1 – Introduction
1À l’heure des politiques d’activation des demandeurs d’emploi et d’un taux de chômage élevé, il semble opportun d’interroger les réformes institutionnelles des services publics de l’emploi (SPE). Les SPE subissent une forte pression de la part des gouvernements et de la Commission européenne pour développer des initiatives visant à réduire progressivement le taux de chômage [Goetschy, 1999 ; Storey, 1990]. Régulièrement sous les projecteurs des médias, ils doivent justifier leurs politiques et stratégies d’activation des demandeurs d’emploi, et ce bien souvent dans des contextes socio-économiques et institutionnels en crise et/ou en réforme. Les SPE sont gérés dans une optique de new public management prônant une mise en évidence des résultats et des produits au détriment des ressources et des processus [Jacob, Genard, 2011]. Pris dans cette mouvance de reporting et d’accountability due au développement de politiques de quantification [Bardet, Jany-Catrice, 2010], les SPE sont constamment dans l’obligation de rendre des comptes par la fourniture de données chiffrées aux instances supérieures et aux gouvernements. L’objectif principal est alors de « mesurer le rendement et la qualité » [Thompson, 2000] des actions mises en œuvre par les SPE, en vue d’atteindre les « 3E » qui recouvrent l’efficacité, l’efficience et l’économie [De Lancer Julnes, Holzer, 2001]. Étudier le travail des professionnels – les « intermédiaires du marché du travail » [Bessy, Eymard-Duvernay, 1997] – apparaît alors essentiel pour comprendre les « coulisses » de l’activation, c’est-à-dire la manière dont les acteurs publics et privés interagissent quotidiennement pour construire l’action publique au travers de normes et d’indicateurs dans une perspective d’activation des dépenses d’indemnisation des chômeurs [Boismenu et al., 2003 ; Barbier, 2006].
2Le marché de l’accompagnement des demandeurs d’emploi connaît depuis quelques années une logique de rationalisation. En France comme en Belgique, les services publics de l’emploi doivent réduire leurs dépenses tout en continuant à développer une multitude d’activités d’accompagnement et de formation à destination des chômeurs toujours plus nombreux aux profils très variés. La Commission européenne prône des politiques publiques d’emploi ayant un caractère « incitatif » [Conter, 2012]. Les acteurs publics et privés doivent alors « inciter », « mobiliser » et « activer » les demandeurs d’emploi pour qu’ils développent leur « employabilité » [Gazier, 2009]. Pour ce faire, la Commission invite les SPE, à travers la Convention 181 de l’Organisation internationale du travail (1997), à établir des collaborations avec les opérateurs privés marchands (agences de placement, sociétés à responsabilité limitée, etc.) pour mettre en place des projets d’accompagnement et/ou de formation pour les demandeurs d’emploi. Antérieurement aux orientations européennes, les SPE collaboraient déjà depuis le début des années 1990 avec les organismes non marchands [2] (organismes d’insertion socioprofessionnelle, entreprises de formation par le travail, missions locales, etc.).
3En tant qu’intermédiaires du marché du travail, les acteurs publics – les SPE et leurs conseillers à l’emploi – et les acteurs privés – les organismes marchands et non marchands et leurs formateurs – ont pour mission d’accompagner les chômeurs vers l’emploi. Les injonctions européennes sont traduites par chaque pays sous forme d’appels à marchés, avec des cahiers des charges plus ou moins contraignants, pour aider les professionnels à atteindre cet objectif. Les professionnels doivent répondre à la fois aux attentes et aux besoins des chômeurs, mais aussi aux exigences institutionnelles, voire européennes (taux de sortie positive imposé dans le cadre du Fonds social européen) en matière d’accompagnement rapide et efficace des individus afin de diminuer le taux de chômage. Ils doivent alors gérer les exigences de qualité de service et de quantité de demandeurs d’emploi à encadrer, voire, dans certains cas, à « traiter ». La qualité de service fourni aux candidats est portée par une éthique professionnelle. Les professionnels participent de manière sous-jacente à la production de nouvelles normes au niveau de l’accompagnement des chômeurs, au sens où leurs pratiques quotidiennes nuancent par les jeux d’interprétation les normes édictées.
4Les politiques publiques et leurs indicateurs de mesure ont un triple objectif. Premièrement, ils visent à rendre plus efficients les coûts d’accompagnement des chômeurs en réponse au contexte de crise économique (rapidité d’inscription et d’indemnisation, nombre d’offres d’emploi transmises, prestations d’aide à l’emploi proposées). Deuxièmement, ils favorisent le développement d’un service de « proximité » où l’accompagnement plus individualisé des chômeurs apparaît comme nouveau registre de légitimation [Berthet, 2010] du travail des professionnels. Troisièmement, ils contribuent à justifier l’action des intermédiaires par la construction d’outils d’intervention « scientifiques », réputés neutres, comme en témoigne le profilage statistique [3]. L’évaluation de la qualité de la relation de service renvoie quant à elle à la satisfaction de l’usager dans ses aspects immédiats (la rapidité avec laquelle sa demande est prise en compte, la manière dont il est reçu, les réponses apportées à ses interrogations), mais elle repose aussi sur son caractère durable et coproduit [Gadrey, 1994a et 1994b]. L’immatérialité du service rendu et la nécessité de justifier régulièrement de sa légitimité sociale rendent d’autant plus complexe la pratique professionnelle de l’accompagnement à l’emploi. En quoi les indicateurs de gestion se combinent-ils avec l’irréductibilité de la relation de service ? De quelle marge d’action disposent les professionnels pour mettre en œuvre cette articulation entre quantification et qualité ?
5Dans cet article, nous explorerons les situations qui favorisent les zones de tension entre quantification et qualité au prisme des politiques actives d’insertion des chômeurs, basées sur une logique d’encadrement et d’accompagnement des individus. Dans la filiation des travaux d’Albert Ogien [2010], nous montrerons d’une part que les opérateurs de l’emploi se conforment à une mise en chiffres de leurs activités par le développement de pratiques plus ou moins clandestines visant à asseoir leur légitimité (chapitre 2) et, d’autre part, qu’ils manifestent des formes de refus du régime de performance auquel est soumis leur domaine d’activité, et ce, au nom de la qualité de l’accompagnement et de principes d’éthique professionnelle (chapitre 3).
