1 – Introduction
1En sélectionnant des offreurs et en les classant selon un nombre réduit de dimensions, les guides constitueraient, lorsqu’ils sont approchés en tant que « dispositifs de jugement » [Karpik, 2000], des lanternes salutaires (voire nécessaires) pour les consommateurs comme pour les producteurs en proie à l’incertitude dans l’épais brouillard des marchés [1]. Cette approche « fonctionnelle » [Dodier, Barbot, 2016], qui infère du contenu d’un guide critique sa fonction marchande, a été complétée et enrichie par des travaux intéressés à la « réactivité des évaluations » [Espeland, Sauder, 2007, p. 12], c’est-à-dire aux « mécanismes » [ibid.] d’engendrement, chez les producteurs évalués et chez les autres participants aux marchés, de comportements orientés vers les guides, tout particulièrement des comportements de conformation aux conventions de qualité promues par ces derniers. Les marchés de la restauration [Rao et al., 2005 ; Surlemont, Johnson, 2005 ; Fantasia, 2010 ; Lane, 2013] et du vin [Fernandez, 2004 ; Jamerson, 2009 ; Chauvin, 2011] ont ainsi fourni de probants cas d’étude de la participation des évaluations quantifiées aux activités marchandes et ont étayé une description des guides en « faiseurs de goût » (taste makers), mettant les pratiques de production et de consommation au diapason des conventions de qualité qu’ils explicitent et promeuvent [2].
2Les évaluations de produits alimentaires et de leurs producteurs par des guides couvrent un territoire beaucoup plus vaste que les marchés singuliers de la restauration et du vin ; elles s’étendent aux marchés boutiquiers au travers de sélections de saucissons, de baguettes ou encore de crèmes glacées. Cet article s’intéresse à l’une de ces publications, le Guide des croqueurs de chocolat (« GCC » ensuite), et met en lumière la distance entre le travail d’évaluation et de promotion d’une convention de qualité par ce dernier et les registres au travers desquels les producteurs s’y montrent attentifs, c’est-à-dire le prennent en compte et le mobilisent dans la conduite de leur activité marchande.
3Le GCC est consacré aux bonbons de chocolat, produits de quelques grammes contenant du cacao (beurre et/ou pâte de cacao), pouvant voyager, être conservés plusieurs semaines et être fabriqués en séries de quelques bonbons comme au sein de larges unités de production automatisée. Le guide est initié par le Club des croqueurs de chocolat (« Club » ensuite), association lancée en 1981 par une tablée de notables – deux chroniqueurs gastronomiques et hommes d’affaires, le directeur d’une maison de Champagne, un notaire et un chercheur au CNRS – à l’issue d’un dîner conclu par un gâteau au chocolat qui aurait révélé l’enthousiasme partagé par les commensaux pour les produits dérivés de la fève de cacao torréfiée [Pessis, 2011]. L’association, régie par un numerus clausus de 150 membres admis après examen de leurs connaissances en matière de cacao, est référencée dès 1996 comme l’un des 25 « clubs, cercles et réseaux d’affaires […] incontournables » [Marty, Ivanoff, 1996, p. 21] d’Île-de-France. Elle se réunit plusieurs fois l’an pour des séances de dégustation dans les salons de fastueux hôtels parisiens.
4Le GCC est pour la première fois publié en 1988, au cœur d’une période durant laquelle des fournisseurs de matières premières et des collectifs de producteurs promeuvent une tradition « artisanale » du bonbon de chocolat [Terrio, 2000] [3]. Comme c’est encore le cas aujourd’hui, ces producteurs sont pour la plupart issus de formations à la pâtisserie-confiserie et fabriquent ce produit dans les laboratoires de boutiques estampillées « pâtisserie-confiserie-chocolaterie-traiteur », pouvant aussi proposer des gâteaux, des viennoiseries, des glaces, des apprêts salés et des confiseries. Durant cette période d’institutionnalisation d’un monde français du chocolat naissent des associations (de professionnels ou d’amateurs), des formations initiales au travail du chocolat complémentaires de formations à la pâtisserie-confiserie [Casella, Shapiro, 1991], des matières premières à forte teneur en cacao et des concours professionnels dédiés au chocolat [4]. Le GCC est le seul guide édité à plusieurs reprises entièrement consacré à une comparaison des producteurs de bonbons de chocolat en France. Il attribue une note, exprimée en nombre de « tablettes » depuis 1994, aux entreprises mentionnées, lesquelles ont envoyé volontairement un échantillon de leur production.
5Le travail d’évaluation du GCC s’appuie sur une convention de qualité du bonbon de chocolat identifiable et stable depuis plus de 20 ans (section 2). Toutefois, lorsque les producteurs se montrent attentifs au guide, cela ne les conduit pas à se conformer à la convention promue, mais bien plutôt à dénigrer la procédure d’évaluation, à quitter le classement quand ils reçoivent une mauvaise note et à mobiliser les notes du guide comme preuve de supériorité sur des marchés territorialement circonscrits en les détachant de leur référentiel de comparaison (section 3).
Encadré A. Matériaux
Premièrement, le contenu des sept éditions du GCC publiées entre 1988 et 2012 a été étudié. Dans la suite du texte, ces éditions sont mentionnées par leur année de parution. Les préambules ont été dépouillés. Les commentaires de deux éditions (1988 et 2011), choisies pour la durée les séparant, font l’objet d’une analyse lexicométrique. Pour l’ensemble des éditions, les taux de participation à l’édition ultérieure sont comparés en fonction de la note obtenue.
Deuxièmement, 33 entretiens approfondis sont mobilisés. L’un a été conduit auprès d’un rédacteur du guide, les autres auprès de producteurs de bonbons de chocolat. Pour ces derniers, lorsqu’il était question de bonbons et que le GCC n’était pas évoqué par l’enquêté, la question « est-ce que vous envoyez des chocolats au Guide des croqueurs ? » était posée. Elle permettait d’aborder les usages faits du GCC et la participation aux évaluations du guide. Les noms mentionnés lors des entretiens ont été modifiés.
2 – Sous les tablettes : régime critique et convention de qualité
6Cette première section expose deux aspects de la production de notes par le GCC : le régime critique au travers duquel cette production est mise en œuvre et la convention de qualité, stable, sur laquelle elle repose. Les notes sont exprimées sur 20 en 1988, puis en nombre de « tablettes » à partir de la deuxième édition (tableau 1).
