CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Samedi 1er juillet 2017, deux trains inaugurent le même jour l’ouverture des lignes à grande vitesse Paris-Bordeaux et Paris-Rennes. Embarqué au sein du second, Emmanuel Macron, le président de la République élu au mois de mai, vante, aux côtés de celui de la SNCF, Guillaume Pepy, les prouesses technologiques de l’entreprise publique, fleuron de l’excellence française. Il profite également de ce trajet pour échanger durant trois quarts d’heure avec dix cheminots, occasion pour lui d’exposer la réforme de l’entreprise qu’il entend mener. Il ne propose pas de remettre en cause unilatéralement le statut des cheminots et le mode de calculs des droits à la retraite, mais de passer un « grand deal » où l’État, en contrepartie, consentirait à reprendre une partie de la dette de la SNCF :

« Parlons-nous franchement : si on reprend la dette, quel nouveau pacte social la SNCF est-elle prête à avoir ? […] Nous demandons à SNCF d’aller plus loin sur les réformes, le statut, la mobilité, le régime de retraite. SNCF, elle, a besoin que nous allégions sa structure financière, que nous accompagnions la rénovation du réseau existant [1]. »
Quelques jours après, ces propos sont nuancés par le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner, qui précise qu’il ne s’agit, pour le moment, que d’évoquer des pistes possibles [2]. Au-delà des jeux de communication politique et de l’usage des « ballons d’essai » afin de tester la sensibilité de l’opinion publique face à des réformes a priori socialement inacceptables, les annonces du président de la République invitent à réfléchir à la signification et à la généalogie d’un tel « deal ». Rarement la stratégie d’un gouvernement français aura, avec une telle clarté, exprimé la logique politique consistant à réduire le champ d’application du service public sous pression financière, ici en échange d’une reprise de dette. À la brutalité des ordonnances réformant le Code du travail tout en esquivant les débats parlementaires, s’ajoute la violence d’une méthode de gouvernement par la peur financière et la logique disciplinaire de la dette. La réforme de la Société nationale des chemins de fer français se veut équitable, sinon généreuse, en reposant sur le principe d’un accord où les deux acteurs de la négociation, l’État et la SNCF, concéderaient des efforts pour relancer l’entreprise. S’adressant aux salariés, le président conçoit le scénario de « demain » en disqualifiant le passé et les « droits acquis » : « Vous protéger, ce n’est pas protéger votre statut ou le job d’hier, c’est vous protéger en tant qu’individu, pour aller vers le job de demain. » À nouveau, la rhétorique néolibérale exploite la sémantique et renverse la table des valeurs : « bouger, avancer, réformer » consiste à renoncer aux droits sociaux et à verrouiller les choix démocratiques [Bourdieu, 1998]. De fait, le pouvoir exécutif semble engagé dans une interprétation zélée des directives de l’Union européenne, qui prévoient l’ouverture à la concurrence des lignes régionales pour fin 2019, et 2021 en ce qui concerne les lignes à grande vitesse. L’entreprise du « nouveau monde » se veut profondément différente de celle d’hier. La spontanéité libérale du président parle d’elle-même : « Pour être franc, je pense que le modèle sur lequel on a vécu, le mythe de la SNCF, n’est pas celui sur lequel on construira la SNCF du XXIe siècle », répond-il à un salarié du Technicentre Atlantique de Châtillon (Hauts-de-Seine), qui l’interroge sur l’avenir du groupe public. « Votre défi sera de ne pas rester sur la protection du passé. Le vrai défi sera de dire : si vous voulez défendre votre entreprise, il faut la réinventer [3]. »

1 – Défaire le récit de l’endettement

2La dramaturgie constituée autour de l’état financier de la SNCF et l’injonction à sa réforme invite à penser la marchéisation et la financiarisation de ce service public – sa mise en concurrence, la mise en marché des tarifs et la rentabilité érigée en valeur cardinale de l’entreprise – comme une opération lente et controversée impliquant des dispositifs d’objectivation de la crise, de découpages comptables et d’autonomisation budgétaire tronquée. De nombreux délégués syndicaux réagissent vivement à la proposition du président de la République, dont Rémi Aufrère, secrétaire général adjoint de la CFDT-Cheminots :