Encadré 1. Méthodologie de la recherche
En ce qui concerne le terrain de recherche français, l’accent a été mis sur les pratiques professionnelles des conseillers à l’emploi du service public au prisme des politiques d’activation et des transformations institutionnelles. L’enquête de terrain a combiné plusieurs types d’investigations : des entretiens et des observations de rendez-vous réalisés entre 2008 et 2010 et, en amont, des études documentaires et des dépouillements d’archives. L’enquête s’est déroulée dans une région métropolitaine, au sein de plusieurs sites de Pôle Emploi entre 2008 et 2010 dans le cadre d’une thèse en CIFRE [4]. Elle a reposé sur une immersion dans deux agences, ainsi que sur des entretiens et des observations directes effectuées dans sept autres agences durant un an. Au total, 78 conseillers à l’emploi ont été observés et/ou interrogés durant l’enquête, ainsi qu’une trentaine de cadres (directeurs d’agence, membres des équipes managériales, responsables de formation). L’observation a porté principalement sur l’accueil des demandeurs d’emploi et ses différents types de rendez-vous professionnels. Le travail d’observation a été réalisé en zone de libre accès (accueil), en zone technique (relation employeurs) et sur la plate-forme téléphonique (PST). Le focus a été mis sur les relations entre les conseillers et les chômeurs, car elles permettent de saisir, grâce au face-à-face (en zone technique, la relation avec l’employeur est essentiellement téléphonique), ce qui se joue en termes d’évaluation de l’employabilité du chômeur et d’adaptation des pratiques par rapport aux normes. Parallèlement à cette méthode d’observation, des entretiens individuels semi-directifs ont été réalisés auprès de conseillers volontaires.
En ce qui concerne le terrain de recherche mené en Belgique francophone, le focus a été mis sur les agents du service partenariat au sein des SPE, dénommés les chargés de relations partenariales, et les opérateurs privés (marchands et non marchands) du marché de l’insertion socioprofessionnelle et, plus particulièrement, sur la relation qu’ils entretiennent entre eux. L’enquête s’est déroulée pendant un an sur les années 2011 et 2012 auprès de deux services publics de l’emploi qui sont Actiris (SPE bruxellois) et le Forem (SPE wallon). Suite à la Convention 181 de l’OIT, ces deux SPE ont décidé de recourir au dispositif d’appel à projets pour créer des partenariats. Cette technique est utilisée par le Forem depuis 2004 et par Actiris depuis 2008. Les appels ont une temporalité comprise entre un et trois ans. Ils permettent aux SPE d’établir des collaborations avec de nombreux prestataires de service (110 pour Actiris et 210 pour le Forem) et de créer environ 18 000 places d’accompagnement et de formation pour un total de 310 000 chômeurs indemnisés dans les deux régions. Ces SPE s’engagent à fournir un accompagnement aux opérateurs pour la mise en place de leur prestation. Ce sont les chargés de relations partenariales qui ont pour mission de sélectionner les opérateurs et d’encadrer les projets développés par ceux-ci. Nous avons eu l’occasion de participer à ces comités d’accompagnement entre les agents et les opérateurs privés. Suite au travail d’observation (N=72), des entretiens semi-directifs ont été effectués avec 35 chargés de relations partenariales et 21 prestataires.
2 – La quantification en dépit de la qualité : les opérateurs de l’emploi face aux indicateurs
2.1 – La construction de dispositifs de mesure
6Que les dispositifs de mesure soient de type hiérarchique public dans le cas des conseillers du SPE (en France), ou contractuel privé dans le cas des opérateurs marchands et non marchands (en Belgique), on observe un poids croissant des indicateurs d’efficacité, malgré le fait que les pratiques portées par les directions des SPE montrent une certaine indépendance vis-à-vis des politiques publiques dans la construction de ces indicateurs.
7En France, les conseillers à l’emploi, désormais rattachés à la filière « intermédiation » depuis la fusion ANPE/Assedic [5], ont pour principales missions d’accueillir, inscrire et accompagner (par des informations sur le marché de l’emploi, conseils et prestations spécifiques) les demandeurs d’emploi et les recruteurs qui font appel au service public de l’emploi. Ils doivent aussi vérifier la recevabilité des dossiers d’indemnisation, recueillir, traiter et suivre les offres d’emploi déposées par les employeurs, ainsi que gérer et activer un portefeuille de demandeurs d’emploi et d’entreprises relevant de leur secteur professionnel. Le face-à-face entre un demandeur d’emploi et un conseiller à l’emploi correspond à une pratique très normée et enracinée dans la gestion de masse [Gélot, Nivolle, 2000]. Les cadences, la durée standardisée et le cadrage informatique des entretiens, le pilotage de l’activité par de nombreux indicateurs de mesure de la productivité des agents, la pénurie relative des moyens (pas de bureaux personnels, peu de moyens d’investigation pour vérifier les dires des chômeurs comme des employeurs) font que l’organisation du travail des conseillers à l’emploi relève essentiellement de la rationalité gestionnaire, orientée vers la gestion des flux [Meyer, 1998] et une mise en indicateurs qui font l’objet d’une retraduction et d’une négociation permanentes entre les directions du SPE et leur tutelle [Pillon, 2015].
8Dans les années 2000, de nouveaux dispositifs, tels que le suivi mensuel personnalisé (SMP) mis en place en 2006, [6] correspondent, dans une perspective institutionnelle, à un objectif d’amélioration de la qualité du service rendu au demandeur d’emploi, avec un suivi plus fréquent et plus personnalisé assuré par un conseiller référent unique [7]. Cet objectif se traduit par de nouveaux indicateurs portant sur le respect des délais et modalités de réception liés au SMP [8]. Dans une perspective de personnalisation de l’offre, ils viennent renforcer les autres indicateurs de mesure de la performance : taux de satisfaction d’une offre d’emploi par une mise en relation à l’initiative de l’opérateur public débouchant sur une embauche (mise en relation positive), taux de sortie des catégories-cibles et consommation des dépenses liées aux prestations d’accompagnement. D’autre part, une dimension majeure de l’évaluation des activités des conseillers correspond au poids des politiques d’activation, qui consistent notamment à tenter d’élargir le périmètre de l’offre d’emploi convenable, c’est-à-dire une offre que le demandeur d’emploi ne peut légitimement refuser sous peine de suppression de son indemnisation chômage [Freyssinet, 2003], et qui se traduisent par l’apparition de plusieurs logiciels destinés à favoriser ce type d’appariement.
