisée entre autres par un ensemble de « droits économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps » (Préambule), est de rendre effective l’appartenance de chacun à la collectivité et de permettre la réciprocité entre apports individuels et collectifs, symbole d’une citoyenneté pleine et entière. Une telle société formée d’individus libres exige que cette interdépendance se structure en un régime de solidarité.

14 Cette démarche prend acte des désillusions du credo libéral en les vertus de la seule responsabilité individuelle. Faisant fi de toute forme de déterminisme ou d’assignation, elle s’est révélée incapable d’apporter une réponse à la question sociale. Pour autant, dans le projet de 1945, le citoyen n’est pas déchargé de toute responsabilité individuelle. Si sa responsabilité ne s’étend pas à la part de déterminisme hérité qui peut entraver sa liberté, celle-ci se trouve inscrite dans un nouveau périmètre d’obligations.

15 Ce partage entre deux types de responsabilité a commencé à l’aube de la IIIe République avec la politique d’assistance – dette de la collectivité envers ceux qui objectivement ne peuvent pas travailler –, s’est poursuivi avec les lois d’assurances sociales – le monde du travail est perçu comme inégalitaire et protéger les plus vulnérables s’impose – et a trouvé dans le projet de Sécurité sociale un aboutissement – la vie en collectivité est source de risques et d’aléas dont il faut se protéger. À charge pour elle de traduire juridiquement, institutionnellement, financièrement une solidarité indispensable à l’effectivité de l’égalité et de cette responsabilité renouvelée. Pour autant, une organisation solidaire ne peut ignorer l’« aléa moral » et réussir sans un sens élevé de la responsabilité individuelle. Pour les pionniers de la « Sécu », il est impératif d’éduquer à cette valeur sous peine de ne pas parvenir à une « sécurité vécue » [11].

16 Les organisations syndicales, auxquelles est confiée la gestion des caisses, doivent être les intermédiaires des bénéficiaires et garantir ainsi une « démocratie sociale » qu’il leur appartiendrait de promouvoir et qui serait le meilleur moyen de créer « chez eux un sens conscient de leur solidarité collective » [12]. On le voit, la notion de « démocratie sociale », aujourd’hui bien banalisée et démonétisée, était alors posée comme un horizon politique, voire l’aboutissement de la démocratie politique.

17 L’idéal de justice prend tout son sens dans cette redéfinition des relations entre individu et collectivité, entre responsabilité individuelle et solidarité. Il se déploie dans une tension entre ces deux pôles, dont la sécurité sociale devait être un des terrains d’application et d’articulation.

18 La mise en œuvre de l’ensemble de ces principes posait deux exigences découlant logiquement de l’objectif poursuivi. Premièrement l’universalisation (comme condition d’une redistribution effective du revenu national) ou l’extension du champ de la protection à l’ensemble de la population et à toutes les éventualités (chômage, maladie…). Deuxièmement l’unité, pendant institutionnel de l’universalisation, et dont la « caisse unique » exprime et matérialise la solidarité nationale recherchée.

3 – Universalisation ou généralisation ?

19 On ne soulignera jamais assez combien la Sécurité sociale a participé à la transformation de la société. Dans le bilan qui est dressé en 1961 de l’effort national, défini comme « un des traits essentiels de la civilisation contemporaine » et justifié par des exigences de justice sociale, « d’une justice qui ne peut se réaliser que par la solidarité » [13], le chemin parcouru est saisissant. Alors que l’effort social du xix e siècle était « axé sur l’individu », celui d’après-guerre est orienté « vers la modification des structures de la société elles-mêmes » [14] ; il exige des « investissements sociaux » pour améliorer à la fois la situation démographique et la santé « devenue […] une question d’intérêt public, l’un des éléments les plus importants de la politique sociale de la Nation » [15]. Le sentiment d’insécurité régresse notablement pour de larges composantes de la population ; l’incertitude du lendemain s’est profondément atténuée. La maladie, la vieillesse n’équivalent plus à la misère. On peut aussi citer rapidement le rôle de la protection maternelle et infantile dans la diminution spectaculaire de la mortalité infantile (108 décès pour 1 000 naissances en 1945, 37 pour 1 000 en 1954), l’impact sur la situation des familles des prestations familiales qui cessent d’être un élément du salaire. Si le domaine de la vieillesse reste le secteur le plus éclaté, le plus inégalitaire, « il est devenu inconcevable, en l’état actuel de l’opinion, qu’une personne âgée ne bénéficie pas sous une forme ou une autre, d’un revenu de substitution » [16]. Il s’ensuit un attachement populaire à la protection sociale considérée désormais comme un acquis que valident diverses enquêtes [17].

20 Sa faiblesse principale est engendrée par le dilemme originel – couverture universelle ou catégorielle – qui est esquivé comme question politique. La mise en œuvre des principes sur lesquels repose le projet de Sécurité sociale ressuscite différents intérêts catégoriels et oppositions idéologiques tenus momentanément en sommeil. L’unité institutionnelle en ce qui concerne la prise en charge des risques est aussitôt combattue par les démocrates-chrétiens du MRP. Ils craignent que l’unification des caisses « étouffe » l’aide à la famille. Dans leur lutte pour le maintien d’une gestion autonome de la branche famille, ils reçoivent le soutien du patronat qui gérait ces caisses jusque-là. Ils s’élèvent contre les « excès de la contrainte sociale » et considèrent que la caisse unique est inspirée par une « manie totalitaire » [18].

21 Quant à l’unité institutionnelle du régime général [19], elle subit l’assaut de certaines catégories qui refusent d’abandonner leur liberté, leur identité et leurs « acquis », parfois conquis de haute lutte, contre un régime jugé moins-disant. Ce sera le cas par exemple des cheminots, mineurs, gaziers largement syndiqués à la CGT qui refusent les contraintes d’une universalisation. Je renvoie aux nombreuses études [20] sur la fronde d’autres catégories (agriculteurs, travailleurs non-salariés, fonctionnaires…) contre un organisme unique. Ce sera la naissance des « régimes spéciaux », « autonomes », « particuliers ».

22 D’un pragmatisme sans boussole ne pouvait résulter qu’une mosaïque de régimes distincts institutionnellement, juridiquement… juxtaposant diverses strates de modes de protection qui seront la source de profondes inégalités tant au niveau des prestations que de l’effort contributif. Les solidarités catégorielles interdisent toute solidarité nationale, laissant ainsi hors protection de nombreuses catégories de populations. Plusieurs essais de généralisation tentent d’y remédier.

