1 – Introduction [1]
1 Qu’implique économiquement le fait d’avoir passé l’intégralité ou l’essentiel de sa vie professionnelle dans une forme atypique d’emploi ? L’immense majorité des artistes interprètes est aujourd’hui employée en CDD d’usage dit constant (CDDU). Ces salariés mènent des carrières par projet, et la discontinuité de leur emploi, reconnue par le législateur comme consubstantielle à leur activité, est aménagée par un régime dérogatoire d’assurance chômage datant de la fin des années 1960 (annexes 8 et 10 de l’Unédic). Les premières générations d’artistes ayant passé toute leur carrière ou presque comme intermittents du spectacle sont arrivées à la retraite au début des années 2000. L’analyse de leurs retraites permet de saisir certains aspects de l’incidence individuelle et collective à long terme d’une installation durable dans une situation de flexibilité contractuelle aménagée par l’assurance chômage, modalité particulière de « flexicurité ».
2 La question de la pérennisation dans des formes particulières d’emploi, notamment dans ce que Serge Paugam décrit comme une « intégration incertaine » [Paugam, 2000], situation alliant travail gratifiant et emploi instable, a peu été investie par la sociologie du salariat et de la précarité. Très schématiquement, il est possible d’ordonner cette littérature abondante selon les trois échelles temporelles qu’elle envisage : celle de moments du cycle de vie particulièrement concernés par la flexibilité de l’emploi, celle du temps long de l’histoire du marché du travail et des statuts et formes juridiques qui l’organisent, celle enfin de l’expérience, au présent, de la « précarité ». La précarité de l’emploi est envisagée comme transitionnelle par des travaux centrés sur certains moments spécifiques de la carrière – le plus généralement son début et sa fin. C’est ainsi qu’est analysée l’insertion professionnelle de certaines populations [Castra, 2003], et notamment des jeunes [Eckert et Mora, 2008 ; Fondeur et Minni, 2004 ; Givord, 2005 ; Maruani et Reynaud, 2004] ou la transition vers la retraite, qui correspond souvent à une fragilisation des parcours et ménage un épisode long de chômage ou d’invalidité [Molinié, 2006]. Les travaux de sociologie consacrés à l’augmentation des formes d’emploi atypiques, dont on constate la multiplication à partir du milieu des années 1990 à la faveur de la résurgence du débat sur l’exclusion [Barbier, 2005 ; Fassin, 1996] et les inégalités [Dubet, 2004], l’envisagent comme une dynamique de précarisation à l’échelle du salariat. C’est la focale adoptée par R. Castel dans ses travaux désormais classiques sur les métamorphoses contemporaines du salariat. La « déstabilisation des stables », voire l’institutionnalisation du « précariat » [Castel, 1995, 2007], tranche avec un mouvement séculaire de constitution du salariat comme statut protecteur. Dans ce contexte, l’expérience de l’instabilité de l’emploi, en lien avec la précarité des situations individuelles et familiales, a fait l’objet de nombreux travaux s’appliquant à souligner la très grande variété, et souvent l’ambivalence, de situations qui ne sont pas toujours corrélatives d’un enfermement dans le dénuement économique et l’isolement social [Cingolani, 2015].
3 Les arts ont fourni un terrain privilégié d’étude du salariat flexible. Les études consacrées au travail artistique intermittent se sont attachées à saisir les modes de structuration de la production et des carrières dans certains mondes (la musique ancienne par exemple [François, 2005] ou la danse contemporaine [Sorignet, 2010]) et dans des métiers (comédiens, musiciens, danseurs [Coulangeon, 2004 ; Menger, 1997 ; Pilmis, 2007 ; Rannou et Roharik, 2006]) reposant sur des relations ponctuelles d’emploi. Le caractère structurant du régime spécifique d’indemnisation des intermittents pour leur régime d’emploi a par ailleurs motivé l’ouverture d’un chantier d’expertise, d’un espace de débat scientifique et d’un front de luttes sociales récurrentes et souvent vives. L’incidence de ce mode spécifique de socialisation d’un risque professionnel sur les évolutions du marché du travail, ses effets sur les relations de travail, la relation au travail, les organisations, les agendas d’activité de ces salariés atypiques et leurs carrières, ou encore sur l’équilibre des comptes de l’Unedic sont des thèmes largement documentés et discutés [Grégoire, 2013 ; Gurgand et Menger, 1996 ; Menger, 2011]. L’horizon de long terme de ces salariés travaillant par projet a cependant peu attiré l’attention. Alors que la retraite du salarié ordinaire fait l’objet d’une littérature abondante, mais avec généralement pour toile de fond l’emploi typique [COR, 2013, 2014], et de luttes sociales particulièrement âpres, on ne constate rien de tel chez les intermittents sur ce chapitre, particulièrement chez les artistes.
4 Cet article se situe à la confluence des lignes de recherche sur l’emploi flexible, les retraites et le travail artistique : le cas des artistes a été retenu pour les possibilités d’installation dans l’emploi flexible qu’il offre. Mais l’accent est mis sur la fin de leurs parcours et sur une protection peu explorée, celle du risque vieillesse et non du risque chômage. Dans cette étude sur les retraites, la focale est placée sur l’emploi durablement flexible afin d’analyser la manière dont les solidarités collectives consolidées en systèmes de protection sociale prennent en charge l’individualisation des parcours professionnels et de la montée des précarités, dans la lignée d’interrogations portées depuis une dizaine d’années par la sociologie de la protection sociale [Guillemard, 2008].
5 La section 2 est consacrée à l’exploration de la pertinence du cas pour saisir les marges de la protection sociale, et décrit les données mobilisées. L’examen des difficultés historiques d’affiliation des artistes aux assurances sociales et des aménagements parcimonieux dont ils bénéficient (section 3) permet d’expliquer la faiblesse et la décroissance des pensions des artistes. Les inégalités intergénérationnelles vis-à-vis de la retraite s’accompagnent d’un creusement des inégalités intragénérationnelles et d’une réduction des inégalités de genre par dégradation des positions les plus favorables, celles des hommes (section 4). Les artistes cumulent fréquemment emploi et retraite, pour des raisons qui mêlent nécessité économique et centralité du métier dans leur vie. Mais l’engorgement du marché du travail aux âges élevés limite les possibilités de cumul. Le cas des artistes invite à un retour sur les conditions de possibilité des injonctions contemporaines au vieillissement actif (section 5).