9On observe ce même poids des indicateurs d’efficacité, visant à mesurer des gains de productivité en Belgique francophone, où la délégation de l’accompagnement des demandeurs d’emploi aux prestataires de service est régie par un ensemble de règles issues du cahier des charges de l’appel à projets et de la convention de collaboration. Chaque SPE a formalisé un service partenariat au début des années 2000. Des dispositifs ont également été créés afin de permettre aux chargés de relations partenariales de suivre et d’évaluer la prestation des opérateurs privés. Les SPE observent le parcours des demandeurs d’emploi grâce à une base de données élaborée en interne. Actiris a décidé de la partager avec les prestataires de service qui ont alors pour obligation d’encoder eux-mêmes les informations à propos des candidats qu’ils accompagnent. Sans ce travail d’encodage, les agents du SPE ne sont pas en mesure d’identifier les chômeurs suivis et, par conséquent, de rétribuer l’opérateur. Un service au sein du département partenariat a pour mission de former et de superviser les prestataires pour encoder les données. Il leur fournit chaque mois les relevés statistiques (nombre de personnes accompagnées, type de profil, etc.), ce qui permet aux opérateurs de réaliser leur rapport d’activité quantitatif. Une partie du rapport est consacrée à la dimension qualitative (facteurs facilitants et bloquants le projet, relations entre partenaires, propositions d’amélioration, etc.). Par contre, du côté du Forem, les prestataires doivent fournir aux agents du SPE la liste des demandeurs d’emploi qu’ils accompagnent dans le cadre de leurs projets. Ce sont ces agents spécialisés, les gestionnaires techniques, qui doivent encoder les informations dans la base de données du SPE. Les prestataires n’ont pas directement accès à cette base d’informations. Les opérateurs privés d’Actiris et du Forem doivent également remplir des documents (papier ou base de données) attestant de la présence des candidats à la formation et les transmettre chaque semaine au SPE.
10Les opérateurs privés sont encadrés par les chargés de relations partenariales pour la mise en œuvre du projet d’accompagnement et/ou de formation à destination des chômeurs. Actiris octroie un accompagnement collectif à ses opérateurs. De la sorte, tous les prestataires d’un même appel à projets sont rencontrés par les agents lors de réunions à thème. Ces réunions se déroulent quelquefois sur une année. En revanche, Le Forem accompagne ses partenaires de manière individuelle aux moments clés de la prestation à savoir en début, en milieu et en fin de celle-ci. Lors des comités d’accompagnement, les agents vérifient la présence régulière des candidats en formation ainsi que l’évolution de leur parcours. Les prestataires doivent donner des explications aux agents quand ils rencontrent des difficultés avec un des candidats (problème de motivation, absences injustifiées, difficultés relationnelles, etc.). Ils sont également tenus de fournir un rapport d’activité en milieu et en fin de prestation en abordant les aspects qualitatifs (facteurs bloquants et favorables à la réalisation du projet, qualification de la collaboration avec le SPE, satisfaction des candidats, etc.) et quantitatifs (statistiques en termes de nombre et de type de candidats et de l’évolution du parcours des individus) du projet, avec un rapport financier en annexe. Même si la dimension qualitative est présente dans le rapport d’évaluation, les opérateurs sont financés en regard du nombre de candidats recrutés (du côté d’Actiris) ou du nombre de sorties positives (mise en emploi ou en formation qualifiante, réalisation d’un bilan professionnel, etc., du côté du Forem). Les opérateurs doivent donner un délivrable ou une attestation (attestation d’emploi ou de formation, bilan de compétences, etc.) pour chaque candidat accompagné.
11Les SPE français et belges construisent tous deux des dispositifs et des indicateurs de mesure afin d’évaluer l’action publique dans le domaine de l’accompagnement des chômeurs par, notamment, la quantification du travail des professionnels publics et privés et aussi l’observation minutieuse de l’évolution du parcours des candidats. Les aspects quantitatifs et qualitatifs sont entremêlés lors de l’évaluation du travail des professionnels. Les chiffres constituent des points de repère importants pour l’atteinte des objectifs par les conseillers, et pour l’octroi de financements pour les prestataires.
2.2 – De la triche chiffrée à l’instrumentalisation des demandeurs d’emploi
12Face à cet encadrement par la quantification, il apparaît que les conseillers de Pôle Emploi se conforment majoritairement aux indicateurs porteurs d’une traçabilité de leur activité. Une étude systématique des observations directes des entretiens entre conseillers et chômeurs [Lavitry, 2015] révèle que les pratiques professionnelles observées le plus fréquemment sont reliées à deux types d’indicateurs : le nombre de mises en relation (nombre de positionnements des demandeurs d’emploi pour chaque offre d’emploi) et le nombre de demandeurs d’emploi dits « sans service », c’est-à-dire pour lesquels aucune prestation de courte durée n’a été proposée depuis un nombre déterminé de mois. Un autre lien entre les pratiques les plus fréquemment observées et les indicateurs d’évaluation peut être fait à propos du registre dans lequel certains actes sont formulés : la remise des offres vues en entretien est imposée aux demandeurs par plus de la moitié des conseillers observés (20 conseillers sur 38), et négociée [9] par une proportion légèrement plus élevée (24 conseillers sur 38). De même, l’envoi des demandeurs d’emploi sur des prestations de courte durée (ateliers de recherche d’emploi ou ateliers sur le CV assurés par des sous-traitants) est également imposé par 10 conseillers sur 38, et négocié par trois d’entre eux. Nous parlerons ainsi d’indicateurs prégnants, au sens de l’étude de Boussard [2001], qui met en exergue l’attention focalisée sur la logique de flux et de stocks de dossiers, et le fait que la plupart des professionnels s’y réfèrent pour orienter leur action, que ce soit dans le sens d’une adhésion ou d’une opposition.
13La mise en place d’un suivi mensuel personnalisé s’accompagne d’une rationalisation des temps d’entretien (qui passent de 30 à 20 minutes en moyenne). La rationalisation de l’accompagnement comporte un double enjeu : transformer l’accompagnement, qui met l’individu au cœur du processus, en suivi d’actions que l’individu doit réaliser, et introduire dans le suivi des normes de productivité. Avec la montée en charge des portefeuilles, et pour satisfaire aux critères d’échéance fixés par les indicateurs, les conseillers mettent en place des stratégies de contournement. Ainsi, le suivi n’est plus physique mais téléphonique, quand il n’est pas totalement fabriqué. L’accent mis sur la satisfaction des offres d’emploi fait que les pratiques de trucage des chiffres persistent en dépit de l’affichage de la qualité de service. Une pratique relatée par certains conseillers est la comptabilisation comme « offres satisfaites » (MER +, mises en relation positives) d’offres d’emploi correspondant à un emploi créé et enregistré rétroactivement. Il existe aussi des manipulations récurrentes pour satisfaire aux critères de qualité ou de délai imposés par les indicateurs de suivi des offres d’emploi, par exemple en reculant l’annulation d’une offre de quelques jours afin qu’elle soit comptabilisée dans les « mises en relation », ou en repoussant les échéances des suivis d’offres d’emploi afin de reculer leur comptabilisation comme offre à pourvoir.