23 La première de ces solidarités date de 1946. La loi du 22 mai 1946, votée sans débat, porte généralisation de la Sécurité sociale, prévoyant que « tout Français résidant sur le territoire de la France métropolitaine bénéficie […] des législations sur la Sécurité sociale et est soumis aux obligations prévues par ces législations dans les conditions de la présente loi » [21]. Mais, alors que les étapes de mise en application auraient dû tenir compte du redressement économique du pays, est votée le 13 septembre 1946 la généralisation de l’assurance-vieillesse pour répondre à une dégradation sensible de la situation des personnes âgées, mais aussi pour des raisons électorales. Ces deux lois sont un échec : « La mise en application de cette législation n’a pu être précédée d’une préparation psychologique suffisante ; il n’a pas été possible d’expliquer la portée exacte des textes, leur raison d’être, leurs bases techniques, psychologiques et financières [22]. » Après plusieurs reconductions de l’allocation temporaire aux vieux, la loi du 17 janvier 1948 prévoit une allocation vieillesse pour les non-salariés de plus de 65 ans « ne bénéficiant ni d’une retraite ou pension au titre d’une législation de sécurité sociale, ni d’une allocation au titre de l’ordonnance du 2 février 1945 ».

24 Cet épisode, premier succès de la conception catégorielle professionnelle inaugure un long processus de dualisation du système. Cette allocation vieillesse relevant d’une assistance toujours séparée de la Sécurité sociale réitère la dualisation classique en renforçant le pouvoir clivant de l’assurance réservée à ceux qui peuvent cotiser. Si l’hybridation entre les deux techniques se poursuit, voire s’amplifie jusqu’à aujourd’hui, elle ne transformera pas les représentations antagonistes attachées respectivement à l’une et l’autre. Si ces représentations se banalisent durant les périodes d’expansion, elles redeviennent explicitement antinomiques en périodes de crise en finançant des prestations spécifiques, et participent ainsi à une dynamique de dualisation. Premier accroc donc au principe d’universalisation qui en 1945 était perçu comme un droit égal pour chaque individu d’accéder à des droits non hiérarchisés, produits par une certaine unité institutionnelle.

25 Durant la décennie 1970, la question de la généralisation est à nouveau à l’ordre du jour. « Un principe nouveau est posé, qui est le droit de tous à être protégé. De par son appartenance à une collectivité solidaire, la protection sociale est acquise à toute personne résidant sur le territoire national [23]. » La légitimité du projet du CNR à nouveau reconnue, promesse est faite de sa réalisation. Dit autrement, l’équivoque de 1945 précédemment pointée serait en passe d’être dissipée, de même que ses conséquences multiples qui ont rendu le système confus, souvent inégalitaire, et dont les dysfonctionnements ont prêté le flanc à une critique libérale. L’alternative de 1945 – droit du travailleur ou droit de l’homme – serait sur le point d’être tranchée en faveur de cette dernière par le truchement de la généralisation. Le programme promettait la concrétisation effective de ce droit, tout au moins l’ouverture d’un débat sur des questions jusque-là taboues, notamment celle du mode de financement. La réforme de 1967 avait, par l’instauration de l’assurance volontaire [24], initié ce processus, mais en le limitant aux risques maladie et maternité. Le projet de ce qui deviendra la loi du 4 juillet 1975 et des deux lois du 2 janvier 1978 (entrées en application en 1981) est bien plus ambitieux, visant rien moins qu’à « parachever le plan français de Sécurité sociale de 1945 ». Pour ce faire, il vise à instituer un régime de protection sociale commun à tous les Français dans les trois branches maladie-maternité, vieillesse et prestations sociales, et à instaurer une compensation entre tous les régimes de base obligatoires afin d’assurer un même effort contributif des différents groupes socio-professionnels. La loi du 24 décembre 1974 qui annonce ces réformes de fond précise cependant que ces « mesures d’harmonisation ne pourront mettre en cause les avantages acquis par les différents régimes, ni porter atteinte à l’existence d’institutions de protection sociale propres aux différents groupes professionnels qui en sont actuellement dotés » !

26 Sur un sujet où le consensus est loin d’être acquis, où les intérêts particuliers divergent et où la tâche du travail politique serait de dégager un intérêt général, prévalent des mesures fractionnées, dispersées, qui aboutissent à une loi censée donner une orientation et qu’un observateur qualifiera par antiphrase de « désorientée » [25]. Encore une fois, « les équilibres apparaissent trop fragiles pour être mis en lumière, les arrière-pensées trop nombreuses pour être dévoilées, et les soupçons trop évidents pour être attisés, par un débat public sur un projet législatif complet » [26]. Dans ce contexte, les résultats ne peuvent être qu’en deçà des objectifs affichés. Ainsi en 1975, la généralisation ne sera que partielle ; quant à celle de 1978, elle troque l’obligation prévue contre ce que le ministère lui-même a qualifié de « formule libérale et pragmatique. […] Le principe adopté est donc libéral : tout le monde aura droit à une couverture sociale ; ceux qui expressément refuseraient d’en bénéficier ne seront pas affiliés par la contrainte [27]. »

27 Les observateurs de l’époque s’accordent sur le caractère de circonstance, voire « publicitaire » [28] de cette loi. Manœuvres parlementaires, coups de force de l’exécutif, auxquels s’ajoute une peinture apocalyptique d’un alignement sur le régime général, finissent par avoir raison de ce projet.

28 On aurait pu espérer que la loi du 29 juillet 1999 créant une couverture maladie universelle, mette en œuvre une véritable universalité contre « l’inadmissible injustice de l’inégalité devant la prévention et les soins, le niveau de revenu ne devant plus introduire de discrimination dans le domaine de la santé » [29], et se distingue enfin des pratiques précédentes de généralisation. Or l’analyse que fait Robert Lafore de cette loi montre que ce n’est pas le cas. Son statut la situe « par rapport au droit commun dans un rôle de complément dont l’intervention n’est requise que par défaut » [30], son financement repose sur un montage empirique visant à réorienter vers elle des ressources existantes, l’objectif « semble avoir été essentiellement de tendre à une certaine neutralité financière de l’opération » [31]. Autant d’indicateurs qui donnent à voir le soin mis à ne pas poser les questions essentielles de la « continuité de la protection », « d’une mise en solidarité vraiment “universelle” » [32]. La continuité avec la logique des généralisations précédentes est évidente : s’adapter à ce qui existe en accentuant les travers des arrangements antérieurs. La CMU est « un nouvel avatar de la segmentation de la protection sociale en multiples statuts » [33] producteurs de nouvelles inégalités dans les droits octroyés, remettant en cause le principe de solidarité [34].