Système de notation dans les éditions du GCC
Édition | Adresses | Notation |
---|---|---|
1988 | 171 | 22 notes au demi-point sur 20 (de 7 à 19) synthétisées en 6 niveaux (du « Sommet » à « Pourraient mieux faire »). |
1994 | 138 | 6 niveaux (0 à 4 tablettes et 4 tablettes or). |
1998 | 141 | 6 niveaux (0 à 5 tablettes). |
2003 | 142 | Idem |
2010 | 156 | 6 niveaux (1 à 5 tablettes et 5 tablettes + « award ») et « coup de cœur » partiellement indépendant du nombre de tablettes. |
2011 | 151 | Idem |
2012 | 167 | 5 niveaux (2 à 5 tablettes et 5 tablettes + « award ») et « coup de cœur ». |
Système de notation dans les éditions du GCC
2.1 – La publicisation d’une procédure de dégustation comme appui à l’évaluation experte
7G. Blank [2006] distingue deux régimes critiques. La « critique experte » (connoisseurial) repose sur la légitimité du critique à évaluer, tandis que la « critique procédurale » (procedural) est assise sur des procédures codifiées d’évaluation. Le GCC publie peu à peu une procédure d’évaluation qui se présente non comme un substitut, mais comme un appui à l’expertise des membres.
8La première édition du guide indique que « tous les chocolats ont été testés à Paris dans les mêmes conditions par un jury d’au moins quatre membres » (GCC, 1988, p. 5). Les bonbons sont évalués indépendamment de leur contexte de vente et sont sujets aux aléas du voyage effectué vers Paris, deux caractéristiques qui seront conservées dans les éditions ultérieures. Les trois éditions suivantes apportent des précisions quant aux échantillons évalués et quant aux conditions d’évaluation. Des producteurs sont contactés – 320 en 1994 (p. 6), 200 en 1998 (p. 11) – pour envoyer des bonbons de chocolat (3 à 5 selon les années) incluant au moins un intérieur fait de ganache et un intérieur fait de praliné ou de gianduja [5].
9Dans ces premières éditions, l’expertise du jury est indexée sur l’appartenance au Club et sur la qualité de « professionnel » de certains de ses membres.
10Ainsi, en 1988, les séances d’évaluation par le jury ne sont pas clairement distinguées des réunions plénières du Club, au cours desquelles des producteurs de bonbons sont invités à présenter leur travail : après avoir évoqué les « séances de dégustation » du Club, le président d’alors précise qu’il leur « a paru intéressant, en publiant ce guide, de faire profiter un plus grand nombre d’amateurs des résultats de [leurs] essais » (GCC, 1988, p. 5). L’ambiguïté de la distinction entre le Club et le jury est renforcée par la place importante occupée par les références à l’histoire du Club et à ses membres illustres dans les préambules des premières éditions. Les noms de quelques participants aux séances d’évaluation sont ainsi mentionnés dès 1988 (notamment le critique C. Lebey, la styliste S. Rykiel ou la chef d’entreprise et essayiste S. de Menthon). En 1994, les bonbons sont évalués par un jury « composé d’amateurs et de professionnels » (p. 6). En 2003, l’évocation de professionnels comme marque d’expertise est remplacée par l’ancienneté au sein du Club, le jury est alors décrit comme étant composé d’« adhérents depuis plusieurs années » (p. 14).
11À partir de 2010, le guide est publié chaque année et donne lieu à une remise de prix (les « awards ») lors du Salon du chocolat de Paris. L’évaluation prend alors un tour plus procédural. On précise désormais que le nom du producteur n’est pas connu des jurés. Cet engagement est accompagné d’un descriptif détaillé des séances sur le site internet du Club [6]. Dans ce descriptif, l’exclusion des « professionnels » est désormais posée comme fondement de la légitimité du panel à exprimer un jugement de consommateur. Les conditions matérielles de l’évaluation y sont par ailleurs données en détail : sont précisés le nombre de jurés (16 en deux groupes), le rythme d’organisation des séances (hebdomadaire ou bihebdomadaire), le nombre de producteurs dont les bonbons sont évalués (4 par séance), les aliments accompagnant les bonbons (pain et eau), la température de conservation avant évaluation (20 °C), les pratiques d’anonymisation, ainsi que les aspects évalués (apparence, texture, goût, équilibre des saveurs, longueur en bouche). Chaque juré rédige « un avis personnel et une note entre 1 et 5 ».
12La notation conserve une grande part de justification experte : à la différence d’autres évaluations [Mallard, 2000], elle ne repose pas sur des critères objectivables (e.g., densité ou taux de sucre, de crème ou de cacao), mais sur un jugement, par la dégustation, quant à la qualité des bonbons. Aussi, la qualité des dégustateurs est à nouveau affirmée en début de texte (« amateurs avertis et passionnés »). La part de critique experte est accrue par la levée de l’anonymat des bonbons lorsqu’est arrêtée une note. La moyenne des notes des jurés donne en effet lieu à une note par producteur qui est discutée par un comité restreint, comité dont font notamment partie les rédacteurs du guide, le président du Club et l’organisatrice du Salon du chocolat. Ce comité veille à lisser les trajectoires de notation afin d’éviter de « faire des dents de scie » et d’aiguiser le mécontentement des évalués, comme l’explique en entretien l’un des rédacteurs. Par ce travail de lissage, le comité produit une note étayée par la procédure d’évaluation, mais qui ne s’y limite pas. Le rédacteur rencontré évoque par exemple la note d’un producteur jouissant d’une grande visibilité médiatique, note passée au cours de ce lissage de quatre tablettes à cinq tablettes et un « award », retrouvant ainsi la distinction obtenue dans l’édition précédente. Ce lissage est présenté par mon interlocuteur comme une correction des aléas de la procédure pour se rapprocher de la qualité des bonbons « effectivement » vendus par le producteur, qualité dont on suppose qu’elle est révélée au cours du temps et accessible à l’expert indépendamment des produits évalués. Les écarts sont renvoyés à des défauts passagers de production (matières premières, machines, etc.) ou de transport, non à des défaillances, même rares et passagères, du panel d’évaluateurs.
13Entre expertise et procédure, cette description est proche de ce qu’E. Bonnet [2004] a qualifié d’« expertise profane » à propos de la critique gastronomique, activité qui associerait « une recherche d’objectivité […] et la revendication d’une certaine subjectivité. […] Le critique se présente alors comme un consommateur au même titre qu’un autre (sinon qu’il est plus averti) » [ibid., p. 153]. La procédure permet ici de fournir une assise à un jugement expert, qui prévaut en dernière instance.
14L’explicitation de la procédure dans les années 2010 est allée de pair avec une profonde mutation dans la distribution des notes (figure 1). D’une part, l’augmentation progressive de la moyenne des notes observée de 1988 à 2003 se poursuit de 2010 à 2012 avec un décalage de plus d’un point. D’autre part, la disparité de la distribution diminue fortement et cette distribution se concentre autour des plus hautes notes. La part d’entreprises notées quatre ou cinq tablettes passe ainsi de 5 sur 141 (3,5 %) en 1998 à 95 sur 167 (57,1 %) en 2012. On peut voir ici la possible empreinte d’une nouvelle politique de notation d’un guide désormais présenté lors d’un salon grand public et qui veille à limiter le nombre de producteurs, parfois exposants sur ce salon, notés zéro ou une tablette. Les notes ne rendent pas moins compte d’un ordre entre producteurs. Afin de rendre comparables les éditions du guide en regard de cela, la suite du propos distingue trois strates (« bas », « milieu » et « haut ») [7].