« On invente des offres, on invente des placements. Comme on a des injonctions d’objectifs d’en haut, il faut atteindre les objectifs, et comme on a des objectifs faux, on triche pour l’atteindre, donc l’objectif d’après est encore plus élevé, on fait de la cavalerie. »
15En Belgique francophone, les opérateurs privés recourent à plusieurs techniques de trucage face à une gestion du partenariat par la quantification. Certains opérateurs d’Actiris sont prêts à tout pour arriver aux quotas fixés dans la convention et obtenir leur financement. Ainsi, un opérateur avoue qu’il accepte n’importe quel candidat pour obtenir le nombre de personnes nécessaire à la réalisation de sa prestation. Un prérequis pour participer à sa formation est la connaissance du néerlandais. Mais, quand il n’a pas suffisamment de candidats, le prestataire décide de recruter des demandeurs d’emploi qui ne parlent pas cette langue, au détriment de l’adéquation du profil du candidat par rapport à la formation proposée. Il est prêt à faire du parquage [10] [Dockery, Stromback, 2001 ; Behagel et al., 2009] de chômeurs pour atteindre ses objectifs.
« J’aimerais que Actiris nous envoie plus de personnes. C’est normal qu’il fasse ça, car on travaille pour lui et c’est noté dans la convention. On doit accepter des personnes qui ne parlent pas néerlandais pour que les groupes soient complets. Le recrutement demande beaucoup de temps. On doit faire de la publicité pour avoir le nombre de personnes qu’il nous faut. »
17Les prestataires de services doivent fournir au SPE des délivrables pour chaque candidat accompagné. Le Forem définit le type d’attestation (d’emploi, de formation qualifiante, projet professionnel, CV, bilan de compétences, etc.) à fournir par l’opérateur, mais rien n’est précisé au niveau de la qualité du délivrable (par exemple, rien n’est dit sur la correction éventuelle des CV qui comportent de nombreuses fautes d’orthographe). Certains opérateurs du Forem ont profité de cette zone de flou au niveau des règles. Une mise à l’emploi est définie par le SPE comme étant au moins un jour en emploi. Certains demandeurs d’emploi réalisent un jour de travail dans une agence d’intérim ou dans un secteur qui n’a rien à voir avec la formation suivie. Un chargé de relations partenariales nous raconte que certains opérateurs ne fournissent pas des délivrables de qualité : l’un d’entre eux a donné au SPE un curriculum vitae avec peu de contenu et des fautes d’orthographe ; un autre a fourni une attestation de travail où le candidat a travaillé un jour comme garçon de café. Les opérateurs concernés ont obtenu leur financement pour ces candidats-là, mais l’agent se pose la question de la qualité de cet emploi et du travail de l’opérateur. Ces pratiques ont nécessairement un impact sur les candidats. Le demandeur d’emploi est peut-être d’accord avec celles-ci mais, en principe, l’objectif du partenariat n’est pas de placer les personnes dans un emploi précaire.
18Pour garantir l’atteinte des résultats, certains opérateurs du Forem développent une autre stratégie au caractère plus risqué encore. Il s’agit du « trafic de publics illicites » [Remy, 2016] qui consiste à reprendre des anciens candidats pour atteindre leur quota de demandeurs d’emploi à accompagner.
« On a reçu des plaintes de trois stagiaires (chômeurs). On s’est rendu compte que certaines personnes avaient un besoin de mobilisation mais elles étaient dans un module “emploi”. En interpellant l’opérateur, il nous a dit qu’il n’y avait plus de places dans le module “mobilisation”. Il a mis la personne dans une autre session, uniquement pour remplir un groupe. »
20Recourir à cet acte met le prestataire en situation de « danger » face au cadre légal imposé par le SPE. Ces différentes techniques [11] ne sont pas mises en œuvre par tous les prestataires privés, mais par certains d’entre eux, souvent ceux qui collaborent avec le SPE depuis plusieurs années et qui ont compris les mécanismes du système. Il est surtout mis en œuvre dans le cas des sessions de formation, car l’opérateur doit avoir un nombre minimum de candidats pour pouvoir démarrer sa prestation. Quelle que soit la pratique à laquelle ont recours les prestataires privés, les sanctions sont similaires. Les chargés de relations partenariales au sein du SPE mettent en garde l’opérateur en rappelant les règles du cahier des charges. En cas de récidive, ils peuvent le sanctionner financièrement, voire stopper la collaboration.
2.3 – Le poids de la performance et de la scientificité
21L’usage des indicateurs dans le cadre d’une relation hiérarchique publique ou d’une relation contractuelle privée n’a pas la même incidence sur les bénéficiaires de l’accompagnement. Les pratiques développées par les professionnels des secteurs public et privé poursuivent des objectifs différents au-delà de celui d’accompagner les demandeurs d’emploi : pour les uns, atteindre les objectifs des indicateurs d’évaluation, et pour les autres, obtenir l’entièreté des financements par l’atteinte de quotas fixés préalablement. Dans le premier cas, les agents publics sont évalués prioritairement par rapport au suivi chiffré du travail d’accompagnement effectué avec les demandeurs d’emploi. Ils vont alors développer des techniques pour ajuster leurs efforts aux objectifs chiffrés qui leur sont assignés, usant au besoin de techniques coercitives pour l’acceptation d’une offre d’emploi qui ne correspondrait pas aux critères demandés, d’une prestation non désirée ou de l’envoi vers un accompagnement avec obligation de pointage. En revanche, dans le deuxième cas, les prestataires privés sont jugés à la fois sur le niveau de qualité de la prestation réalisée, mais aussi par rapport au respect du cahier des charges les liant avec le SPE. Pour tenter d’atteindre les quotas fixés par le cahier des charges, ils vont développer des pratiques de « parquage » des demandeurs d’emploi dans les projets de prise en charge et/ou de formation, qui peuvent avoir des effets peu désirables sur le parcours des individus.
22Les pratiques clandestines décrites, s’apparentant à des tentatives de « mise en conformité » gestionnaire, peuvent s’expliquer par la croyance dans la valeur sociale du chiffre [Ogien, 2010] en tant qu’intégrée dans les pratiques sociales ordinaires des individus. Cette valeur sociale est notamment fondée sur les propriétés du chiffre (vérité, neutralité) qui permettent de légitimer l’action de leur institution et leur propre activité professionnelle vis-à-vis de leur hiérarchie. Au-delà d’un calcul financier prégnant chez les prestataires privés et, plus à la marge, au sein du service public de l’emploi (l’évaluation individuelle est en partie reliée aux chiffres produits par chaque agence), l’instrumentalisation des chiffres et des candidats par les professionnels vise à atteindre les objectifs de performance, de légitimation sociale et de reddition administrative. Ces pratiques de négociation des indicateurs, de techniques clandestines de comptabilisation des offres d’emploi, de parquage et d’écrémage des chômeurs consistent en effet à ajouter « des chiffres aux chiffres » dans un hyperformalisme de la performance, dont l’objectif est à la fois de rendre l’activité visible et lisible. Ces pratiques contiennent et dissipent le halo qui entoure la relation avec l’usager dans le service public, au sens du peu de prise des professionnels sur les parcours des personnes qu’ils suivent. Le raisonnement gestionnaire garantit en quelque sorte la scientificité de l’action publique produite par les acteurs, conformément à l’acception bureaucratique de la « politique des grands nombres » (Desrosières, 2010).