29 Ce refus du débat doctrinal ouvre grand la porte à une double délégitimation.

30 Tout d’abord celle du politique dont l’impuissance s’accroît au fur et à mesure qu’il s’éloigne d’un horizon de justice sociale. De même s’aggrave la perte de crédit de l’institution aux yeux des bénéficiaires. L’attachement qu’ils manifestent envers la Sécurité sociale, de plus en plus perçue comme « un organisme payeur, le banquier anonyme appelé à assurer les dépenses de santé » [35], cohabite avec un désintérêt croissant pour ses règles de fonctionnement, son mode de financement et sa logique de solidarité. L’étroite logique de l’intérêt individuel (« c’est mon droit ») se substituera progressivement à un sentiment d’appartenance collective, à un esprit de mutualité. Cette dérive signe la carence du politique et des partenaires sociaux à construire une telle conscience par l’éducation à la solidarité que Laroque avait dès le départ posée comme condition de viabilité du projet. Les défaillances des syndicats dans leur mission éducative ne pouvaient que faire obstacle à une prise de conscience de la signification civique de la sécurité sociale qui appelle un effort pédagogique pour qu’évoluent les mentalités individuelles.

4 – Le déficit s’affiche

31 Le mode de financement qui prévaut depuis 1945 est la cotisation ; elle paraît alors légitime pour deux raisons. L’ordonnance ne concerne que les travailleurs et, dans la conjoncture, elle présente en outre l’avantage de ne pas soumettre la « Sécu » à l’État, et donc de ménager les susceptibilités des forces catholiques (MRP et CFTC) qui redoutent par-dessus tout « l’étatisation ». Le risque serait, à leurs yeux, de troquer les « excès du libéralisme individualiste » contre ceux « de la contrainte sociale. […] ni École unique, ni jeunesse unique, ni Syndicat unique, ni parti ouvrier unique, ni Caisse unique de sécurité. L’unicomanie est une manie totalitaire » [36].

32 Mais plus fondamentalement, d’une part elle préserve le budget de la Sécurité sociale des fluctuations, et d’autre part le prémunit du pouvoir patronal en faisant du salarié le contributeur de ses propres droits. Telles sont les vertus prêtées à ce mode de financement, sans oublier le fait que les cotisations patronales expriment la responsabilité sociale des entreprises vis-à-vis des risques sociaux et leur devoir de participer à leur couverture. Pourtant, l’option cotisation devait, pour certains acteurs, n’être qu’une étape vers un financement plus diversifié, car le mode de financement est déterminé par la nature du système.

33 Dès le début des années 1950, certains syndicats envisagent de diversifier le mode de financement. La CGT lors de son 29e congrès (1953) perçoit la nécessité d’apporter des ressources complémentaires aux cotisations. Ressources qui « doivent être fournies par l’augmentation de la cotisation patronale et par la participation de l’État » [37]. Quant à FO, elle rappelle dès 1951 que la Sécurité sociale doit reposer sur une solidarité nationale qui englobe l’ensemble de la population, et que donc « le système périmé de la cotisation basée exclusivement sur le salaire doit être remplacé par un mode de financement subordonné à la réforme de la fiscalité, permettant une réelle distribution du revenu national » [38]. Laroque lui-même militera, sans succès, pour une intégration de l’assistance dans la Sécurité sociale, car « l’assistance n’est au fond qu’un moyen de réaliser la Sécurité sociale » [39] et, précisait-il, « la Sécurité sociale est un but, l’assurance sociale est un moyen parmi d’autres d’atteindre ce but » [40].

34 Mais très rapidement, les syndicats qui ont identifié la démocratie sociale à un effet du mode de financement par cotisation vont jusque dans les années 1980 s’opposer à toute tentative de modification du mode de financement. Cela les conduit, face au déficit, à dénoncer les « charges indues », prestations non contributives servies indûment selon eux par la Sécurité sociale et qu’ils rendent responsables du problème. Ce choix pèse à la fois sur une légitimité syndicale [41] dès lors moins fondée sur la démocratie sociale dans sa dimension d’éducation que sur les prérogatives du cotisant. Il est aussi fatal pour le projet de Sécurité sociale, lui-même rabattu sur la technique assurantielle et rejetant vers des financements publics – impôts – des prestations de type assistantiel porteuses d’effets stigmatisants. Les propositions de réforme restent lettre morte, le déficit est une question taboue qui va révéler la fragilité potentielle dont l’institution est grosse… D’abord, en offrant aux opposants traditionnels au projet une gamme de critiques légitimes, car d’apparence rationnelle. Ensuite, en laissant de moins en moins de marge de manœuvre à un État qui semble plus apte à la réaction qu’aux anticipations. C’est ainsi que cette question du déficit émerge très tôt, dès 1949 pour les branches maladie-vieillesse. Puis les évolutions démographiques, les progrès rapides de la médecine, le transfert du poids d’une partie de la généralisation au régime général engendreront un désajustement structurel entre les ressources et les dépenses. Mais la réponse à ce problème s’est longtemps résumée à « diverses manipulations » [42] consistant par exemple à transférer les excédents de la branche famille à la branche maladie.

35 Quand de tels expédients, « remèdes de fortune » [43], se révèlent insuffisants, la question du « déficit » acquiert une place centrale au point de résumer à elle seule le « problème » de la « Sécu » et fige les termes du débat jusqu’à aujourd’hui.

36 C’est d’ailleurs à la faveur de la publicisation de cette question que le patronat revient dans le débat en créant en juin 1946 le CNPF. Il saisit l’occasion de la préparation du Ve Plan de modernisation et d’équipement pour proposer sa lecture des problèmes et ses solutions. Deux textes programmatiques de 1961 et 1965 [44] développent une argumentation qui se perpétuera avec constance pour l’essentiel jusqu’à aujourd’hui. Il pose le principe selon lequel l’« extension incontrôlée [de la Sécurité sociale] ne doit pas compromettre le développement économique. Elle ne doit pas non plus décourager les individus et les groupes de prendre leur part de responsabilité face aux risques fondamentaux de l’existence [45]. » Dès lors, deux maîtres mots entreront dans le débat public : développement économique et responsabilité individuelle. Au nom du premier, la finalité de la Sécurité sociale est jugée tributaire de la croissance, de la maîtrise des « charges », entendons des « cotisations ». D’une fin politique, elle est ramenée au rang d’auxiliaire de la « croissance », d’outil dans la compétition internationale, quand ce n’est pas de la marge de profit. Quant à la seconde, son étiolement serait responsable de renoncements, d’un moindre entrain au travail, voire d’une incitation à la fraude. Certes, argue l’organisation patronale, pendant la phase de reconstruction, la grave pénurie dispensait les catégories populaires d’assumer leurs « responsabilités ». Mais, après cette parenthèse, elles sont à nouveau en mesure de le faire. Aussi, tel est le credo du CNPF : « Un retour progressif aux principes de l’assurance s’impose à mesure que le niveau de vie général s’élève et que la sécurité sociale est étendue à des catégories sociales économiquement plus indépendantes. […] Dans cette perspective, il faut faire confiance à la mutualité et à la prévoyance libres pour prendre le relais des tâches que les nécessités financières imposeraient de retirer à la sécurité sociale [46]. » Il convient de modifier les « principes et les structures », de mettre un terme à la dimension monolithique et obligatoire de la Sécurité sociale au nom de la liberté de choix, de séparer la gestion des risques, enfin d’introduire une participation plus forte du patronat dans la gestion des caisses.