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« Nous ne laisserons pas passer une suppression pure et simple du régime spécial qui aboutirait à une baisse des pensions. Et encore moins en échange d’une reprise de la dette. Il serait inqualifiable de faire payer aux cheminots la dette de l’infrastructure qui résulte de décisions politiques avec lesquelles nous n’avons rien à voir. »

4Parce qu’elle fixe les causalités, désigne les responsables et circonscrit la liste des solutions possibles, l’histoire de l’endettement de la SNCF constitue un enjeu politique [4]. Pour les défenseurs du « grand service public » de la SNCF, la genèse de cet endettement ne saurait se résumer à une organisation publique désorganisée et inefficiente, vivant sur des acquis, non compétitive parce que faisant bénéficier à ses salariés de statuts protecteurs trop coûteux. Même la Cour des comptes, institution pourtant peu encline à ouvrir les vannes de la protection sociale et de la dépense publique, contrarie ce récit des origines de la dette en imputant à l’État un manque de cohérence : « L’État a fait le choix d’une moindre rentabilité, sans pour autant donner à ces entreprises les moyens de se développer et de faire face à la concurrence » [Cour des comptes, 2017a, p. 48]. Si ce n’est pas l’entreprise qui est « responsable » de son endettement, mais la stratégie inconséquente de l’État, en tant que propriétaire et financeur [5], alors le chantage à la « reprise de dette » perd de sa légitimité.

5D’autant que le ferroviaire n’est pas le seul secteur public soumis à « l’épée de Damoclès » de la dette. Il en va de même des hôpitaux publics, dont le niveau d’endettement augmente du fait que l’État s’efforce de présenter les comptes de la sécurité sociale à l’équilibre. Dans un rapport paru en septembre 2017, la Cour des comptes, à nouveau, dénonce les « artifices comptables » que les gouvernements utiliseraient pour tenir l’objectif des dépenses de l’assurance maladie [Cour des comptes, 2017b]. Ainsi, le choix fait en 2011 par le ministère de la Santé de ne pas distribuer plusieurs dizaines de millions d’euros aux hôpitaux (pour des enveloppes d’intérêt général qu’ils avaient budgétées) a été dénoncé par la direction des Hôpitaux de Paris comme alourdissant leur endettement de 35 millions d’euros [Juven, 2016]. L’État produit de l’autonomie relative en créant, « en dehors de son périmètre », des structures endettées que l’on pourra ensuite blâmer pour leur manque de performance financière.

2 – Produire comptablement une entreprise responsable de « sa dette »