3 – La qualité dans la quantification : tensions et compromis au nom de l’intérêt du demandeur d’emploi
3.1 – L’invisibilisation progressive du travail relationnel
23Un registre récurrent de plainte au travail chez les intermédiaires publics et privés porte sur la prégnance renforcée d’une logique « gestionnaire » des politiques publiques d’emploi qui a progressivement modifié en profondeur leurs pratiques de travail. Les professionnels belges remarquent des changements suite aux directives européennes et nationales (voire régionales, selon le niveau de pouvoir) en matière de politiques publiques d’emploi. L’apparition du dispositif d’appel à projets [12] a permis aux prestataires privés marchands d’établir des collaborations avec le SPE (en 2004 pour le Forem et en 2008 pour Actiris). Les SPE organisent des appels à marchés pour quelques années (deux ou trois ans) pour lesquels les financements des prestataires sont limités à la durée de l’appel. Ils ont, désormais, un nouveau rôle qui est celui de « régulateur » du marché de l’emploi. Certains opérateurs privés non marchands acceptent difficilement ce nouveau rôle et ces nouvelles pratiques car ils sont mis en concurrence avec leurs homologues marchands et ils reçoivent des financements temporaires (précédemment de type structurel) qui « fragilisent » la réalisation de leur activité et la structure de leur organisme.
« Mon gros souci, c’est le maintien des personnes qui sont occupées aux postes de formateur. Chaque année, c’est un stress au niveau des formateurs, de moi-même et de l’institution, parce qu’on ne sait pas si on pourra maintenir les postes car les financements sont liés à la temporalité de l’appel à projets et on ne sait pas si on sera retenu d’appel en appel. »
25Les missions du SPE évoluent également suite à la sixième réforme de l’État qui prône la régionalisation des politiques d’emploi et, plus particulièrement, du transfert d’une partie de l’assurance-chômage au SPE (niveau régional). Les SPE ont depuis 2015 le rôle de contrôleur de la disponibilité des demandeurs d’emploi sur le marché du travail, rôle qui était précédemment assuré par l’Office national pour l’emploi (organisme d’assurance-chômage au niveau fédéral). Ce changement de mission impacte les prestataires, car ils doivent également s’inscrire dans cette logique de contrôle. Cependant, ils souhaitent maintenir uniquement la casquette d’accompagnant des demandeurs d’emploi. Le SPE doit s’inscrire de plus en plus dans une logique gestionnaire, de gestion de flux des individus, ce que les opérateurs privés redoutent grandement, notamment en termes d’impact sur la qualité du travail effectué avec les candidats.
« Nous sommes le prolongement du SPE et on doit exécuter. Or il y a une spécificité du travail ici qui est certainement à contre-courant de cette logique gestionnaire qui est très en voie en ce moment avec les restrictions budgétaires. On ne tient pas assez compte de nos spécificités. La perspective d’avenir fait peur… À l’heure actuelle, Actiris ne comprend pas quelle est la différence entre leur travail et notre travail. Lorsqu’il comprendra qu’il y a une autre manière de travailler, il comprendra qu’on ne peut pas accueillir autant de monde qu’eux. Il est dans une logique de flux qu’il veut nous imposer. C’est impossible de faire un travail de qualité, c’est-à-dire un accompagnement à long terme avec des candidats non qualifiés et peu scolarisés. Ce n’est pas avec un entretien de 15 minutes par mois qu’on parvient à trouver des solutions. Tant que ça ne sera pas compris par le SPE, par les politiques, nous ne serons que de purs exécutants. Ceux qu’Actiris n’arrivera pas à placer vont se retrouver chez nous. La seule différence c’est que nous allons en avoir beaucoup. On va perdre en résultats, on ne pourra pas suivre. »
27En France, les conseillers à l’emploi évoquent la tension entre la rationalisation gestionnaire et la difficulté à assurer les tâches considérées comme centrales dans leur activité professionnelle relevant d’une part de l’appariement entre les offres d’emploi et les demandeurs d’emploi, et d’autre part de l’aide et de l’écoute. Ils pointent souvent l’invisibilisation de la dimension relationnelle dans les indicateurs prégnants.
« Le problème avec le SMP, c’est que les indicateurs sont essentiellement d’ordre statistique : par exemple, j’ai fait 50 mises en relation, mais s’il n’a pas trouvé du travail, est-ce que j’ai fait du bon travail ? »
« Les équipes de direction sont en train de recruter des animateurs d’équipe externes, et leur boulot c’est de nous embêter avec les chiffres. Ils font peser la pression du chiffre et vont te reprocher de ne pas avoir assez prescrit d’ateliers, parce que ça sort dans les chiffres. Ils ne tiennent pas compte de tout un travail qui ne se voit pas. J’envoie quelqu’un en bilan de compétences. Au bout de deux ou trois mois, il n’y a rien. Mais après, il se passe quelque chose. C’est du travail pour après. »
30La présence de politiques de quantification du traitement individualisé amène les conseillers à devoir se soumettre à des normes de productivité. L’une des conséquences de cette rationalisation est la limitation très forte des activités liées à l’accompagnement (animation d’ateliers, choix des prestataires, possibilité d’être joint par téléphone ou de suivre un demandeur d’emploi jusqu’à sa sortie vers l’emploi) dans lesquels dominait le registre « expert » du conseiller, au profit de plateformes centralisant une série d’actes professionnels (plateforme téléphonique, de sous-traitants, de prestations). Cumulée à l’augmentation très forte du nombre de chômeurs, la diminution globale des durées d’entretiens et l’accent mis sur le respect des échéances contribuent à une perception de déqualification de leur activité professionnelle.
« Notre champ d’intervention s’est réduit. Par rapport à l’accompagnement des demandeurs d’emploi, je pouvais mettre en place des choses pour la recherche d’emploi : par rapport au marché caché, je pouvais décider avec mon demandeur d’emploi de faire une série de candidatures spontanées, ciblées sur telle ou telle entreprise. Alors que maintenant, dans le cadre du SMP, si tu sens que quelque chose pourrait être bien pour le demandeur d’emploi, il faut que tu l’envoies sur un accompagnement sous-traité, car concrètement, tu n’as pas le temps de le faire en suivi mensuel. »
« Je fais de la surface, de l’urgence, je vais plus au fond des choses. Habituellement, je suivais le demandeur d’emploi jusqu’à ce qu’il soit en poste. Lorsqu’il était en poste, je continuais encore à le suivre. Ça, c’est fini. Maintenant, je reçois un contrat de travail. Je le rentre vite dans le dossier et ça recule l’échéance et voilà. J’ai l’impression de moins bien faire mon métier. »
33Les professionnels ont vu leurs pratiques de travail évoluer en raison d’une réorientation vers une logique d’activation des politiques publiques d’emploi et, par conséquent, des organismes publics et privés qui doivent les mettre en œuvre. La gestion du marché de l’accompagnement des chômeurs par une standardisation accrue fait émerger chez les professionnels une perception de transformation profonde de leur métier, notamment suite à l’imposition d’un management qui invisibilise progressivement le travail relationnel effectué auprès des demandeurs d’emploi. Cet ébranlement des fondements de l’identité professionnelle suscite des pratiques de résistance, notamment de la part des opérateurs non marchands par rapport à la gestion par objectif.