2 – Portée du cas et méthodes
6 Les mondes de l’art ont été envisagés avec profit comme des laboratoires de la flexibilité et des formes contemporaines de renouvellement du capitalisme [Boltanski et Chiapello, 1999 ; Menger, 2002, 2009, 2011]. Au-delà de ses spécificités, le cas des artistes interprètes est à même de constituer un jalon comparatif avec d’autres métiers intellectuels et créatifs menés dans le cadre de carrières par projet, mais encore avec d’autres secteurs, comme l’agriculture ou le bâtiment, qui reposent largement sur une main-d’œuvre non permanente ou employée au noir [Jounin, 2009]. Il fournit également un lieu privilégié d’étude de l’articulation des différents pans de la protection sociale et de la manière dont cette dernière protège – ou non – les salariés durablement employés dans un cadre contractuel étranger au salariat typique, défini par l’horizon temporel indéterminé de la relation contractuelle (CDI) avec un employeur unique.
2.1 – Des artistes à la marge de la protection sociale
7 Alain Supiot a montré le caractère standardisant du droit du travail et de la protection sociale, qui privilégient un modèle unique de rapport de travail (en insistant sur la dichotomie subordination-indépendance), et supposent, pour la garantie de la sécurité individuelle des travailleurs, un temps de travail homogène [Supiot, 1999]. Qu’advient-il quand la protection sociale est confrontée à un emploi par définition morcelé, brouillant, dans son principe même et dans la pratique, les relations « normales » de subordination et de relation travail/emploi ?
8 Le cas des intermittents permet de révéler les implicites de définition de ce système, et de montrer la contingence de ce montage, que perdent de vue les analyses typologiques des États providence comme celles d’Esping-Andersen [Esping-Andersen, 1999] [2]. Les règles de calcul qui fondent la protection sociale sont l’objet d’un travail historique de définition, issu d’arbitrages, de rapports de force, ou encore de lignes directrices d’action de la puissance publique. Elles opèrent des conversions de flux appuyées sur des formules d’équivalence entre le temps et les revenus, créant de ce fait des situations d’inclusion, d’exclusion, mais aussi des marges.
9 L’utilisation que font les artistes de leur régime d’indemnisation du chômage désaccorde la relation typique entre travail, emploi et chômage, et les pénalise à long terme. Les protections les concernant sont concentrées sur une temporalité – le temps court de la privation temporaire d’emploi. Tout se passe donc « comme si » s’opérait un report du risque sur la fin de vie professionnelle de ces salariés. Nous proposons d’appréhender les systèmes de protection sociale non seulement comme des systèmes de solidarités collectives définissant un maillage assurantiel, mais également comme des technologies assurantielles appuyées sur des catégories sociales, notamment des définitions des temps. La transgression, par les artistes, des définitions typiques des temporalités sociales s’exprime notamment au moment de la bifurcation vers la retraite. Alors qu’elle se traduit généralement, chez le salarié non artistique, par une sortie définitive du marché du travail, la plupart des artistes entendent continuer à travailler après la liquidation de leur retraite. Mais seuls certains d’entre eux parviennent à poursuivre leur activité du fait d’un engorgement croissant du segment du marché du travail ouvert aux artistes âgés. La question de la protection contre le risque vieillesse, conformément aux conclusions des travaux menés par A.-M. Guillemard [Guillemard, 2003, 2010], ne peut s’appréhender sans prêter attention au marché de l’emploi, et ce cas peut donc être mobilisé avec profit pour éclairer les débats contemporains sur le vieillissement actif et ses conditions de possibilité.
2.2 – Données et méthodes
10 Attentive à la contingence historique du montage du système de protection sociale dont bénéficient les artistes, l’étude mobilise le dépouillement et l’analyse d’un siècle d’archives syndicales (fonds du Syndicat français des artistes et de la fédération nationale du spectacle, consultables aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis). Les traitements quantitatifs reposent quant à eux sur l’exploitation de données issues de l’appariement de trois jeux de données administratives [3] : celles des Congés Spectacles, de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) et d’Audiens, organisme gestionnaire des droits à pension de retraite complémentaire des métiers des spectacles, de la communication et de la presse. Les premières, régulièrement utilisées pour l’étude de l’emploi et des carrières dans les spectacles, sont disponibles au CESPRA. Elles fournissent des informations fines sur les contrats conclus dans le secteur (durée, montant des salaires, entreprise employeuse, etc.), et comportent certains descripteurs sociodémographiques des individus (âge, sexe, lieu de résidence, etc.), chaque bénéficiaire disposant d’un identifiant unique. Ces fichiers ne portent que sur l’emploi intermittent. L’étude des retraites supposait d’obtenir des données de l’organisme compétent, la CNAV [4]. Les fichiers obtenus comportent des renseignements sur la carrière de cotisation des individus, y compris hors spectacles, à un niveau agrégé (nombre de trimestres cotisés, âge au premier report, nombre de reports à 30, 40, 50 et 60 ans, nature des trimestres, cotisés ou validés, si l’individu est polypensionné ou non, son salaire annuel moyen, etc.) et sur les retraites (taux, surcote, montant, etc.). La retraite de la CNAV n’est que l’une des deux composantes obligatoires de la retraite, l’autre étant la complémentaire. Les intermittents cotisent obligatoirement à une retraite complémentaire depuis 1973, gérée par Audiens. Les données Audiens récapitulent la carrière de cotisation des artistes (nombre et nature des points accumulés, année de liquidation) et les prestations qui leur sont servies.
11 La population socle de l’appariement avec les données des principaux organismes d’assurance vieillesse visant ces salariés est l’ensemble des individus présents dans les données Congés Spectacles entre 1986 et 2006. Les informations relatives à la retraite de ces individus couvrent la période 1947-2009. Ce mode de définition de la population induit des biais – notamment le fait que la période de référence est bornée à gauche et à droite. On sous-estime donc le nombre d’intermittents ayant liquidé leur retraite avant 1986 et après 2006 – les données restant cependant fiables jusqu’en 2009. La définition de ce qu’est un artiste « retraité au titre de l’intermittence des spectacles » ne va par ailleurs pas de soi. Pour être présent dans les données Congés Spectacles, il suffit d’avoir déclaré un contrat, et demandé le versement de ses congés payés. Les individus présents dans ces fichiers peuvent donc n’avoir travaillé que marginalement dans les spectacles. Afin de parer à cette difficulté, ne sont retenus comme relevant de la population d’étude que les individus ayant Audiens comme organisme liquidateur de leurs retraites complémentaires, ce qui implique que sont sous-représentés les individus spécialisés dans des métiers offrant des carrières courtes, les danseurs par exemple, pris en compte s’ils sont parvenus à se reconvertir dans des métiers artistiques plus compatibles avec l’avancée en âge. Malgré ces limites, les données exploitées sont les plus complètes jamais constituées sur la protection sociale des intermittents.