37 Une partie de ces propositions patronales se retrouvent dans la première grande réforme structurelle de l’institution avec les ordonnances du 21 août 1967. Celles-ci obéissent à deux objectifs. Tout d’abord « colmater la voie d’eau » [47], comme le dit Georges Pompidou alors Premier ministre, et pour ce faire édicter dans l’urgence des dispositions de réduction de dépenses parmi lesquelles l’augmentation du ticket modérateur, la limitation stricte du tiers-payant, la réduction du prix de certains médicaments et, en ce qui concerne l’augmentation des ressources, une majoration de la cotisation salariée et un déplafonnement partiel des cotisations. Ensuite, mettre en place les mécanismes capables de pérenniser l’équilibre des comptes. Les mesures alors retenues bouleversent l’architecture générale de l’institution et sa philosophie. C’est la pièce centrale de la réforme qui exprime le ralliement des pouvoirs publics aux propositions du patronat. La Caisse nationale unique laisse place à trois caisses – maladie, vieillesse et prestations familiales – autonomes financièrement. La légitimité de cette séparation institutionnelle dans la gestion des risques repose sur l’interdiction des transferts d’une branche à l’autre au nom d’une plus grande responsabilité de gestion de chaque caisse. Relève de la même logique de responsabilisation l’introduction d’un strict paritarisme dans les conseils d’administration, qui attribue aux partenaires sociaux une importante implication dans la gestion financière de la branche maladie.

38 On le voit, c’est une logique essentiellement financière qui inspire les décideurs. En outre, le choix effectué esquive la question essentielle du mode de financement de l’institution. Les organisations syndicales sont partagées sur l’évaluation de la réforme. Si le CNPF est globalement satisfait, les organisations de salariés offrent une gamme de réactions allant de la dénonciation du « démantèlement de l’institution », de « la régression sociale », « d’une atteinte aux acquis » (CGT, CFDT) à la volonté d’« empêcher le pire » (FO). Les divergences sont plus nettes sur la question du paritarisme. La CGT-FO et la CGC sont satisfaites du paritarisme qui leur donne un grand nombre de présidences et porte ainsi atteinte à l’hégémonie de la CGT. Celle-ci et la CFDT vont militer durant dix ans, sans succès, pour le retour à la gestion ouvrière. Un patronat offensif avec une stratégie parée des atouts de la rationalité, un syndicalisme divisé, défensif, prisonnier lui-même d’un cadre de lecture économiciste. Un pouvoir politique qui semble incapable d’établir un vrai dialogue pour repenser l’institution et qui agit par mesures fragmentées, dispersées, incomplètes, voire incohérentes.

39 S’ensuivent à partir de 1975 et à un rythme rapproché des plans « de redressement », des « plans de maîtrise des dépenses »… sans qu’à aucun moment les effets régressifs dus à la compétition économique, la montée du chômage, la construction européenne, les transformations démographiques… ne soient réellement débattus. Deux modifications majeures à partir des années 1990. Tout d’abord une augmentation des financements publics [48] avec l’introduction de la CSG et la multiplication de divers impôts et taxes affectées répondant à une logique d’empilement d’une rare complexité en lieu et place d’une recherche de cohérence.

40 Ensuite, le constat d’échec de la gestion paritaire quant à la maîtrise des dépenses est acté par le transfert au Parlement [49] du pilotage financier de l’institution. Instaurer un débat et établir un équilibre durable des finances, tel était le défi de cette réforme. Quel résultat 20 ans après ? « Peut-on affirmer aujourd’hui que la responsabilité du politique a été au rendez-vous des espoirs qu’y plaçait Alain Juppé en 1995 et qu’elle a été plus efficiente que celle d’une gouvernance paritaire sur le plan du déficit des régimes sociaux [50] ? » La réponse semble être dans la question. Cet ancien rapporteur de la LFSS incrimine le « manque de courage », parle de « faute morale », de « clientélisme corporatiste » avant de conclure : « Le Parlement a perdu de vue l’essentiel, à savoir quelle place voulons-nous conserver à la solidarité au service de la santé des Français ? […] nous avons effeuillé petit à petit et en douceur l’idéal de solidarité qu’incarne la “Sécu” aux yeux des Français pour en limiter le périmètre en vertu d’une soi-disant responsabilisation des assurés et pour éviter à tout prix une hausse de la CSG [51]. »

41 Si la critique libérale des années 1960 n’a pas réussi à défaire une institution présentée comme un frein à l’essor économique, le néo-libéralisme des années 1970, caractérisé par le projet « d’aligner le fonctionnement du tout sur les règles de la partie économique, supposées fournir la formule optimale de la dynamique collective » [52], semble en voie de réorienter dans cette direction des pans entiers du système de protection.

5 – Vers un nouveau paradigme

42 À partir de la fin des années 1970, on assiste à ce qu’un observateur a qualifié d’« univers en expansion » [53], le périmètre de protection s’élargissant sans cesse à de nouvelles catégories. Maintes fois il a été souligné combien ce système de protection demeure un rempart face aux différentes secousses ayant affecté la société depuis ces années-là. Simultanément, la question de la protection connaît un regain d’intérêt international. La publication du rapport Bachelet en 2011 [54] marque cette prise de conscience d’une indispensable protection sociale pour corriger les effets de la mondialisation.

43 En France, les études [55] confirment ce rôle d’amortisseur face à la crise. Mais paradoxalement, cette succession ininterrompue de mesures ciblées, visant à limiter et à corriger marginalement la dégradation sociale, ne s’est pas accompagnée d’une recherche sur la nécessaire adaptation de l’institution. Si, pour les témoins de l’époque, les mesures sont perçues comme des solutions contingentes pour répondre à la « crise », elles constituent de fait les signes avant-coureurs d’une logique plus générale qui finissent par dessiner une remise en cause plus profonde.

44 Continuent d’être privilégiées des logiques politiques instrumentales, des ajustements comptables et pour les laissés-pour-compte, les « exclus », la réponse consiste plus en une série de « mesures sociales » ponctuelles, ciblées, réactives qu’en une « politique sociale » commune, à visée intégrative et émancipatrice.

45 L’explosion des minima sociaux est à ce titre très instructive [56]. Si, selon l’expression de Dupeyroux [57], l’ensemble de ceux-ci ont en commun d’être le plus petit dénominateur commun qui justifie le devoir d’intervention par rapport à un seuil de survie, des différences significatives quant à la nature de ce devoir les distinguent nettement.