3.2 – De l’intervention à dimension humaine
34En Belgique francophone, certains opérateurs privés non marchands s’opposent à la logique gestionnaire en manifestant au SPE leur désaccord avec le dispositif d’appel à projets et ses modalités de mise à disposition au SPE des informations sur les chômeurs accompagnés. Par exemple, les opérateurs doivent remplir un formulaire (intitulé C91) quand ils mettent fin de manière anticipée au contrat de stage d’un candidat. Ce document, stipulant la raison de l’arrêt (embauche, absence injustifiée, attitudes déplacées, etc.), doit être signé par le stagiaire concerné et envoyé au SPE qui lui donne l’autorisation de mettre un terme à la formation. Certains opérateurs ne le remplissent pas, car ils ne veulent pas demander l’autorisation du SPE pour expulser un candidat de la formation, sous peine d’avoir l’impression de participer à la sanction du demandeur d’emploi du fait que ce document est envoyé à l’assurance-chômage. Ils décident alors de ne pas notifier la situation réelle dans le document prévu à cet effet, même s’ils ne sont pas censés garder ou « trafiquer » les informations à propos des stagiaires. Ce comportement peut porter atteinte au SPE qui a besoin de l’information la plus juste possible par rapport aux parcours des chômeurs.
35Ces pratiques de rétention d’information peuvent mettre les prestataires en difficulté si les agents des SPE les découvrent. Pourtant, les opérateurs ont l’impression de manifester pour une juste cause car ils aident les candidats, mais dans le cadre d’une politique d’activation, ces derniers doivent « s’activer », notamment en se formant. Par conséquent, les opérateurs ne peuvent pas les « protéger » continuellement, mais ils n’ont pas envie d’être étiquetés comme des « contrôleurs » des chômeurs. Dans la même lignée, quand les opérateurs privés ne sont pas satisfaits de la collaboration avec le SPE et de ses exigences, ils se réunissent pour faire part de leur mécontentement en réunion avec les agents du service partenariat ou alors, ils envoient une lettre de doléances au SPE. Le mécontentement apparaît par exemple quand Actiris annonce le non-versement des financements aux opérateurs non marchands qui n’ont pas atteint l’objectif des soixante pour cent de recrutement des candidats. Ces actions « coup de poing » ont pour objectif de faire prendre conscience aux agents, mais surtout aux instances supérieures des SPE de problèmes de fond concernant la relation de collaboration de type « contractuel » (par opposition à la collaboration basée sur des financements structurels) et l’encadrement des chômeurs. Elles servent également à dénoncer les dérives de la « culture du chiffre » au sein de laquelle la qualité du travail des opérateurs non marchands n’est pas ou très peu prise en considération lors de l’évaluation de la prestation et du calcul de la rémunération de celle-ci, notamment quand ils n’atteignent pas les objectifs chiffrés en raison de l’accompagnement de personnes très difficiles à insérer professionnellement. Les réactions de contestation des opérateurs non marchands jettent généralement un froid sur la collaboration, mais elles permettent parfois aux opérateurs d’obtenir certaines faveurs de la part du SPE (abaissement des quotas à atteindre, assouplissement des démarches administratives, etc.).
36Nous avons mentionné la présence de « trafics de publics illicites » dans les dérives quantitatives mais à certains moments, cette pratique peut être aussi utilisée par l’opérateur privé dans une optique de renforcement de l’employabilité du demandeur d’emploi. De la sorte, certains prestataires réalisent ainsi des « filières internes », en faisant transiter des candidats d’une action d’accompagnement et/ou de formation d’un appel à projets spécifique vers des formations internes à l’organisme ou des sessions de formation liées à d’autres appels à projets. Par exemple, passer d’un projet d’orientation à un projet de recherche active d’emploi. Certains candidats sont repris par les opérateurs alors qu’ils ont déjà suivi un module de formation au sein de cet organisme, car ce passage fait sens dans le parcours du candidat et évite les ruptures. Les pratiques de « filières internes » sont proscrites par les SPE, car elles relèvent d’un double financement de l’opérateur (budget de l’appel à projets et subside structurel de l’organisme) pour un même candidat. Certains prestataires prennent ce risque, car ils estiment que ces pratiques permettent de fluidifier le parcours du demandeur d’emploi et, au final, d’augmenter les chances d’une réinsertion socioprofessionnelle.
37Certains prestataires ont recours au « surbooking » de candidats qui consiste à accepter plus de demandeurs d’emploi que le nombre requis par session de formation. Les opérateurs doivent recruter dix candidats par session, mais certains décident d’en prendre quinze. Cette pratique est développée par les opérateurs du Forem, parce que les financements sont liés aux résultats de la prestation. Elle vise à réduire les risques financiers pour l’opérateur en cas d’abandon de candidats, ce qu’un chargé de relations partenariales appelle les « pertes au feu ». Par ailleurs, elle permet à d’autres chômeurs d’accéder à un accompagnement. Tout l’enjeu pour les prestataires est alors de justifier ces pratiques – en se référant à la qualité du travail effectué – auprès du chargé de relations partenariales lors des comités d’accompagnement afin de comptabiliser ces candidats comme « sortie positive » et obtenir du même coup les financements pour le travail d’accompagnement.
38Dans cette même visée d’action corrective de la part des professionnels, une issue trouvée par les conseillers de Pôle Emploi est de dégager du temps personnel pour effectuer des tâches professionnellement valorisées, celles qui relèvent de l’intermédiation, c’est-à-dire de l’appariement entre les offres d’emploi disponibles et les demandes d’emploi, au détriment des activités gestionnaires, relatives à la mise en chiffres et aux pratiques de reddition de leur activité.