2.3 – Caractéristiques de l’emploi, des carrières et des revenus des intermittents
12 Le marché du travail des artistes intermittents, la composition de leur emploi et leurs carrières présentent un certain nombre de singularités. La croissance explosive du secteur des spectacles – le volume d’artistes recensés dans les données CCS a été multiplié par près de 4 entre 1986 et 2009 – s’est effectuée par fragmentation de l’emploi. La durée moyenne des contrats a fortement baissé au cours des 20 dernières années : l’engagement moyen durait 15,3 jours en 1987, contre 2,8 en 2009. Les artistes déclarent par ailleurs, sur l’année, des volumes d’activité qui ont diminué : 81 jours en moyenne par an en 1990, 68 en 2009, avec un minimum de près de 60 jours au début des années 2000. Les salaires directs, issus du travail déclaré, ont eu tendance à décroître dans les années 1990, avant de se stabiliser dans les années 2000. Autre caractéristique importante : celle de la composition des revenus disponibles des artistes, régulièrement constitués de plus de 50 % d’indemnités de chômage [Corsani et Lazzarato, 2008 ; Gille, 2013]. De nombreux actes de travail ne sont pas sanctionnés par un contrat, et le salaire paie souvent non des heures effectivement réalisées, mais un forfait. Il est fréquent, par exemple, que les artistes participent à la préparation d’un spectacle alors qu’ils sont formellement au chômage, indemnisé ou non. Leurs carrières sont jalonnées de fréquentes discontinuités : à titre d’illustration, seuls 5,1 % des individus non éphémères [5] présents dans nos bases, et nés après 1947 (ayant donc moins de 62 ans, âge moyen de liquidation de la retraite en 2009) se sont maintenus continûment sur le marché entre 1986 et 2006.
3 – Calculer pour protéger : les assurances sociales et leur prise en charge des artistes
13 François Ewald a montré le caractère décisif de la loi de 1898 sur les accidents du travail dans le processus de construction du système de protection sociale français. Elle a contribué à instituer le risque et sa couverture comme des technologies de pouvoir et de gestion des populations [Ewald, 1986]. Ouvrant une brèche dans la notion de responsabilité de l’employeur, la loi définit un système de calcul consacrant le fait que l’accident du travail n’est plus considéré comme une faute individuelle, mais comme un risque inhérent au capitalisme industriel qu’il convient de couvrir. La parade aux effets du capitalisme a donc consisté en la construction socialisée d’un calcul ou d’une calculabilité, non des profits, mais des risques et donc des droits. Ce système, hostile par construction au cas par cas, peine à établir une couverture de risque pour les situations atypiques.
3.1 – Les artistes : un défi calculatoire pour les assurances sociales
14 La construction progressive du statut de salarié comme statut protecteur repose sur un processus d’affiliation [Castel, 1995]. Celle des artistes a toujours été problématique [Grégoire, 2013], et l’histoire du salariat artistique est traversée par une difficulté à déterminer un mode de calcul des assurances sociales compatible avec les propriétés de leur emploi et de leurs revenus. En cause : l’intermittence de leur activité, la variabilité afférente de leurs revenus et, enfin, la multiplicité de leurs employeurs. En jeu, aussi : la définition d’une assiette de cotisation (qui engage un arbitrage entre revenus présents et à venir lors du passage à la retraite) et d’un périmètre de la solidarité.
15 Quelques jalons historiques [6] permettent d’illustrer la difficulté de prise en charge de cette population par un système d’assurances sociales, dont les principes de construction évoluent à mesure que ses protections s’étendent à de plus nombreux aléas de l’existence. Ainsi, dans la première loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) de 1910, l’existence d’un plafond d’assujettissement au-delà duquel la cotisation n’était plus obligatoire excluait de fait nombre d’artistes : beaucoup travaillaient déjà de manière intermittente, et la variabilité de leurs revenus d’activité impliquait qu’ils pouvaient être au-dessous du plafond une année et au- dessus la suivante, et donc cotiser, ou pas. L’éligibilité problématique aux assurances sociales de 1928 et 1930 relève de mécanismes similaires : la loi prévoit un plafond de ressources annuelles de 15 000 francs (étendu en fonction de la situation familiale et de la situation géographique) et une durée minimum travaillée de 90 jours par an, pour le chapitre assurance vieillesse et assurance invalidité. Marcilly, spécialiste des assurances sociales de l’Union des artistes, syndicat emblématique du secteur dans l’entre-deux-guerres, conclut à l’époque que les artistes « étant des salariés, seront assujettis à cette nouvelle loi », mais, « [nous] paierons toujours, toucherons rarement ». La question de l’affiliation au régime général des assurances sociales a donc été largement débattue : « Il importe, poursuit-il, que nous soyons exclus des Assurances sociales, comme en sont exclus les agents des Compagnies de Chemin de fer et les inscrits maritimes, qui ont leurs caisses particulières de retraite. » Est donc en jeu la question de la définition du périmètre de la solidarité : la société salariale ou le métier ?
16 La couverture du risque vieillesse est alors conçue comme un enjeu de premier plan. Un projet de retraite indépendante, corporative, est mis en place par Hubert Paty dès 1927, et soutenu par l’Union des artistes. L’innovation consiste à proposer une assiette de cotisation ne prenant pas en compte uniquement les salaires, jugés trop faibles pour être grevés par la cotisation de droit commun. Militant pour la disparition du « droit des pauvres », taxe pesant sur les billets de spectacles et servant au financement des bureaux de bienfaisance et hospices, il proposait d’affecter ces sommes aux retraites des artistes. Après de longues années de négociations, le projet échoue. Trois objections lui sont opposées. Il mettrait à la charge des directeurs de théâtre une obligation légale supplémentaire. Cette opposition est très classique et commune à toutes les lois de protection obligatoire. On l’a vue à l’œuvre, tant en 1910 pour la loi ROP, que dans le cadre des débats ayant précédé la signature de la loi sur les assurances sociales. Ce serait par ailleurs créer des régimes spéciaux de retraites. L’État les a toujours soigneusement évités. Il n’a fait d’exception à ce principe qu’en faveur de ses propres agents, ou d’entreprises concessionnaires de services publics ou encore dans des secteurs stratégiques [Pigenet, 2008 ; Rousselier-Fraboulet, 2007]. Enfin, le taux des retraites servies ne serait pas en proportion de l’effort fourni ni des nécessités de l’existence. Fondée sur un principe de capitalisation, la maigreur anticipée des pensions et les difficultés associées à leur financement étaient de fait une préoccupation majeure du législateur, dans le cas des artistes comme dans celui, plus général, du salariat.