2.2 – L’opposition au sucré, au gras et à l’épais : genèse et maintien d’une convention singulière d’évaluation de la qualité
15W. Espeland et M. Stevens [1998] soulignent que le propre d’une opération de commensuration est de transformer des qualités distinctes en quantum d’une même dimension. Lorsqu’une telle opération participe d’une évaluation critique, les notes allouées se présentent comme le reflet le plus visible du référentiel d’appréciation implicitement ou explicitement à l’œuvre. Dans les notes et les commentaires associés aux adresses transparaît ainsi la définition d’un bonbon de chocolat de qualité selon le GCC, définition maintenue en dépit de plusieurs changements de rédacteurs.
16La plus haute marche [9] de l’échelle construite dans les trois premières éditions est occupée par une seule adresse : La Maison du chocolat, alors dirigée par R. Linxe, lui-même membre du Club et signataire du gâteau mangé lors du dîner entre les premiers membres et désigné comme élément fondateur (cf. supra). Au-delà du monopole de la plus haute position, la proximité est forte entre ce que Linxe présente comme une rupture fondamentale avec la production d’alors et les critères de définition d’un bonbon de chocolat de qualité dans les commentaires du guide.
17Tel que le chocolatier le décrit quinze ans plus tard [Linxe, 1992], l’ouverture d’une première boutique à l’enseigne « La Maison du chocolat » en 1977 (dans le huitième arrondissement de Paris) fut animée par l’ambition d’instaurer une distinction nette entre chocolat et « confiserie “sucrée” » [ibid., p. 48], ce au travers des produits comme des lieux de vente. Les partis pris exposés dans l’ouvrage peuvent être résumés en quatre points : le cacao – « bel amer » – est la saveur à mettre en valeur dans un bonbon de chocolat et celle qui doit persister en bouche ; par suite, les « friandises » où prédominent le sucre, la crème ou l’alcool ne peuvent être considérées comme des bonbons de chocolat et ces ingrédients doivent servir uniquement, s’ils sont utilisés, à la mise en valeur du cacao ; l’intérieur – pour lequel la ganache est à privilégier par rapport, notamment, au praliné – est l’élément principal d’un bonbon, aussi l’enrobage doit être le plus fin possible ; enfin, les bonbons doivent être vendus dans des emballages et dans des lieux dénués des codes enfantins usuels de la confiserie.
18Une analyse lexicométrique des commentaires des éditions 1988 et 2011 (respectivement 171 et 151 commentaires) du GCC souligne la proximité des critères d’évaluation des rédacteurs avec cette définition du bonbon de chocolat [10]. Les commentaires touristiques proposés pour chaque adresse en 1988 ont été écartés de l’analyse. Les mots ont été lemmatisés, c’est-à-dire rattachés à une même forme canonique : les verbes sont rapportés à leur infinitif, les gentilés aux toponymes, les autres mots à leur masculin singulier. L’analyse porte sur les termes lemmatisés présents dans au moins cinq commentaires. Afin d’étudier l’objet de l’évaluation et non ses rouages usuels, les termes dépréciateurs ou laudateurs (médiocre, parfait, excellent, etc.) et les quantificateurs (moins, plus, beaucoup, etc.) ont été exclus de l’analyse [11]. C’est aussi le cas des verbes, des prénoms (Jean, Michel), des noms de localités (Paris) et d’autres termes qui ne portent pas de sens particulier pour l’objet (dits « mots vides »). Pour l’édition 1988, 160 termes sont conservés, 120 pour l’édition 2011 [12]. Compte tenu du nombre limité de commentaires, les mots ont été remis dans leur contexte d’évaluation (appréciation/dépréciation du manque/de l’excès) afin de rendre intelligibles et d’interpréter les résultats obtenus, un commentaire associé à une note basse ou moyenne contenant souvent des passages appréciatifs.
19Les termes typiques de chaque strate en 1988 – bas, milieu, haut, cf. supra – (tableau 2) font pour partie écho aux oppositions avancées par Linxe. On retrouve ainsi comme étais récurrents des notes basses des composants dont les excès sont fustigés – sucre, liqueur et beurre –, d’autres dont la faible présence est regrettée (cacao, chocolat) et de nombreuses remarques sur l’épaisseur trop forte de la couverture et le défaut ou l’excès d’imagination dont témoignent ces efforts de « création » (le terme est alors utilisé pour souligner le caractère jugé malvenu de certaines recettes). Le terme « friandise » vient parfois parachever le rejet de « bouchées » qui satisfont peu le palais des évaluateurs et dont la présentation joue parfois de couleurs autres que le brun du chocolat (le blanc notamment). L’amabilité de l’accueil en boutique est à plusieurs reprises soulignée pour nuancer un jugement sévère [13]. On suggère parfois que les produits ne supportent pas le voyage, sans pour autant que cela affecte la procédure des éditions ultérieures. Par contraste, la strate de notes hautes se caractérise par des commentaires sur l’équilibre et la fraîcheur des compositions, sur la finesse de l’enrobage, sur la sobriété de la présentation et de l’emballage, sur l’amertume – alors qualificatif mélioratif – et sur l’audace dans l’utilisation de certains ingrédients comme le thé ou la cannelle. Une autre différence importante entre ces deux strates tient à l’utilisation plus fréquente, pour commenter les hautes notes, de termes désignant un individu producteur (« monsieur », « pâtissier ») dont la « maîtrise » est soulignée. La strate intermédiaire contient aussi des développements sur l’épaisseur de la couverture ou le trop-plein de sucre [14], mais se caractérise en premier lieu par l’utilisation de marqueurs de respect du « métier », de la « tradition » et de la « réputation » de l’entreprise dans la fabrication de bonbons alors qualifiés plus fréquemment de « douceurs », et dont l’originalité est saluée.
Termes typiques de chaque strate (GCC 1988)


Termes typiques de chaque strate (GCC 1988)
Note : Les termes sont identifiés à partir des résidus ajustés [Haberman, 1973] issus d’un tableau à 3 lignes (strates) et 160 colonnes (termes) ; sont retenus les termes pour lesquels ce résidu est positif (indice d’une attraction, c’est-à-dire une surreprésentation du terme dans la strate) et appartient au quintile supérieur de valeurs absolues des résidus. Strate/Terme : taux de commentaires incluant le terme contenus dans la strate (la base de pourcentage est l’ensemble des commentaires incluant le terme). Terme/Strate : taux de commentaires de la strate incluant le terme. Terme/Ens. : taux de commentaires (pour l’ensemble de l’édition) incluant le terme.Lecture : « sucre » est surreprésenté dans la strate basse. La strate contient 51,4 % de ses occurrences et il apparaît dans 54,3 % des commentaires de la strate, contre 43,3 % de l’ensemble des commentaires.