« On nous demande un travail basique. Je reçois tant de temps, je fais mes mises en relation, je sors des offres. Et le moment de finalisation, je n’ai pas le temps de le faire réellement. Donc ça m’arrive de faire des heures supplémentaires, le truc de dingue. On nous donne pas ce temps-là parce qu’on est débordés par la réception. Il faudrait du temps, une plage vraiment pour juste aller dans nos portefeuilles, faire les mises en relation, regarder les offres, creuser… On n’a pas de temps de dégagé et c’est ça, notre métier. Par contre, il ne faut pas avoir d’échéances dépassées. Alors qu’il y a plein de gens que j’ai convoqués finalement qui ne sont même pas venus. On est jugés sur les échéances dépassées… mais les gens placés, on ne sait même pas combien on en place. »
40Un autre indice de la tension entre normes professionnelles et normes gestionnaires réside dans la proportion majoritaire (34,5 %) de « préconisations simples » dans les comptes rendus d’entretien que les conseillers remettent aux chômeurs [Lavitry, 2012]. Ces préconisations correspondent à des constats de situations ou d’actions que les demandeurs d’emploi s’apprêtent à mener, mais aussi à des mises en suspension de la recherche d’emploi ou encore à des conseils, sans valeur coercitive (par exemple, « continuez à candidater sur tel secteur »), pour des entretiens ultérieurs. Elles signalent notamment la présence d’ajustements informels entre les propos tenus lors de l’entretien et les conclusions effectivement consignées. Ces arrangements tacites révèlent l’ambivalence des pratiques, éclairant la part de compromis issue de l’interaction, et mettent en évidence une complexité des postures des conseillers qui respectent formellement les normes prescrites, tout en exerçant leurs marges de manœuvre dans l’espace oral et confidentiel du face-à-face. Ces arrangements portent notamment sur les normes d’un appariement rationnel [13] aux yeux des professionnels : sont alors acceptées des suspensions de la recherche d’emploi pour préserver une qualification par la formation ou le refus d’offres trop mal payées.
41Dans leur ensemble, les pratiques décrites s’apparentent à une tentative pour les professionnels belges et français de substituer à des formes renouvelées de rationalisation industrielle, reposant sur l’évaluation et la mesure des gains de productivité, une rationalisation de type professionnel [Gadrey, 1994a] tournée vers l’autorégulation et l’expertise.
3.3 – La dimension socioclinique de l’intervention
42Les intermédiaires publics et privés ont conscience que la logique de standardisation et de quantification réduit leur champ d’action à de « simples » tâches alors que leur métier contient une dimension complexe inhérente à la relation de service. Dans le cas des conseillers à l’emploi français, malgré l’affichage d’une individualisation du traitement qui se veut synonyme de qualité, la nécessité de se conformer aux indicateurs de l’individualisation (délais de réception, transmission d’offres et de prestations) l’emporte en pratique sur d’autres dimensions du traitement personnalisé. La relation de service étant presque absente de ces politiques, les professionnels s’attellent quotidiennement à réduire l’écart entre les objectifs politiques et la réalité de terrain. Ils vont développer des tactiques pour tenter de valoriser la dimension socioclinique [Houzel et al., 2000] qui renvoie à des capacités de jugement pour le traitement de cas singuliers dans le cadre du cycle écoute/Diagnostic/Traitement. La portée des tactiques n’est pas la même selon le type de professionnels. Les agents publics recourent à des pratiques interstitielles, discrètes du point de vue des indicateurs, mais coûteuses à titre individuel, comme les « préconisations simples » et le temps de travail masqué, alors que les prestataires privés développent plutôt des techniques « risquées » comme les actions « coup de poing », la rétention d’information et le « trafic de publics illicites ». Les prestataires privés mettent en avant l’argument de la qualité du travail effectué avec les candidats pour déjouer les objectifs chiffrés lors des comités d’accompagnement avec les chargés de relations partenariales afin d’obtenir notamment l’intégralité de leur financement. Ils recourent aussi à certaines de ces pratiques pour aider et protéger les demandeurs d’emploi en leur permettant d’accéder à la formation et en gardant confidentielles certaines de leurs données vis-à-vis des institutions publiques.
43L’ensemble de ces pratiques favorise la prise en considération de l’irréductibilité de la relation de service ainsi que la complexité des situations des demandeurs d’emploi et la réalité socio-économique dans laquelle les professionnels agissent. Ces derniers mettent en place des techniques pour fluidifier le cours de la relation et des « filtres » pour traduire les objectifs négociés par leurs directions auprès de l’État. Ce travail de traduction en chaîne fait partie intégrante de la relation de service, mais est peu pris en considération au niveau des indicateurs des politiques publiques d’emploi. L’affichage d’une plus grande qualité de la relation de service, parce qu’elle n’est jugée qu’à l’aune de critères souvent préalables ou en aval de l’accompagnement (quotas sur les délais et fréquence de réception, les prestations, les sorties) et parce qu’elle s’accompagne d’un manque de ressources suffisantes, met les professionnels en situation d’« empêchement » à réaliser un « travail bien fait » [Clot, 2010] et les amène à tricher avec les règles, parfois dans la culpabilité et la souffrance. Pour les conseillers à l’emploi, ce sont paradoxalement les critères de mesure de l’individualisation trop prégnants qui limitent le travail relationnel. Dans cette perspective, les pratiques décrites apparaissent comme des façons de se réapproprier un contrôle et une latitude sur son travail, et finalement de passer d’un travail « sur autrui » [Hughes, 1996] à un travail « pour autrui » dans une acception renouvelée de la qualité de service. Ces « artefacts cognitifs » permettent de réinjecter une logique bureaucratique qui se baserait non plus seulement sur un principe d’égalité, mais d’équité. Les « préconisations simples » des conseillers montrent la nécessité de prendre en compte la singularité de la demande, d’analyser la trajectoire du demandeur d’emploi, de solliciter sa mise en récit à des fins de magistrature sociale basée sur une gestion individualisée [Weller, 2011].
44Le travail d’appariement rationnel, pour les professionnels, qui s’oppose aux normes des politiques d’activation pour lesquels « any job is better than no job », prend également en compte de façon empirique le fait établi d’une mauvaise qualité des emplois à la sortie du chômage [Lizé, Provokas, 2014]. Permettre le refus par un demandeur d’emploi d’une offre d’emploi disponible dans le but de préserver une qualification ou la possibilité d’entrer en formation peut s’apparenter, pour le professionnel, à un traitement global de la situation d’un demandeur d’emploi, tenant compte de ses caractéristiques personnelles et pas seulement celles de son dossier administratif.
4 – Conclusion
45La volonté d’une plus grande qualité du service rendu au demandeur d’emploi entre en tension avec le renforcement de la quantification. Les professionnels du marché de l’emploi, qu’ils soient du secteur public ou privé, doivent répondre aux exigences quantitatives imposées par les instances supérieures et aux besoins des demandeurs d’emploi en leur fournissant un service de qualité. Le triple objectif assigné aux indicateurs de mesure (réduction des coûts, mesure de la performance et neutralisation scientifique) est pour partie contradictoire. Il met en exergue la difficile articulation entre quantification et qualité, mais également entre standardisation et personnalisation, qui s’inscrit dans un double langage institutionnel. Cette articulation se construit dans les dérives de la quantification et dans un discours et des pratiques de légitimation de la qualité. D’une certaine façon, on assiste dans les SPE français et belges (et chez leurs prestataires) à une instrumentalisation professionnelle tant de la quantification comme indicateur majeur d’évaluation individuelle, que de la qualité, mise en avant pour mieux s’opposer aux critères de l’évaluation. Cette dénonciation globale de la quantification agrège des pratiques de nature différente : trucage et stratégies risquées pour atteindre les objectifs fixés, mais aussi négociation et compromis pour les contourner. Ces traductions par les agents de terrain à partir d’un contexte institutionnel distinct font que les demandeurs d’emploi sont instrumentalisés par les prestataires belges, alors que les conseillers de Pôle emploi manipulent prioritairement les indicateurs.