17 Les artistes sont finalement intégrés à la Sécurité sociale dès 1945. Ils obtiennent la création d’une caisse de retraite professionnelle, la Canras, en 1956, mais leur affiliation à la Sécurité sociale reste incertaine, du fait de la contestation régulière dont leur qualité de salarié fait l’objet, et de la multiplicité de leurs employeurs. Le fait que cette étude porte spécifiquement sur la retraite des artistes intermittents ne doit pas faire perdre de vue un problème plus général d’affiliation de cette population à la Sécurité sociale, qui se traduit par une crise, à la fin des années 1950 [7]. L’enjeu concerne encore une fois la définition de l’assiette de cotisation. Les employeurs soulignent un risque de surcotisation renchérissant sans nécessité le coût du travail : un artiste ayant conclu de nombreux contrats avec des employeurs différents peut avoir cotisé au-delà du plafond de cotisation fixé par la Sécurité sociale. Comment assurer la péréquation des cotisations ? Une solution à cette difficulté est proposée par l’arrêté du 22 juillet 1959, qui modifie l’assiette de cotisation des artistes. Signé pendant l’été sans consultation des syndicats, il définit une cotisation forfaitaire à la Sécurité sociale : seule la durée du contrat est alors prise en compte pour le calcul de la cotisation, et non son montant. Par ailleurs, l’arrêté revient sur l’abattement de cotisation pour frais professionnels, conquête syndicale que les artistes entendent défendre. Cette initiative suscite une vive réaction des syndicats du secteur qui soulignent qu’elle lèse la plupart des artistes : le forfait est largement inférieur aux salaires moyens dans la profession, et ce mode de calcul risque de retentir sur le montant des prestations. Après une lutte de plusieurs mois, les syndicats artistiques obtiennent le rétablissement d’une cotisation réduite (70 % du taux de droit commun applicable au salaire réellement perçu limité au salaire plafond soumis à cotisations) et l’abrogation de toutes les dispositions de l’arrêté du 22 juillet 1959 contraires à ce principe [8].
18 Loin d’être linéaire, le développement de la protection sociale française est donc le fruit de tâtonnements et de rationalisations successives de règles d’éligibilité et de modes de calcul. Ils finissent par former système, à travers la définition progressive de normes et solutions typiques peu adaptées aux situations marginales, intégrées malgré tout au prix de certains aménagements.
3.2 – Modes de calculs de la retraite des artistes aujourd’hui
19 La pension de retraite des artistes intermittents est la somme de leur pension de base et de leur pension complémentaire. Comme pour tous les salariés, la pension servie par la CNAV est comprise entre un plafond et un plancher, et se compose de la pension « en droit propre » (issue directement des cotisations), et d’avantages complémentaires variant selon les individus et, lorsqu’il y a lieu, du minimum contributif, dispositif de relèvement des pensions très faibles. Le calcul de la pension en droit propre comprend pour l’essentiel deux types de variables : de durée d’assurance, et de volume des cotisations. Sans entrer dans le détail des modes de calcul, présentons les principales variables qui feront l’objet de développements dans cet article :
- le Salaire annuel moyen (SAM) indexe, dans les limites d’un plancher et d’un plafond, la pension servie par la CNAV, sur la carrière salariale du retraité. Le salaire de référence est calculé comme la moyenne des salaires des 10 meilleures années, durée progressivement passée à 25 ans avec la réforme Balladur de 1993 ;
- la durée d’assurance influe sur le taux de liquidation, qui définit la part du SAM prise en compte pour le calcul de la retraite. Il est fonction de l’âge de départ à la retraite, de la durée d’assurance validée dans l’ensemble des régimes [9] dont le salarié a dépendu au cours de sa carrière, mesurée en trimestres, rapportée à la durée de cotisation nécessaire pour obtenir le taux plein (égal à 50 %).
20 La durée de cotisation repose, sur toute la période, sur un équivalent salaire du temps. Un trimestre vaut 200 heures de SMIC [10] (limités à 4 par an). Certaines périodes peuvent par ailleurs être validées sans cotisation (au titre du chômage indemnisé, de la maladie ou de l’invalidité par exemple), et la durée d’assurance peut faire l’objet de majorations ou d’une surcote (selon la génération de liquidation). Pour obtenir une retraite sans décote (ou « à taux plein »), les salariés peuvent soit totaliser le nombre de trimestres nécessaire, soit cesser leur activité à 65 ans, ou bien être titulaire d’une pension d’invalidité ou d’inaptitude au travail.
21 Le calcul des retraites complémentaires repose, lui, sur un principe d’accumulation de points, dont la valeur d’achat et le rendement sont redéfinis chaque année. L’assiette de cotisation est plus large que pour la CNAV, et inclut des revenus de transfert comme le chômage ou les indemnités de congé maladie. Les artistes intermittents sont non-cadres. Ils cotisent donc, comme tous les salariés, à l’ARRCO, à un taux légèrement supérieur toutefois, et ce pour la tranche 1 (4,37 %) comme pour la tranche 2 (10,06 %) – lorsqu’ils dépassent le plafond de la tranche 1. Lorsqu’ils obtiennent un contrat de cadre (s’ils sont par exemple metteurs en scène), ils cotisent également à l’Agirc – le taux de cotisation dépendant là encore du niveau de revenus.
4 – Des retraites décroissantes
22 Quelque 5 800 individus ayant eu une carrière salariale marquée par une inscription durable sur le marché du travail artistique intermittent bénéficient d’une retraite. La taille des flux d’entrée en jouissance de ces « artistes retraités » a fortement augmenté au cours des 20 dernières années, en raison des effets conjoints du baby-boom, de la croissance explosive de ces professions et des mutations du système de production culturelle impliquant un recours croissant à l’intermittence. En 1989, 48 artistes intermittents liquidaient leur retraite [11]. L’effectif des flux d’entrée en jouissance d’un droit à pension est passé à 195 en 1999, et à 760 en 2009, soit une multiplication par un facteur proche de 16 en 20 ans.