6La dette de la SNCF, qui naît au tournant des années 1960-1970, se noue dans la transformation des modes de financement liant l’État aux entreprises publiques. Avant cette réforme structurante, qui s’inscrit dans le cadre de la politique des « contrats de programme » [Dubois, 1974], la SNCF est encore considérée comme une administration que l’on budgète et que l’on maintient à l’équilibre par une « subvention d’équilibre » [Finez, 2015]. Mais il est question à l’époque, déjà, de faire entrer l’entreprise dans la « modernité » en s’engageant dans des politiques commerciales plus rentables, notamment par le biais d’un développement du marketing et d’un allègement des obligations de service public [Finez, 2014]. La solution retenue par les pouvoirs publics consacre l’autonomie accrue de l’entreprise en contractualisant les rapports entre État et SNCF. À la « subvention d’équilibre » se substitue une « convention » au titre du service public rempli par la SNCF. Ce passage d’une logique de dotation [Juven, 2017] à une logique de paiement pour service public est un premier moment clé d’objectivation de l’isolement des activités de la Société les unes vis-à-vis des autres : entre des missions de service public, non rentables (comme les trains interrégionaux à visée d’aménagement du territoire), et les activités commerciales de l’entreprise (train à grande vitesse), plus rentables. Cette explicitation des différentes missions de l’entreprise, qui est un premier pas vers le découpage comptable des activités, suppose le déploiement de nouveaux instruments de comptabilité et de contractualisation. Se profile alors la problématisation contemporaine de la dette de la SNCF : le service public que la compagnie rend se résume à un « passif », improductif, déconnecté des secteurs productifs de l’économie (contrairement à la thèse défendue par les ingénieurs techno-productivistes de la SNCF, dominants pendant la période d’après-guerre) [Finez, 2015, chapitre 3]. La dette devient celle de l’entreprise « elle-même », une conséquence de sa propre gestion et hiérarchisation des priorités, et non le résultat de liens changeants entre l’État et l’une de ses administrations. Or, malgré cette contractualisation des liens à l’entreprise, l’État demeure l’unique propriétaire de la SNCF [6]. C’est bien lui qui définit la stratégie et fixe le montant des subventions.

7Depuis 1992, la course à la qualification à la monnaie unique européenne, via le respect des critères de Maastricht, a intensifié ce phénomène en conduisant l’État français non pas à reprendre une partie de la dette de la SNCF mais à créer une entité gestionnaire d’infrastructure, située en dehors du périmètre des administrations publiques : « Réseau ferré de France » (RFF) [7]. La création de RFF en 1997 répond aussi à une injonction européenne exigeant l’indépendance du gestionnaire de réseau vis-à-vis de la compagnie ferroviaire historique (tout comme, dans le secteur énergétique, EDF a été séparé de RTE [Reverdy, 2014]) [8]. Mais RFF, « qui n’a jamais compté plus de 1 500 agents […] faisait office, de facto, de société de cantonnement de la dette » [9]. La directive européenne 91/440 CEE qui conduit à la création de RFF enjoint les États à distinguer le gestionnaire de réseau, public, et ses exploitants, publics et privés. Il s’agit d’éviter que la SNCF ne puisse elle-même définir les règles du jeu concurrentiel qui s’annonce – l’entreprise publique de transport ferroviaire étant désormais placée sur un pied d’égalité avec ses éventuels concurrents. Aussi, ces segmentations organisationnelles ouvrent la voie à une privatisation potentielle des bénéfices que pourrait engendrer le marché du ferroviaire et à une collectivisation des pertes et des « charges » liées à l’entretien de l’infrastructure (la même logique devant s’appliquer aux télécommunications) [Chabalier, Rogissart, 2005 ; Juven, 2010].

8Dès l’origine, l’entité RFF qui intégrera par la suite (au 1er janvier 2015) SNCF Réseau, s’est vue impartir le portage discret de la dette ferroviaire alors accumulée par la SNCF, à hauteur de 20,5 milliards d’euros. Au même moment, l’Allemagne décidait, elle, de reprendre une partie de la dette de son réseau ferroviaire. Le choix de rebasculer, en 2014, la dette de RFF sur la SNCF indique donc que la dette de l’entreprise aurait pu être prise en charge par l’État, au lieu de quoi elle a été mise de côté pour mieux la redonner à la SNCF dix-sept ans plus tard.

9L’atomisation des structures, à travers la quantification économique qui s’impose, « dés-intègre » ces organisations, c’est-à-dire dé-solidarise les activités d’exploitation commerciale des activités d’entretien de l’infrastructure. Ce découpage comptable délie de l’État, formellement et juridiquement, ces entités publiques, tout en les maintenant dans une dépendance financière vis-à-vis de la puissance publique. Ces découpages sont ontologiques et politiques. En affaiblissant durablement les liens statistiques, organiques et visibles de l’État (et des citoyen-ne-s) à ces services rendus, ils produisent des entités autonomes, responsables de leur sort, et agissant conformément à une nouvelle nature, celle d’un service focalisé sur son propre rendement. Surtout, en installant des unités agissant à l’écart du système des solidarités collectives, ces opérations préparent les esprits et le terrain (via l’installation des mécanismes économiques et techniques nécessaires) à leur privatisation totale. Enfin, ces instruments défont progressivement l’identité historique de l’entreprise publique SNCF, imprégnée d’une culture d’ingénieur et en charge d’une mission de service public : l’égalité territoriale. Contre cette identité, il s’agit désormais de faire du rail un objet financier et concurrentiel.