46Les tactiques professionnelles décrites font écho à une mise en mesure accrue de l’activité professionnelle des intermédiaires de l’emploi. Elles apparaissent comme paradoxales (hyperformalisme dans le sens du trucage d’un côté, dénonciation de la non-prise en compte de la dimension relationnelle de l’autre), mais reflètent un travail de traduction des exigences de la relation de service. La progression des dispositifs de gestion liés à la mesure de la performance dans le champ de l’accompagnement à l’emploi soulève la question de l’irréductibilité de la relation de service : la qualité de service est-elle conciliable avec les outils de mesure ? Dans le secteur du travail social, Michel Autès [1998] interroge la notion de relation de service et son approche individualisante du client-centrisme, qui fait de la relation de travail social une relation marchande, dans le sens où elle doit déboucher sur la construction d’un produit. Or, comme le rappelle l’auteur, la relation de service social n’a pas pour véritable finalité le service, mais la réparation identitaire, qui ne peut être assimilée à un produit, et relève d’une visée d’émancipation individuelle, alors que la logique de projet professionnel oblige le demandeur d’emploi à faire ses preuves. L’analyse des pratiques des professionnels belges et français montre aussi qu’on ne peut dissocier la qualité de l’accompagnement à l’emploi et la qualité des emplois offerts, car ce lien motive certaines de leurs stratégies pour surseoir aux principes gestionnaires. Plus globalement, les résultats invitent à repenser les catégories de l’intervention sociale à l’aune du développement du pouvoir d’agir, basé sur le croisement des savoirs, la prise en compte simultanée des caractéristiques personnelles et structurelles, le rôle de l’agir et la remise en cause d’une standardisation des pratiques.
Notes
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[1]
Ogien A. (1995), L’esprit gestionnaire, Paris : EHESS. Cet esprit correspond à « une méthode consistant à superposer une forme de raisonnement – économique et comptable – déconnectée du registre de signification que lui donne son intelligibilité ordinaire, à celle, politique, qui est traditionnellement accouplée à un autre genre d’activité pratique, gouverner » [p. 189].
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[2]
En France, la loi de programmation pour la cohésion sociale promulguée le 17 janvier 2005 institue le recours aux opérateurs privés de placement comme acteurs à part entière du service public de l’emploi. En Belgique, chaque SPE s’est donné le rôle de « régisseur-ensemblier » (décret du 13 mars 2003 pour le Forem et contrat de gestion du 13 mars 2006 pour Actiris) pour l’établissement de partenariats avec des prestataires, notamment privés.
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[3]
Le profilage statistique vise à indiquer la probabilité de chômage de longue durée d’un individu au regard d’un bassin d’emploi donné. Il est fondé sur l’utilisation d’un logiciel de diagnostic précoce conçu à partir de 18 variables liées à la situation personnelle du chômeur (situation matrimoniale, le sexe, l’âge ou la nationalité), son indemnisation, son passé professionnel, les métiers recherchés, le salaire souhaité, le niveau de qualification. Au risque statistique est associée la composante « emploi », précisant si le métier recherché par le demandeur d’emploi est en tension (secteur dans lequel le nombre d’offres est supérieur au nombre de demandes) ou porteur.
-
[4]
Convention industrielle de formation par la recherche.
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[5]
Le schéma d’un conseiller unique doté d’une polyvalence totale des agents des anciennes institutions a été abandonné en 2010 et ramené à une cible de 20 à 25 % d’agents totalement polyvalents. Le personnel de Pôle emploi reste réparti entre deux filières, gestion des droits et intermédiation, mais l’ensemble des agents doit posséder un socle commun de compétences permettant de réaliser les activités de base des deux métiers.
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[6]
Le suivi mensuel pour l’ensemble des demandeurs d’emploi inscrits a été formellement abandonné en 2013, le plan stratégique 2015 préconisant un suivi différencié des chômeurs en fonction de leur capacité à retrouver un emploi.
-
[7]
Le ratio de 60 demandeurs d’emploi par conseiller préconisé par les directives internes a été rapidement dépassé, ce qui relativise la « personnalisation » des portefeuilles. Le nombre moyen de demandeurs d’emploi suivis par conseiller en France a augmenté pour atteindre 94,4 en 2009 et 110 en 2010 contre 85 fin 2008.
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[8]
Les principaux indicateurs de mesure de la qualité du suivi mensuel sont liés à la tenue d’entretiens en agence et à la mesure des délais et des volumes : ratio entre le nombre d’offres transmises et de recrutements, pertinence des propositions, taux de conformité des entretiens (recherche d’offres, cohérence entre le profil et des conclusions d’entretiens, traitement du profilage).
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[9]
La transmission des offres par les conseillers est définie comme imposée lorsque les chômeurs ont fait connaître leur refus d’accepter l’offre durant l’entretien, et négociée lorsqu’ils l’acceptent après discussion avec le conseiller.
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[10]
Le parquage correspond notamment au fait de stocker des chômeurs peu employables sans proposer d’appariement, en privilégiant les plus employables.
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[11]
Il a été démontré que les pratiques de triche développées par les prestataires privés d’Actiris et du Forem varient en raison d’un management différent de la collaboration par les chargés de relations partenariales en provenance de l’un ou de l’autre SPE. Cf. Remy C. (2015), « La création de partenariats par les services publics de l’emploi belges et suisses : quels sont les impacts du modèle de gestion du partenariat sur la collaboration ? », Politiques et management public, vol. 32, n° 1, p. 63-77.
-
[12]
Avant la mise en place des appels à projets, les opérateurs privés non marchands proposaient de leur propre initiative leur projet au service « partenariat » du SPE pour obtenir des financements renouvelables annuellement, moyennant la remise d’un rapport d’activité. Les conventions se faisaient de gré à gré entre les opérateurs et le SPE. Aucun processus de mise en concurrence, de sélection, de suivi régulier et d’évaluation approfondie des projets n’était réellement formalisé.
-
[13]
L’appariement de type rationnel s’oppose à un appariement de type mécanique, plus conforme aux principes des politiques d’activation, selon lesquelles toute personne est employable si elle augmente son adaptabilité (mobilité, prétentions salariales) aux offres d’emploi disponibles. L’appariement rationnel prend davantage en compte les caractéristiques et les critères du demandeur d’emploi.