23 L’immense majorité (96 %) des artistes liquide sa retraite à taux plein, et aux alentours de 62 ans en moyenne pour les différents flux d’entrée à la retraite de la période, soit à un âge légèrement supérieur, mais proche de celui de la population salariée française dans son ensemble [12]. Sous le rapport de la durée d’assurance, le régime général d’assurance vieillesse absorbe l’irrégularité de l’emploi et des carrières artistiques. Le principe de l’accumulation de trimestres cotisés sur la base d’un équivalent salaire du temps rend l’assurance vieillesse indifférente au morcellement des contrats. Par ailleurs, le mécanisme de validation de certaines périodes passées hors emploi, notamment au titre du chômage indemnisé [13], absorbe les trous d’air ponctuels de carrière.
24 Si les retraites perçues par les artistes intermittents sont à taux plein, leur montant est faible, particulièrement lorsqu’elles sont rapportées au niveau de qualification et aux revenus en activité de ces salariés. La pension totale servie en moyenne en 2009 à l’ensemble des artistes entrés à la retraite entre 1989 à 2009 est de 1 190 € [14] mensuels. Ce montant est nettement inférieur à celui des pensions totales de droit direct des salariés relevant de la CNAV et ayant une carrière complète [15]. C’est également moins que les retraites perçues par les ouvriers [16]. Les pensions des artistes diminuent au fil des générations : l’effet de noria est négatif, à l’inverse de ce que l’on observe à l’échelle de la population dans son ensemble. Un artiste entrant à la retraite en 2009 touchait en moyenne 1 100 € de retraite par mois.
4.1 – La baisse des pensions du régime général
25 La maigreur des pensions de retraite est due au premier chef au niveau des pensions servies par le régime général, significativement plus faibles que celles des autres salariés, notamment à qualification équivalente. En 2009, l’ensemble des anciens artistes intermittents touchait une pension CNAV de 650 € [17] en moyenne. Les carrières complètes (à taux plein) des salariés du régime général ouvraient quant à elles droit la même année à des retraites CNAV de 980 € en moyenne [CNAV, 2010]. De plus, elles ont perdu 33 % entre les flux 1989 et 2009 [18] (graphique 1), du fait de la chute de leur base de calcul, le SAM, qui a perdu 23 % entre les flux d’entrée à la retraite 1989 et 1999, et 37 % entre les nouveaux retraités de 1989 et leurs homologues de 2009. Conséquence de cette diminution des retraites des artistes, la proportion d’individus éligibles au minimum contributif, dispositif de relèvement des petites retraites a, elle, explosé, passant de 10 % pour la génération 1989 à 60 % pour les nouveaux retraités de 2009. Le montant de cet avantage est de 1 830 € annuels pour le flux 2009, soit une croissance de 18,5 % en 20 flux d’entrée en jouissance. Pour les bénéficiaires, ce dispositif représente entre 22 et 38 % de la pension CNAV selon les générations.
4.2 – Effet compensateur de la retraite complémentaire par points
26 Le fait que la cotisation porte sur une assiette plus large que la retraite CNAV – elle inclut certains revenus de transfert, les indemnités de chômage ou de maladie notamment – a pour conséquence que la retraite complémentaire joue un rôle de compensation de la baisse des pensions de base. L’artiste moyen touche 530 € de retraite complémentaire en 2009. Après une diminution dans les années 1990, les retraites complémentaires servies aux artistes par Audiens ont augmenté (+5 %) entre les flux de retraités 1999 et 2009. Cette reprise tient notamment à l’évolution de la forme des carrières d’artistes de plus en plus souvent porteurs de leurs propres projets et assurant des fonctions de cadres, ce qui se traduit par l’augmentation sensible de la proportion d’artistes ayant également cumulé des points Agirc, et augmentant de ce fait leur retraite complémentaire [Cardon, 2014]. Cependant, on mesure l’incidence du fait que les artistes, bien qu’appartenant aux catégories intellectuelles supérieures, n’ont pas le statut de cadre (et donc ne cotisent pas comme des cadres) en comparant le niveau de leur retraite complémentaire à celle des cadres des spectacles : pour tous les flux de départ à la retraite considérés, ces derniers perçoivent entre 10 000 et 15 000 € annuels de plus que les artistes [Cardon, 2017]. La faiblesse des retraites artistiques est liée au mode de cotisation, et donc au calcul des droits à pension.
4.3 – Marges de l’emploi et mécanismes de calculs généraux
27 Depuis les années 1980, les dispositions générales en matière de retraite s’appliquent aux artistes, à quelques aménagements spécifiques près. Les deux principales spécificités concernent l’assiette de cotisation : le salaire pris en compte est abattu pour frais professionnels (de 20 à 25 % selon les catégories d’artistes) et plafonné selon des règles spécifiques pour les cachets isolés (durée inférieure à 5 jours) [20]. Par ailleurs, les artistes ont obtenu très tôt, dès 1982, le droit de cumuler emploi et retraite. Le législateur les a donc reconnus comme échappant au domaine d’action des politiques malthusiennes de l’emploi dont le bien-fondé faisait alors consensus [Guillemard, 1993].
28 La plupart des règles spécifiques de calcul des retraites des artistes ont donc été mises en place à une époque où les partenaires sociaux militaient pour le plein-emploi (typique) dans les spectacles [Grégoire, 2013] et avant que ne se développe progressivement le régime d’emploi-chômage des artistes [Gurgand et Menger, 1996]. Du point de vue de la durée d’assurance, l’irrégularité de l’emploi a peu d’incidence. En revanche, la baisse des salaires directs artistiques joue directement sur celle du salaire annuel moyen [21]. La forme et la nature des revenus des artistes impliquent de plus que ces derniers cotisent en général 1) sur une part réduite de ce salaire, du fait des abattements et plafonnements, et 2) sur leur salaire direct, donc sur une fraction seulement de leurs revenus disponibles, les indemnités de chômage étant exclues.
29 Le mécanisme de plafonnement est commun à tous les salariés, mais contrairement aux individus employés en CDI, le montant du plafond dépend de la durée de l’engagement. La brièveté des contrats des artistes les rapproche de la main-d’œuvre peu qualifiée. Mais si les artistes ont des contrats courts et déclarent peu de temps en emploi dans l’année, ils ont un salaire journalier nettement plus élevé que la plupart des salariés employés ponctuellement, et même que les salariés dans leur ensemble : les artistes obtenaient 207 € par jour de travail en moyenne en 2009. On peut estimer [22] qu’en 1989, 51,5 % des salaires abattus pour frais professionnels étaient supérieurs au plafond. Les salaires journaliers croissant avec l’âge, les salaires correspondant aux meilleures années de la carrière, sur laquelle est calculé le SAM, sont plus fréquemment plafonnés (72,5 % des salaires des individus âgés de 40-50 ans en 1989 – soit de futurs retraités des années 2000). Le plafonnement entame donc la base de calcul des retraites, même si la dégradation des conditions de marché, et donc des salaires journaliers, a atténué l’incidence des mécanismes de plafonnement sur la baisse du SAM.