3 – Les Chevaux de Troie de la financiarisation

10La création de ces entités multiples et les transferts incessants de dettes entre elles non seulement fragmentent les organisations, afin de respecter les critères européens et de les faire sortir du périmètre des administrations publiques (sur la base duquel est calculé le fameux ratio surveillé de près dette/PIB), mais surtout infusent la logique du raisonnement financier au sein de l’appareil d’État et des entreprises publiques, à travers la création de gestionnaires de dettes fragmentés.

11Une entité méconnue est créée en 1991 afin de gérer la dette de la SNCF. Il s’agit du Service annexe d’amortissement de la dette. Le SAAD est créé « afin d’assainir de manière durable la situation financière de l’entreprise (la SNCF) par un désendettement significatif » [10]. Il se voit transférer un passif de 5,8 milliards d’euros et la mission d’en assurer « le service ». La dette de la SNCF est à l’époque estimée à 17,9 milliards d’euros. Le transfert vers le SAAD est donc conséquent puisqu’il diminue la dette d’environ 30 %. L’État français s’engage à verser annuellement 579 millions d’euros au SAAD de façon à couvrir les intérêts de la dette et à progressivement renflouer l’entité. Si le SAAD permet bien une diminution de l’encours de la dette (passant de 5,56 milliards en 1991 à 4,36 en 1996), celle-ci est présentée par le rapporteur comme « lente » avec une extinction prévue pour 2025. Quelques années plus tard, en 1997, au moment où est créé RFF, 4,3 milliards d’euros de dette sont à nouveau transférés de la SNCF vers le SAAD qui voit son passif remonter à 8,54 milliards d’euros [11]. Mais en 2014, l’Union européenne impose à l’État français de reprendre ces 8 milliards, de même que 10 milliards de dette de RFF [12]. Le SAAD (et RFF a rempli le même objectif vis-à-vis de la dette publique « maastrichtienne ») a donc eu pour mission de désendetter virtuellement la SNCF sans endetter l’État, jusqu’au moment où ce dernier se trouve empêché de procéder à ces bricolages comptables :

12

« Une clarification de la situation du SAAD paraît incontournable au moment où les comptes de l’État se trouvent soumis à une exigence de sincérité. La constitution de comptes consolidés de l’État devrait être l’occasion d’une intégration de la dette du SAAD, comme celle de la CADES, au sein de la dette consolidée de l’État [13]. »

13Le SAAD, de la même façon que la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) ou Réseaux ferrés de France (RFF), sont les véhicules d’une forme particulière de problématisation : ils rendent visible comptablement une « dette », qui va s’exposer sur les marchés financiers, afin de solliciter des capitaux. La logique de l’émetteur de dette – celui qui va solliciter les prêteurs potentiels – implique de « faire soi » les besoins des investisseurs, pour mieux leur parler et s’offrir à eux. Ces structures d’endettement isolées fonctionnent comme des chevaux de Troie de la financiarisation de l’État, des entreprises publiques et des dépenses sociales (dette sociale, retraites, assurance maladie) en introduisant en leur sein les raisonnements de la finance, sous la forme d’une nécessité : s’adapter ou périr.

14En 2014, RFF est d’ailleurs reclassé par l’Insee suite à une énième réorganisation de la SNCF en deux sous-entités : SNCF Réseau, reprenant RFF et sa dette, et SNCF Mobilité. Les jeux de classement et reclassement comptables, véritables vases communicants de charges financières, sont également une façon pour l’État de se dédouaner et d’instaurer un « chantage à la dette ».