20En 2011 (tableau 3), on retrouve dans la strate basse les marqueurs d’un dénigrement des quantités de sucre et de matières grasses, des couvertures jugées trop épaisses et de l’utilisation d’alcool (vin compris) en dépit d’idées parfois jugées bonnes et d’un travail plusieurs fois remarqué sur l’aspect des bonbons. L’utilisation excessive de la cannelle qui « piétine » le cacao est désormais dénigrée, tout comme celle du café et de la fève tonka [15]. Si les déséquilibres et l’épaisseur sont des motifs de dénigrement, leurs pendants ne sont plus, contrairement à 1988, des motifs explicites de valorisation. Dans la strate haute, on privilégie désormais la noblesse des matières premières, le plaisir de l’œil devant la beauté et le brillant des bonbons ainsi que la densité, la puissance et la longueur en bouche des ganaches. Là encore, les références à l’individu producteur, rares dans les autres strates, sont multiples et inférées de la dégustation des bonbons (« passion », « talent », « chocolatier »). Signe d’une plus grande unidimensionnalité des commentaires, la strate intermédiaire se présente davantage qu’en 1988 comme un entre-deux, tout de même caractérisé par certains termes utilisés de manière méliorative (« intense », « crémeux », « délicatement », « raffinement », « subtil »).
Termes typiques de chaque strate (GCC 2011)


Termes typiques de chaque strate (GCC 2011)
Note : Voir la note du tableau 2. Le tableau Strate-Terme compte ici 3 lignes et 120 colonnes.21Cette comparaison met en lumière les éléments de stabilité de la convention mobilisée par le GCC et sa proximité avec une définition élitaire des bonbons de chocolat, notamment car elle privilégie leur ingrédient le plus onéreux (le cacao), mais aussi en ce que, dans son rejet du sucre et de l’alcool autant que dans son appel à la sobriété, elle n’est pas sans écho avec des luttes symboliques théorisées par P. Bourdieu [1979] comme caractéristiques de la France des années 1960. Cette définition, éclose dans un arrondissement cossu de Paris, est présentée comme une rupture avec l’ensemble du marché du bonbon de chocolat au début des années 1980. En faisant du rejet de la « friandise » le métronome du marché du bonbon en France, le GCC renoue avec la tradition des premiers guides de restaurants et d’hôtels [Bertho-Lavenir, 1999] : la clientèle parisienne voulant retrouver dans ses ballotins de villégiature les bonbons qu’elle apprécie à Paris. De l’appétit pour le travail de Linxe posé en élément initiateur d’une association d’enthousiastes, il s’est agi de faire une convention de qualité permettant de décrire l’ensemble des producteurs de bonbons de chocolat en France.
3 – L’attention des producteurs au guide : des évaluations critiquées, dispensables et malléables
22Si la convention de qualité promue est stable, la concentration vers les plus hautes notes, observée plus tôt (figure 1), ne semble pas pour autant témoigner d’une diffusion de cette convention et de l’organisation effective d’un marché autour de celle-ci. Les trois principaux registres d’attention des producteurs au GCC présentés dans cette section dépeignent des évaluations mal adaptées à leur objet, dont ils peuvent se dispenser, mais dont ils peuvent aussi se rendre maîtres dans la conduite de leur activité marchande.
3.1 – Le dénigrement d’une procédure
23À l’instar de l’hôtellerie lorsqu’est lancé TripAdvisor® [Cardon, 2015], la production de bonbons de chocolat est l’objet d’autres référentiels d’évaluation, définis par d’autres guides (non spécialisés ou édités une seule fois), mais aussi par les pairs dans le cadre d’associations et de concours. Le registre d’attention au GCC le plus palpable est la critique de sa procédure et de la convention qu’il met en œuvre lorsqu’il est comparé à ces autres référentiels [16]. Deux motifs de dénigrement sont récurrents chez les producteurs évalués.
24Le premier est l’établissement d’une note indépendamment de l’expérience d’achat en boutique. Pour nombre de producteurs rencontrés, le GCC mimerait les pratiques d’un acheteur introuvable, qui demanderait à un producteur qui tient boutique à des centaines de kilomètres d’envoyer des bonbons à Paris en lui précisant qu’ils seront soumis à notation. Évaluer le travail quotidien des producteurs à l’aune de la convention de qualité promue, c’est-à-dire ce qui est construit dans les pages du GCC, supposerait au contraire visite à l’improviste et achat de produits effectivement proposés à la vente, sur le modèle d’autres évaluations. Un pâtissier-chocolatier dans une ville de 40 000 habitants, qui a vu sa note dégradée et a ensuite décidé de ne plus soumettre ses bonbons au GCC, décrit la distance du guide au Michelin (évaluation anonyme d’un repas pris sur place) comme à l’admission dans l’association professionnelle dont il fait partie, laquelle dépend notamment d’une évaluation par les pairs de la qualité organoleptique et de la présentation en boutique des produits. Pour étayer l’inadaptation de la procédure à l’évaluation, il prend l’exemple d’un producteur voisin, qui a obtenu une note de 4 dans la dernière édition, mais dont il estime que l’offre en boutique est tant irrégulière qu’éloignée de la convention du GCC.
« Quand vous faites un guide, j’estime qu’il faut venir sur place, voir comment ça se passe, c’est-à-dire comment on va vous emballer le chocolat, dans quoi on va vous l’emballer, comment c’est présenté. […] Moi, je dis, c’est pas compliqué, vous prenez les meilleurs, de chocolatiers, dans le secteur, vous allez [dans la ville voisine] par exemple, vous avez Quetzal [cinq tablettes] qui est très bien, bon chocolatier, rien à dire, il est bien. Pour moi, c’est un bon pro. Allez chez Dumont pour voir, ils ont eu quatre tablettes […], vous allez vous faire une idée sur quelque chose de réel, de concret. […]. Regardez, je prends un ballotin, n’importe lequel, moi déjà, on a du solide, on ouvre, tac, tac, voilà, c’est tout. Est-ce qu’il y a des chocolats rayés ? Est-ce qu’il y a des chocolats merdiques ? Voilà, c’est ça pour moi déjà, d’entrée, et rien que ça, vous achetez cent ballotins, vous les mettez, vous ouvrez, et là, comme ça, vous allez voir. Et après vous goûtez. »
26L’envoi possible de bonbons qui ne sont pas vendus en boutique est un argument souvent porté au discrédit du GCC. Certains évalués conçoivent effectivement sa procédure comme une occasion pour faire déguster de nouvelles fabrications à un panel réduit. D’autres distinguent clairement les bonbons envoyés de ceux qu’ils commercialisent ou commercialiseront. C’est le cas d’un chocolatier qui a obtenu la note de cinq tablettes et un « award ». Il justifie le fait de ne pas vendre les bonbons évalués, sur lesquels repose sa note, par la préférence de sa clientèle pour des produits qu’il dit « classiques ». Pour lui, le guide couronnerait en premier lieu une capacité d’innovation sur la composition des intérieurs. Il m’explique ainsi envoyer un bonbon renfermant un intérieur qu’il n’a jamais vu chez ses concurrents afin d’« épater » le jury.