30 Surtout, la composition des revenus des artistes les pénalise du point de vue du régime général : les allocations de remplacement associées à l’emploi, comme les indemnités de chômage, que certains auteurs désignent comme des « salaires socialisés » [Castel, 2010 ; Friot, 2012, p. 201] ne sont pas considérées comme des salaires par l’assurance vieillesse. Cette part importante des revenus des artistes n’est donc pas prise en compte pour le calcul du SAM. La proportion de revenus de remplacement dans le revenu disponible augmente en raison inverse du volume annuel d’emploi et des salaires directs des intermittents indemnisés. À mesure que les générations se succèdent, le volume de points de retraite acquis au titre du chômage indemnisé explose, manifestant l’accroissement de la part de ce flux de transfert dans les revenus des artistes intermittents [23]. Ils représentent 20,8 % des points de retraite de l’individu médian nouvellement retraité en 1999, et 43,8 % des points de retraite de son homologue du flux 2009. De même, le nombre de trimestres validés au titre du chômage a fortement augmenté.
31 Alors que le chômage indemnisé permet de valider des périodes d’assurance, il n’ouvre pas de droit à pension CNAV puisqu’aucune cotisation ne pèse sur les indemnités. La dégradation des pensions à mesure que des flux d’entrée à la retraite se succèdent illustre finalement les effets inattendus de l’imbrication croissante des revenus directs du travail et des revenus indemnitaires, utilisés par les artistes comme des revenus de complément certains (sous condition d’éligibilité à l’assurance chômage) et non comme des revenus de remplacement.
5 – Inégalités à la retraite et cumul emploi-retraite
32 La liquidation des droits à retraite marque l’entrée des artistes dans un système d’inégalités inter- et intragénérationnelles et de genre.
5.1 – Inégalités face à la pension de retraite
33 Les pensions totales ont diminué de 36,1 % entre les flux 1989 et 2009, essentiellement dans les années 1990, au moment où les premiers flux à avoir passé les meilleures années de leur carrière pendant l’installation du régime d’emploi-chômage des intermittents et au plus fort des déséquilibres sur le marché du travail [24] arrivaient à la retraite. Cette baisse s’est atténuée pour les nouveaux retraités des années 2000 (-1,5 % entre les flux 1999 et 2009). La diminution des pensions s’est accompagnée d’une forte augmentation des inégalités mesurées par le rapport interdécile, passé de 3,96 à 7,31 entre les flux 1989 et 2009. La baisse de la pension du décile le moins favorisé (D1), a été plus accusée (-67 %) que celle, spectaculaire elle aussi, du dernier décile (-37 %). La lecture de ce résultat est ambiguë dans la mesure où l’augmentation du nombre de petites retraites et la baisse de D1 peuvent être interprétées à la fois comme la paupérisation de cette population lorsqu’elle atteint l’âge de la retraite et comme l’accession à la visibilité statistique, et donc aux droits sociaux, des individus spécialisés dans des univers (les variétés notamment) dans lesquels le travail au noir a longtemps été la norme.
34 Établir un lien entre parcours professionnel dans son intégralité et niveau des pensions est délicat. On relève néanmoins que les artistes ayant exercé des fonctions de cadre au cours de leur carrière touchent des pensions nettement supérieures (41 %) en moyenne que ceux qui n’ont été qu’artistes au cours de la période d’observation. Ceux qui ont le moins de points de chômage dans leur profil de cotisation ont également les meilleures retraites.
35 Les femmes perçoivent des pensions inférieures à celles des hommes de 19,4 % en moyenne, du fait de choix de spécialisation moins lucratifs, de parcours moins réguliers et de formes de carrière ménageant moins d’emplois de cadres que les hommes. Mais les inégalités de genre ont eu tendance à reculer, sur la période, les écarts de pension passant de 24,5 % pour les nouveaux retraités de 1989 à 14,5 % pour le flux 2009. Le phénomène traduit moins l’amélioration des retraites féminines que la dégradation de la situation économique des retraités les mieux lotis, parmi lesquels les hommes sont surreprésentés.
36 Les inégalités économiques à la retraite dépendent du montant de la pension, mais également de la capacité à compenser leur éventuelle faiblesse par des revenus d’activité : les retraites ont tendance à tendre vers le SAM, lui-même décroissant, alors même que nombre d’artistes disent ne pas pouvoir vivre avec leurs seuls salaires directs [25]. Les possibilités de cumul emploi-retraite sont cependant limitées par un rationnement de l’offre d’emploi.
5.2 – Inégalités face au cumul emploi-retraite
37 La radiation de Pôle emploi est automatique dès 65 ans ou lorsqu’est obtenu le nombre d’annuités requis pour un taux plein. Ironiquement, alors qu’ils utilisaient les indemnités de chômage comme des revenus de complément, les artistes sont incités à adjoindre aux revenus de transfert de l’assurance vieillesse des revenus d’activité. Le cumul emploi-retraite de ces salariés a par ailleurs souvent pour ressort un désir de poursuivre aussi longtemps que possible l’exercice d’un art fondateur de l’identité pour soi : il y a, de fait, une « difficulté structurelle à penser la fin de carrière dans un “métier de vocation” » [Sorignet, 2004, p. 214]. Sur l’intégralité de la population des artistes retraités, 24,5 % ont cumulé emploi artistique et retraite trois ans ou plus [26]. L’âge moyen de ces cumulants est de 67,9 ans, et 10 % d’entre eux ont plus de 77 ans. Les artistes sont donc en phase avec les injonctions au vieillissement actif promues en France depuis les années 2000. Mais ce cas spécifique illustre aussi que le cumul emploi-retraite et l’éventuelle compensation de petites retraites par le maintien de revenus d’activité, y compris dans des métiers marqués par un désir de poursuite de l’activité professionnelle, sont soumis à certaines conditions structurelles de possibilité.