4 – Divisions comptables et effritement des solidarités

15Ces dispositifs comptables agissent aussi comme des outils de « preuve » quantifiée d’un défaut de performance d’une structure. La Cour des comptes, mais également désormais l’ensemble des cabinets d’audit appelés à dresser des états des lieux des services publics en termes de performance, remplissent ce rôle de quantificateur et de sentinelle détectant les potentiels « canards boiteux ». L’apport de cette preuve de performance déficiente suppose préalablement des divisions comptables désintégrant les structures et installant dans le paysage politico-économique non pas un service public « holiste », intégré dans le réseau étendu d’un grand État, mais des unités en concurrence les unes par rapport aux autres, vis-à-vis desquelles les gouvernants arbitrent en décidant d’y investir ou non. Au milieu des années 2000, la mise en place du projet Copernic mettant en œuvre, pour la SNCF, une comptabilité par branches a matérialisé cette dés-intégration, comme l’explique le président de la SNCF, Guillaume Pepy :

« Dans cette nouvelle SNCF, nous allons créer de nouvelles familles de cheminots correspondant aux familles des produits afin d’établir une plus grande proximité entre cheminots et clients [14]. »
Ce « dépeçage » de la SNCF est un leitmotiv de la mobilisation des cheminots depuis plusieurs décennies [Guélaud, 2002, p. 130]. La distinction faite aujourd’hui entre SNCF mobilité et SNCF réseaux résulte de ce travail de découpage comptable, véritable marqueur du troisième esprit du capitalisme, où l’entreprise devient un cœur svelte mais connecté [Boltanski, Chiapello, 1999]. Parce qu’elle délite les ressorts d’une solidarité économique interne à une entreprise publique dite « intégrée », cette subdivision en filiales ouvre la voie à la cession d’une partie de l’entreprise, en limitant les oppositions et coalitions potentielles qui auraient pu s’opposer à la redéfinition du périmètre d’action d’une structure publique [15]. Ce que de nombreux rapports pointent, c’est la part de la branche Réseaux dans la dette de la SNCF. « Si les capitaux propres de SNCF Mobilité s’élèvent à 4,3 Md€ à fin 2015, ceux de SNCF Réseau sont de -11,6 Md€ » [Cour des comptes, 2017a] [16].

figure im1

16Doubler l’étude de la genèse des endettements de celle des dispositifs comptables qui métamorphosent les organisations permet de saisir comment le service public est lentement fragilisé. La mobilisation des cheminots en faveur d’une entreprise intégrée ne doit donc pas être appréhendée comme le signe d’une « culture de l’affrontement » et d’un attachement romantique à une organisation d’un autre temps, mais comme la cristallisation, dans une question comptable et économique, d’un enjeu plus large : le refus de la fragmentation du service public en micro-entités pouvant à tout instant être privatisées.

17La division comptable est à la fois ce qui permet et ce qui produit une hiérarchie des activités selon leur rentabilité économique. C’est ce qui a été consacré à travers la promotion, au tournant des années 1980-1990, du yield management (technique de tarification en temps réel des billets de train, visant à augmenter les revenus de l’entreprise) à la SNCF, de même que la volonté de se concentrer sur les activités les plus rentables, autrement dit, à l’époque, les activités grandes lignes [Finez, 2014 ; Juven, 2010]. Cette orientation a eu pour conséquence le démantèlement du fret, malgré les nombreuses mobilisations et résistances (cf. illustration) [17].