46 Les minima catégoriels antérieurs (vieillesse, handicap…) prenaient place dans une politique de compensation de perte d’autonomie et, à ce titre, étaient une pièce de la législation promotionnelle jusqu’à la fin des années 1970. La multiplication de nouveaux minima [58] et leur inscription dans les politiques dites d’insertion acquièrent de fait le statut d’un revenu de substitution au revenu professionnel pour tous ceux qui se voient frappés par un chômage qui n’est plus indemnisé.

47 Ils constituent désormais une composante stable, pérenne du système, alors même qu’ils étaient présentés comme des mesures transitoires. Mais ces minima, conçus comme autant de réponses ponctuelles aux carences d’une protection construite en période de plein emploi, souffrent de la logique qui a présidé à leur création en ne répondant à aucune vision d’ensemble. Prestations non contributives, financées quasi exclusivement par des fonds publics, construites au gré de la conjoncture, de logiques court-termistes, parfois accommodées à de nouveaux objectifs, certaines se sont révélées peu efficientes, voire porteuses d’effets pervers.

48 Si l’on ajoute, un taux de quasi 50 % de non-recours pour le RSA par exemple, dû notamment à la non-information, à la complexité administrative et au refus de stigmatisation et d’enfermement dans des dispositifs d’aide peu performants, on peut prendre la mesure du processus de dualisation du système à l’œuvre, de l’émergence d’un continent de gestion assistantielle de la pauvreté, dont l’impuissance n’est que la conséquence de l’impuissance politique à repenser la question de la protection. La protection offerte à ces catégories n’est pas de même nature que celle offerte aux travailleurs statutaires. Même parés du mot de « solidarité », ces minima ne sont pas exempts d’une dimension de relégation. Ils font peser le soupçon d’une irresponsabilité individuelle lourde de menaces pour la cohésion sociale en aiguisant toujours plus « l’exaspération des Français qui travaillent, ont des petits salaires et qui ont le sentiment qu’autour d’eux il y a beaucoup de gens qui ne travaillent pas et qui ont finalement les mêmes conditions d’existence » [59] qu’eux.

49 La généralisation différenciée et inégalitaire d’une protection sociale, porteuse par elle-même de ce caractère de dualisation, vient l’alimenter et contrevient ainsi au principe d’égalité juridique. Il ne s’agit plus d’une solidarité tendue vers l’égalité, qui tente de la promouvoir, mais d’une solidarité de secours, qui se borne à soulager plutôt qu’à inclure. Comme le rappelle justement M. Borgetto, « toute politique qui vise à concentrer les dispositifs de solidarité sur les plus démunis aboutit forcément – en consacrant les distinctions sociales et en fondant des différences de statut – à mettre en cause le principe d’égalité ainsi que la généralité de la règle qui en découle. Sous couvert de discriminations positives favorables aux plus pauvres, un tel mouvement de segmentation des statuts et de parcellisation des droits aboutirait donc à pervertir l’idée même de justice sociale [60]. »

50 Le dernier élément sur lequel je mettrai l’accent découle de ce qui précède. Au nom du principe de solidarité, la « Sécu » est exclue du champ de la concurrence ; les principes concurrentiels reposant entre autres sur la sélection des risques et la sélection sociale sont incompatibles avec l’obligation d’une égale protection. Mais une part de concurrence est dès le début reconnue et mise en œuvre dans le respect des principes. Ce fut le cas pour les retraites complémentaires pour lesquelles la création de l’AGIRC en 1947 et de l’ARRCO en 1961 donne la gestion à des caisses très liées à des compagnies d’assurances. Même schéma pour les non-salariés et pour le secteur de la prévoyance. C’est ainsi qu’un équilibre s’établit « au fil du temps entre les organismes gestionnaires, dans un partage du marché assez complexe où la concurrence ne joue qu’à la marge, dans la prise en charge de risques non couverts, en complément de la couverture obligatoire et pour des clientèles (individus ou entreprises) aisées » [61].

51 Mais sans un projet politique fort, l’équilibre est menacé par un marché par essence expansif. Expansif, soit par une offre toujours plus importante et variée de « produits », soit à la faveur d’une rétraction du monopole public aussitôt compensée par l’acteur privé concurrentiel. C’est ce qui se passe depuis le début des années 1980 dans la plupart des secteurs, et tout à fait explicitement en matière de santé. L’absence d’un véritable débat démocratique couplée au « dogme de l’impossible augmentation des prélèvements obligatoires » débouche sur l’établissement de politiques restrictives. Ceci équivaut à diminuer la couverture obligatoire solidaire et à libérer un espace toujours plus grand pour les « complémentaires ». Selon le mot de Tabuteau, nous assistons à « une véritable stratégie des vases communicants entre les organismes de protection complémentaire et l’assurance-maladie obligatoire » [62]. Si les affections de longue durée et les hospitalisations sont toujours très bien prises en charge, il n’en est pas de même pour les soins courants dont les économistes ont montré que le « reste à charge » s’élevait pour les patients aux alentours de 50 %, quand en 1980 il n’était que de 20 %. On assiste de fait à une réduction de la protection des plus vulnérables (7 % de la population française est sans « complémentaire », ce qui interdit quasiment l’accès aux soins) quand les mieux dotés peuvent avoir recours aux protections privées, créant par là même de nouvelles inégalités et réduisant de facto la solidarité entre les bien-portants et les malades.

52 D’où la place de plus en plus importante prise par les complémentaires et les remises en cause des principes fondamentaux qui ne peuvent qu’en découler. C’est une véritable concurrence qui s’établit entre trois acteurs : les mutuelles, organismes à but non lucratif, au fonctionnement solidaire, avec une participation en fonction des revenus, les institutions de prévoyance (IP) organismes à but non lucratif gérés paritairement par les syndicats et le patronat, et les entreprises d’assurances privées à but lucratif. Dans cette situation, les mutuelles sont en danger. Ainsi, comme la Sécurité sociale a relancé la médecine libérale en solvabilisant la demande de soins, se développe désormais un véritable « marché de la prévoyance » [63] dans lequel « les régimes de prévoyance privés s’alimentent de la substance même du service public » [64].