38 Tout d’abord, on constate une propension à la diminution de l’activité passée la liquidation de la retraite. Ce dispositif assume donc bien un rôle de « police des âges » [Percheron, 1991], alors même qu’il n’a pas été, dans le cas des artistes intermittents, utilisé comme instrument de gestion des flux de main-d’œuvre sur le marché du travail. Mais l’analyse du profil d’érosion de la présence sur le marché du travail artistique des différents flux d’entrée en retraite conduit à écarter l’hypothèse, intuitive, d’une compensation de la baisse des pensions par un surcroît d’activité. Les membres des flux les plus récents à la retraite travaillent moins fréquemment que leurs aînés, alors même qu’ils touchent des pensions inférieures. La croissance du secteur et le vieillissement de la population des artistes ont augmenté la concurrence pour l’accès aux emplois offerts aux artistes âgés (rôles de personnages âgés pour les comédiens, emplois à destination d’instrumentistes ou de chanteurs aguerris, reconnus, et donc chers pour les musiciens et artistes de variétés). L’accroissement de la population sur ce pan du marché du travail se traduit par une aptitude à cumuler emploi et retraite décroissante au fil des générations.
L’hypothèse de compensation de la baisse des retraites par l’emploi

L’hypothèse de compensation de la baisse des retraites par l’emploi
Lecture : le flux 1 est le plus ancien. Le flux 6 est le plus récent.39 Pour chaque flux d’entrée en jouissance, la diminution avec le temps de la part des cumulants est bien modélisée par une régression linéaire. Soit Pi la proportion de la cohorte i à cumuler emploi et retraite (i appartenant à [1989-2000]), i.e. à avoir au moins un contrat déclaré aux congés spectacles une année donnée, et t le temps. Pi = Bi*t + Ci. L’opération est répétée pour chaque flux de départ à la retraite.
Régressions linéaires sur l’érosion du cumul emploi-retraite (flux 1989-2000)

Régressions linéaires sur l’érosion du cumul emploi-retraite (flux 1989-2000)
40 Tous les coefficients de variation Bi sont compris dans un intervalle de valeurs très proches, entre -0,021 et -0,028 pour les 12 flux considérés. En d’autres termes, sans être strictement parallèles, les droites de régression ont des pentes très proches. La disparition progressive du marché du travail s’effectue donc à un rythme comparable pour tous les flux d’entrée à la retraite : chaque année, le pourcentage de cumulants décroît de 2 à 3 points de pourcentage.
Coefficients des régressions modélisant le cumul emploi-retraite des flux 1989-2000

Coefficients des régressions modélisant le cumul emploi-retraite des flux 1989-2000
41 La baisse de l’ordonnée à l’origine signale quant à elle qu’à mesure que les flux d’entrée en retraite se succèdent, leur propension au cumul emploi-retraite diminue. La masse salariale des plus de 60 ans ayant augmenté nettement moins vite que le volume de cette population [Cardon, 2011], on constate donc un phénomène de file d’attente : les individus des flux les plus anciens et les mieux implantés restent très longtemps sur le marché du travail. Ils captent donc une part importante de l’offre d’emploi dirigée vers les salariés âgés. Les générations dépendant depuis moins de temps de l’assurance vieillesse doivent attendre que des positions se libèrent et peinent davantage à travailler que les anciennes du fait d’un rationnement de l’offre. Ce sont, au sein de chaque flux de nouveaux retraités, les artistes les plus couronnés de succès qui, par ailleurs, trouvent le plus d’engagements à des âges élevés. Le fonctionnement du travail intermittent aux âges élevés persiste dans son principe : l’embauche engendre l’embauche. La validité de cette « loi d’airain des carrières artistiques soumises à l’aléa des engagements temporaires » [Menger, 1991, p. 69] ne s’arrête pas au seuil de la retraite.
42 À l’échelle individuelle, la réduction progressive de l’activité et de la prospection d’engagements réduit les occasions effectives de cumul et l’activité se réduit au fil du temps. Ce phénomène est renforcé par un effet de cohortes qui nuisent à la poursuite durable du cumul emploi-retraite : les employeurs et porteurs des projets qui les employaient régulièrement ont souvent vieilli eux aussi et réduit leur activité. L’espace d’opportunités s’amenuise. La propension au cumul emploi-retraite est donc structurée par un double jeu d’inégalités : intergénérationnelles et professionnelles, et les revenus tendent, à terme, vers la pension de retraite.
6 – Conclusion
43 Le risque vieillesse était le risque social le mieux couvert à la fin du xix e siècle et au début du xx e, et le premier à faire l’objet de mesures de prévoyance obligatoire [Dreyfus et al., 2006]. La protection des artistes âgés contre l’indigence a fait l’objet des premières et plus vigoureuses revendications des syndicats artistiques. La disparition de ce thème du débat social est contemporaine de l’émergence d’un autre enjeu, plus immédiat et finalement presque hégémonique au cours des 30 dernières années : celui de la défense du régime d’indemnisation du chômage des intermittents, qui constitue une forme déviée de lutte pour l’emploi ou, en tout cas, pour l’activité, dans la mesure où la perception d’indemnités de chômage au titre de l’affiliation aux annexes 8 et 10 de Pôle emploi représente une condition majeure de pérennisation des trajectoires professionnelles des intermittents du spectacle.
44 Cette forme de préférence collective pour le présent a des conséquences de long terme : le montant des retraites artistiques est faible et a décru à mesure que s’installait le régime d’emploi-chômage des intermittents. La baisse des retraites des salariés dont la trajectoire professionnelle a été marquée par un épisode long d’intermittence est imputable à la diminution des salaires dans le secteur et au fait que les artistes proposent un défi calculatoire aux assurances sociales : les propriétés de leurs revenus et de leurs calendriers d’activité brouillent les relations entre travail, emploi et chômage.
45 L’examen des règles de calcul des retraites fait émerger un hiatus entre une définition fordienne du chômage comme privation temporaire et isolée d’emploi, qui est celle de l’assurance vieillesse, et une autre qui relève de la pratique observée des artistes intermittents. D’un côté, le chômage est conçu comme un revenu de remplacement. De l’autre, le chômage est pratiqué comme un revenu de complément. Cet usage du chômage configure une relation fortement désajustée entre travail et emploi : les périodes déclarées comme chômées sont souvent, dans les faits, des périodes de travail, en amont des représentations, de restauration de la créativité et de préparation de nouveaux projets. De plus, à volume de travail équivalent, les artistes acceptent fréquemment des conditions d’emploi, notamment salariales, extrêmement variables [Cardon et Pilmis, 2013]. Les entorses des artistes à une qualification typique des temps et la composition de leurs revenus qu’elle implique les pénalisent à long terme.