5 – La redéfinition « en marche » forcée de la valeur de l’entreprise

18Les transformations comptables induisent, de façon incrémentale, une transformation de la nature de l’entreprise et du rapport qu’elle entretient avec ses salariés. Les années Pepy impriment brutalement leur marque sur la SNCF et sont dénoncées par les agents comme la mutation, à marche forcée, de l’entreprise en une entité financiarisée où les budgets de communication explosent et où les cadres contractuels issus des grandes écoles deviennent les maîtres. Au contraire, la période dite Gallois (Louis Gallois était président de la SNCF entre 1996 et 2006) incarnait pour de nombreux et nombreuses cheminot-e-s l’attachement au service public, à l’appareil d’État et à la culture d’entreprise propre à la SNCF. Dans ce nouvel arrangement, qu’est-ce qui ferait encore la valeur de la SNCF et lui laisserait espoir de survivre et d’échapper à la faillite ? Le président de la République en dessine les contours possibles :

« Beaucoup ont encore le sentiment, parce que c’est notre imaginaire collectif, que la fierté de SNCF, c’est d’avoir de beaux trains, de belles gares et des infrastructures. Ce n’est pas vrai. Ce sont les voyageurs, les chargeurs, les données les concernant qui ont de la valeur dans cette entreprise. »
La valeur de l’entreprise SNCF est reconfigurée par son inscription profonde dans l’économie financiarisée contemporaine. Il faudrait désormais penser et structurer comptablement l’entreprise non pas comme un service ou un patrimoine mais comme un capital devant créer du capital. En s’intégrant à la nouvelle économie de plateforme, la valeur collective de l’organisation se déplace. Ce ne sont plus les gares, les cheminots, l’égalité des territoires, la péréquation des tarifs, ou encore une mobilité moins polluante que la voiture individuelle, qui constituent la valeur de l’entreprise. Ce sont désormais les data, la mobilité des collaborateurs (de moins en moins « salariés » et « cheminots ») et la poursuite du rendement financier [18].

Notes

  • [1]
    Emmanuel Macron, « Les projets radicaux d’Emmanuel Macron pour “réinventer” la SNCF », propos rapportés par Le Monde, 6 septembre 2017.
  • [2]
    « SNCF : Emmanuel Macron lance la réforme en s’attaquant aux retraites », Libération, 6 septembre 2017.
  • [3]
    Laurent Mauduit, « Emmanuel Macron, la SNCF et l’impunité démocratique », Mediapart, 7 septembre 2017.
  • [4]
    L’étude historique des dettes rend ainsi possible l’analyse critique des stratégies réformatrices contemporaines en interrogeant les hiérarchies des devoirs de l’État (la dette financière en étant un, mais non le seul) [Guex, 2003 ; Lemoine, 2016 ; Juven, Lemoine, à paraître].
  • [5]
    Cette qualification d’État propriétaire et financeur permet de mettre à distance la rhétorique financière et managériale de l’« État actionnaire » que mobilise notamment l’Agence des Participations de l’État (APE) et qui est porteuse d’une vision particulière de l’État.
  • [6]
    De 1938 à 1983, l’État est « actionnaire » de la SCNF à 51 %. Les 49 % sont entre les mains des anciens propriétaires des compagnies privées semi-étatisées en 1938, lors de la création de la SNCF.
  • [7]
    Dans la mesure où les revenus de l’EPIC RFF étaient à plus de 50 % commerciaux (l’EPIC SNCF payait le droit de circulation sur le réseau : ce qu’on appelle les sillons), la dette n’était pas comptabilisée dans le calcul de la dette des administrations publiques retenu par Eurostat.
  • [8]
    Il est demandé une séparation comptable (obligatoire), la séparation organique – choisie par la France – étant optionnelle. Il s’agit donc d’une interprétation nationale excessive d’une contrainte européenne.
  • [9]
    Rapport d’information n° 4154, Assemblée nationale, présenté par Gilles Savary et Bernard Pancher, députés.
  • [10]
    « Note sur la dette du secteur ferroviaire », Assemblée nationale, juillet 2004.
  • [11]
    « Pour une gestion consolidée des dettes d’État », Rapport d’information du Sénat, juillet 2005.
  • [12]
    SNCF, « La spirale infernale de la dette du rail », L’Express, 2 juin 2016.
  • [13]
    Rapport du Sénat, « Pour une gestion consolidée des dettes d’État », juillet 2005, p. 44.
  • [14]
    G. Pepy, entretien paru dans Le nouvel économiste, n° 1445, 18-24 septembre 2008.
  • [15]
    La SNCF contrôle aujourd’hui plusieurs centaines de filiales, notamment dans le secteur du transport routier et logistique. Cf. « Comment la SNCF a créé des centaines de filiales pour mieux préparer le démantèlement du transport ferroviaire », Bastamag, 5 juillet 2017.
  • [16]
    Pour rappel, SNCF Réseaux contient l’ancienne structure Réseaux ferrés de France dont l’histoire institutionnelle est, elle aussi, riche d’apprentissages.
  • [17]
    Source : « Journée urgence écologique, justice sociale : démantèlement du fret ferroviaire au profit du camion : mobilisation à Bayonne », février 2010, site internet Bizi : https://bizimugi.eu/journee-urgence-ecologique-justice-sociale.
  • [18]
    Nous remercions Jean Finez pour son aide dans la rédaction de ce texte. Cet éditorial s’appuie entre autres sur une enquête conduite par Pierre-André Juven dans le cadre d’un mémoire de master recherche à l’IEP de Rennes. Ce mémoire avait été encadré par Philippe Garraud, décédé en septembre 2017. Nous profitons de cette publication pour lui rendre hommage.