53 Les différentiations des logiques semblent s’atténuer, se brouiller même sur la voie d’un consumérisme que rien ne semble pouvoir arrêter. Une telle promotion s’est consolidée par l’institutionnalisation de ces organismes en Union nationale des organismes d’assurance-maladie complémentaire (Unocam, loi du 13 août 2004) qui leur attribue des compétences régulièrement étendues jusqu’à leur reconnaître le statut de véritables collaborateurs [65]. Leur essor et leur chiffre d’affaires en augmentation traduisent cette reconnaissance. Cependant, si le pan mutualiste dans le meilleur des cas stagne, voire régresse, la croissance des sociétés d’assurances privées est significative. Se développe un véritable marché de la protection dans lequel le bien fondamental en démocratie qu’est la santé est ramené au rang d’une marchandise. Avec l’ardeur publicitaire qui va avec. Telle « mutuelle » promet une « Formule santé double effet » : « Jusqu’à 50 % d’économie et 100 % bien assuré. La formule Double Effet, c’est l’assurance qu’en fin d’année, MMA vous restitue jusqu’à la moitié de ce que vous avez versé, tout en restant assuré de manière optimale [66]. »

54 L’essor des complémentaires est à la fois le symptôme et le moteur de la régression de l’assurance maladie obligatoire et donc du principe de solidarité. Il sape l’idéal de 1945 en légitimant ce qui devait rester marginal, la logique assurantielle complémentaire. Outre d’être une source de nouvelles inégalités, elle est sans doute un signe patent de basculement graduel dans un nouveau modèle où l’autoprotection tiendra une part croissante jusqu’à une mise en marché de secteurs entiers de la protection. Certes, plusieurs interventions juridiques correctives ont tenté d’atténuer les effets de la concurrence liés au droit des assurances, « mais demander au droit du marché lui-même, en ce qu’il constitue un modèle, de corriger son propre référentiel, ses règles de construction des groupes comme ses modes de détermination du collectif est en quelque sorte une opération juridique contre nature » [67].

55 Le mode de financement de l’hôpital est un des exemples les plus significatifs de cette mise en marché. En 2004 Jean de Kervasdoué, ex-directeur général des hôpitaux, écrivait : « L’élaboration de la stratégie d’un hôpital public ressemble à celle des autres entreprises […] De nombreux hospitaliers sont convaincus de la spécificité absolue de leur secteur. Il n’en est rien. […] Même si le mot “marketing” est encore un tabou du fait de sa connotation agressive – on cherche à vendre –, c’est bien de cela qu’il s’agit ici [68]. » C’est en 2004 que se met en place la tarification à l’activité (T2A) ; ce passage d’un financement par dotation à un financement à l’acte pousse les hôpitaux à épouser le mode de fonctionnement des cliniques privées, guidé par l’augmentation de la production, de la rentabilité, des économies. D’ailleurs, l’abrogation de la notion même de « service public hospitalier » au profit de « missions de service public » attribuées indistinctement à des établissements publics, privés non lucratifs ou commerciaux, confirme très clairement la pente vers une marchandisation des soins même si pour l’instant elle ne s’effectue que sur les marges [69].

56 La question de la protection non seulement n’échappe pas à la norme de fonctionnement imposée par le marché, mais elle en devient même un secteur majeur vu son poids économique et ses effets sur l’imaginaire de la protection. Un bon indicateur de ces transformations est l’élargissement de l’offre assurantielle. Le calcul, la recherche de l’intérêt individuel et d’un besoin de protection face à un futur souvent inquiétant deviennent une sorte de modèle culturel, dont l’intériorisation tend à orienter les choix d’un individu souverain, supposé responsable et, en bon consommateur, conscient de ses intérêts. L’invitation à la responsabilité se mue de plus en plus en une formulation active d’assignation à la responsabilité. Plus familiers des minima sociaux que des complémentaires, les plus démunis sont invités de manière plus ou moins explicite à la modération en matière de dépenses.

57 D’ailleurs, la réduction du périmètre de la prise en charge collective et solidaire de la Sécurité sociale a été présentée comme devant participer à « responsabiliser » l’assuré, à lutter contre une consommation médicale jugée irresponsable. De même pour les diverses augmentations du ticket modérateur, la mise en place de franchises, de participations forfaitaires pour consultations… L’idée selon laquelle « les plus pauvres seraient responsables de leur situation » [70] progresse simultanément. Rien d’étonnant à ce qu’apparaissent des « assurances comportementales » [71] où les bons scores en matière d’hygiène de vie se traduisent en promesses de réductions dans des enseignes partenaires.

58 On ne dira jamais assez la force de subversion, de dilution de la solidarité sociale dont est porteuse cette « responsabilisation » à connotations morales. Si quelques rares aventuriers du risque peuvent espérer s’affranchir, grâce à une bonne dose de narcissisme, du collectif, pour tous ceux qui sont dépourvus des capacités minimales à exister sans une aide extérieure, l’effet prévisible serait une stigmatisation accrue qui sanctionnerait une incapacité à se prendre en charge. Quand ils ne sont pas accusés de se complaire dans l’« assistanat ». On a là un excellent poste d’observation d’une société néolibérale qui pose comme règle du fonctionnement collectif « qu’il n’y a que des individus – des individus qui sont définis par leurs droits, sur le plan abstrait, juridique, et par leurs intérêts, sur le plan concret, économique » [72].

59 Dans cette logique, le principe de solidarité comme principe organisateur de la collectivité tend à perdre sa légitimité. Le lien d’appartenance à la collectivité incarné par les droits sociaux de protection s’en trouve distendu. Certes, historiquement ce principe n’a jamais fait l’unanimité, mais il semble désormais entamé, bien au-delà de quelques chantres du risque. Différentes études montrent que « la solidarité envers les plus démunis n’apparaît plus véritablement comme une idée fédératrice de la société française », car « c’est d’abord aux individus eux-mêmes de se prendre en main » [73].

60 Cette mise en cause de la solidarité et, au-delà, du pacte social, ne préfigure-t-elle pas un certain renoncement à faire de la justice sociale l’horizon de l’action politique, condition de la paix sociale ?

61 Ce qui frappe dans ce parcours schématique, c’est l’esquive persistante du débat sur les priorités et les choix à faire pour réformer véritablement l’institution Sécurité sociale. Que faire pour qu’elle conserve sa fonction de solidarité sans laquelle il ne peut pas y avoir de réelle démocratie capable d’orienter le devenir collectif ? Cette absence de débat, qui n’est pas un simple immobilisme, s’est traduite par une inflation de mesures, une « succession “anesthésiante” de législations et de réformes techniques ou institutionnelles » [74]. Elles ont pu donner l’impression d’une lutte opiniâtre pour préserver les principes de 1945, notamment du fait du processus de généralisation. Pourtant, outre le fait que ces « avancées » ne résultent pas d’un projet global, mais de mesures d’ajustement créant segmentation des populations, complexité et opacité du système, elles sont conçues dans un cadre conceptuel économiciste et grosses elles-mêmes de nouvelles inégalités et injustices. « Faute d’être pensée, la dynamique de la sécurité sociale a résulté de forces qui lui sont extérieures [75]. » Au bout du compte, c’est la politique elle-même qui est disqualifiée dans sa fonction instituante de la société.