27La procédure du GCC est ensuite dénigrée pour des conventions de qualité qui apparaissent tantôt amnésiques, tantôt conservatrices [17]. Concernant le premier aspect, un pâtissier-chocolatier, diplômé du MOF dans la classe « Chocolaterie-confiserie », reproche ainsi au GCC d’accorder trop peu d’importance au travail du praliné au profit de la ganache, alors même que le praliné serait un composant classique des bonbons de chocolat, comme en témoigne d’après lui l’inclusion de cette préparation dans les épreuves de concours professionnels. Ce qu’il déplore, c’est « l’oubli » d’un produit « traditionnel » du travail chocolatier et une vision faussée de la ganache comme seul opérateur d’appréciation de la virtuosité du travail du producteur de bonbons.
« Pour moi, il y a trop de critiques culinaires […] qui ne voient et qui ne pensent que par la ganache […]. Ce n’est pas le produit le plus difficile, quoi qu’il ait pu être dit et écrit par le passé, il y a des produits aussi difficiles que celui-là à équilibrer et à réaliser, qui vont demander des connaissances techniques, technologiques, équivalentes et chaque fois que vous proposez de faire goûter un bonbon [avec un intérieur praliné], on ressent un petit peu de retenue, on a plutôt envie d’aller vers une ganache et moi, ça, ça me sort de la tête ! Et comme je suis quelqu’un qui aime aller à contre-courant, quand les Croqueurs se sont mis en place et ont démarré leur association, leurs dégustations et les ouvrages qui s’en sont suivis, moi j’ai voulu prendre le pan opposé et me consacrer… Bien sûr à la ganache, parce que je travaille bien sûr dessus toujours, mais le praliné, parce que je trouvais que c’était inadmissible qu’on oublie ce produit comme on était en train de l’oublier. »
29Par ailleurs, le primat donné aux enrobages les plus fins est perçu comme preuve d’un conservatisme du GCC. Un pâtissier de restaurant qui a travaillé autrefois dans les laboratoires de chocolatiers décrit la récente dégradation de la note d’un pâtissier parisien (Jean) comme la pénalisation d’une avant-garde (jouant de l’épaisseur de l’enrobage). Il voit toutefois dans cette dégradation un élément de peu d’importance pour les ventes à venir de Jean :
« Les bonbons de chocolat de Jean sont loin d’être les plus beaux ; il y a beaucoup plus beaux. Par contre, aussi bons, il n’y en a pas beaucoup. […] Il essaye de travailler le bonbon avec des ganaches cuisinées, des épices, des fruits, des textures originales […] alors que le bonbon, jusqu’à présent, c’était plutôt des ganaches filiformes, des pure origine façon Maison du chocolat, etc. Et puis, il y a des gens qui disent : “Ouais, c’est un peu épais l’enrobage chez Jean.” […] Il dit : “Je vous emmerde moi. Moi, vous savez quoi, j’aime bien l’enrobage épais, j’aime bien la ganache plus épaisse ; comme ça, quand tu croques dedans, c’est un peu comme quand tu croques dans une tranche de foie gras, parce que t’as vraiment des textures.” […] Il suffit qu’il y en ait quatre ou cinq qui aient dit : “Vraiment, l’enrobage est beaucoup trop épais, ça me pollue l’intérieur.” […]. Ben voilà, il s’est fait péter une tablette. Mais bon, il s’en fout Jean, c’est pas parce qu’il a une tablette, zéro, cinq, que… L’entreprise Jean est au-dessus de tout ça. »
31L’accusation de conservatisme s’étend aussi au fait que le référentiel du GCC tourne le dos à certaines méthodes de production introduites au cours des deux dernières décennies. Un producteur à la tête d’une entreprise d’une vingtaine de salariés dans une ville de 200 000 habitants a adopté une méthode (one-shot) par laquelle l’intérieur est simultanément façonné et enrobé. Cette méthode offre d’après lui des gains de productivité importants et une meilleure hygiène autant qu’elle ouvre à de nombreuses variations dans la structure du bonbon. La méthode qu’il dit « traditionnelle », qu’utilisait notamment Linxe, consiste à couler une ganache dans un cadre, à la faire durcir pendant quelques dizaines d’heures, à la découper en bouchées, puis à enrober de chocolat les morceaux de ganache obtenus. L’apparence des bonbons produits par one-shot, notamment l’épaisseur de leur enrobage, diffère radicalement de ces derniers. Mon interlocuteur attribue la baisse de sa note au seul choix de cette méthode. Avec quelques années de recul, il estime néanmoins que cette baisse, puis sa disparition du GCC après qu’il a arrêté d’envoyer des échantillons n’ont pas affecté ses ventes.
32La distance à des définitions de la qualité des bonbons de chocolat mobilisées par les pairs, définitions dont certaines viennent d’être énoncées (prise en compte de l’ensemble de l’offre, attention portée aux pralinés, utilisation de nouvelles techniques), est souvent imputée à l’amateurisme revendiqué par le GCC. Les évaluateurs n’auraient ni la rigueur ni les compétences d’évaluation des producteurs ou même d’autres critiques. Concernant la rigueur, un évalué critique l’opacité des critères d’évaluation. Pour lui, l’évaluation semble se limiter à des critères de conformité au goût de chaque juré :
« Est-ce qu’ils ont un protocole ? Ils ont pas de protocole ! C’est :
- “Ah, il est bon, combien tu mets ? Eh Jeanine, combien tu mets ?
- Dix, et toi Jeannot, combien du mets ?
- Moi, je vais lui mettre huit.
- Moi, j’aime pas, je lui mets deux.”
C’est quoi ça ? C’est quoi ? La première chose, quand on fait une dégustation en professionnel, c’est de s’oublier. […] Si c’est un chocolat à l’anis, “Merde, j’aime pas l’anis, alors je vais lui mettre deux ?” Non. […] Pourquoi une année vous avez un chocolatier qui a quatre tablettes et l’autre année il n’en a plus que deux ? Il sait plus travailler le mec ? »
34La distance aux définitions de qualité partagées par les producteurs peut aussi s’exprimer par le rejet violent d’une notation produite par un club d’amateurs parisiens. Ainsi, un diplômé du MOF qui a connu une trajectoire de notation tumultueuse y voit le signe d’une incompétence en matière d’évaluation, conduisant par ailleurs les rédacteurs du GCC à mettre en équivalence des producteurs que mon interlocuteur situe dans deux mondes de production distincts.
« Je leur ai dit : “[…] Votre système de notation, déjà, ça va pas, on ne sait pas. C’est pas les petites bourgeoises parisiennes qui se permettent de donner des leçons de chocolat à des chocolatiers comme nous… Une matière que je travaille depuis 25 ans, vous me donnez des leçons ? […] Des gens comme Palmier [producteur de la région], industriel de merde, c’est vraiment de la merde, c’est pour faire du fric c’est… Tout ce que j’aime pas, le personnage est dégueulasse, sa came est dégueulasse et il a trois tablettes” [Je leur ai dit] “Non mais attendez, vous foutez trois tablettes à un mec comme ça et trois tablettes à un mec comme moi ?” »
36Ces commentaires indiquent aussi qu’en dépit d’un dénigrement partagé de la procédure, les notes publiées sont consultées par les évalués et par leurs pairs, attentifs à une évaluation formalisée des producteurs de bonbons de chocolat qui offre, ce faisant, l’une des rares échelles de comparaison mobilisable.