Références

  • Boltanski L., Chiapello È. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard.
  • Bourdieu P. (1998), Contrefeux, Paris : Raisons d’agir.
  • En ligneChabalier D., Rogissart D. (2005) « Histoire de la politique européenne du rail et implication des entreprises ferroviaires dans son élaboration », Flux, n° 59, p. 59-65.
  • Cour des comptes (2017a), Rapport sur l’État actionnaire.
  • Cour des comptes. (2017b), Rapport sur la sécurité sociale.
  • Dubois P. (1974), Mort de l’État patron, Paris : Éditions ouvrières.
  • En ligneFinez J. (2014), « La construction des prix à la SNCF, une socio-histoire de la tarification », Revue française de sociologie, vol. 55, n° 1, p. 5-39.
  • Finez J. (2015), Pratiques économiques et pensées du changement dans un service public marchand : une sociologie des chemins de fer français aux XIXe et XXe siècles, thèse de sociologie, Université Lille 1.
  • En ligneGuélaud C. (2002), « La SNCF : une stratégie de croissance, un imaginaire du déclin », in P.-E. Tixier (dir.), Du monopole au marché. Les stratégies de modernisation des entreprises publiques, Paris : La Découverte, p. 126-146.
  • En ligneGuex S. (2003), « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 146-147, 2003, Paris : Seuil, p. 51-62.
  • Juven P.-A. (2010), Calculer, organiser, gouverner, la SNCF, sa comptabilité et l’air du temps, mémoire de master, IEP Rennes.
  • Juven P.-A. (2016), Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris : PUF.
  • En ligneJuven P.-A. (2017), « Gouverner avec tact et mesure. Ajuster les budgets hospitaliers à la marge », Sociologie du travail, vol. 59, n° 2, en ligne.
  • Juven P.-A., Lemoine B. (dir.) (à paraître), « Politiques de la faillite. La loi de survie des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales.
  • En ligneLemoine B. (2016), L’ordre de la dette, enquête sur les infortunes de l’État et les prospérités du marché, Paris : La Découverte.
  • Reverdy T. (2014), La construction politique du prix de l’énergie. Sociologie d’une réforme libérale, Paris : Presses de Sciences Po.
Pierre-André Juven
CERMES3
Benjamin Lemoine
CNRS – IRISSO (Université Paris Dauphine, PSL)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/12/2017
https://doi.org/10.3917/rfse.019.0009
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