Notes

  • [1]
    Les Échos, 23 septembre 2016.
  • [2]
    Colette Bec, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Gallimard, Paris, 2014.
  • [3]
    Pierre Laroque, « Le plan français de Sécurité sociale », Revue française du travail, n° 1, avril 1946, p. 9.
  • [4]
    Pierre Laroque, « Préface », in S. Grévisse, N. Questiaux, M. Morisot, G. Guillaume, H. Roson, M. Gentot, P. Laroque, Succès et faiblesses de l’effort social français, Armand Colin, Paris, 1961, p. 13.
  • [5]
    Colette Bec, De l’État social à l’État des droits de l’homme ?, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2007.
  • [6]
    Article 1202 du Code civil (1804) : « Un engagement par lequel les personnes s’obligent les unes pour les autres et chacune pour tous ».
  • [7]
    Alfred Fouillée, La science sociale contemporaine, Hachette, Paris, 1880, p. 357-358.
  • [8]
    Ibid. (souligné par l’auteur).
  • [9]
    Mona Ozouf, De Révolution en République. Les chemins de la France, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2015, p. 254.
  • [10]
    Georges Vedel, « Démocratie politique, démocratie économique, démocratie sociale », Droit social, n° 31, 1947, p. 55-56.
  • [11]
    Antoinette Catrice-Lorey, « Genèse et trajectoires de la démocratie sociale en France », in La protection sociale au xx e siècle : quel héritage ? Des défis d’hier aux chantiers de demain, Comité d’histoire de la sécurité sociale, Paris, 2016, p. 8.
  • [12]
    Pierre Laroque, « Quarante ans de sécurité sociale », Revue française des Affaires sociales, numéro spécial, juillet-septembre 1985, p. 12.
  • [13]
    Pierre Laroque, « Préface », in Succès et faiblesses de l’effort social français, op. cit., respectivement p. 5 et 8.
  • [14]
    Ibid., p. 13.
  • [15]
    Henry Roson, « La santé », in Succès et faiblesses de l’effort social de la nation, op. cit., p. 71.
  • [16]
    Nicole Questiaux, « La vieillesse », in Succès et faiblesses de l’effort social de la nation, op. cit., p. 112.
  • [17]
    D. Schnapper, J. Brody, R. Kastoryano, « Les Français et la Sécurité sociale. Sondages d’opinion, 1945-1982 », Vingtième siècle, n° 10, avril-juin 1986, p. 67, 70, 72.
  • [18]
    La Croix, 28 juillet 1945.
  • [19]
    Auquel sont intégrés les étudiants (loi du 20 septembre 1948), les écrivains non-salariés (loi du 21 juillet 1949), les militaires de carrière (décret du 3 octobre 1949), les veuves et orphelins de guerre (loi du 26 août 1954).
  • [20]
    Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale. Son histoire à travers les textes, tome 3, 1945-1981, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1988 ; Henry Galant, Histoire politique de la Sécurité sociale, Armand Colin, Paris, 1955.
  • [21]
    Art. 1er de la loi du 22 mai 1946, J.O. du 23 mai 1946.
  • [22]
    Pierre Laroque, cité par Henry Galant, Histoire politique de la Sécurité sociale, op. cit., 1955, p. 110.
  • [23]
    Dossier remis à la presse par le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale le 16 novembre 1977 à l’issue du Conseil des ministres qui adopte les projets de généralisation.
  • [24]
    Dont les cotisations peuvent être prises en charge partiellement ou totalement par l’aide sociale.
  • [25]
    François Mercereau, « La loi désorientée », Droit social, n° 9-10 septembre-octobre 1978, p. 2.
  • [26]
    Ibid., p. 4.
  • [27]
    La Sécurité sociale. Son histoire à travers les textes, op. cit., p. 723.
  • [28]
    Jean Michel Bélorgey, « La généralisation de la Sécurité sociale est-elle de nature à garantir au “Quart-Monde” un droit à la Sécurité sociale ? », Droit social, n° 9-10, septembre-octobre 1978.
  • [29]
    Projet de loi relatif à la Cmu, Joan, Doc. parl., n° 1419, p. 4.
  • [30]
    Robert Lafore, « La CMU : un nouvel îlot dans l’archipel de l’assurance maladie », Droit social, n° 1, janvier 2000, p. 24.
  • [31]
    Ibid., p. 26.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid., p. 28.
  • [34]
    Le 1er janvier 2016 est entrée en application la Protection universelle maladie (PUMA) ; pour l’analyse de cette loi (des progrès et des limites), cf. Didier Tabuteau, « La protection universelle maladie : une transfiguration législative de l’assurance maladie », RDSS, 1re partie 2015, 1058 ; « Une rationalisation inachevée du financement de la Sécurité sociale », RDSS, 2e partie 2016, 134.
  • [35]
    Jean Bordeloup, « La désaffection croissante à l’égard de la Sécurité sociale et ses conséquences », Droit social, n° 3, mars 1975, p. 155.
  • [36]
    La Croix, 28 juillet 1945.
  • [37]
    « Décisions du 29e congrès », Le Peuple, n° 437, 17 juillet 1953.
  • [38]
    « Pour un service national de santé », FO, n° 294, 30 août 1951.
  • [39]
    Pierre Laroque, « Des assurances sociales à la Sécurité sociale », intervention aux journées d’études de la Sécurité sociale (16-21 mai 1955), Force ouvrière informations, numéro spécial, juillet 1955, p. 238-239.
  • [40]
    Pierre Laroque, « De l’assurance à la Sécurité sociale. L’expérience française », Revue internationale du travail, vol. 57, 1948, n° 6, p. 625.
  • [41]
    Jean-Marie Spaeth, « Les syndicats et l’assurance maladie », Les Tribunes de la santé, vol. 18, 2008, n° 1.
  • [42]
    Jean Jacques Dupeyroux, « Introduction », Droit social, n° 1, janvier 1968, p. 3.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Le problème de la Sécurité sociale, mai 1961 ; La Sécurité sociale et son avenir, juin 1965.
  • [45]
    « La Sécurité sociale et son avenir », supplément au numéro de juin 1965, Patronat français. Bulletin du CNPF, p. 3.
  • [46]
    Ibid., p. 5-6.
  • [47]
    L’Express, 4-10 septembre 1967, p. 19.
  • [48]
    Pour une analyse très précise des modifications du financement, voir Pierre Volovitch, « L’évolution des ressources de la protection sociale (1959-1999) », Revue de l’IRES, n° 37, 2001/3, p. 4.
  • [49]
    Réforme constitutionnelle du 22 février 1996 instituant les lois de financement de la Sécurité sociale. Dès 1944, le CNR prévoyait une gestion de la Sécurité sociale par « les représentants des intéressés et de l’État ». Jamais absent, ce dernier a toujours pris les décisions en matière de cotisations et de prestations. Mais sa sphère d’intervention s’est élargie très tôt sous l’effet du mouvement de généralisation à de nouvelles catégories, des évolutions des formes de financement (contributions fiscales) et des engagements européens de la France. Enfin, les réformes qu’a connues la « Sécu » depuis (retraites, maladie, allocations familiales) ont encore accentué cette prépondérance. Pour une analyse très précise de ces évolutions, cf. Didier Tabuteau, « L’état et la Sécurité sociale », in M. Borgetto, A.-S. Ginon, F. Guiomard (dir.), Quelle(s) protection(s) sociale(s) demain ?, Dalloz, Paris, 2016, p. 307-324.
  • [50]
    Yves Bur, « Le rôle accru du Parlement : une évolution majeure ? », La protection sociale au xx e  siècle : quel héritage ? Des défis d’hier aux chantiers de demain, Comité d’histoire de la sécurité sociale, Paris, 2016, p. 132.
  • [51]
    Ibid., p. 136.
  • [52]
    Marcel Gauchet, Le nouveau monde, Gallimard, coll. « Sciences humaines », Paris, 2017, p. 458.
  • [53]
    Francis Pavard, « L’équilibre financier de la Sécurité sociale », Revue économique, vol. 18, n° 2, p. 206.
  • [54]
    BIT, Socle de protection sociale pour une mondialisation juste et inclusive, Rapport du groupe consultatif présidé par Michelle Bachelet, mis en place par le BIT avec la collaboration de l’OMS, Genève, 2011.
  • [55]
    Cf. les études annuelles publiées par la Drees, et tout particulièrement « Minima sociaux et prestations sociales » qui analysent l’impact de ces transferts sur la pauvreté.
  • [56]
    En 2014, ils étaient 4,1 millions de bénéficiaires, soit 7,4 millions de la population française (11,1 %). Le coût se monte à 3,4 M€ pour une réduction de la pauvreté monétaire de 1,6 %. Entre 2010 et 2014, l’augmentation du nombre de bénéficiaires est de 15 %.
  • [57]
    « Quelques réflexions sur le droit à la sécurité sociale », Droit social, n° 5, 1960, p. 305.
  • [58]
    Rapport sur les minima sociaux, groupe interadministratif présidé par B. Fragonard, 1992 ; CERC-Association, Les minima sociaux, 25 ans de transformations, n° 2, 1997 ; 1984, Allocation spécifique de solidarité ; 1984, Allocation d’insertion ; 1988, Revenu minimum d’insertion ; 2004, Revenu minimum d’activité ; 2009, Revenu de solidarité active.
  • [59]
    François Fillon, Le Monde Économie, 7 octobre 2003, p. 11.
  • [60]
    Michel Borgetto, « La solidarité, l’égalité et la responsabilité face aux transformations de l’État providence », in Colette Bec, Giovanna Procacci (dir.), De la responsabilité solidaire. Mutations dans les politiques sociales d’aujourd’hui, Syllepse, Paris, 2003, p. 48.
  • [61]
    Anne-Marie Brocas, Paul Hadolph, « Monopole ou concurrence en matière de protection sociale », Droit social, n° 9-10 septembre-octobre 1995, p. 751.
  • [62]
    Didier Tabuteau, « Une métamorphose silencieuse des assurances sociales », Droit social, n° 1, janvier 2010, p. 89.
  • [63]
    Gérard Lyon-Caen, « La deuxième jeunesse de la prévoyance sociale », Droit social, n° 4, avril 1986, p. 290.
  • [64]
    Ibid., p. 292, note 8.
  • [65]
    L’idée d’un partenariat est clairement développée dans Jean-François Chadelat, « La répartition des interventions entre les assurances maladie obligatoires et complémentaires en matière de dépenses de santé », rapport, commission des comptes de la Sécurité sociale, juin 2003.
  • [66]
  • [67]
    Anne-Sophie Ginon, « L’assurance maladie : quelle place pour le marché ? », in Michel Borgetto, Anne-Sophie Ginon, Frédéric Guiomard (dir.), Quelle(s) protection(s) sociale(s) demain ?, Dalloz, Paris, 2016.
  • [68]
    L’hôpital, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 2004, cité par Anne Gervais et André Grimaldi, « Faut-il changer le statut de l’hôpital public ? », Le Monde diplomatique, 26 mars 2017.
  • [69]
    À plusieurs reprises, le Medef a milité pour un transfert beaucoup plus large vers les acteurs privés, qui de fait remettrait en cause le monopole, laissant à l’assurance maladie les risques les plus lourds.
  • [70]
    Régis Bigot, Émilie Daudey, Sandra Hoibian, Note de synthèse du Credoc, septembre 2014, n° 11.
  • [71]
    Vitality, de l’assureur italien Generali.
  • [72]
    Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, Paris, 2016, p. 330.
  • [73]
    Régis Bigot, Émilie Daudey, Sandra Hoibian, Note de synthèse, op. cit., p. 1 et 3.
  • [74]
    Didier Tabuteau, « L’assurance maladie dans la tourmente économique et politique (2007-2011) », Les Tribunes de la santé, vol. 32, n° 3, 2011, p. 8.
  • [75]
    Alain Supiot, « La Sécurité sociale entre réformisme et transformisme », RDSS, janvier-février 2016, p. 5.
Français