3.2 – L’abandon suite à une note basse
37Un deuxième registre d’attention, plusieurs fois rencontré dans la sous-section précédente, consiste à ne plus envoyer de bonbons après l’obtention d’une note basse. Cela se reflète dans les taux de disparition d’une édition à l’autre en fonction de la note obtenue : les adresses recevant une note basse sont à chaque édition beaucoup plus nombreuses que les autres à disparaître (figure 2). De 1988 à 2010, les variations de ces taux semblent aussi dépendre pour partie de la durée séparant deux éditions. Dans cette période d’éditions sporadiques, les taux moyens annuels d’évaporation sont ainsi stables, variant entre 11,4 et 12 % pour l’ensemble.
Taux d’adresses absentes de l’édition E+1 par strate de note agrégée dans l’édition E

Taux d’adresses absentes de l’édition E+1 par strate de note agrégée dans l’édition E
N=899Champs : ensemble des mentions des six éditions publiées entre 1988 et 2011.
Lecture : environ 9 % des adresses de la strate « Haut » en 1988 n’apparaissent pas dans l’édition suivante (1994). C’est le cas d’environ 50 % des adresses de la strate « Milieu ».
38Cette première comparaison ne tient toutefois pas compte de l’éventuel arrêt de la production de bonbons par les entreprises évaluées. Une manière de contourner cet écueil est d’étudier la mention de ces entreprises dans l’une des catégories associées à la pâtisserie-confiserie de l’autre guide recensant des producteurs de bonbons de chocolat au cours de la même période que le GCC : le Guide des gourmands (GG). Ce guide se distingue du GCC à deux égards. D’une part, il se présente avant tout comme une sélection de producteurs. La notation est ainsi plus fruste et n’est pas présentée comme l’activité première des rédacteurs : la plupart des adresses sont simplement mentionnées, des « coqs » et des « coqs d’or » sont associés à une minorité d’adresse, qui conservent, à quelques exceptions près, cette distinction d’une édition à l’autre [18]. D’autre part, la sélection par ce guide ne repose par sur une participation volontaire des évalués. Le maintien d’une édition à l’autre y est ainsi beaucoup plus stable [19]. Pour chaque édition E du GCC, les entreprises qui conservent leur mention dans le GG entre cette édition E et l’édition suivante E+1 du GCC forment des sous-ensembles cohérents pour étudier la relation entre note et évaporation [20]. La distribution des taux d’évaporation par strate de notes dans le GCC pour les adresses par ailleurs mentionnées dans le GG (tableau 4) met en lumière des régularités semblables à celles qui peuvent être observées pour l’ensemble des adresses : ce taux est toujours le plus élevé pour les adresses aux notes les plus basses (bien que celles-ci soient sous-représentées dans le GG) et toujours le plus faible pour les adresses les mieux notées. Pour trois périodes sur quatre, plus de la moitié des entreprises mal notées ne renouvellent pas leur participation, alors même qu’elles sont toujours en activité. Pour les entreprises recevant une note médiocre, plus d’un tiers ne renouvellent pas leur participation. À l’exception d’une adresse qui disparaît du GCC entre 2003 et 2010, toutes les entreprises les mieux notées et dont on peut affirmer qu’elles sont toujours en activité renouvellent leur participation.
Taux d’adresses absentes de l’édition E+1 du GCC par strate de note agrégée dans l’édition E parmi les adresses qui maintiennent leur mention dans le GG

Taux d’adresses absentes de l’édition E+1 du GCC par strate de note agrégée dans l’édition E parmi les adresses qui maintiennent leur mention dans le GG
Champs : adresses mentionnées dans l’édition E du GCC et maintenant leur mention dans le GG entre l’édition E et l’édition E+1 du GCC.Lecture : parmi les 83 adresses mentionnées dans le GCC en 1988 et maintenant leur mention dans le GG entre 1989 et 1995, 31,3 % n’apparaissent pas dans l’édition 1994 du GCC. Ce taux s’élève à 52,4 % pour les 21 adresses de la strate « bas ».
39Cette comparaison conforte l’hypothèse, qui sourd de plusieurs récits, selon laquelle les notes basses conduisent en bien des cas à l’arrêt de la participation des chocolatiers aux évaluations [21]. Le troisième registre d’attention éclaire ce taux élevé d’arrêt de la participation.
3.3 – Un travail de transformation des notes : mobilisées, mais détachées de leur référentiel
40Qui utilise le GCC pour acheter des bonbons ? Lorsque la question est abordée en entretien par un producteur, elle conduit toujours peu ou prou à la même supposition : personne ou presque. Les revendeurs étrangers, acheteurs très attentifs aux guides et à d’autres entreprises d’évaluation régulièrement renouvelées (notamment les concours et les appartenances aux associations professionnelles), ont été maintes fois évoqués comme contre-exemple exceptionnel. Un diplômé du MOF à la tête de deux boutiques dans lesquelles il vend notamment des bonbons de chocolat considère ainsi que sa mention dans le GCC au début des années 2000 avec la note de quatre tablettes a été l’un des éléments qui ont suscité l’intérêt d’un importateur japonais et d’un acheteur spécialisé dans la vente de ballotins sur internet. Un producteur installé dans une ville de 15 000 habitants et dont les bonbons sont vendus dans différents department stores japonais estime quant à lui que son classement dans le « top 10 » des chocolatiers présents au Japon paru dans un magazine tokyoïte compense, pour son importateur, sa note relativement basse de trois tablettes dans le GCC.
41Outre pour cet auditoire très restreint, est inscrite en faux la fiction d’un client mobile, choisissant un producteur en fonction des sanctions critiques, pour lui préférer l’image d’un archipel de niches marchandes dessinant un périmètre restreint autour de chaque producteur, au sein duquel ce dernier ne fait face qu’à quelques autres vendeurs de bonbons de chocolat, ce en dépit des capacités de voyage et de conservation des bonbons. À cet égard, le Michelin sert de contraste récurrent. Ainsi, alors que nous parlons du GCC, un pâtissier qui, depuis 40 ans, est à la tête d’une entreprise de moins de 10 salariés et qui participa à la première édition du guide, s’interrompt et précise combien sa clientèle, majoritairement issue de la ville et de ses alentours, est peu attentive à ce type de classement :
« Une troisième étoile pour un “deux étoiles”, ça représente tant de pour cent de son chiffre d’affaires parce qu’il travaille avec l’international, moi l’international… […]. Depuis 30 ans, j’ai un fichier clients informatique. Je sais où sont mes clients. Ils sont pas, ni à Bruxelles, ni à Berlin, ni à Chicago, donc… [Il n’y a] pas d’impact. »
43Cet entendement partagé éclaire un troisième registre d’attention : lorsque les sanctions critiques du GCC sont mobilisées par les producteurs pour s’autodécrire, elles sont généralement extraites de leur référentiel de comparaison.