46 L’étude de la retraite des artistes invite donc à changer l’échelle d’analyse de leur protection sociale. Si le régime de l’intermittence du spectacle leur offre un maillage assurantiel fin [Menger, 2011], l’examen de son articulation avec les autres versants des assurances sociales témoigne du fait que le « maillage » doit être considéré globalement, et qu’alors il apparaît moins serré. Le cas des artistes intermittents témoigne de l’affinité élective entre la protection sociale telle qu’elle est conçue dans un modèle français d’État providence, parfois décrit comme « conservateur corporatif » [Esping-Andersen, 1999] et la norme salariale fordienne, le salariat « normal », à temps plein et avec un employeur unique. Certains voient dans les artistes une figure du travailleur émancipé, à l’intersection du salariat et de l’indépendance. Reste cependant encore à inventer une protection sociale adéquate à cette population marginale, tant numériquement que par ses dérogations au salariat typique.
Notes
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[1]
Remerciements
Cette recherche a bénéficié de deux subventions du Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture et de la Communication. Elle n’aurait pas pu être menée à bien sans le concours d’Isabelle Bridenne de la Cnav, de Carole Perraut, d’Audiens, et de Frédérique Patureau, du DEPS. Je tiens, enfin, à exprimer ma reconnaissance à Pierre-Michel Menger et à Olivier Pilmis pour leurs remarques, commentaires, suggestions, et pour leur soutien tout au long de ce travail de très longue haleine. -
[2]
On renvoie sur ce point à la critique de l’analyse typologique de l’État providence proposée par Dreyfus et al. (2006).
-
[3]
Reposant sur le NIR, cet appariement, en plusieurs étapes, a demandé plusieurs années de négociations.
-
[4]
Paradoxalement, ce sont les artistes des formations permanentes (Opéra, Comédie française, corps de ballet de l’Opéra-Comique, etc.), employés dans les cadres organisationnels et contractuels les plus comparables au salariat « classique », c’est-à-dire ceux dotés d’un CDI signé avec un employeur unique, qui disposent d’un régime spécial d’établissement.
-
[5]
L’absence de barrières à l’entrée comme à la sortie du marché implique la présence dans les données d’un nombre important d’individus évincés dès l’année suivant leur apparition dans les séries chronologiques. La « présence » est ici définie par le fait d’avoir déclaré au moins un contrat aux Congés Spectacles une année donnée et d’avoir réclamé ses indemnités de congés payés. Ces « éphémères », qui représentent 13,1 % de la population, sont systématiquement retranchés pour le calcul des descripteurs du marché du travail intermittent.
-
[6]
Pour plus de détails sur l’histoire des luttes des artistes pour l’obtention d’une protection sociale adéquate à leurs conditions de vie et d’emploi, voir Cardon (2011).
-
[7]
Les débats entourant l’affiliation des artistes à la Sécurité sociale, et notamment la définition d’une assiette de cotisation appropriée, sont récurrents. On en voit les premières traces dès 1946.
-
[8]
Arrêté du 27 janvier 1960.
-
[9]
Certains salariés ont en effet dépendu de plusieurs régimes au cours de leur carrière. La seule variable disponible renvoyant à des cotisations hors régime général est dichotomique : être polypensionné ou non, ce qui limite l’exploration des profils de polypensionnés.
-
[10]
Article R351-9 du Code de la Sécurité sociale (CSS).
-
[11]
Pour des raisons liées au mode de constitution des données, cette année est prise comme l’origine des séries chronologiques.
-
[12]
Tendanciellement décroissant sur la période, il est de 61,5 ans pour le flux 2009 [Benallah et Mette, 2009].
-
[13]
Article L351-3 du CSS.
-
[14]
Avant 1999, la pension Audiens ne représente que la pension des retraites complémentaires acquise au titre des activités dans le secteur des spectacles. Ensuite, Audiens est l’organisme liquidateur de l’ensemble des droits à retraite complémentaire des intermittents.
-
[15]
Tous les montants ont été arrondis à la dizaine la plus proche.
-
[16]
Elles atteignent 1 577 € pour le flux 2009 de retraités du régime général [Aubert et Andrieux, 2011, p. 42].
-
[17]
1 430 euros en 2010, cf. http://www.inegalites.fr/spip.php?article1238.
-
[18]
Tous les montants sont exprimés en euros constants 2009.
-
[19]
Les artistes entrant à la retraite en 2009 touchent 600 € mensuels de retraite CNAV (660 € pour l’ensemble des nouveaux retraités 2009 [Aubert et Andrieux, 2011].
-
[20]
En cas d’engagement continu inférieur à 5 jours par un même employeur, les cotisations sont calculées pour chaque journée de travail, sur le salaire réellement perçu limité à 12 fois le plafond horaire en cours au 1er janvier de l’année concernée, quels que soient le nombre d’heures et la nature du travail effectués dans ladite journée. Arrêté min. du 24/01/1975 art. 1, art. 3.
-
[21]
Il est impossible avec les données disponibles de mesurer l’influence de la réforme de 1993 allongeant la période de référence pour le calcul du SAM sur les retraites servies par la CNAV.
-
[22]
Seuls les salaires bruts artistiques sont disponibles dans les données. Le système d’information de la CNAV ne permet pas d’avoir accès aux revenus déplafonnés contrat par contrat. Les salaires sont annualisés et ne permettent de repérer que les artistes dont le revenu annuel (artistique et non artistique) est supérieur au plafond. La part des salaires plafonnés par contrat ne peut donc être qu’une estimation.
-
[23]
La nature des points est bien renseignée chez Audiens à partir de 1999.
-
[24]
La croissance des effectifs intermittents est nettement supérieure à celle du volume d’emploi disponible dans les années 1990.
-
[25]
Le salaire brut direct moyen a diminué de 22,4 % sur la période. Il a toujours été proche du SMIC, mais en 1987 il était supérieur (1 239 € mensuels) alors qu’il est inférieur en fin de période : 962 € mensuels en 2009.
-
[26]
Le cumul emploi-retraite ne prend ici en compte que les revenus artistiques. Un individu cumulant est défini comme 1) à la retraite et 2) ayant des contrats déclarés aux Congés Spectacles une année postérieure à celle de sa prise de retraite. L’analyse est aveugle aux individus ayant des activités extra-artistiques ou non déclarées.