Cet article analyse dans une perspective socio-historique un processus de délégitimation politique de la Sécurité sociale. En 1945, dans la continuité du solidarisme, cette institution porte, avec le droit du travail, le projet d’un ordre social nouveau reposant sur une égale protection de tous, indispensable à la liberté et à la citoyenneté de chacun. Elle subit depuis les années 1970 une réorientation philosophique et politique profonde et évolue vers un statut d’organisme payeur invité à se soumettre aux lois du marché. Cette réorientation trouve son origine dans le dilemme, à la Libération, entre une protection conçue comme droit du travailleur ou comme droit de l’homme et donc entre une solidarité catégorielle ou nationale. La généralisation du système se fait de façon différenciée, inégalitaire et porteuse de dualisation. Face aux transformations profondes de la société et au déséquilibre financier, une série de mesures réactives et d’ajustements ont tenu place de débat sur les réformes de fond nécessaires. Elles ont accentué les ambivalences originelles et limité sa portée transformative et démocratique. Le principe de solidarité tend à s’effacer au profit d’une logique prioritairement budgétaire et gestionnaire ouvrant la porte à une marchandisation de la protection.

Mots-clés

  • Sécurité sociale
  • solidarité
  • responsabilité individuelle
  • marché
  • « charges indues »
Colette Bec
Université Paris Descartes, Cnam, Lise
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/rfse.020.0167
Pour citer cet article
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