44Les mentions dans le GCC peuvent appuyer des descriptions laudatrices du travail d’un producteur sur un marché circonscrit où ne voisinent qu’en de rares cas des concurrents eux aussi mentionnés. À l’instar des distinctions mobilisées par les artisans d’art, elles sont « perçu[e]s par les producteurs comme des outils de singularisation » [Jourdain, 2010, p. 28]. La note obtenue est alors mise en contraste avec une situation d’absence de mention, non avec les autres notes du GCC [22]. Deux usages des notes illustrent la dissimulation du référentiel de comparaison.
45Premièrement, en tant que guide dédié au chocolat, le GCC est utilisé comme une preuve d’identification en tant que chocolatier. Un pâtissier à la tête d’une entreprise d’une dizaine de salariés dans une ville de 50 000 habitants fait de sa participation au guide, alors en projet, une opportunité pour être identifié comme chocolatier par rapport aux concurrents locaux. Au moment de notre entretien, il envisage aussi de se présenter à l’examen du MOF dans la classe « chocolaterie-confiserie » et, sur le modèle d’un pâtissier d’une ville voisine, il prévoit d’ouvrir une deuxième boutique dédiée aux bonbons de chocolat, portant sur sa façade son nom et la mention « chocolatier », tout comme ses concurrents qui se consacrent uniquement aux bonbons de chocolat. Dans l’édition suivante et pour sa première participation, il reçoit la note de 3, inférieure à la note moyenne. Néanmoins, cette mention est directement intégrée sur ses supports de communication, jouant d’une confusion entre le Club et le guide : « Dinny Paille vient d’intégrer avec trois tablettes le très fermé “Club des Croqueurs de chocolat” ! » Aussi, une note qui apparaît comme médiocre, voire faible pour l’observateur qui se saisit du guide et lit des commentaires parfois peu amènes, permet de fonder un récit laudateur auprès de la clientèle locale en insistant sur l’appartenance du producteur à un groupe « très fermé », dont l’intitulé contient notamment le produit auquel celui-ci cherche à être identifié.
46Deuxièmement, les notes du GCC sont souvent décrites comme des substituts à d’autres titres pour fournir une preuve de supériorité du producteur par rapport à ses concurrents, qu’il s’agisse de titres émis par d’autres guides, de récompenses allouées par des associations de pairs ou de participations à des concours. L’un des canaux privilégiés de diffusion de récits laudateurs, en complément des devantures de boutiques, est la presse locale par des articles informant d’une mention dans un guide ou d’un prix obtenu à un concours. Un chocolatier installé dans un village explique ainsi que l’accès à la presse locale a été pour lui contraint par l’obtention de telles distinctions. Il avance que règne une confusion entre – et sur – ces distinctions pour ses clients, et estime que n’importe quel titre alloué par un tiers permet l’amorce d’une relation marchande s’il est exhibé dans la presse locale :
« Vous savez, dans les journaux ici, on ne parle pas de nous comme à Paris, on ne peut pas avoir de beaux articles avec nos gâteaux. Il y a quelques années, j’avais envoyé [au quotidien local] les photos des bûches que je faisais pour Noël cette année-là. On m’a répondu : “Monsieur Kafelnikov, si vous voulez faire de la publicité, voici nos tarifs.” Pour apparaître dans la presse, il faut gagner des concours ou recevoir des prix.
Q : C’est pareil [les concours et les prix] ?
Pour les clients, c’est pareil. Je vais vous raconter une anecdote […]. J’ai gagné la Coupe de France [concours d’exposition de pièces décoratives en sucre, ici dans la catégorie junior] quand j’étais jeune ; je l’avais écrit sur ma boutique et j’avais eu des articles dans le journal. Eh bien, de temps en temps, un client âgé me félicite encore pour mon titre de “Meilleur ouvrier de France”. Il y a un tel flou pour le grand public. L’un de mes apprentis avait gagné le concours de “Meilleur apprenti du monde”, on me félicitait d’avoir le meilleur ouvrier du monde. Les clients ne savent pas bien ce que c’est et je pense qu’ils s’en moquent. Si ça leur donne envie d’entrer dans la boutique, c’est bien ; s’ils n’ont pas aimé ce qu’ils ont mangé, ils ne reviendront pas. »
48À la différence de ce qu’observe M. Sauder [2006] pour les law schools états-uniennes, le classement proposé par le GCC ne modifie pas en profondeur les revendications que peuvent émettre les producteurs auprès de leurs clients, il les équipe au contraire, alimente et renouvelle des récits de grandeur construits par les producteurs et par la presse locale. Les reproductions d’articles de presse posées sur les vitrines ou dans les boutiques peuvent ensuite nourrir de nouveaux récits (X a gagné tel concours et la presse en a parlé). Ce troisième registre d’attention, au travers duquel se révèle toute l’importance du contexte marchand de mobilisation des évaluations critiques, met en exergue l’indexicalité des évaluations négatives, qui n’apparaissent comme telles qu’en relation avec les autres notes. Extraites du référentiel initial, elles constituent chacune un solide appui pour dire la supériorité d’un producteur sur une scène marchande restreinte.
4 – Conclusion
49Le Guide des croqueurs de chocolat mobilise depuis 1988 un système stable de notation, fondé sur un régime de critique experte, armé progressivement d’une procédure codifiée de dégustation et voué à la promotion d’une convention de qualité élitaire. Si le guide est le passe-temps de quelques enthousiastes convaincus du bien-fondé de leur entreprise, les producteurs de bonbons n’en font pas un métronome, mais un objet critiquable, dont ils peuvent se dispenser, mais dont ils peuvent aussi se rendre maîtres dans le cadre de leur activité marchande en jouant des significations attribuables aux notes obtenues.
50Loin d’un consensus entre les pratiques des producteurs, des consommateurs et des évaluateurs, ce cas témoigne d’efforts parallèles et dissonants de description des marchés par leurs participants. Les registres au travers desquels les producteurs se montrent attentifs au guide étayent un constat : pour ces derniers, le grand marché centralisé décrit par le GCC, marché organisé autour d’une convention de qualité et sur lequel se déplace un acheteur-voyageur en proie à une incertitude profonde, est un résumé peu pertinent pour comprendre la majorité des décisions d’achat et de production. Les producteurs convoquent plus volontiers une conception fortement circonscrite territorialement des marchés boutiquiers où les évaluations critiques sont l’un des facteurs qu’ils mobilisent, non en simples évalués, mais en transformateurs d’une matière écrite malléable qu’ils trouvent à disposition.
51La mise au jour de ces registres n’épuise pas l’ensemble des pratiques qui se déploient autour du guide et qui en façonnent les destinées marchandes, au-delà de celles que lui assignent ses concepteurs et parfois en contradiction avec ces dernières. Sans restreindre l’étude à leurs fonctions ou à leurs effets supposés, cet article a ainsi veillé à décrire les participations plurielles aux marchés des évaluations de la qualité en prêtant attention aux manières de leur donner sens qu’ont ceux qui les produisent et ceux qui les mobilisent.
Notes
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[1]
Je remercie les évaluateurs de la Revue française de socio-économie ainsi que Pierre François et Camille Herlin-Giret pour leurs commentaires et suggestions sur des versions antérieures de cet article.
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[2]
Dans cette veine de travaux, P. François [2011] offre un cadre d’analyse alternatif à l’approche fonctionnelle des institutions marchandes ; l’auteur propose d’identifier ces institutions à partir des régularités qui s’instaurent dans les pratiques marchandes.
-
[3]
S. Terrio [2000] décrit le travail de promotion d’une tradition chocolatière locale conduit dans le Sud-Ouest de la France.
-
[4]
Plusieurs concours de pâtisserie incluaient auparavant des épreuves sur chocolat sans être spécialisés dans celles-ci. Dès la première édition (1933) de la classe « Pâtisserie-Confiserie » de l’examen « Un des meilleurs ouvriers de France » (MOF), les sujets comprenaient l’« [e]xécution ou [la] présentation […] de bonbons au chocolat » (Archives du Comité d’organisation des expositions du travail, Sujets de l’édition 1933). Dans les années 1980, des concours exclusivement dédiés au chocolat apparaissent. Le Grand prix international de la chocolaterie, initié par un transformateur de cacao et par une association professionnelle, est organisé à partir de 1984. La classe « Chocolaterie-Confiserie » de l’examen du MOF est ouverte en 1990. Ces concours dédiés au chocolat se multiplient ensuite dans les années 1990 [Collas, 2015].
-
[5]
Sous cette définition, un bonbon de chocolat est composé d’un intérieur (ganache, gianduja, praliné, etc.) entouré de chocolat (l’enrobage). La ganache est une émulsion de crème et de chocolat. Le praliné est un mélange de fruits à coque (noisette, noix, pistache, etc.) torréfiés et de sucre, parfois additionné de cacao. Le gianduja est un mélange de fruits à coque torréfiés et de chocolat au lait, broyé très finement.
-
[6]
Source : http://www.croqueurschocolat.com/guide-cote-coulisses (consulté le 14 avril 2014).
-
[7]
En 1988, « bas » regroupe les deux premières mentions, « milieu » les deux suivantes, « haut » les deux plus hautes. En 1994 et 1998, « bas » correspond à 0 tablette, « milieu » à 1 ou 2, « haut » à 3 et plus. En 2003, « bas » correspond à 0, « milieu » à 1 à 3 et « haut » à 4 et plus. En 2010, « bas » correspond à 1 ou 2, « milieu » à 3 ou 4, « haut » à 5. En 2011 et 2012, « bas » correspond à 1 à 3, « moyen » à 4 et « haut » à 5.
-
[8]
Sont comparées les éditions pour lesquelles les notes sont exprimées en tablettes (1994 et suivantes). La note de « 4 tablettes or » en 1994 a été considérée comme équivalente à 5 tablettes dans les éditions suivantes.
-
[9]
« Le sommet » en 1988 puis 4 tablettes or en 1994 et 5 tablettes en 1998.
-
[10]
Le package tm [Feinerer et al., 2008] du logiciel R [R Core Team, 2013] a été utilisé pour construire le corpus et la matrice documents-termes. L’édition 1988 est comparée à l’édition 2011, car celle-ci était la plus récente disponible au moment de la saisie.
-
[11]
L’analyse serait sinon polarisée en premier lieu par ces oppositions.
-
[12]
Cette différence est pour partie due au nombre plus élevé de commentaires en 1988 et à la longueur moyenne plus importante de ces commentaires (520 caractères contre 387 en 2011).
-
[13]
Bien que les chocolats aient été évalués à Paris, l’édition 1988 apprécie dans un grand nombre de commentaires les lieux de vente, sans que cela ne soit un critère explicite de notation. Ces éléments sont peut-être issus des observations faites par les membres du Club lors de leurs pérégrinations.
-
[14]
« Sucre » est le troisième terme le plus fréquent de la strate – contre deuxième dans la strate basse et quinzième dans la strate haute –, le terme « proportion », porté dans le tableau 2, est principalement associé à la description d’un trop-plein de sucre.
-
[15]
Fruit du teck brésilien (tonka en tupi), caractérisé par son odeur de foin fraîchement coupé due à sa teneur en coumarine.
-
[16]
Les travaux sur les classements dans l’enseignement supérieur ont souligné combien cette réaction est courante [Espeland, Sauder, 2007 ; Mignot-Gérard, Sarfati, 2015].
-
[17]
L’indexation à un contexte historique est le propre des conventions de qualité dès lors qu’elles sont explicitées et codifiées. Voir Stanziani [2005] sur les normes juridiques de qualité alimentaire ou Naulin [2015] sur la succession de conventions de qualité dans la critique culinaire.
-
[18]
14,1 % des adresses relevant de la pâtisserie-confiserie sont associées à l’une de ces distinctions en 1988, 37,5 % en 1997. Les « coqs » disparaissent ensuite et ce ne sont plus que 7 % des adresses qui sont formellement séparées des 93 % simplement mentionnées.
-
[19]
Le taux d’évaporation moyen à effectifs constants est d’environ 2 %.
-
[20]
Pour évacuer tout doute quant à l’antériorité de l’apparition dans le GG (souvent publié plusieurs mois avant le GCC), une équivalence entre l’édition du GCC et l’édition datée de l’année suivante du GG est privilégiée quand cela est possible. Par exemple, une mention dans le GCC en 1994 est mise en regard d’une mention dans le GG en 1995. Dans les fonds consultés, je n’avais pas accès à l’édition 2004 du GG. Aussi, l’édition 2003 du GCC est mise en regard de l’édition 2003 du GG, publié quelques mois avant. Le GG n’est pas publié en 2012 (à l’exception d’addenda). Ainsi, le dernier mouvement considéré est celui qui se produit entre 2003 et 2010.
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[21]
Une nuance à apporter ici tient à la possibilité que des producteurs évalués n’apparaissent pas dans le GCC en raison du travail de sélection opéré en aval des évaluations afin de ne conserver que les « meilleurs ». Les nombreux cas de trajectoires de stabilité dans les notes basses (en moyenne, de 1994 à 2012, parmi les adresses de la catégorie « bas » aussi mentionnées dans l’édition précédente, plus d’une sur deux apparaissaient alors déjà dans cette catégorie) comme le taux élevé d’évaporation d’adresses recevant des notes intermédiaires (figure 2) invitent toutefois à accorder peu de crédit à cette nuance.
-
[22]
On retrouve le primat de la « visibilité » (être critiqué) sur la « modalité » (la tonalité positive ou négative de la critique) identifié par W. Shrum [1991].